CAIRN.INFO : Matières à réflexion

How Culture Shapes the Climate Change Debate, Andrew J. Hoffman, Stanford, Stanford University Press, 2015, 110 p.

1En matière de dérèglement climatique, les États-Unis présentent un profil unique. Terre d’élection d’un climato-scepticisme d’une efficacité redoutable, ils sont aussi le pays qui produit une quantité considérable de données et d’informations très précieuses en matière climatique, de nombreux climatologues de premier plan et des militants environnementalistes inventifs et infatigables, à l’image de Bill McKibben. C’est pour éclairer les fondements de ce paradoxe que Andrew Hoffman, qui enseigne les études environnementales à l’Université du Michigan, a décidé de consacrer un bref ouvrage aux ressorts de la controverse politique qui fait rage outre-Atlantique autour du climat.

2Dans How Culture Shapes the Climate Change Debate, Hoffman se place à l’intersection de la politique et de la psychologie sociale et cherche à satisfaire à une double ambition. Il veut tout d’abord présenter de manière synthétique et accessible l’état de la recherche au sujet de la réception de la science climatique dans l’opinion publique américaine. Ensuite, il entend mettre à la disposition du lecteur des moyens de rompre le cycle infernal de la polarisation idéologico-partisane sur cette question.

3Hoffman ouvre une brève préface par une réflexion autour des défauts de la surspécialisation de la recherche universitaire en sciences sociales qui ne permet pas selon lui d’appréhender des problèmes comme le dérèglement climatique de manière globale. Pour y remédier, son livre propose une synthèse des travaux en sciences sociales autour des réceptions de la science climatique aux États-Unis. Cependant, cette entreprise ne prendra toute sa valeur qu’à partir du moment où elle aura permis de faire sortir les chercheurs de leur tour d’ivoire académique pour s’adresser aux profanes et influer sur la nature du débat climatique. Le lecteur saisit immédiatement l’ambition à la fois érudite et militante de l’ouvrage.

4Dans le premier chapitre, l’auteur s’attache à démontrer la toxicité du débat, à travers une série de brèves anecdotes illustrant les prises de position des parties prenantes, de Rush Limbaugh à National Review en passant par le magazine Time. Hoffman propose ensuite une synthèse utile du diagnostic des experts en psychologie sociale : les données et les théories produites par la communauté scientifique sont traitées grâce à des filtres cognitifs qui reflètent l’identité culturelle des parties prenantes de sorte que, le plus souvent, cette identité culturelle l’emporte sur le raisonnement scientifique. C’est dans ce contexte que Hoffman invite son lecteur à percevoir la controverse climatique comme un choc de visions du monde plutôt que comme un désaccord scientifique. Chemin faisant, il redirige le lecteur vers les inestimables ressources du Yale Program on Climate Change Communication.

5Le deuxième chapitre, qui aborde plus en détail l’application de la psychologie sociale à la compréhension du phénomène climato-sceptique, est l’un des plus réussis. Hoffman y introduit de nombreux concepts (motivated reasoning, cultural cognition, bounded rationality, cognitive misers, …) en les rendant accessibles sans jamais en trahir la substance. Il rappelle la force de nos biais de confirmation et la difficulté d’aborder de manière rationnelle une question scientifique dès lors que celle-ci a été politisée. À l’heure du tribalisme politique exacerbé, les Américains disent qui ils sont plutôt que ce qu’ils savent lorsqu’ils sont interrogés au sujet de cette question. Grâce à ce chapitre, le lecteur aura un aperçu des travaux influents et exigeants de Dan Kahan autour de la cultural cognition.

6Hoffman identifie ensuite quatre sources majeures de dissensus : l’identité du messager, la manière dont le message est produit, la substance du message et les solutions proposées. Enfin, il esquisse brièvement trois scénarios envisageables : l’optimiste dans lequel l’humanité est sauvée par la technique, le pessimiste dans lequel la paralysie actuelle perdure et mène à la catastrophe, et celui du consensus qu’il appelle de ses vœux et qui conduit à des solutions établies en concertation.

