CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1En terme de volume, les Nations unies peuvent aligner au cours de la dernière décennie un bilan humanitaire impressionnant : des milliers de personnes ont été déployées sur plus de 60 théâtres d’intervention, des milliers de tonnes de nourriture distribuées, des milliers de camps de personnes réfugiées ou déplacées construits, puis gérés. Au point que l’ensemble des structures qui composent le système onusien peut être considéré comme la première puissance humanitaire mondiale, présente sur tous les fronts depuis la fin de la guerre froide : catastrophes naturelles, guerres entre États, mais aussi opérations de maintien de la paix, voire de rétablissement de la paix dans des conflits internes... le champ d’action de l’Organisation des Nations unies (ONU) n’a cessé de s’étendre, notamment à travers ses six organismes opérationnels, l’Unicef (United Nations Children’s Fund, Fonds des Nations unies pour l’enfance), la FAO (Food and Agriculture Organization of the United Nations, Fonds des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture), le PAM (Programme alimentaire mondial), le HCR (Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés), l’OMS (Organisation mondiale de la santé), enfin le PNUD (Programme des Nations unies pour le développement). La confusion entre humanitaire privé et humanitaire étatique a été portée à son comble lors de la dernière décennie, au point que l’ONU a pu apparaître dans maints conflits comme une « super Organisation non gouvernementale (ONG) » [1].

Un nouveau « droit d’ingérence » qui tourne court

2Pourquoi ce rôle humanitaire si important ? La première fonction de l’ONU n’est pas en effet de mener des opérations d’assistance ponctuelle auprès de populations menacées, mais d’assurer la sécurité collective et le développement. Pendant la guerre froide, l’ONU n’a pas été en mesure d’assurer cette double fonction : la tutelle des grandes puissances et la bipolarité du monde réduisaient de fait ses missions à la portion congrue. La diplomatie Gorbatchev lève en 1988 le veto systématique de l’URSS au Conseil de sécurité et ouvre une nouvelle ère : à partir des années 1989-1991, avec l’effondrement du rideau de fer puis la disparition de l’URSS, de nouveaux champs d’intervention s’ouvrent pour l’ONU, non seulement géographiques, avec l’ouverture de l’Europe centrale et orientale et de l’Asie notamment, mais aussi diplomatiques, la fin des affrontements idéologiques et militaires entre l’Est et Ouest semblant conférer aux Nations unies une autorité retrouvée.

Un nouveau droit d’ingérence ?

3Le 8 décembre 1988, le vote, à l’unanimité, par l’Assemblée générale de la résolution 43-131, sur « l’assistance humanitaire aux victimes de catastrophes naturelles et situations d’urgence du même ordre », paraît ouvrir une brèche dans les deux principes d’airain du droit international : celui de la souveraineté des États et celui de la non-ingérence dans leurs affaires intérieures. Beaucoup pensent qu’un nouveau « droit d’ingérence » vient de naître, dont l’ONU sera le garant et le gendarme, avec des moyens accrus, puisque la course aux armements n’a plus d’objet. La communauté internationale existe enfin, elle va pouvoir recueillir les « dividendes de la paix », et consacrer des sommes accrues à la lutte contre la pauvreté – qui devient effectivement le grand mot d’ordre des conférences internationales à partir du Sommet de la Terre, organisé à Rio en janvier 1992. L’émergence d’une société civile mondiale suscite l’espoir que s’ouvre une nouvelle ère de paix et de sécurité sous l’égide de l’ONU.

4Pendant quelques années, l’ONU paraît effectivement pouvoir enfin exercer pleinement son rôle planétaire. En 1992, 80 000 Casques bleus sont déployés à travers le monde, sur 18 théâtres d’intervention : plus que pendant les quarante ans qui ont précédé ! Des accords de paix au Cambodge, au Mozambique, au Salvador, conflits périphériques de la guerre froide, accréditent le sentiment qu’une ONU toute puissante peut enfin se consacrer à la reconstruction et au développement dans un monde sous contrôle. Pour la première fois en 1992, le Conseil de sécurité lui confère un rôle non de « maintien », mais d’« imposition » de la paix en Somalie. Pour la première fois, l’ONU accepte de recourir à la force armée à des fins humanitaires : le mandat de l’organisation ne cesse de s’élargir.

