CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Le commerce et la croissance favorisent-ils la lutte contre la pauvreté dans les pays en développement ? Cette question suscite depuis plusieurs années de très vives controverses dans la littérature économique. D’un côté l’on affirme que les pays pauvres n’auraient pas besoin d’aide, mais uniquement de commerce, pour leur développement (allusion à la vieille formule Trade not Aid). De l’autre, que les échanges internationaux sont dominés par les pays riches et laissent les pays du Sud en marge. Ces thèses ne sont d’ailleurs pas si contradictoires qu’il y paraît : sont en jeu la participation des pays pauvres au commerce international et la contribution de ce dernier à leur développement.

2L’essor sans précédent des échanges, et de la richesse mondiale, observé depuis vingt ans s’est accompagné d’un maintien, voire d’une aggravation, de la pauvreté. Les échanges mondiaux ont triplé sur la période tandis que le produit intérieur brut (PIB) mondial doublait (taux de croissance moyen annuel de 6 % et 3 % respectivement). Les exportations représentent aujourd’hui près de 20 % du PIB mondial. Le ratio export/PIB a augmenté au cours de la décennie 1990 dans toutes les régions du monde, Afrique subsaharienne incluse, à la seule exception du Moyen-Orient. Pourtant, ce sont 1,2 milliard d’individus qui vivent avec moins de 1 dollar par jour. Près de la moitié de l’humanité, sous le seuil de 2 dollars par jour, vit hors des circuits économiques formels.

3Les années 1990 ne se sont pas caractérisées par une amélioration de la situation. Au contraire, selon le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), plus d’une vingtaine de pays ont vu, durant cette période, leur indice de développement humain reculer [1]. Tous ces pays sont en Afrique ou dans la Communauté des États indépendants (CEI). De plus, les inégalités entre pays riches et pays pauvres se sont, dans le même temps, aggravées : la mortalité infantile en dessous de 5 ans était 19 fois plus élevée en Afrique subsaharienne que dans les pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) au début des années 1990 ; elle est aujourd’hui 26 fois plus élevée [2]. Une image parmi d’autres illustre l’impression que deux mondes s’écartent progressivement l’un de l’autre. On a calculé en 2000 que le trafic sur Internet doublait tous les 100 jours ; mais la moitié de la population mondiale n’avait jamais passé un coup de téléphone [3].

4On est loin, s’agissant en particulier de l’Afrique subsaharienne, de se rapprocher des objectifs du Millénaire pour le développement (OMD) que la communauté internationale s’est fixés pour 2015 [4], objectifs confirmés en 2002 lors de la conférence internationale sur le financement du développement de Monterrey, et du sommet mondial sur le développement durable de Johannesburg, et alors que le développement était désigné comme finalité du cycle de négociation commerciale multilatéral de Doha à l’Organisation mondiale du commerce (OMC).

Le commerce international et la croissance économique sont essentiels dans la lutte contre la pauvreté, mais les liens ne sont pas automatiques

L’observation empirique pourrait mettre en doute les liens positifs entre commerce et réduction de la pauvreté

5À la différence des pays du Moyen-Orient, ceux d’Afrique subsaharienne ont mis en œuvre depuis le début des années 1990 une ouverture de leur économie significative : seulement 14 % de ces pays sont encore considérés par les institutions de Bretton Woods comme fermés aux échanges, contre 75 % en 1990 [5]. Pourtant, l’Afrique n’a pas profité du processus. Au contraire : sa part dans le commerce mondial a diminué de moitié, passant de 2,7 % en 1980-1984 à 1,3 % en 1995-2002 [6].