7Avant de se tourner vers la recherche des solutions, qui constitue la finalité du livre, Hoffman consacre le troisième chapitre aux forces de résistance à l’œuvre dans la société américaine. Il commence par les intérêts économiques qui auraient beaucoup à perdre d’une prise en compte sérieuse du défi climatique mais ne cite que l’industrie des hydrocarbures et n’a par exemple pas un mot pour les consommateurs et leurs habitudes hautement énergivores. Viennent ensuite les intérêts idéologiques relayés par les think tanks conservateurs et libertariens et leurs richissimes bailleurs de fonds ; puis les médias, dont l’auteur analyse efficacement le rôle contreproductif ; et enfin les réseaux sociaux qui exacerbent le tribalisme idéologique en permettant à chacun de se constituer une niche informationnelle homogène.

8Ce dernier point n’est pas suffisamment développé, ce qui est un paradoxe pour un ouvrage dont l’ambition déclarée est de toucher les citoyens ordinaires. Hoffman consacre plus de place aux éditoriaux des journaux de référence qui atteignent pourtant un public beaucoup plus restreint que les réseaux sociaux. La sortie de la tour d’ivoire s’annonce plus difficile que prévu.

9Le quatrième chapitre fait passer le lecteur de la description analytique à la prescription. Hoffman convoque des épisodes marquants de l’histoire de l’environnementalisme américain, comme la publication de l’ouvrage de Rachel Carson à propos des pesticides en 1962, afin de montrer que l’opinion publique a déjà évolué par le passé. Il énumère ensuite les paramètres que toute personne soucieuse d’une communication efficace en matière climatique doit garder à l’esprit.

10Tout d’abord, le messager importe autant que le message. Al Gore est présenté comme une personnalité clivante alors que le Pape François apparaît comme un exemple positif, de par son message rassembleur. Hoffman évoque aussi des figures d’autorité issues de l’armée ou l’ancien Secrétaire à l’Énergie de Barack Obama Steven Chu, ce qui rend son propos moins crédible tant la notoriété de celui-ci auprès du grand public est limitée.

11Il est capital, nous dit l’auteur, que des personnalités et des institutions issues des rangs républicains et conservateurs prennent position en faveur de politiques volontaristes sur le front climatique. L’idée paraît convaincante en théorie mais n’a eu pour l’instant aucune concrétisation probante. Hoffman cite par exemple les efforts déployés par Bob Inglis et Christine Todd Whitman mais il omet de dire que le premier a perdu dans une primaire l’investiture du Parti républicain qu’il représentait à la Chambre à cause de ses prises de position et que la seconde, qui a dirigé l’EPA de George W. Bush, est marginalisée dans les cercles républicains.

12Hoffman recommande ensuite de ne pas avoir recours aux prédictions apocalyptiques qu’il juge, avec d’autres chercheurs comme Kari Norgaard, démobilisatrices. Il préconise à l’inverse de focaliser l’attention sur les conséquences concrètes du dérèglement et d’aborder la question sous un angle familier des interlocuteurs visés, par exemple par celui de la santé publique. Enfin, il s’agit d’éviter à tout prix une remise en cause frontale des institutions existantes et des valeurs chères aux interlocuteurs ciblés. En cela, il s’inscrit dans un courant grandissant d’universitaires, comme Jonathan Haidt et Amy Chua, inquiets des effets délétères de la polarisation idéologique de la société américaine contemporaine.

13Comme pour inciter le lecteur à ne pas se décourager, Hoffman choisit de consacrer le cinquième chapitre à des mouvements sociaux de grande ampleur qui ont connu une issue heureuse. Il retrace à grands traits l’histoire de la lutte pour la reconnaissance de la dangerosité du tabac et le combat pour l’abolition de l’esclavage. Il appelle les lecteurs de bonne volonté à fonder leur optimisme sur le souvenir de ces réussites passées.

14À y regarder de plus près, ces parallèles peuvent s’avérer démoralisants tant la nature du défi climatique s’en distingue par des aspects importants. Comme l’ont très bien montré Stephen Gardiner et Dale Jamieson, l’éloignement spatial et temporel entre les causes et les effets nourrit l’inertie contemporaine à l’égard du dérèglement climatique. Or, s’il faut attendre aussi longtemps pour obtenir des résultats, et Hoffman rappelle que ce sont des combats de longue haleine, l’humanité ne relèvera jamais le défi à temps. Les climatologues nous expliquent en effet que le dérèglement est déjà en cours et qu’il va se poursuivre, ne serait-ce que parce que les émissions d’aujourd’hui sont vouées à avoir des répercussions dans plusieurs décennies.