5Pourtant, c’est bien la Somalie, livrée à une guerre civile sanglante depuis le départ en 1991 du dictateur Syad Barre privé du soutien américain, qui illustre les limites de l’action onusienne. Les seigneurs de la guerre s’y affrontent pour le pouvoir, tandis que la population agonise sous l’effet conjugué des violences et de la sécheresse. Depuis un an, les organisations non gouvernementales (ONG) appellent à la mise en place d’une force d’interposition, qui peine à se concrétiser malgré les exhortations du secrétaire général. Boutros Boutros-Ghali déplore le décalage entre les nouvelles missions de l’ONU et son manque de moyens militaires et financiers. Les États-Unis, tentés par l’isolationnisme, ne veulent plus acquitter leur contribution. L’aide publique au développement (APD) a perdu son intérêt stratégique, elle s’effondre : moins 30 % entre 1992 et 2002. Surtout, elle se réoriente largement vers l’Europe centrale et orientale (« Adieu Bangui, bonjour Varsovie », disent les Africains), où, aux portes de l’Europe occidentale, l’ex-Yougoslavie a basculé dans la guerre civile. Une « guerre de riches » accuse Boutros-Ghali, qui voit converger vers le théâtre européen les sommes dont est privée l’Afrique.

6Partout, cette année-là, se multiplient les foyers d’affrontements. Beaucoup de gouvernements autoritaires du Sud, qui tenaient leur puissance et leur légitimité d’appuis extérieurs dans le cadre de la guerre froide, s’effondrent avec la disparition de ces soutiens. Le modèle libéral démocratie/marché/individu s’impose : l’aide est désormais conditionnée à la mise en place de régimes démocratiques. Voici brusquement levée la chape de plomb qui asphyxiait pendant la guerre froide les oppositions internes, au moment précis où les mécontentements et les revendications s’avivent : la crise de la dette oblige en effet les gouvernements à appliquer des programmes d’austérité budgétaire, alors qu’ils sont privés de leurs moyens de redistribution clientéliste.

7En l’espace de quelques années, des guerres civiles éclatent partout dans le monde, en Afrique particulièrement (Somalie, Liberia, Sierra Leone, Rwanda, etc.) Bien qu’elles prennent un visage ethnique ou religieux, leur véritable motivation est partout la conquête des territoires et du pouvoir, et les richesses auxquelles elle permet d’accéder. Les populations civiles sont prises en otage par des mouvements armés qui jouent à merveille des mécanismes d’une nouvelle mondialisation – utilisation du pouvoir des médias et de l’« effet-compassion » – pour mobiliser des fonds désormais chichement comptés dans le cadre de la coopération traditionnelle. L’aide d’urgence draine une part croissante des financements, dans le cadre d’opérations humanitaires suscitées par de grandes catastrophes médiatisées. Aux famines anciennes, dont le but était d’éliminer les populations hostiles, rebelles ou indésirables, se substituent ainsi de nouvelles famines, « famines exposées » dont le propos n’est pas de tuer, mais de « capter » : capter l’aide internationale, la visibilité. En devenant les interlocuteurs obligés des bailleurs de fonds, et particulièrement du premier d’entre eux, les Nations unies, les affameurs acquièrent, grâce au butin de l’aide humanitaire internationale, une reconnaissance officielle et une légitimité politique, non seulement externes, mais aussi internes. Les distributions de l’aide alimentaire internationale, qu’ils exigent de contrôler et d’organiser selon leurs propres priorités (qui ne sont pas de secourir les plus démunis, mais d’acquérir une clientèle), leur permettent de transformer en gibier électoral une population préalablement pillée, déplacée et terrorisée, qui préfère plébisciter ses apparents bienfaiteurs plutôt que de les voir se muer à nouveau en bourreaux. Ainsi le principal seigneur de la guerre du Liberia, Charles Taylor, est-il triomphalement porté à la présidence de son pays lors de l’élection de juillet 1997. Le discours qu’il a tenu aux Libériens était clair : moi ou le chaos. Les affameurs bénéficient ainsi d’une prime à l’urgence et à l’horreur, que les Nations unies leur accordent en limitant malgré elles leur action au strict domaine humanitaire.