6La Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (CNUCED) a analysé que les pays les moins avancés (PMA) ont entrepris, en moyenne, une plus grande ouverture commerciale que les autres pays en développement. Elle observe toutefois que cette libéralisation n’a pas été obtenue à l’issue de négociations multilatérales, où le processus aurait été équilibré par un meilleur accès de ces pays aux marchés mondiaux, mais a généralement été conçue dans le cadre de programmes d’ajustement structurel, définis avec les institutions financières internationales [7]. Le mouvement paraît plus subi que volontaire de la part des pays pauvres. Les transactions intrafirmes représentant deux tiers des échanges mondiaux, le commerce profiterait moins aux États eux-mêmes, dont la politique commerciale se trouverait entravée, qu’aux entreprises multinationales. Plusieurs exemples montrent aussi les dégâts (déforestation, épuisement des ressources halieutiques, etc.) provoqués par les échanges commerciaux, parfois illégaux, sur leur environnement, dégâts dont sont victimes en premier lieu les populations les plus pauvres. Ces analyses renvoient aux théories sur la nécessaire protection des industries naissantes, et les avantages d’une croissance autocentrée. On doit cependant rappeler leurs limites, enseignées par l’expérience : risque de préserver des activités inefficientes dont le coût est supporté par le reste de l’économie, limites du marché intérieur et de l’épargne disponible, obsolescence technologique, etc.

Il est plus couramment admis que la croissance est favorable à la réduction de la pauvreté, mais ces liens ne sont pas automatiques

7Les régions du monde où la croissance a été la plus élevée sont aussi celles qui ont le plus réduit la pauvreté : durant la décennie 1990 l’Asie de l’Est a connu en moyenne un taux de croissance annuel par tête de 6,4 %, et a réduit de près de 15 points la proportion de sa population vivant au-dessous du seuil de pauvreté ; pour l’Asie du Sud, ces chiffres sont respectivement de 3,3 % et 8,4 points ; en Amérique latine et aux Caraïbes d’une part, et au Moyen-Orient et en Afrique du Nord d’autre part (taux de croissance moyen annuel par tête de 1,6 % et 1 % respectivement), la pauvreté a stagné (+ 0,1 point) ; en Afrique subsaharienne et dans la CEI (taux de croissance négatif de 0,4 % et 1,9 %, respectivement), elle s’est étendue (+ 1,6 et + 13,5 points) [8]. Selon plusieurs études, l’élévation du niveau de vie d’un pays s’accompagnerait en tendance d’une croissance plus rapide du revenu de la population la plus défavorisée [9].

8Les effets de la croissance sur la réduction de la pauvreté sont à la fois directs et indirects : la croissance augmente mécaniquement le niveau moyen des revenus de la population ; elle entraîne aussi une augmentation des revenus des États, qui peut permettre un accroissement des investissements en matière sociale, de nature à son tour à élever la productivité de la main-d’œuvre et à entretenir la croissance [10].

9Il est peu contesté que la croissance soit préférable à l’absence de croissance pour lutter contre la pauvreté. On calcule ainsi qu’une croissance du PIB par tête d’au moins 3 % par an est nécessaire pour doubler le revenu moyen en l’espace d’une génération. Durant la décennie 1990, seuls 30 pays ont connu un tel taux de croissance, 71 pays ont connu un taux inférieur à 3 %, et 54 pays un taux négatif [11]. Un taux de croissance élevé est plus nécessaire encore pour les pays qui doivent faire face à une forte démographie, ce qui est largement le cas des PMA.

10Le lien entre croissance et réduction de la pauvreté est cependant loin d’être automatique. Au cours des années 1990, la pauvreté s’est par exemple accrue malgré la croissance économique dans des pays tels que le Sri Lanka ou l’Indonésie. Les inégalités de revenus au sein de chaque pays sont un premier facteur d’explication. À revenus moyens comparables, l’ampleur de la pauvreté peut varier considérablement d’un pays à l’autre (elle est par exemple environ deux fois plus élevée au Niger qu’en Tanzanie [12]). Au-delà de la seule question de la distribution des revenus, on remarque aussi que les niveaux de développement humain sont très variables entre pays à revenus pourtant comparables (l’Afrique étant généralement en retard par rapport à l’Asie [13]). Les liens entre croissance économique et réduction de la pauvreté sont affectés par les choix politiques et des facteurs structurels propres à chaque pays. D’autre part la pauvreté est un phénomène global, les contraintes imposées par le manque de revenus sur les individus s’accompagnant de leur incapacité à prendre en main leur destin, que l’augmentation du PIB par tête ne suffit pas à éradiquer.

L’ouverture aux échanges est pourtant favorable à la croissance, et donc au développement

11De nombreux travaux économétriques tendent à accréditer l’idée que l’ouverture commerciale favorise la croissance, même si l’on doit prendre ces études avec prudence (corrélation n’est pas causalité ; la croissance à son tour a pour effet d’augmenter les exportations [14]). En Asie de l’Est en particulier, le commerce a contribué à un processus dynamique de croissance économique qui, sur une vingtaine d’années, a sorti plus de 300 millions de personnes de la pauvreté.