15Dans le sixième et ultime chapitre, l’auteur enjoint à nouveau le lecteur de tenir compte de l’identité culturelle de chacun et de prêter davantage attention à la majorité peu informée et peu concernée qu’aux minorités militantes dont les chercheurs en psychologie sociale nous disent qu’elles n’ont que très peu de chance d’évoluer.

16Il appelle aussi malicieusement à suivre le conseil de Rahm Emanuel selon lequel il ne faut jamais gâcher une bonne crise. Il convient en effet d’exploiter médiatiquement les catastrophes climatiques tout en en soulignant le coût exorbitant. Ce passage très court aurait mérité un plus long développement car il paraît plus prometteur et pragmatique que ses appels à un mode de discussion inclusif et non-polarisant. On se souvient par exemple que les questions énergétiques sont devenues un sujet politique seulement à partir du choc pétrolier de 1973. Avant ce bref épisode malthusien, les mises en garde des environnementalistes n’avaient reçu que peu d’écho dans l’arène politique.

17Cet ouvrage a deux vertus principales. La première est de permettre au lecteur cultivé mais peu au fait du débat politique autour du dérèglement d’y entrer de manière aisée en se familiarisant avec une somme de recherche très riche. Le lecteur comprendra très vite qu’il ne s’agit absolument pas d’un problème d’accès à l’information dans un marché libre des idées.

18La seconde vertu de l’ouvrage est beaucoup plus paradoxale : à son corps défendant, Hoffman, qui veut entretenir l’espoir, laisse entrevoir la fragilité de sa démarche et le caractère inextricable de cette gigantesque externalité négative. L’impuissance des figures conservatrices de bonne volonté conjuguée aux spécificités du défi climatique militent en faveur du scénario pessimiste que Hoffman s’évertue à empêcher. Le lecteur, qu’il souscrive ou non à la démarche de l’auteur, en sortira convaincu de l’immensité écrasante de la tâche.

19Jean-Daniel Collomb

The United States and Genocide. (Re) Defining the Relationship, Jeffrey S. Bachman, Routledge, London and New York, 2018, 209 p., Index, Bibliographie

20Le présent ouvrage de Jeffrey Bachman, enseignant-chercheur à American University, à Washington, relance le débat académique sur une question relativement peu étudiée : celle du rôle des États-Unis dans la perpétration et la prévention des violences de masse et plus spécifiquement des génocides. Très critique à l’égard des autorités américaines, l’ouvrage est néanmoins solidement argumenté et, au final, assez convaincant. La thèse centrale développée par l’auteur est que la littérature scientifique sur le sujet ne met pas assez en exergue la responsabilité directe ou indirecte des États-Unis dans la perpétration de nombreux massacres génocidaires de la seconde moitié du 20e siècle.

21L’ouvrage est organisé en huit parties. La première et la dernière tiennent le rôle d’introduction et de conclusion, la deuxième et la troisième proposent un cadrage conceptuel, et les quatrième, cinquième, sixième, septième étudient des cas de violences de masse impliquant les États-Unis.