Des réponses tragiquement humanitaires

8Les pays d’Afrique qui ne présentent ni intérêt stratégique, ni ressources pétrolières, ni perspectives commerciales, deviennent l’angle mort de la diplomatie internationale. Seule s’y déploie, sous l’égide de l’ONU, une action humanitaire destinée à endiguer les flots de réfugiés et à apaiser l’indignation de l’opinion publique mondiale face au spectacle de la famine et des massacres. L’attention zappe ainsi, au fil des années, de « crise humanitaire grave » en « désastre humanitaire », étrennant un curieux vocabulaire à la mesure de l’émergence de milliers d’ONG :

  • l’endiguement humanitaire : au Kurdistan irakien, en 1991, sont créées pour la première fois des « zones de sécurité ». Après que la première guerre du Golfe a bouté Saddam Hussein hors du Koweït, l’opération Provide Comfort tente d’apporter aux Kurdes bloqués dans la neige, aux frontières de la Turquie, de la Syrie et de l’Iran, nourriture et couvertures, alors que leur migration de masse avait pour objet d’attirer l’attention internationale sur les violences commises contre leur peuple par le dictateur irakien (qui les a gazés dans l’indifférence internationale à Halabja en 1988). Cependant la question kurde inquiète la Turquie ; l’urgence est de contenir les Kurdes irakiens là où ils sont. Les avions de l’ONU parachutent des vivres avant de les inciter à rentrer dans leur province. Pour mettre fin aux bombardements de l’armée irakienne, l’ONU décrète une zone d’exclusion aérienne au nord du 38e parallèle et participe à la reconstruction d’une province victime d’un double embargo : celui que la communauté internationale a décrété contre l’Irak, et celui que ce pays, par mesure de rétorsion, mis en place contre les Kurdes. En se limitant à une stricte réponse humanitaire, la communauté internationale exaspère les Kurdes, qui multiplient les actions de représailles contre une présence humanitaire massive dont la principale conséquence est de faire flamber les prix locaux, sans apporter la moindre réponse à la question kurde ;
  • l’échec humanitaire : en Somalie, après deux ans de guerre civile, l’ONU mandate les États-Unis (dont le président Bush souhaite pour des raisons de politique intérieure – la proximité de l’élection présidentielle – mener une grande opération humanitaire) pour une intervention militaire destinée à mettre fin à la famine. En décembre 1992, les marines débarquent sur les plages de Mogadiscio sous l’œil des caméras du monde entier. Toutefois l’opération Restore Hope tourne court : l’armée américaine se comporte comme une armée d’occupation – sans avoir pourtant désarmé les milices. Ses méthodes brutales et méprisantes contre les Somaliens aboutissent à liguer contre elle population et seigneurs de la guerre. Une véritable chasse à l’homme s’engage contre le général Aïdid, le chaos et la terreur s’installent à Mogadiscio. En 1993, l’armée américaine évacue le pays après que les corps suppliciés de marines ont été exposés au regard horrifié de l’Amérique, et le drapeau américain bafoué. Les Nations unies prennent le relais, contingent hétéroclite d’armées de pays du Sud (Pakistan notamment), pour finalement quitter la Somalie en 1995 sur un constat d’échec, abandonnant un pays sans État aux pillages et à la guerre des clans ;
  • le renoncement humanitaire : au Rwanda, le génocide de 800 000 Tutsis et Hutus modérés d’avril à juin 1994 se déroule en l’absence des Nations unies, qui ont évacué le pays aux premiers massacres après quatre ans de présence humanitaire. Dix Casques bleus belges ont été tués aux premières heures du génocide en tentant vainement de protéger le Premier ministre, une Hutue modérée. Refusant d’employer le terme de génocide jusqu’au début du mois de juillet, le Conseil de sécurité mandate la France pour créer à la fin du mois de juin une zone de sécurité dans le sud-ouest du pays, offrant ainsi un sanctuaire aux génocideurs hutus, tandis que l’armée du Front patriotique rwandais (FPR) marche sur Kigali où elle prend le pouvoir début juillet. Fuyant le pays par villages entiers, les Hutus s’agglutinent dans de gigantesques camps de réfugiés aux frontières du Rwanda. L’aide internationale massive enfin mise en place par les Nations unies n’empêche pas des milliers de réfugiés de succomber à une terrible épidémie de choléra à Goma (Zaïre) durant l’été 1994. Les années suivantes voient le pouvoir hutu se reconstituer dans les camps aux frontières du pays, grâce au soutien logistique massif d’une aide humanitaire aveugle devant son instrumentalisation. Lorsque le FPR décide de vider les camps du Zaïre fin 1996, des milliers de civils hutus s’enfuient dans les forêts du Kivu, où ils sont livrés à la faim et aux massacres, sans que l’ONU intervienne ;
  • le crime humanitaire : dans l’ex-Yougoslavie, de 1992 à 1995, la création de corridors humanitaires et d’enclaves de sécurité destinés à protéger la population musulmane des exactions serbes ne permet pas de mettre fin aux opérations de purification ethnique, qui essaient de recomposer démographiquement les territoires de l’ancien creuset yougoslave. En juillet 1995, 8 000 musulmans sont massacrés par les forces serbes dans l’enclave de Srebrenica, sans que les Casques bleus présents sur place n’interviennent : leur mandat ne les y autorisait pas et ils n’avaient pu obtenir d’intervention aérienne… Les Bosniaques accusent l’ONU d’avoir privilégié la protection de son propre personnel et des convois humanitaires à celle des populations, ce qui n’a pas empêché l’aide d’être massivement détournée au bénéfice des combattants des trois bords (Croates, Serbes, Bosniaques).