12Comme l’enseigne la théorie économique, l’ouverture commerciale agit positivement sur la croissance des pays en développement à travers plusieurs canaux :

  • une meilleure allocation des ressources : chaque pays se spécialise sur les productions de biens et de services où il est le plus efficace, ce qui permet un accroissement de la production et du niveau de vie à quantité donnée de facteurs de production ;
  • l’élargissement du marché permet des économies d’échelle et offre aux entreprises les plus productives une plus grande incitation à innover, poussant vers le haut la productivité de l’économie dans son ensemble ;
  • l’intensification de la concurrence réduit les situations de monopole, les sources de rente et les risques de corruption, fréquents dans les économies en développement ;
  • l’accès aux nouvelles technologies est accéléré (évitant de réinventer la roue) ;
  • l’investissement direct étranger est un vecteur primordial de ces évolutions (par l’acquisition de nouvelles techniques de production, l’ouverture des réseaux de commercialisation des pays industrialisés à travers le développement des échanges intragroupes, etc.) Par la contrainte qu’elle crée en faveur d’une plus grande stabilité de la politique macroéconomique et de l’environnement des affaires, les investissements directs étrangers sont favorisés par l’ouverture commerciale ;
  • dans un processus vertueux, l’accroissement de la demande de produits à forte intensité de main-d’œuvre sur lesquels se spécialisent les pays en développement pousse les salaires vers le haut, entraînant une élévation du niveau de vie de la population.
Les hypothèses sur lesquelles repose cette théorie des avantages comparatifs font cependant débat. En particulier, la non-mobilité des facteurs de production entre pays participant à l’échange international ne correspond pas à la réalité économique contemporaine. Les technologies de l’information affectent radicalement la localisation des facteurs de production, ce qui est plutôt favorable aux pays en développement (qui peuvent monter en gamme par rapport à leur dotation naturelle de facteurs de production), mais surtout renforce les possibilités de choix des entreprises multinationales (en optimisant leur stratégie d’investissement) [15]. A contrario, les restrictions aux échanges ont un coût (la protection de secteurs particuliers renchérit les importations pour le reste de l’économie). Mais elles peuvent être nécessaires pour protéger momentanément de la concurrence internationale des petits producteurs non compétitifs. La levée de ces restrictions affecte les agents économiques concernés sans qu’ils aient les capacités de profiter des opportunités apportées par l’ouverture aux échanges.

13Les bénéfices de l’ouverture ne sont pas également partagés, ni selon les individus (une réduction de la pauvreté peut s’accompagner d’un accroissement des inégalités [16]) ni selon les régions (intérieur de la Chine, Nordeste du Brésil, etc.). De plus la croissance des exportations s’est construite dans de nombreux pays sur des pratiques d’exploitation où les droits élémentaires des personnes ne sont pas respectés. L’organisation non gouvernementale Oxfam en cite de nombreux exemples, de la Chine au Bangladesh en passant par le Honduras [17].

14Globalement l’ouverture commerciale a néanmoins un impact positif : au Vietnam par exemple, l’exportation de riz produit par la plupart des paysans pauvres et de produits à forte intensité de main-d’œuvre s’est accompagnée d’une forte baisse de la proportion de la population vivant en dessous du seuil de pauvreté, qui est tombée de 75 % à 37 % entre 1988 et 1998 [18].

15On résumera ainsi les débats qui animent sur le sujet la littérature économique, principalement anglo-saxonne : aux tenants de la thèse selon laquelle « growth is good for the poor » [19], s’opposent ceux qui affirment que « growth with equity is good for the poor » [20].