22L’auteur propose tout d’abord une analyse critique poussée des définitions existantes du concept de génocide et en premier lieu de la définition de 1948 de la Convention de l’ONU pour la prévention et la répression du crime de génocide. Partisan d’une définition ouverte et inclusive, parfois quelque peu « maximaliste », il considère qu’elle devrait pouvoir s’appliquer aux massacres de groupes politiques ou sociaux (alors que la définition de 1948 stipule qu’un génocide est la tentative de destruction – tout ou en partie – d’un groupe national, ethnique, racial ou religieux) et aux actes visant l’élimination ciblée de la culture d’un groupe (souvent conceptualisés sous le terme de génocide culturel). De même, et de manière sans doute encore moins consensuelle, Jeffrey Bachman estime que les populations civiles mais également, potentiellement, les soldats en armes, peuvent être victimes du crime de génocide (p. 25). D’ailleurs, l’étude insiste sur le potentiel génocidaire de certaines guerres d’agression, notamment celles qui impliquent des « bombardements stratégiques » et l’utilisation de l’arme atomique (p. 38). Sur la question, cruciale, de l’intention génocidaire des bourreaux, qui doit impérativement être établie pour que des violences de masse soient considérées comme génocides, l’auteur est là encore partisan d’une interprétation large et ouverte du concept d’intentionnalité. Il estime qu’un génocide peut être perpétré dans l’unique but d’éliminer un groupe rejeté, mais également à des fins politiques, économiques ou sociales, et considère enfin qu’un génocide peut être « indirect » (c’est-à-dire tenter d’éliminer un groupe sans en massacrer les membres mais en cherchant à les affaiblir, notamment économiquement, afin qu’ils disparaissent). Cette approche définitionnelle globale, critiquable car particulièrement inclusive, mais basée sur une argumentation solide, diffère de celle de certains auteurs, comme William Schabbas ou Irving Horowitz par exemple – que l’auteur utilise abondamment par ailleurs –, mais apparaît relativement proche de celles d’autres chercheurs, comme Martin Shaw ou, par certains aspects, Israel Charny.

23L’ouvrage insiste ensuite spécifiquement sur la question des génocides culturels, en la mettant en lien avec l’expérience américaine. Il montre que si la notion de génocide culturel n’a pas été incluse à la Convention de 1948, c’est en particulier du fait de l’opposition des États-Unis, visiblement par crainte qu’elle ne s’applique à certains États signataires, en premier lieu desquels eux-mêmes. L’auteur étaye son propos en utilisant des travaux de chercheurs comme Ward Churchill ou Beth Van Schaack mais également en citant des négociateurs non-américains de la Convention de 1948 dont l’un d’entre eux s’interrogeait sur la bonne foi de ses homologues américains, insistant sur le fait que les Indiens d’Amérique du nord ont pratiquement cessé d’exister en tant que tels aux États-Unis (p. 69). Le fait, avéré, que les populations amérindiennes aient été en grande partie éliminées, parfois physiquement (et parfois, au moins en partie, du fait de massacres, comme dans le cas des Indiens de Californie du nord, récemment étudié par l’historien Benjamin Madley [1]), parfois plutôt du fait des atteintes graves portées à leur culture, et souvent du fait de l’association des deux phénomènes, est ici largement traité. L’accent est également mis sur le fait que les États-Unis, contrairement au Canada par exemple, n’ont jamais reconnu la responsabilité de l’État dans les crimes commis contre les Amérindiens, par celui-ci ou en son nom (p. 71).

24L’auteur examine ensuite, dans les quatre parties suivantes, le rôle de Washington dans certains épisodes de violences de masse de la seconde moitié du 20e siècle. Il traite en particulier des violences commises en Indonésie au milieu des années 1960 contre les communistes, au Bangladesh au début des années 1970 en particulier contre les Hindous et les Bengalis, au Guatemala entre 1979 et 1983 contre les Mayas, en Irak essentiellement dans la seconde moitié des années 1980 contre les Kurdes, et au Vietnam durant les années 1960 et 1970. L’objectif de ces études de cas est double : montrer qu’il s’agit bien, selon les définitions établies dans les premières sections de l’ouvrage, de génocides, puis établir précisément la responsabilité américaine dans ces violences. Dans chacun des cas, l’auteur parvient à la conclusion que, selon lui, il s’est bien agi de campagnes génocidaires. De même, dans chacun des cas, l’étude établit des responsabilités claires et souvent considérables de l’État américain. La première responsabilité des autorités de Washington est de ne jamais avoir cherché à empêcher les massacres dont il est question – tandis que la Convention de 1948 de l’ONU enjoint les pays signataires à le faire [2]. Mais, au-delà de la prévention, il s’avère qu’on peut même souvent parler de complicité des États-Unis, comme dans le cas patent de l’Indonésie où ces derniers vont jusqu’à fournir des armes aux autorités militaires du pays avant et durant les massacres, ainsi qu’une liste de noms de 5 000 communistes qui sera utilisée pour pourchasser les victimes (p. 91). De même s’agissant du génocide des Kurdes d’Irak par le régime de Saddam Hussein : les États-Unis ont soutenu matériellement et diplomatiquement ce régime pendant les massacres, en étant parfaitement au courant de l’intention génocidaire des autorités de Bagdad (p. 123 et p. 132 notamment). Ils ont également fourni des agents chimiques à l’Irak, qui l’utilisa pour fabriquer des armes chimiques (p. 145). Dans un autre domaine, la partie de l’ouvrage traitant de l’Irak s’interroge également sur les sanctions américaines des années 1990 et sur le fait que, selon les spécialistes, elles ont contribué à affaiblir et tuer des centaines de milliers de civils irakiens. Enfin, les violences commises par l’armée américaine contre les populations civiles pendant la guerre du Vietnam viennent conclure cette série d’études de cas. L’auteur montre que cette guerre américaine, qu’il définit comme une guerre d’agression, a généré la mort de centaines de milliers de Vietnamiens, dont un nombre considérable d’entre eux ont été massacrés avec une intention génocidaire (p. 161 notamment), par le feu des armes, du fait de bombardements ou par des attaques chimiques.