L’ONU, supplétif humanitaire

Un activisme intense

9On ne peut ici égrener les opérations humanitaires successives de la décennie ; l’ONU n’a jamais été aussi visible :

  • d’une part, avec la tenue presque chaque année de sommets mondiaux, consacrés à des questions diverses : la population au Caire en 1994, les femmes à Pékin en 1995, l’alimentation à Rome en 1996, etc. Lors de ces grandes conférences, États et institutions internationales prennent des engagements fermes dans le domaine de la lutte contre la pauvreté, engagements qui ont été solennellement réaffirmés en 2000 dans le cadre des objectifs du Millénaire pour le développement, sans qu’ils aient connu depuis le moindre début de réalisation ;
  • d’autre part, avec de multiples interventions à caractère humanitaire : alors que le nombre des ONG augmente de façon exponentielle, l’ONU tente de s’imposer comme coordinateur des opérations d’urgence. En 1992 est créé le Département des affaires humanitaires (DAH), puis en 1997 le Bureau de la coordination des affaires humanitaires (BCAH), indice de l’échec du premier à remplir sa mission. Certaines régions, par l’ampleur des « drames humanitaires » qui s’y déroulent, mobilisent l’Organisation des Nations unies tout au long de la décennie ;
  • le Soudan et les pays frontaliers, où, depuis 1989, une gigantesque opération d’assistance alimentaire (opération Lifeline Sudan ou OLS) tente d’empêcher les populations noires en rébellion, victimes de la reconquête militaire du régime nordiste, musulman et arabe, de basculer dans la famine. Massivement déversée sur le pays, l’aide est tout aussi massivement détournée pour alimenter la guérilla sudiste, soutenue par l’Occident, contre la junte islamiste de Khartoum ;
  • la Corée du Nord, où le régime stalinien en place, désormais privé de l’aide russe et chinoise, pratique depuis 1995 une « diplomatie d’extorsion » selon les termes de Jean-Luc Domenach, exposant les souffrances de sa population affamée pour obtenir une aide alimentaire qui lui est massivement livrée, malgré des détournements patents, pour des raisons non pas humanitaires, mais géopolitiques : le pays brandit la menace nucléaire contre ses voisins, sud-coréen et japonais notamment ;
  • l’Irak, dont la population souffre de multiples privations liées à l’embargo décrété contre le pays en 1990. Dans le cadre de l’accord « Pétrole contre nourriture » adopté en 1996, un comité des sanctions examine quelles marchandises l’Irak est autorisé à importer en vendant les quantités de pétrole correspondantes. Cet accord procure à l’ONU une source de financement autonome, la seule, puisque le tiers des sommes dégagées par la vente du pétrole lui revient (le deuxième tiers va au Kurdistan qui, dès lors, souffre beaucoup moins de l’embargo que le reste du pays, et le dernier tiers au gouvernement de Saddam Hussein). Une intense spéculation s’organise autour de ce dispositif, dont tous bénéficient sauf le peuple irakien. Saddam Hussein se pose en victime de la communauté internationale, renforçant ainsi sa légitimité interne, alors qu’il rationne les distributions d’une nourriture de mauvaise qualité comme s’il y était contraint, et qu’en dépit de la pénurie apparente, palais et mosquées à sa gloire éclosent partout dans le pays. Les pays voisins profitent des ventes clandestines de pétrole. La nomenklatura irakienne s’enrichit de l’embargo qui permet aussi à de multiples responsables (hauts fonctionnaires de l’ONU, hommes politiques et entrepreneurs des pays commerçant avec l’Irak, français et américains notamment) de tirer profit d’opérations douteuses pour s’enrichir à titre personnel.
De nombreux autres théâtres d’intervention mobilisent le personnel onusien. La Sierra Leone par exemple, dont les Nations unies font un véritable cas d’école, déployant dans ce petit pays plus de 17 000 Casques bleus pour faire rendre gorge à un mouvement rebelle particulièrement violent ; le Burundi, où le représentant spécial du secrétaire général a engagé un activisme diplomatique intense pour éviter le débordement du génocide rwandais ; l’ouragan Mitch en Amérique centrale en octobre 1998. Cependant les réponses humanitaires parviennent mal à masquer l’échec de solutions durables.