L’insertion des pays les moins avancés dans l’économie internationale se heurte à des obstacles structurels qu’ils ne peuvent surmonter seuls

L’enchaînement vertueux entre commerce, croissance et réduction de la pauvreté observé dans les pays émergents ne semble pas fonctionner dans les PMA

16Plusieurs caractéristiques des économies des PMA en témoignent. La première est la prédominance dans leurs exportations de produits agricoles et de matières premières non transformées (80 % des exportations africaines en 2001), qui entraîne une détérioration des termes de l’échange (- 21 % pour l’Afrique subsaharienne par rapport au reste du monde depuis 30 ans [21]), la volatilité des prix des produits exportés ayant pour effet de perturber la gestion macroéconomique de ces pays, de décourager l’investissement privé (national ou étranger) et d’entretenir leur vulnérabilité. La régression de la part des produits primaires dans le commerce mondial [22] explique d’ailleurs mécaniquement une partie de la baisse de la part de marché des pays africains.

17Leurs productions locales (agricoles ou manufacturières) souffrent d’un manque de compétitivité quand elles sont exposées à la concurrence internationale [23]. La CNUCED a ainsi observé, dans les PMA ouverts aux échanges, une élasticité des importations plus grande que celle des exportations (les importations de biens de consommation augmentent rapidement, les exportations réagissent peu à l’apparition de nouveaux marchés), entraînant des problèmes de balance des paiements dans des pays généralement déjà surendettés [24].

18Enfin, ces économies se caractérisent par leur aspect dual. Les filières de matières premières sont généralement contrôlées par les firmes originaires des pays auxquels elles sont destinées, qui captent l’essentiel de la rente. Les zones spéciales d’exportation qui ont été instituées sont tournées exclusivement vers les marchés extérieurs et n’ont pas ou peu d’effet d’entraînement sur le reste de l’économie.

Beaucoup de PMA sont confrontés, du fait d’obstacles structurels, à de véritables « trappes » à pauvreté qui les empêchent de s’insérer dans l’économie internationale

19À l’inverse des cercles vertueux enseignés par la théorie, nombre de PMA semblent pris dans des cercles vicieux – ou trappes à pauvreté – qu’il leur faudrait surmonter pour atteindre les objectifs du Millénaire.

20Il s’agit d’abord de handicaps naturels et d’un retard global en matière d’infrastructures. Handicaps géographiques : une population éloignée des côtes (en Afrique subsaharienne seulement 19 % de la population vit à moins de 100 km d’une côte, contre 40 % en Amérique latine et en Asie du sud-est [25]), des pays enclavés, une faible densité de population limitant les économies d’échelle et l’attractivité pour les investisseurs, une grande récurrence des catastrophes naturelles. Il en découle un coût élevé des transactions (en termes de transport, assurance, télécommunications, etc.) : selon la CNUCED, les coûts de transport en 1999 représentaient 11 % de la valeur des importations en Afrique (20 % dans les pays enclavés) contre 5 % dans la moyenne des pays en développement [26].

21Les richesses minières ont un effet paradoxal : elles développent une économie de rente et risquent de freiner l’industrialisation, de favoriser la corruption, d’attiser les conflits militaires : 57 conflits ont été dénombrés entre 1990 et 2001 touchant toutes les zones en développement, en premier lieu l’Afrique, faisant plus de 3,6 millions de victimes, à 90 % civiles [27].

22Les PMA rencontrent des obstacles majeurs en matière de ressources humaines : problèmes d’éducation, de santé, d’accès à l’eau et aux services d’assainissement, etc. Dans ces domaines, les investissements additionnels nécessaires chaque année pour atteindre les objectifs du Millénaire sont estimés à 10 milliards de dollars pour généraliser l’enseignement primaire, 10 milliards de dollars pour stopper l’expansion du VIH/sida, 25 milliards de dollars pour combattre la mortalité infantile et maternelle, 18 à 50 milliards de dollars pour l’accès à l’eau et à l’assainissement [28]. Outre ses conséquences en termes de baisse de l’espérance de vie (- 24 ans au Lesotho, - 28 ans au Botswana et au Swaziland, - 35 ans au Zimbabwe entre 2000 et 2005), on estime que le VIH/sida pourrait faire perdre à l’Afrique plus du quart de sa force de travail d’ici à 2020 [29].

23Mais les PMA souffrent aussi de structures économiques inadaptées. Très souvent des intermédiaires en situation de monopole captent les bénéfices d’une baisse des prix des intrants, des barrières à l’entrée empêchent l’émergence de nouvelles firmes, des entreprises protégées ne sont pas préparées à l’ouverture à la concurrence, et l’accès au crédit est limité [30]. La question de la propriété foncière est enfin un facteur déterminant pour que les populations rurales soient ou non en mesure de prendre part aux bénéfices d’une agriculture tournée vers l’exportation.