25Si la charge est globalement sans appel, l’auteur nuance néanmoins parfois le propos. Dans les derniers cas traités, des sanctions américaines en Irak et du Vietnam, il conclut que les violences de masse en question constituent selon lui des génocides, mais il insiste sur le fait que de nombreux spécialistes pensent le contraire notamment parce que l’intention génocidaire ne peut être établie sans équivoque. Il montre également que dans d’autres cas, comme pour les massacres d’Hindous et de Bengalis au Bangladesh, ou de Mayas au Guatemala, certains pans de l’Exécutif américain s’opposent à la politique dominante qui mêle soutien au pouvoir qui commet les forfaits et non-réaction à ces derniers. Toutefois, on l’a vu, l’étude demeure très critique à l’égard des États-Unis et de leur rôle dans l’ensemble de ces épisodes de violences. Elle est aussi très critique à l’égard des observateurs et acteurs internationaux, chercheurs inclus, trop souvent suivistes ou « légitimistes », et enclins à minimiser, sciemment ou non, le rôle de Washington dans les massacres du demi-siècle écoulé, participant à établir une réelle impunité autour des agissements américains dans ce domaine (p. 187-193).

26The United States and Genocide. (Re)defining the Relationship est un ouvrage important. Il relance un débat ouvert, mais peut-être également trop tôt refermé, par l’ouvrage majeur de Samantha Power, A Problem from Hell[3], traitant de la manière dont la superpuissance américaine réagit aux violences de masse. Il a par ailleurs le grand mérite de s’appuyer avec pertinence et sérieux sur des études de cas relativement peu traitées. Ses conclusions sont parfois sujettes à controverses mais aussi souvent très convaincantes : l’étude lève tout doute sur la responsabilité des États-Unis dans nombre d’épisodes génocidaires de la seconde moitié du 20e siècle, tout en mettant en lumière la complexité et le caractère divers de cette responsabilité. Dans le même temps, quelques problèmes se posent. Déjà, sur le plan méthodologique, l’enchainement des études de cas interroge parfois : elles ne sont pas étudiées suivant un ordre logique (ou chronologique) établi et ne sont pas vraiment reliées entre elles. Par ailleurs, le choix des épisodes traités peut sembler arbitraire. Le destin des Amérindiens est – à juste titre – largement étudié dans la troisième partie de l’ouvrage, tandis que celui des Africains-Américains, pourtant victimes d’un génocide culturel selon de nombreux spécialistes, ne l’est pas du tout. Le Vietnam (par ailleurs déjà abondamment étudié par la recherche académique) occupe une place importante tandis que les violences commises pendant la guerre de Corée sont à peine évoquées. De même pour les bombardements nucléaires sur Hiroshima et Nagasaki en 1945, dont la dimension génocidaire a pourtant été établie par certains chercheurs. Enfin, on peut s’interroger sur le caractère très critique, et parfois frontalement critique, de l’ouvrage à l’égard de la recherche existante et en particulier de l’étude de Samantha Power, A Problem from Hell. Si le constat suivant lequel ce dernier ouvrage tend à traiter seulement à la marge des responsabilités américaines dans les génocides du 20e siècle est en partie valide, il semble surtout que son objectif diffère de celui de The United States and Genocide. Le premier traite essentiellement (bien que pas uniquement) des trois grands génocides du 20e siècle, celui des Arméniens en 1915-1917, des Juifs durant la Seconde Guerre mondiale et des Tutsi au Rwanda en 1994. Le second porte uniquement ou presque sur d’autres massacres, tous de la seconde moitié du 20e siècle, opérés dans un contexte de guerre froide et pas toujours considérés comme des génocides par l’historiographie et les observateurs. Ainsi, les deux ouvrages ne doivent pas être mis en opposition mais apparaissent plutôt comme complémentaires.

