CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Depuis plus de trois ans, Black Lives Matter s’est constitué comme un vaste mouvement social cherchant à révéler et à démanteler ce que ses militants considèrent être la violence institutionnelle dirigée contre les minorités raciales aux États-Unis. L’acquittement contesté en juillet 2013 du vigile George Zimmerman dans la mort du jeune Africain-Américain Trayvon Martin fut à l’origine de la formule #BlackLivesMatter, d’abord lancée sur les réseaux sociaux Facebook et Twitter. Bien qu’il ne se limite pas à la question de la « brutalité policière », le mouvement s’est développé et structuré à mesure que grandissait l’indignation provoquée par la révélation de la mort de centaines d’Africains-Américains sans armes tués par la police.

2Le mouvement Black Lives Matter présente donc un paradoxe historique : comment comprendre que ce soit pendant le mandat de Barack Obama, le premier président africain-américain, que le plus vaste mouvement social depuis le Mouvement pour les droits civiques des années 1950 et 1960 soulève la communauté noire aux États-Unis ?

3Dès son origine, le mouvement Black Lives Matter s’est pensé et construit comme un réseau horizontal d’organisations militantes locales travaillant dans les communautés de couleur. Bien que des leaders aient émergé à la tête du mouvement, sa structure décentralisée facilite la multiplication de voix nouvelles et dissidentes, notamment par l’utilisation des réseaux sociaux et des mobilisations collectives. Alors que les militants du mouvement Occupy avaient mis les inégalités économiques au cœur de la mobilisation, ceux de Black Lives Matter offrent un éclairage plus large sur la crise multiforme qui selon eux gangrène la société américaine [2]. Cet article montrera ainsi comment le mouvement Black Lives Matter a créé des langages, des pratiques et des espaces nouveaux pour dénoncer ces problèmes et proposer des solutions.

4Dans ses constats et ses objectifs comme dans sa structure et son déploiement, Black Lives Matter, s’est volontairement pensé et organisé en mouvement intersectionnel [3]. Ce terme doit s’entendre ici à un double niveau. D’une part, en croisant des analyses en termes de race, d’ethnicité, de classe, de genre, de sexualité et de nationalité, Black Lives Matter cherche à circonscrire une structure de domination caractérisée par l’intersection de diverses formes d’oppression se renforçant mutuellement. D’autre part, pour combattre cette structure de domination, le mouvement tente de mettre en relation, sans hiérarchie, de multiples initiatives de mobilisation politique locale.

5Comme tout mouvement à prétention intersectionnelle, Black Lives Matter se heurte en pratique à des enjeux stratégiques essentiels concernant les luttes à mener en priorité. Les questions de police et de justice concernant au premier chef la figure du jeune homme noir constituent la base des revendications politiques du mouvement. Néanmoins, la mise en avant d’autres figures traditionnellement marginales ou invisibles (femmes, queers) révèlent l’hétérogénéité des acteurs du mouvement aussi bien que les tensions d’âge et de classe qui le traversent.

6Fondé sur un corpus de documents récents produits par les leaders et les organisations du mouvement, la presse américaine et le milieu académique, le travail de synthèse présenté ici doit permettre d’ouvrir des pistes pour une analyse empirique et interdisciplinaire du mouvement Black Lives Matter. Dans un premier temps, cet article analysera la multiplicité des origines historiques et sociologiques du mouvement. Dans un second temps, l’étude de Black Lives Matter comme organisation, comme coalition et comme mouvement mettra en lumière les mécanismes pluriels de son développement. Enfin, il s’agira de comprendre en quoi les objectifs du mouvement révèlent des lignes de fracture à l’intérieur de la communauté africaine-américaine, redéfinissant la stratégie traditionnelle de ses organisations politiques établies.

Black Lives Matter : une intersection de causes multiples

7Dans le contexte du tournant des années 2010, l’émergence et la structuration du mouvement Black Lives Matter résultent d’une intersection de causes multiples et anciennes se renforçant mutuellement dans leurs conséquences sociales, économiques et politiques [4].