Ces obstacles ne peuvent être levés qu’à travers une ouverture aux échanges progressive, intégrée dans une stratégie globale de réduction de la pauvreté et soutenue par l’aide extérieure

24Dépassant le faux dilemme entre aide/commerce, un certain consensus semble se dégager, notamment au sein des organisations internationales, pour définir une stratégie d’insertion des pays pauvres dans l’économie mondiale reposant sur trois piliers : des politiques de développement propres à ces pays, une ouverture maîtrisée aux échanges extérieurs, une aide extérieure accrue [31].

25« La possibilité pour une nation, et pour l’ensemble de ses habitants, de tirer profit de la mondialisation dépend fondamentalement des politiques et institutions propres à cette nation et à l’action qu’elle mène. [32] » Il s’agit pour chaque pays d’entreprendre un processus d’accumulation du capital susceptible de créer des capacités de production qui lui permettront de tirer parti des opportunités offertes par sa participation à l’économie mondiale. Ces politiques doivent également veiller à intégrer l’ensemble de la population au processus de développement : priorité budgétaire à l’éducation et à la santé, augmentation de la productivité des petits agriculteurs (par l’introduction de nouvelles variétés de semences, d’engrais, etc.), réforme agraire, politiques favorisant une réduction du taux de natalité, clarification du cadre réglementaire pour les principaux services publics [33], mise en place d’une vraie concurrence, lutte contre la corruption, etc.

26Parallèlement se pose la question du rythme et des modalités de la libéralisation commerciale. Selon la CNUCED, la pauvreté s’est accentuée dans les pays qui, à la fin des années 1990, avaient adopté les régimes commerciaux les plus ouverts et dans ceux qui avaient adopté les régimes commerciaux les plus fermés. Entre les deux, elle a diminué dans les pays qui ont procédé à une ouverture modérée [34]. Une progressivité des droits de douane entre biens intermédiaires et produits finis est vraisemblablement favorable au développement (en réduisant le coût des intrants et renchérissant relativement les importations de biens de consommation), mais les critères économiques d’une baisse ciblée de ces droits restent à déterminer. L’expérience asiatique montre les bénéfices d’une séquence où la croissance est tirée par les exportations, qui génèrent les devises finançant les importations d’intrants et de technologies, à l’abri initialement de barrières tarifaires ou non tarifaires et d’obligations de contenu local pour les investissements étrangers. Si des niveaux élevés de protection, appliqués sur longue période, ont un coût, des mesures temporaires et sélectives de protection d’une industrie naissante peuvent faciliter son insertion sur les marchés mondiaux. Dans l’exemple du Vietnam, priorité a été donnée à la suppression des taxes ou régulations qui faisaient obstacle à l’accès aux marchés extérieurs. En revanche, l’ouverture aux importations peut être retardée pour les produits agricoles qui font vivre une frange importante des populations les plus pauvres, ou pour des produits à forte intensité de main-d’œuvre [35].

27Les pays s’ouvrant aux importations ont à gérer la perte de recettes budgétaires provoquée par la baisse des droits de douane (qui représentent 35 % des recettes fiscales en Afrique contre 18 % pour la moyenne des pays en développement et 1,1 % dans l’OCDE [36]). Afin d’en atténuer l’impact, il faut supprimer d’abord les barrières non tarifaires, abaisser les pics tarifaires (dont la suppression peut entraîner une augmentation des recettes grâce à l’augmentation du volume des importations), ou faire disparaître les exemptions tarifaires. Avant de baisser les droits de douane, doivent être mises en place des ressources fiscales alternatives. Une structure tarifaire assez uniforme est aussi susceptible de réduire les risques de corruption.