27Julien Zarifian

La fin du rêve américain ?, Lauric Henneton, Paris, Odile Jacob, 2017, 303 p. avec notes et index

28Y a-t-il encore quelque chose de nouveau à dire sur « le rêve américain » ? Est-il possible de définir concrètement une figure idéologique apparemment aussi vague, ou aussi idéaliste, sans tomber dans le schéma et le cliché ? Même si le titre de l’ouvrage peut soulever initialement un doute de ce point de vue, l’auteur, spécialiste de l’histoire américaine, s’est efforcé, par une succession d’analyses sociohistoriques remontant jusqu’à la période coloniale, d’aller toujours vers le concret. En six chapitres et un épilogue il dégage plusieurs variantes ou acceptions du « rêve » qui ont pu, au cours de l’histoire, habiter ou mobiliser un grand nombre de citoyens. La recherche révèle que les discours et visions d’un avenir rêvé se trouvent souvent en tension dialectique avec leurs envers, les discours et visions de cauchemar, de repoussoir (Antéchrist ou bouc émissaire), de nostalgie et d’angoisse face à un déclin redouté. L’auteur se donne pour tâche d’examiner les contextes sociaux et politiques concrets qui favorisent des discours d’espoir ou de peur.

29L’étude de la période coloniale (ch. 1) révèle que très tôt, et en dépit d’une obsession récurrente du déclin, une première figure du « rêve » surgit sous la forme du « pays de liberté » : non seulement la liberté de culte mais aussi celle d’entreprendre. Le discours de Benjamin Franklin sur l’esprit d’entreprise et d’industrie sonne comme une variante de l’éthique protestante du travail. Cette vision conjuguée à la « façon providentielle d’envisager l’histoire » qui caractérise bon nombre de discours politiques ou politico-religieux de la période coloniale, engendrera plus tard des discours messianiques de justification de l’expansion territoriale. Le chapitre 2, en rendant compte des premières générations de nativistes ou anti-immigrés au 19e siècle, souligne la dimension ethnocentrique et racialiste également à l’œuvre dans la « Destinée Manifeste » parmi d’autres discours du leadership mondial étatsunien comme mission guidée par la divine providence.

30Le livre prend ensuite une tournure plus contemporaine en examinant, au chapitre 3, les discours du « déclin de l’Amérique » – déclin auquel l’administration Obama a été accusée d’avoir fortement contribué par une ample gamme de Républicains. L’auteur lui oppose un autre discours qui souligne que le déclin est d’abord intérieur : voir l’état des infrastructures, de l’environnement, voir la croissante polarisation socio-économique. Il y a plus d’une façon de dénoncer un ordre politique confisqué par une élite et nécessitant un profond renouvellement. Qu’il y ait des réponses de gauche comme de droite n’échappe pas à l’auteur. Cependant c’est le pôle de droite qui devient le point focal du livre et donne tout son sens au titre. La version particulière du rêve américain qui l’intéresse particulièrement est celle qui, dans les discours de Trump, apparaît comme un rêve trahi ou abandonné qu’il s’agit de ressusciter par des actions « fortes ».