L’ONU cantonnée aux opérations humanitaires

10Au bilan, si l’ONU a paru bénéficier d’une autorité retrouvée avec l’effondrement de l’empire soviétique et le leadership « à contrecœur » des États-Unis, si elle s’engage dans des missions de rétablissement, voire d’imposition, de la paix qui lui confèrent une nouvelle autorité internationale, elle se révèle incapable d’assurer sa mission de sécurité collective, malgré les nombreux textes produits par le Conseil de sécurité pour instaurer un semblant de justice internationale. De multiples obstacles la réduisent à l’impuissance :

  • un obstacle financier : les États, et principalement le plus puissant d’entre eux, les États-Unis, inquiets de voir émerger une puissance supra-étatique, rechignent à acquitter les contributions qui permettraient à l’ONU d’exercer pleinement son rôle international ;
  • un obstacle humain : le secrétaire général des Nations unies s’est plaint à maintes reprises de la difficulté qu’il a à mobiliser des soldats pour ses missions d’intervention ; qu’il s’agisse de la Bosnie ou du Rwanda, les contingents de Casques bleus manquent à l’appel. Ils se réduisent très vite à des armées hétéroclites et mal équipées dépêchées par les pays du Sud, le manque de communication entre les différentes nationalités mobilisées et l’hétérogénéité de leurs équipements comme de leurs comportements rendant très difficile le bon fonctionnement d’un commandement unifié ;
  • un obstacle juridique : autant en Somalie en 1993 qu’au Kosovo en 1999, ce qui marque dans la présence onusienne, c’est l’absence de règles juridiques applicables aux Casques bleus, dont le mandat reste flou. À la fois juges et parties, comme les anciens colonisateurs, les soldats de l’ONU en viennent très vite à se comporter comme une véritable armée d’occupation dans les zones qu’ils sont censés pacifier. Leur méconnaissance des us et coutumes régionaux, et leur tendance à abuser de leur position dominante, les font détester des populations locales, et notamment des factions qu’ils sont chargés de mettre au pas (sans même les désarmer !). Escarmouches, voire attentats se multiplient, violemment réprimés. À chaque fois, l’escalade entraîne une insécurité croissante pour tous les intervenants présents dans le pays, comme pour la population. L’issue est généralement peu glorieuse ; c’est la débandade de troupes lâchées par leurs états-majors d’origine, qui ne cherchent qu’une chose : se désengager d’un bourbier dont ils ne voient pas l’issue. C’est après l’échec sanglant de la tentative de pacification somalienne (1993) que Bill Clinton définit sa doctrine dite « zéro mort » : l’engagement des États-Unis sur un théâtre d’intervention étranger ne se justifie que si leurs intérêts stratégiques ou économiques sont directement menacés ; il ne doit pas mettre en péril la vie des soldats ; il ne doit avoir lieu que pour une période limitée et que s’il apparaît clairement que le désengagement américain peut être programmé à brève échéance.