28L’ouverture maîtrisée aux échanges extérieurs passe également par l’intégration régionale, la libéralisation entre pays du Sud, l’utilisation des préférences accordées par les pays développés [37]. Du côté des pays développés, il s’agit d’assurer une meilleure prévisibilité des règles commerciales aux pays qui s’engagent dans une stratégie sectorielle crédible (telle est la finalité de l’initiative française pour l’Afrique présentée en 2003), et d’éviter des structures tarifaires qui discriminent les produits élaborés en provenance des pays en développement par rapport aux produits primaires (à titre d’exemple, les pays producteurs de cacao détenaient en 1997-1998 90 % des parts de marché pour la fève de cacao, 40 % pour la liqueur de cacao, 38 % pour le beurre de cacao, 29 % pour la poudre de cacao et 4 % pour le chocolat [38]). Les questions des subventions, de l’accès aux technologies et des droits de propriété intellectuelle, des mesures restrictives touchant les investissements étrangers (minimum de contenu local, etc.), ou de la mobilité de la main-d’œuvre en matière de prestations de services, sont quant à elles au cœur des négociations commerciales multilatérales.

29Enfin les expériences réussies d’ouverture aux échanges conduisent à prôner la prudence en matière de libéralisation du compte courant, et à éviter un change surévalué qui empêche de tirer profit de l’ouverture.

30Troisièmement, les politiques nationales de développement et l’ouverture maîtrisée aux échanges doivent être accompagnées d’un accroissement de l’aide des pays riches. Compte tenu de la nature de biens publics de l’éducation et de la santé, les investissements nécessaires dans ces domaines ne peuvent être financés principalement par le secteur privé. C’est la justification morale et économique d’une augmentation du volume de l’aide : Jeffrey Sachs chiffre à 50 dollars supplémentaires par personne et par an les montants nécessaires pour aider l’Afrique à sortir de ses trappes à pauvreté [39].

31Sans entrer dans les débats sur l’aide (conditionnalité, efficacité, harmonisation entre donateurs [40]), ni dans celui – fondamental – sur l’allègement de la dette, on notera qu’une prise de conscience nouvelle semble s’opérer au sein de la communauté internationale quant aux interactions entre aide et commerce. Une libéralisation multilatérale des échanges se traduisant mécaniquement par une érosion des préférences commerciales dont bénéficient les pays en développement, le Fonds monétaire international (FMI) a adopté en avril 2004 une nouvelle facilité (Trade Integration Mechanism) pour aider les pays à faire face aux difficultés de balance des paiements qui pourraient en résulter [41]. Une facilité similaire permettrait de traiter les problèmes liés à la perte de recettes douanières consécutive à un abaissement du tarif douanier. La communauté internationale a commencé d’autre part à se mobiliser pour appuyer spécifiquement le renforcement des capacités commerciales des pays en développement : adaptation de leurs produits aux normes et réglementations des pays développés, développement des infrastructures nécessaires au commerce (ports, etc.), aide à la participation aux négociations commerciales. Ainsi a été mis en place le cadre intégré OMC/CNUCED/PNUD/FMI/Banque Mondiale, et sont nées diverses initiatives nationales (l’initiative française est confiée à l’Agence française de Développement, AFD).

32***

33Il apparaît de plus en plus clairement que le commerce est un moteur puissant de la croissance et, qu’à certaines conditions, il peut apporter une contribution importante à l’éradication de la pauvreté et au développement durable. Le principal défi est d’identifier ces conditions, et de s’assurer qu’elles sont remplies. « Ceci peut-il être obtenu sans détruire l’économie globale de marché ? La réponse est fermement oui » [42].