8L’émergence de Black Lives Matter est directement liée à la répétition et à la médiatisation de faits divers révélant l’ampleur de la « brutalité policière » (police brutality) à l’égard des hommes et femmes de couleur aux États-Unis [5]. Ce phénomène est pourtant ancien : depuis l’esclavage, la violence des forces de l’ordre a constitué un trait structurant l’histoire africaine-américaine [6]. Depuis 2012, le phénomène a néanmoins gagné une visibilité jusque-là inouïe à cause de la révélation d’enregistrements vidéo présentant crûment la mise à mort de personnes non armées. En conséquence, la principale revendication du mouvement s’énonce ainsi : « Stop killing us » [7].

9Black Lives Matter débuta en juillet 2013 à la suite de l’acquittement de George Zimmerman pour la mort de Trayvon Martin à Sanford en Floride, le 26 février 2012 [8]. Le scandale causé par le verdict et les insinuations posthumes faisant de Martin le responsable de sa propre mort furent si intenses que Barack Obama dut se résoudre à prendre publiquement la parole, affirmant que Martin aurait pu être son fils, ou bien lui-même [9]. Cette condamnation indirecte du verdict ne permit pas d’apaiser celles et ceux qui considéraient que Martin avait été « exécuté » à cause de la suspicion causée par la présence de son corps noir habillé d’un sweat à capuche (hoodie) dans une résidence surveillée [10].

10À la suite du verdict, de nombreuses organisations de défense des droits civiques furent créées ou mobilisées afin de dénoncer la criminalisation des jeunes Africains-Américains. The Dream Defenders en Floride, The Million Hoodies Movement à Washington, D.C., The Black Youth Project (BYP100) à Chicago, furent quelques-unes de ces initiatives. Quant au cri de ralliement « Black Lives Matter », il fut lancé sur internet par trois militantes associatives, Alicia Garza, Patrisse Cullors et Opal Tometi, affirmant : « Our Lives Matter, Black Lives Matter » [11].

11Le mouvement gagna en importance à la suite d’autres morts d’Africains-Américains causées par la police. En particulier, la mort de Michael Brown à Ferguson (août 2014) et celle de Freddie Gray à Baltimore (avril 2015) débouchèrent sur des soulèvements massifs dans ces deux villes, les plus importants depuis l’acquittement en 1992 des policiers impliqués dans le tabassage filmé de l’automobiliste noir Rodney King à Los Angeles. Les morts d’Eric Garner à New York (2014), de Laquan McDonald à Chicago (2014), de Tamir Rice à Cleveland (2014), d’Eric Harris à Tulsa (2015), de Walter Scott à Charleston (2015), de Philando Castile à Minneapolis-St. Paul (2016) et de beaucoup d’autres au cours d’interactions avec les forces de police furent qualifiée de « mises à mort extra-légales » (extralegal killings), voire de « lynchages » cherchant à terroriser les quartiers populaires noirs pour les garder « à leur place » [12].

12Le mouvement s’est ainsi d’abord fait connaître en révélant l’ampleur des violences policière à l’encontre des Africains-Américains. Les chiffres concernant les morts causées par les forces de police n’étant pas précisément tenus par les services gouvernementaux américains (Bureau of Justice Statistics et FBI notamment), des associations comme KilledByPolice.net, FatalEncounters.org, MappingPoliceViolence.org, rejointes par des médias nationaux ou étrangers comme le Washington Post et le Guardian, ont lancé ce type de comptages reposant essentiellement sur la collecte (imprécise et sous-évaluée) des informations parues dans la presse locale (voir la carte ci-dessous) [13].

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13Le mouvement a également permis de mettre en évidence l’impunité relative des agents de police pour ces morts. La jurisprudence américaine tolère en effet une grande liberté d’appréciation dans la nécessité du recours à la force en cas de danger pressenti. Malgré une augmentation récente due à l’actualité, les mises en examen et encore davantage les condamnations de policiers impliqués dans la mort d’un individu sont extrêmement rares [14]. Par ailleurs, les Police Departments et les mairies assument régulièrement la charge des frais financiers colossaux entraînés par ces affaires. Entre 2004 et 2015, la ville de Chicago a ainsi dépensé plus d’un demi-milliard de dollars en dédommagements aux victimes et leurs familles pour éviter la tenue de procès, y compris pour actes de torture [15]. L’une des tactiques de Black Lives Matter cherche donc à faire révoquer les procureurs réticents à engager des poursuites à l’encontre des policiers suspectés, parfois avec succès comme à Chicago et Cleveland en 2016 [16].