31À quoi rêve donc la « base » de Trump ? La question sera abordée sous différents angles. L’auteur consacre un chapitre entier à l’« hispanisation » perçue comme un « spectre ». Il montre sans difficulté que les conceptions de Trump à propos des Mexicains « envahissants » – ou sous une forme plus « savante » celles de Samuel Huntington – sont en contradiction complète avec les tendances démographiques réelles en ce qui concerne les flux migratoires en provenance du Mexique depuis quelques années. S’il n’y a donc pas d’« invasion » probable, il y a néanmoins des projections démographiques réalistes qui nourrissent un autre « spectre » politique, à savoir que, d’ici quelques décennies, la population ne sera plus à majorité blanche. Le « raidissement identitaire » qui en résulte (p. 119) est peut-être comme l’écrit l’auteur « celui de la population qui se sent marginalisée, étrangère dans son propre pays », mais ce sentiment-là n’aurait pas autant d’échos sans les entrepreneurs politiques et les journalistes d’une droite extrême qui agitent la peur du « remplacement ». De toute manière, comme l’auteur le démontre, la hantise des immigrés n’a pas le monopole du discours politique, il y a aussi beaucoup d’acceptation des mêmes immigrés, avec ou sans papiers, selon les lieux et les milieux sociaux qu’on interroge.

32Les Latinos seraient-ils « inassimilables » comme le prétendent ceux qui cherchent par tous les moyens à réduire leur nombre ? L’auteur démontre sans difficulté que pour les Hispaniques comme pour toutes les autres catégories d’immigrés, l’assimilation fait son œuvre générationnelle. Ladite « communauté » hispanique est d’une telle diversité sociologique qu’il serait étonnant de la voir se constituer en bloc unifié irréductible. Certes, les Latinos qui votent, penchent massivement du côté des Démocrates, avec des exceptions minoritaires mais non négligeables – même à l’époque de Trump ! – puisqu’il existe des vrais conservateurs latinos, souvent plus aisés que les autres et souvent évangélistes.

33« La fin de l’Amérique chrétienne ? » (ch. 5) fournit quelques indices permettant de comprendre comment la droite chrétienne autoritaire trouve des affinités avec un président étranger à toute recherche de spiritualité religieuse ou éthique. Le « spectre de l’islamisation » est sans aucun doute un vecteur de convergence. Face à cette dimension inquiétante de l’expérience Trump, l’auteur montre, enquêtes à l’appui, une population musulmane beaucoup plus « intégrée » qu’on ne le dit, pourvu qu’on leur en donne la possibilité. Parallèlement, un autre « spectre », celui de la sécularisation, tendance réelle et mesurable, est en progression, en partie sous la forme d’une désaffiliation par rapport aux églises, ce qui ne signifie pas toujours un déclin de la religiosité.

34Un dernier chapitre, le plus long, porte sur les banlieues résidentielles en tant que « laboratoires du rêve américain ». C’est une contribution utile à l’analyse d’un enjeu électoral majeur. Il est impossible de résumer en quelques mots cette synthèse très documentée sur le thème de la densité démographique comme variable-clé des élections à venir, mais retenons la question des exurbs, ou zones résidentielles comparables aux suburbs mais situées plus loin des grandes métropoles. Selon des études citées, la plus faible densité démographique de ces zones est corrélée à des formes de conservatisme qui se laissent parfois entraîner dernièrement vers des extrêmes d’intolérance. Des cas analogues, ou du moins comparables, en France attirent aussi l’attention de l’auteur.

35Toute la partie contemporaine du livre déborde de données empiriques, souvent issues d’enquêtes d’opinion ou d’études socio-démographiques. L’ensemble est clairement argumenté mais le « rêve américain » est sans doute aujourd’hui trop fragmenté et polarisé pour en tirer des conclusions significatives. L’expérience californienne mise en exergue dans l’épilogue sert plutôt à poser une question : si le plus grand des 50 états incarne une opposition multidimensionnelle aux projets de Trump, peut-on imaginer la Californie en contre-modèle ? L’idée mérite examen, même si d’autres vecteurs et modalités d’opposition sont observables ailleurs et même au cœur de certaines régions supposées conquises par Trump.

36James Cohen

Notes

  • [1]
    Benjamin Madley, An American Genocide : The United States and the California Indian Catastrophe, 1846-1873, Yale University Press, New Haven, 2016.
  • [2]
    À cet égard, il est important de noter que les États-Unis ont été parmi les États signataires du texte en 1948 mais ont ensuite mis quarante ans pour le ratifier au Sénat…
  • [3]
    Samantha Power, A Problem from Hell. America and the Age of Genocide, Basic Books, New York, 2002.
Cette rubrique est réalisée sous la direction d’
Alix Meyer
(Université de Bourgogne)
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 07/02/2019
https://doi.org/10.3917/polam.032.0229
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