Notes

  • [1]
    PNUD, Rapport sur le développement humain 2003, Paris, Economica, 2003. L’indice de développement humain agrège plusieurs indicateurs financiers et non financiers : revenu par tête, espérance de vie à la naissance, taux d’alphabétisation et de scolarité.
  • [2]
    PNUD, op. cit. [1].
  • [3]
    Oxfam, Rigged Rules and Double Standards. Trade, Globalisation and the Fight Against Poverty, Oxford, Oxfam, 2002.
  • [4]
    Objectifs adoptés par la Déclaration du Millénaire à l’Organisation des Nations unies en septembre 2000 : réduire de moitié la proportion de la population vivant sous le seuil de pauvreté (1 $/j) et souffrant de malnutrition, généraliser l’accès à l’éducation primaire, réduire de deux tiers le taux de mortalité infantile en dessous de 5 ans, etc. Le rapport du PNUD précité (cf. note [1]) présente les évolutions actuelles en tendance, et le chemin qui reste à parcourir. Sur la plupart des indicateurs, l’Afrique est très en retard. Cf. J. Sachs et al., Investir dans le développement, un plan pratique pour réaliser les objectifs du Millénaire pour le développement. Rapport au secrétaire général des Nations unies, New York, ONU, 2005.
  • [5]
    L’indice d’ouverture au commerce de la Banque mondiale classe les pays selon leur structure tarifaire et leur usage de barrières non tarifaires.
  • [6]
    Ministère britannique du Travail et de l’Industrie, Trade and the Global Economy: the Role of International Trade in Productivity, Economic Reform and Growth, Londres, Ministère britannique du Travail et de l’Industrie, 2004.
  • [7]
    CNUCED, Rapport sur les pays les moins avancés 2004, New York, ONU, 2004. On rappellera que l’accès à leur marché est le plus souvent concédé par les pays développés aux PMA de manière unilatérale, et donc en théorie réversible.En ligne
  • [8]
    Banque mondiale, Perspectives pour l’économie mondiale 2002, New York, Banque mondiale, 2002.
  • [9]
    D. Dollar et A. Kray, Growth is Good for the Poor, New York, Banque mondiale, « World Bank Policy Research Working Paper » 2587, 2000 : sur un échantillon de 80 pays et sur une période de 40 ans, le taux de croissance du revenu des 20 % les plus pauvres de la population et le taux de croissance du revenu moyen sont dans un rapport de 1,17 à 1.
  • [10]
    Sur un panel d’une douzaine de pays en développement au cours de la période 1965-1995, les pays bénéficiant de meilleures conditions sanitaires ont tous connu un meilleur taux de croissance (PNUD, op. cit. [1]).
  • [11]
    PNUD, op. cit. [1].
  • [12]
    PNUD, op. cit. [1].
  • [13]
    Ibid.
  • [14]
    Classées selon plusieurs critères (tarif douanier, politique de change, etc.), les économies ouvertes croissent plus vite que les économies fermées d’environ 3 % par an, voir J. Sachs et A. Warner, Economic Reform and the Process of Global Integration, New York, Brookings, « Brooking Papers on Economic Activity » n° 1, 1995. Par ailleurs, un pays dont le degré d’ouverture commerciale mesuré par le ratio export/PIB est de 1 % plus élevé dispose d’un revenu par tête supérieur de 0,5 % à 2 %, voir J. A. Frankel et D. Romer, « Does Trade Causes Growth ? », American Economic Review, juin 1999. Enfin, les pays en développement « globalisateurs » ont depuis 1980 crû plus vite que les « non globalisateurs », voir D. Dollar et A. Kray, « Growth and Poverty », Economic Journal, vol. 114, 2004.
    La méthodologie sur laquelle reposent ces études a été contestée, notamment par des auteurs qui mettent l’accent sur le rôle du cadre institutionnel comme facteur de la croissance, voir F. Rodriguez et D. Rodrik, Trade Policy and Economic Growth: a Skeptic’s Guide to the Cross-National Evidence, 2000, disponible sur <papers/nber.org/papers/w7081.pdf>.
  • [15]
    Il est vrai aussi que ce sont souvent les pays en développement qui imposent des obligations de contenu local pour inciter les firmes étrangères à s’installer sur leur territoire.
  • [16]
    Cela a été le cas en Chine durant les vingt dernières années ; au contraire la libéralisation commerciale s’est plutôt accompagnée d’une réduction des inégalités en Malaisie et en Thaïlande, d’une stabilité au Costa Rica et aux Philippines. Au Mexique, les inégalités ont crû durant les années 1980, et décru durant les années 1990. Voir D. Dollar et A. Kray, Trade, Growth and Poverty, New York, Banque mondiale, « World Bank Policy Research Working Paper » n° 2199, 2001.
  • [17]