14Cette quasi absence de sanction a cautionné ces dernières années la militarisation rapide des forces de police aux États-Unis, réutilisant tactiques (déploiement massif, forces spéciales, tireurs d’élite, etc.) et matériel (véhicules blindés, fusils d’assaut, uniformes de combat, etc.) notamment utilisés dans les guerres d’Irak et d’Afghanistan. Appliquées depuis les années 1960 pour contenir les soulèvements des ghettos noirs, ces mesures transforment les forces de police en « armée d’occupation » cherchant à « tenir » un territoire ennemi [17]. Une situation qui explique que nombre de policiers noirs puissent eux-mêmes participer aux violences dénoncées par Black Lives Matter.

15Pour les militants de Black Lives Matter, cette politique répressive a permis la croissance de l’État pénal américain, dénoncé sous le concept d’« incarcération de masse » [18]. Depuis les années 1970, cette politique notamment stimulée par la « guerre aux drogues » lancée par Richard Nixon et poursuivie par Ronald Reagan et William Clinton s’est traduite par une augmentation sans précédent des arrestations, des condamnations et de la durée des peines [19]. En trente ans, la population carcérale du pays a été multipliée par plus de quatre (500 000 détenus en 1980 ; 2,2 millions en 2012) – un état de fait affectant de façon disproportionnée les Africains-Américains qui représentent près de 40 % des détenus du pays. Aujourd’hui, un homme noir sur trois a été, est ou sera mis en prison dans sa vie. Inversement, les profits financiers générés par les acteurs souvent privés du « complexe carcéro-industriel » (emplois et salaires, placements et dividendes, etc.) sont analysés comme une facette centrale de l’État néolibéral à l’ère post-industrielle [20].

16Des dizaines de milliers de personnes retournées à la vie civile après une peine de prison se voient déchues de certains de leurs droits civiques comme le droit de vote, et de leur capacité à postuler à un emploi ou à un logement [21]. L’ampleur de l’incarcération de la population américaine est ainsi analysée comme une cause et une conséquence de la pauvreté persistante de nombreux quartiers populaires. Après avoir été fermement soutenue par le personnel politique, le monde médiatique et l’opinion publique depuis un demi-siècle, cette politique pénale agressive est désormais condamnée par la gauche de l’échiquier politique, comme le New York Times qui la qualifiait de « désastre » en 2014 [22].

17Ces phénomènes permettent à Black Lives Matter de pointer la reproduction et l’accroissement des inégalités de richesse aux États-Unis. Entre 1973 et 2013, le taux de chômage africain-américain a constamment été deux fois plus élevé que le taux de chômage des blancs. De même, la crise économique débutée à la fin des années 2000 a très durement touché les minorités aux États-Unis, visible notamment dans leur taux de chômage et d’expulsions [23]. La réplication depuis la fin de l’esclavage des handicaps sociaux touchant les familles noires américaines (quasi impossibilité d’accéder à la possession de la terre et au crédit) a ainsi empêché la constitution de patrimoines familiaux, notamment immobiliers. En conséquence, malgré des avancées indéniables sur le dernier demi-siècle notamment en termes de revenus, la famille médiane noire ne possède que 8 % du patrimoine de la famille médiane blanche (11 000 $ contre 140 000 $). De même, environ 25 % de la population africaine-américaine vit sous le seuil de pauvreté, ce qui concerne près de 40 % des enfants Africains-Américains, soit 4 millions de personnes [24].