L’échec de la sécurité collective

Un droit d’ingérence à géométrie variable

11Les tentatives d’application d’un « droit d’ingérence » montrent donc très vite leurs limites : là où commencent les anciennes zones d’influence des grandes puissances – l’Amérique du Sud pour les États-Unis, l’Afrique pour la France, les anciennes républiques soviétiques pour la Russie et, pour la Chine, les pays limitrophes sur lesquels elle exerce son influence (Corée du Nord), voire sa souveraineté (Tibet). Point d’ingérence dans les prés carrés, où l’on reste libre de massacrer et d’emprisonner à sa guise sans témoins. Après une décennie de flottement, les grandes puissances, et particulièrement les États-Unis, conscients que leur sécurité est menacée, reprennent peu à peu la main, assignant aux Nations unies un rôle supplétif en les cantonnant après coup à la coordination des actions humanitaires : au Kosovo, au printemps 1999, l’intervention militaire aérienne sous commandement de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) est effectuée sans l’ONU et ne protège nullement la population albanaise, comme si seule comptait la démonstration de puissance menée par l’Occident aux portes de la Russie. Néanmoins c’est à l’ONU d’assurer le service après-vente des bombardements, en accueillant une population épuisée aux frontières de la province dans d’immenses camps de réfugiés ; c’est à elle que revient la tâche difficile et délicate de créer un « protectorat humanitaire », tout comme elle le fait la même année au Timor oriental, intervenant là encore après coup pour protéger une population qui revendique son indépendance face à l’armée d’occupation indonésienne qui a plongé l’île dans la terreur et le chaos. Lors des interventions américaines en Afghanistan en 2001, puis en Irak en 2003, l’ONU paraît reléguée comme par le passé à une simple chambre d’enregistrement, chargée tout au plus d’assurer une fois encore le service après-vente humanitaire d’opérations de police menées dans une logique de puissance, sans souci du sort des populations locales.

Une industrie internationale de l’aide

12Le bilan de l’action menée est ainsi à la fois immense et décevant : immense par la somme de moyens déployés partout sur la planète, décevant parce que le geste humanitaire, voire la geste humanitaire, avec la mise en scène d’une compassion mondiale largement médiatisée, a pris le pas sur la recherche de solutions politiques durables. Dans les régions qui focalisent les grandes coalitions militaro-humanitaires parce qu’elles se trouvent temporairement au centre de l’agenda diplomatique international et de l’attention médiatique, le parapluie onusien permet la mise en place d’une véritable industrie internationale de l’aide, avec l’afflux d’ONG du monde entier. La tâche de coordination de l’ONU ne permet pas d’empêcher le gaspillage, les incohérences et les détournements, les organismes opérationnels de l’ONU entrant à la fois en concurrence entre eux et avec les ONG. Tour à tour, Diyarbakir, Phnom Penh, Mogadiscio, Lokichokio, Sarajevo, Goma, Pristina, Dili, Banda Aceh, sont ainsi devenus temporairement d’immenses « humanitaire lands », saisis par la fièvre de l’aide : flambée des prix des biens et des services, des salaires et des loyers, embouteillages de luxueux véhicules tout terrain frappés au logo de leurs organisations, les voitures blanches des « UN » étant de tous les plus visibles et identifiables, multiplication des programmes humanitaires mobilisant chaotiquement les fonds publics affectés à l’urgence puis à la reconstruction, l’ONU restant seule sur place lorsqu’un nouveau drame déplace la nomenklatura internationale de l’aide vers un nouvel épicentre.

L’immense déception des « bénéficiaires » de l’aide humanitaire

13Pour les populations cibles – ou prétextes – du grand barnum humanitaire, qui s’autorise à les qualifier de « bénéficiaires », les désillusions ont souvent été cruelles.

14D’abord en raison de la lenteur du déploiement des forces d’interposition et de la mise en œuvre des programmes humanitaires. Durant les longs mois qui précèdent l’arrivée effective des forces onusiennes (mois durant lesquels le secrétaire général peine à rassembler les hommes et les moyens ad hoc, faute de forces permanentes), la famine et les massacres se poursuivent. Certes, la mise en place après coup de tribunaux pénaux internationaux, voire, depuis le Traité de Rome de 1995, de la Cour pénale internationale (CPI), laisse augurer le maigre réconfort d’une justice tardive, mais cette justice elle-même tarde à se concrétiser et ne répare pas les crimes qui auraient pu être évités par une véritable action préventive ou une force d’interposition efficace. Quant aux accords de paix imposés de l’extérieur, ils laissent souvent à penser que le rétablissement de l’ordre a été privilégié sur la justice. Les programmes de démobilisation et de désarmement donnent aux civils le sentiment amer d’une prime aux agresseurs et n’empêchent pas une jeunesse qui a compris que la guerre était pour elle plus intéressante que la paix de reprendre les armes à la première opportunité.