    Oxfam, op. cit. [3].
  • [18]
    D. Dollar et A. Kray (2001), op. cit. [16].
  • [19]
    D. Dollar et A. Kray (2000), op. cit. [9].
  • [20]
    Oxfam, Growth with Equity is Good for the Poor, Oxford, Oxfam, juin 2000.
  • [21]
    CNUCED, op. cit. [7].
  • [22]
    De plus de 20 % à moins de 10 % sur les quinze dernières années, voir Oxfam, op. cit. [3].
  • [23]
    La part des produits importés dans la consommation de textiles en Afrique du sud a doublé entre 1996 et 2001 et 1/3 des emplois ont été supprimés dans ce secteur. La libéralisation des importations agricoles au début des années 1990 a fortement pénalisé les petits producteurs en Haïti, au Pérou et aux Philippines, voir Oxfam, op. cit. [3].
  • [24]
    CNUCED, op. cit. [7].
  • [25]
    Ministère britannique du Travail et de l’Industrie, op. cit. [6].
  • [26]
    Ibid.
  • [27]
    PNUD, op. cit. [1].
  • [28]
    Ministère britannique du Travail et de l’Industrie, op. cit. [6].
  • [29]
    PNUD, op. cit. [1].
  • [30]
    Cf. le rapport de la Banque mondiale Doing business in 2004 in Ministère britannique du Travail et de l’Industrie, op. cit. [6].
  • [31]
    Tel est notamment la logique du rapport de la Commission pour l’Afrique publié en mars 2005 sous l’égide du gouvernement britannique, disponible sur <www. hm-treasury. gov. uk>.
  • [32]
    Commission mondiale sur la dimension sociale de la mondialisation, mise en place par l’Organisation internationale du Travail, et dont le rapport est consultable sur <www. ilo. org/ >.
  • [33]
    Entre 1994 et 2001, le nombre d’individus n’ayant pas d’accès à un minimum de 25 litres d’eau propre à moins de 200 mètres de leur habitation a diminué de moitié en Afrique du Sud après la réforme du secteur (voir PNUD, op. cit. [1]).
  • [34]
    CNUCED, op. cit. [7].
  • [35]
    L’ouverture des importations de riz prônée par le document stratégique de réduction de la pauvreté du Cambodge devrait, selon Oxfam, être précédée par des investissements dans les infrastructures et l’irrigation, pour permettre aux producteurs locaux d’y faire face, voir Oxfam, op. cit. [3].
  • [36]
    Ministère britannique du Travail et de l’Industrie, op. cit. [6].
  • [37]
    L’île Maurice a réinvesti dans le textile et la pêche les gains tirés de l’accès préférentiel de son sucre au marché communautaire. Les effets des systèmes de préférences commerciales, de même que ceux des accords régionaux, font néanmoins l’objet de débats qui dépassent le cadre de ce texte.
  • [38]
    Oxfam, Loaded Against the Poor, Oxford, Oxfam, « Position Paper » novembre 1999.
  • [39]
    J. Sachs, « Doing the sums on Africa », The Economist, 20 mai 2004.
  • [40]
    La déclaration de Paris sur l’efficacité de l’aide au développement publiée à l’issue du Forum à haut niveau réunissant pays donateurs et pays bénéficiaires en mars 2005 a permis de progresser dans l’élaboration de principes communs et d’indicateurs de résultats, voir <www. aidharmonisation. org>.
  • [41]
    Près de 95 % des importations canadiennes de tee-shirts ont basculé du Bangladesh vers la Chine au moment de sa sortie de l’accord multifibres en 1997 (selon le rapport de la CNUCED sur les pays les moins avancés de 1998, cité dans Oxfam (1999), op. cit. [38]). La question est particulièrement sensible depuis la suppression des quotas textiles début 2005.
  • [42]
    A. Sen, préface du rapport d’Oxfam, op. cit. [3].
Français

Résumé

La croissance est généralement favorable à la réduction de la pauvreté, mais le lien n’est sans doute pas automatique. L’ouverture aux échanges est en général positive, mais l’insertion dans l’économie mondiale des pays les moins avancés se heurte souvent à des obstacles structurels : handicaps naturels, géographiques, etc. Il semble souhaitable d’intégrer une ouverture progressive aux échanges dans une stratégie anti-pauvreté soutenue par une aide internationale accrue.

Mots-clés

  • commerce international
  • développement
  • pauvreté
  • pays les moins avancés
Philippe Delleur
Philippe Delleur est directeur de l’Agence centrale des achats du ministère de l’Économie, des Finances et de l’Industrie. Il a été précédemment chef de service à la Direction des relations économiques extérieures et administrateur de l’Agence française de développement (AFD).
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/01/2008
https://doi.org/10.3917/pe.052.0373
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