18Enfin, ces phénomènes sont accentués par un processus de ségrégation spatiale intense. Depuis le Mouvement pour les droits civiques des années 1950 et 1960, la ségrégation raciale des lieux de résidence n’a jamais diminué, restant très élevée en particulier dans les zones urbaines [25]. Si dans les années 1960-1980, à la suite de l’arrêt Brown v. Board of Education (1954), les écoles publiques ont connu une période de déségrégation raciale, elles connaissent depuis la fin des années 1980 une « reségrégation » spectaculaire, favorisant l’échec scolaire de nombreux jeunes issus de milieux défavorisés « orientés » vers la prison (school-to-prison pipeline) [26]. L’une des conséquences majeures de la ségrégation raciale dans le pays est la faible interaction entre noirs et blancs, menant à une grave méconnaissance des quartiers dans lesquels de nombreux policiers blancs travaillent, renforçant en retour les problèmes de « maintien de l’ordre » dans les quartiers pauvres.

19Ensemble, ces évolutions structurelles se croisent et se renforcent mutuellement. La mort de jeunes hommes et femmes noirs par la police constitua le détonateur d’une crise profonde touchant les classes populaires africaines-américaines. Pour y faire face, le mouvement Black Lives Matter a cherché à rassembler une large coalition d’organisations s’attaquant aux divers aspects de cette crise.

Black Lives Matter : une coalition politique plurielle

20Il n’est pas aisé de caractériser la nature de Black Lives Matter. Lancé en forme de slogan en 2013, Black Lives Matter désigne d’abord un réseau composé d’une vingtaine d’antennes à travers les États-Unis [27]. Il s’agit ensuite d’une coalition d’organisations dont certaines préexistaient à la mobilisation, alors que d’autres ont été créées depuis. Enfin, Black Lives Matter peut être considéré comme un mouvement social auquel peuvent participer toutes celles et tous ceux qui pensent que la valeur des « vies noires » aux États-Unis doit être défendue par une action politique [28].

21La question de la participation au mouvement constitue donc une dimension clé dans l’appréhension des frontières de Black Lives Matter. Mises à part les antennes de Black Lives Matter proprement dites, le mouvement est constitué d’une coalition d’organisations progressistes anciennes et récentes, travaillant localement sur des questions de justice sociale. Ces organisations se répartissent sur un spectre politique étendu, travaillent sur des enjeux nationaux et internationaux et ont recours à des modes d’action différents.

22Sur ce dernier point, on trouve des partisans du community control soutenant une subversion des rapports de pouvoir au niveau local en faveur des dominés par des mots d’ordre politiques radicaux comme le Malcolm X Grassroots Movement ou les Dream Defenders[29]. D’autres organisations, comme Organization for Black Struggle ou BYP100, font du community organizing plus classique en s’inscrivant dans une tradition de démocratie « par le bas » (grassroots democracy) qui conçoit le changement social comme le résultat du contre-pouvoir exercé par les gens ordinaires face à l’establishment politique [30]. Par-delà leurs différences, chacune de ces démarches est caractérisée par une volonté d’empowerment – un terme difficile à traduire en français désignant le processus par lequel une personne ou un groupe social acquiert les moyens de renforcer sa capacité d’action [31].

23Par ailleurs, de façon classique, les rôles militants à l’intérieur des différentes organisations de Black Lives Matter semblent être clairement définis : des individus de la communauté s’organisent à la suite d’un grief collectif ; les membres les plus actifs en deviennent les leaders ; un coordinateur de l’ensemble, parfois extérieur à la communauté, endosse le rôle d’organizer[32]. C’est ce schéma qui s’est mis en place à Ferguson. Ainsi, Brittany Packnett, directrice de Teach for America St Louis et membre active de Black Lives Matter, mène un travail d’« organizer » dans le cadre de Teach for Ferguson, une organisation créée à la suite des soulèvements de 2014 [33]. Que ce soit dans leurs initiatives en faveur de la lutte contre l’incarcération de masse, de l’éducation dans les quartiers pauvres, de la réforme des politiques migratoires ou de l’arrêt des interventions militaires américaines au Moyen-Orient, ce modèle militant tend à réinscrire Black Lives Matter dans une tradition plus longue de la conflictualité sociale aux États-Unis.