15De plus, les onusiens sont en réalité surtout cantonnés dans les capitales, où l’essentiel de leur travail se passe dans des bureaux. Le travail concret est délégué aux ONG, qui le confient elles-mêmes à des employés locaux. L’aide devient ainsi le premier employeur des pays « humanitarisés ». De cette mise à distance, résultent forcément des dérapages et des abus : problèmes de corruption, de détournements, de violence contre les populations, voire de sordides trafics nourriture contre sexe ou, dans les camps de réfugiés, sexe contre visas, au détriment des plus vulnérables. Face aux violences commises au quotidien par les chefs de guerre, les onusiens n’interviennent pas pour protéger les populations, ou peu, parce qu’ils n’en ont pas les moyens matériels, qu’ils redoutent d’exposer leur propre sécurité ou encore que leur mandat le leur interdit : contrairement aux ONG, l’ONU est d’abord l’émanation des États, son personnel est astreint à une prudence, à une réserve toutes diplomatiques. Or ne pas dénoncer les bourreaux, ne pas s’opposer à leurs méfaits signifient concrètement les cautionner.

16L’étalage du train de vie insolent de ses diplomates (mais pas forcément celui des Casques bleus, en provenance le plus souvent de pays pauvres qui tirent un maigre revenu de la mise à disposition de soldats sous-équipés et mal préparés) insulte des populations qui ont le sentiment de servir d’alibi à la mise en scène de la prétendue compassion d’une communauté internationale indifférente, voire cynique. Rancœurs, représailles : le personnel de l’ONU devient la cible des mécontentements, malgré l’ampleur des tâches purement humanitaires qu’il déploie. À cet égard, le terrible attentat du 19 août 2003 contre les bureaux de l’ONU à Bagdad, qui a coûté la vie à 22 personnes dont le représentant spécial Sergio Vieira de Mello, est à l’image de ce malentendu fondamental.

Une nécessité : restaurer l’ONU dans sa mission première

17Enfermée malgré elle dans une mission avant tout humanitaire faute de pouvoir dégager des moyens militaires autonomes, dépendante des contributions volontaires des États qui, pour la plupart, préfèrent attribuer leurs moyens à l’aide bilatérale, l’ONU reste plus que jamais, selon la formule de Ghassan Salamé, ancien ministre libanais de la Culture et ancien conseiller politique pour la mission des Nations unies en Irak, une puissance résiduelle soumise au bon vouloir des États, du Nord comme du Sud. L’insécurité mondiale considérable qui marque la décennie de l’après-guerre froide rend difficile l’instauration d’un véritable développement durable, tel que la conférence de Rio l’avait sacré. Sur le plan économique, les pays pauvres sont asphyxiés par leur dette et les pays émergents plus vulnérables que jamais aux crises financières, en raison de la volatilité des mouvements de capitaux privés dans un monde dérégulé. Sur le plan social, le chômage et l’exclusion progressent dans les grandes métropoles qui concentrent les maux du mal-développement, tandis que les immenses masses rurales se sentent toujours oubliées des politiques nationales. Sur le plan environnemental, le manque de ressources conduit États et particuliers à dilapider les richesses naturelles pour en tirer de maigres profits immédiats, compromettant à moyen terme leur avenir et celui de la planète. Pollution des eaux de surface, épuisement des nappes fossiles souterraines, destruction de la forêt primaire, défrichements accélérés : toute une partie de l’humanité, confrontée à la pauvreté et à la disparition de maints services publics, voit sa situation se dégrader. Face à ce constat, les Nations unies multiplient les cris d’alarme, sans disposer des instruments de régulation mondiale et des moyens financiers qui leur permettraient de faire face.