24Dans le sillage des mouvements pan-africanistes de décolonisation et plus récemment du Printemps arabe, le projet de Black Lives Matter ne se limite pas aux seuls États-Unis. Ses militants dénoncent en particulier la relation structurelle entre la violence policière liée à la « guerre aux drogues » aux États-Unis et la violence militaire liée à la « guerre à la terreur » à l’étranger. D’après eux, cet état de guerre permanent commande l’inflation d’un État de contrôle impérial et raciste aux ramifications aussi bien locales que globales. Aussi, en cherchant à prendre en compte les problèmes sociaux et politiques rencontrés par les personnes de couleur dans le monde, Black Lives Matter s’attache-t-il à la constitution, encore balbutiante, d’une coalition politique internationale [34].

25Avec le community organizing comme modèle d’organisation locale et la transformation structurelle comme horizon d’action nationale et internationale, Black Lives Matter constitue un catalyseur politique pour ses participants. En s’appuyant sur une coalition d’organisations fortement ancrées localement, le mouvement s’assure des relais, des pratiques et des routines militantes éprouvées, ainsi qu’une présence médiatique large. Parallèlement, en présentant Black Lives Matter comme un mouvement politique, social et culturel, ses leaders offrent à une multitude d’actions locales une visibilité, un slogan et une direction politique globale. Ainsi, parmi les militants de base du mouvement, on retrouve des personnes déjà engagées dans des mouvements et des réseaux militants progressistes [35].

26Ces trajectoires militantes en faveur des populations marginalisées (migrants, prisonniers, personnes LGBTQ, etc.) se retrouvent chez les figures du mouvement. C’est le cas des trois fondatrices du mouvement Black Lives Matter : Opal Tometi, Alicia Garza et Patrisse Cullors. Tometi est directrice de l’organisation Black Alliance for Just Immigration. D’origine nigériane, elle a grandi dans l’Arizona où elle a validé une Licence d’histoire et un Master en communication. Au moment de la création de Black Lives Matter, elle possédait une solide expérience professionnelle dans le community organizing en tant que salariée d’une association travaillant dans le domaine des violences domestiques puis en tant que directrice de la communication de l’organisation qu’elle dirige aujourd’hui. Se présentant comme une féministe à l’engagement transnational, elle a notamment participé aux campagnes contre le retrait de la citoyenneté des citoyens dominicains d’origine haïtienne en République dominicaine. Alicia Garza avait également été organizer dans le domaine des droits des travailleurs et travailleuses domestiques en Californie avant de fonder Black Lives Matter. Elle est aujourd’hui directrice du National Domestic Workers Alliance. À ce titre, elle a reçu plusieurs distinctions professionnelles dans le domaine de l’organizing et du travail communautaire. S’identifiant comme queer, elle a de longue date été engagée dans la lutte contre les violences faites aux personnes LGBTQ. Patrisse Cullors est une artiste, également basée en Californie où elle a étudié à l’université de UCLA. Ancienne boursière Fulbright, elle a également un passé d’organizer dans la défense des droits des personnes incarcérées. Elle est aujourd’hui directrice de la Coalition to End Sheriff Violence in L.A. Jails. Comme Garza, elle s’identifie comme queer[36].

27Comme le montre l’émergence de leaders issus de catégories de populations traditionnellement marginalisés (femmes, LGBTQ), Black Lives Matter prend le parti d’une coalition fortement inclusive dont le slogan est parfois résumé sous l’expression « All Black Lives Matter » [37]. Alors que la construction d’identités collectives dans les mouvements sociaux tend traditionnellement à circonscrire la population concernée par la mobilisation à des fins de cohésion stratégique, le caractère intersectionnel de Black Lives Matter est original [38].

28D’une part, le mouvement offre une définition très large des « vies noires » en tant que personnes de couleur, associant aussi bien Africains-Américains qu’immigrés extra-européens d’Afrique, de la Caraïbe, d’Amérique latine, du Moyen-Orient ou d’Asie du sud et du sud-est. De fait, la population identifiée comme « noire » aux États-Unis s’est sensiblement transformée depuis la fin du xxe siècle avec l’arrivée de migrants en provenance d’Afrique subsaharienne ou de la Caraïbe (en particulier le Nigéria, la Jamaïque, Haïti et l’Éthiopie). Les immigrants caribéens représentent aujourd’hui près de 10 % de la population noire [39].

29D’autre part, l’insistance sur les femmes, les populations homosexuelles, transexuelles et queer accentue cette dimension inclusive de façon nouvelle dans la tradition des luttes politiques africaines-américaines. Annoncée en février 2016, la candidature d’une figure centrale du mouvement à la mairie de Baltimore, DeRay Mckesson, pourra permettre d’établir (ou pas) la possibilité pour un jeune homme noir homosexuel de se faire reconnaître comme représentant légitime du mouvement sur la scène politique institutionnelle [40]. Quoi qu’il en soit, l’absence d’imposition d’une identité collective restrictive aux personnes concernées par la mobilisation fait de Black Lives Matter un cas original d’étude de l’articulation entre cohésion interne et représentation externe d’un mouvement social.

30Dans cette perspective, la mobilisation interraciale du monde universitaire dans le mouvement Black Lives Matter est intéressante. L’année 2015 a en effet été marquée par une série d’incidents racistes entraînant la mobilisation d’étudiant.e.s blanc.he.s et noir.e.s d’abord à l’université du Missouri avant que le mouvement ne s’étende de Princeton à Claremont McKenna, Georgetown, Yale, ou Stanford. Ces mobilisations, qui s’inscrivent dans un renouvellement du militantisme étudiant depuis les mouvements Occupy, ont été galvanisés par Black Lives Matter, amenant les étudiant.e.s de plusieurs dizaines d’universités à revendiquer une plus grande diversité du corps étudiant et professoral, une réappellation de bâtiments sur le campus portant le nom d’esclavagistes notoires ou un soutien plus important de la part de la gouvernance universitaire pour créer des environnements de vie et de travail satisfaisants pour les étudiant.e.s des minorités [41].

31Le monde universitaire s’est également impliqué dans l’enseignement des enjeux historiques et sociologiques du mouvement par l’intermédiaire de l’initiative #FergusonSyllabus rassemblant des références scientifiques susceptibles d’être utilisées pour comprendre et analyser la violence raciale aux États-Unis. L’articulation entre l’université et le mouvement sont également visibles dans les efforts de réflexivité et de pédagogie des leaders du mouvement sur le sens historique et sociologique de Black Lives Matter[42].

32L’étude des prises de parole et de position des leaders du mouvement laisse ainsi apparaître un cadrage très académique. Sont évoquées des notions (intersectionnalité, racisme systémique, etc.) au départ forgés dans des espaces marginaux du monde universitaire, comme les Black Studies, les Race Studies, les Gender Studies, les LGBTQ Studies, etc. Un tel cadrage est sans doute favorisé par les profils des leaders du mouvement, représentants d’une élite souvent familière des programmes de théorie critique. Il correspond également, comme nous le verrons, à l’abandon d’un cadrage religieux favorisé dans le passé par la prééminence des Églises dans les mobilisations des africaines-américaines.

33L’étendue de la coalition et l’absence de définition identitaire restrictive n’empêchent cependant pas les leaders du mouvement Black Lives Matter de hiérarchiser leurs revendications en formulant des objectifs spécifiques.

Black Lives Matter : un projet politique structurel

34La coalition à l’origine du mouvement Black Lives Matter s’enracine dans une compréhension de l’injustice raciale comme phénomène structurel de longue durée. En cela, le mouvement récuse les conceptions psychologiques dominantes dans les champs politique, médiatique et scientifique considérant le racisme comme la conséquence de l’intention individuelle [43]. Certes, l’expression « Black Lives Matter » constitue un cri d’indignation et de ralliement cherchant à affirmer et imposer la valeur des vies noires dans l’espace public en appelant à la conscience morale de l’individu [44]. Cependant, le mouvement cherche surtout à défendre un programme politique matérialiste dans la lutte contre les inégalités raciales. Des expressions comme « The New Jim Crow » ou « From the auction block to the cell block » (du quartier des enchères au quartier pénitentiaire) témoignent d’une telle attention aux mécanismes concrets de transformation et de préservation de l’oppression raciale sur la longue durée.