18Leur action a été cantonnée essentiellement au domaine humanitaire au cours des dix dernières années. Si elles peuvent réellement s’enorgueillir d’avoir accompagné avec succès la reconstruction de pays meurtris, tels le Cambodge, le Mozambique, Timor, la Bosnie, le Kosovo, c’est d’abord parce que les forces politiques en présence et ceux qui les soutenaient de l’extérieur étaient enfin prêts à s’engager dans un processus de paix et de réconciliation. En ce sens, l’entrée des relations internationales dans une nouvelle ère depuis le 11 septembre 2001 – celle de la pax americana – laisse paradoxalement augurer d’un rôle accru pour l’ONU : d’une part parce que l’aide publique au développement remonte enfin, après une décennie de baisse, ouvrant à l’ONU la perspective de nouveaux moyens d’action, même s’ils se déploient dans le corset étroitement contrôlé du calendrier stratégique des priorités américaines – ainsi en Afghanistan à partir de la fin 2001, puis en Irak après l’intervention de 2003, les Nations unies apparaissent plus que jamais comme une puissance non pas supranationale mais au contraire supplétive et, en tant que telle, cible des représailles – ; d’autre part parce que les États-Unis ont pris conscience que laisser des territoires aux États affaiblis dans l’angle mort de la diplomatie internationale ouvrait le champ aux mafias et aux terrorismes, qui menaçaient la sécurité mondiale, et au premier chef la leur.

19Sécuriser les routes d’approvisionnement en matières premières, et surtout en pétrole, combattre l’extension de l’épidémie de sida et de toutes les maladies qui lui sont associées, tuberculose notamment, lutter contre la dégradation de la biodiversité et de la qualité des eaux, des sols et de l’air : ces objectifs deviennent des préoccupations mondiales. Or qui d’autre que les Nations unies dispose des institutions, des moyens et du réseau diplomatique nécessaires pour mener ces différents chantiers ? L’humanitaire a montré ses limites. C’est aujourd’hui un combat pour le développement durable qui s’ouvre, parce que la sécurité de la planète tout entière paraît compromise. Le mandat premier des Nations unies s’en trouve enfin restauré dans toute sa force et sa nécessité.

Notes

  • [1]
    L’Unicef notamment cultive d’ailleurs l’ambiguïté auprès du grand public quant à son statut exact, recourant à la collecte de fonds privés comme les ONG privées, avec lesquelles elle entre en concurrence lors de toutes les grandes « catastrophes humanitaires ». Le tsunami du 26 décembre 2004 en a encore apporté une preuve, au point que peu de donateurs privés sont capables aujourd’hui de faire la différence entre les ONG à caractère associatif et le statut d’organisme onusien de l’Unicef, financé par les contributions des États et dont le personnel bénéficie d’un statut diplomatique.
Français

Résumé

Les Nations unies sont, depuis la fin de la guerre froide, la première puissance humanitaire de la planète. L’ONU et ses institutions spécialisées ont mis en œuvre une impressionnante diplomatie de la compassion. Mais, loin de permettre le développement et la paix, cet activisme engendre rancœurs et désillusions dans les populations « bénéficiaires ». Les échecs enregistrés soulignent que, pour garantir la sécurité collective, l’action humanitaire ne peut à elle seule tenir lieu de politique.

Mots-clés

  • ONU
  • humanitaire
  • opérations de maintien de la paix
  • ONG
English

Abstract

Because the job of the United Nations is to assure world security, it has above all been, since the end of the Cold War, the first humanitarian power of the planet. On all fronts, the UN and its numerous specialized institutions have put in place, with impressive means, a new diplomacy of compassion. Far from allowing development and peace, this activism has generated resentment and disillusions in the heart of “benefiting” populations. The recorded setbacks demonstrate that humanitarian action alone cannot replace politics to guarantee collective security.

Sylvie Brunel
Sylvie Brunel, géographe, juriste et économiste, est professeur des Universités à l’Université Paul-Valéry (Montpellier III) et à l’Institut d’études politiques (IEP) de Paris, après dix-sept ans dans l’action humanitaire. Elle est l’auteur notamment de : Le Développement durable (Paris, Puf, 2004), L’Afrique (Rosny-sous-Bois, Bréal, 2004), Frontières (Paris, Denoël, 2003).
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Mis en ligne sur Cairn.info le 01/01/2008
https://doi.org/10.3917/pe.052.0313
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