35Comprenant le racisme comme un phénomène structurel ou institutionnel, c’est-à-dire comme un phénomène se reproduisant à l’intérieur des systèmes sociaux (systèmes scolaire, judiciaire, politique, économique, de santé, etc.), le mouvement s’assigne comme tâche de changer les structures du pouvoir dans la société, voire de provoquer une révolution. À côté de concepts classiques comme « racisme institutionnel » et « suprématie blanche », le mouvement a recours à des concepts plus neufs comme « racisme d’État » et « violence d’État » insistant spécifiquement sur le rôle actif de l’État dans la perpétuation de la violence raciste à l’égard des communautés de couleur [45]. De ce point de vue, les morts causées par la police ne sont pas analysées en termes de « bavures » mais comme les résultats d’une politique étatique concertée. Par ailleurs, l’élaboration du concept de « violence d’État » pour comprendre la perpétuation de la pauvreté structurelle y compris parmi les classes populaires blanches permet d’identifier des intérêts politiques communs entre Black Lives Matter et le mouvement ouvrier américain [46].

36En 2015, Darsheel Kaur, de la Ohio Student Association, et Alicia Garza le disaient en ces termes :

37

DK : C’est plus que la simple violence policière. Ça concerne les systèmes en place qui continuent de dévaluer les vies des personnes de couleur dans certains domaines, comme le complexe carcéral industriel, les systèmes économiques et alimentaires, le marché immobilier, le droit de vote. […]
AG : Je suis d’accord. La violence d’État est bien plus importante que la violence policière, même si c’est la police qui répond aux besoins de l’État [47].

38Ce point rapproche Black Lives Matter du Black Power Movement des années 1960 et 1970. Contrairement au Mouvement pour les droits civiques des années 1950 et 1960 qui considérait le recours à l’État fédéral comme le meilleur remède à l’oppression raciste, le Black Power Movement cherchait à attaquer le « racisme institutionnel » logé au cœur même des structures de l’État américain. Par l’intermédiaire de multiples mobilisations locales, le Mouvement pour les droits civiques visait avant tout le renversement des lois de ségrégation raciale dans les services à la personne, qu’ils soient publics (écoles, transports, bibliothèques, parcs, etc.) ou privés (restaurants, hôtels, cinémas, églises, etc.). En ce sens, le passage du Civil Rights Act en 1964 déclarant illégale la discrimination et la ségrégation raciales constitua l’apogée du mouvement. Au milieu des années 1960, la pauvreté persistante et les soulèvements des ghettos noirs obligea les militants du Mouvement pour les droits civiques comme Martin Luther King, sous la pression du Black Power Movement, à s’attaquer aux structures sociales de la pauvreté et du racisme. [48]

39En visant les structures du système social américain, les modalités d’action de Black Lives Matter sont à la fois symboliques et pratiques. D’une part, le mouvement cherche à perturber (to disrupt) le fonctionnement quotidien de la société pour en révolutionner le statu quo ante. Comme la télévision dans les années 1950 et 1960, l’usage des réseaux sociaux a permis une mobilisation efficace des militants et une diffusion massive de leur message, vidéos à l’appui. La perturbation comme moyen d’action directe héritée du Mouvement pour les droits civiques et des mobilisations LGBT et Occupy est un autre trait remarquable du répertoire militant de Black Lives Matter. Volontairement provocatrices, des milliers d’initiatives locales, souvent interraciales, comme les marches, les rassemblements de deuil collectifs, les die-ins et les Freedom Rides, ont, depuis 2014, cherché à subvertir le fonctionnement habituel de l’espace public en bloquant le trafic sur des routes, des voies ferrées, des ponts et des tunnels, retardant des événements sportifs, interrompant des discours politiques, occupant des centres commerciaux, encerclant des maries et des commissariats. Ces actions répondaient au mot d’ordre « Shut It Down ! » [49].

40D’autre part, le mouvement avance des propositions pratiques, notamment sur les questions de police. À la suite de la mort Michael Brown en août 2014, la coalition Ferguson Action a rendu publique une liste de demandes précises concernant l’aire métropolitaine de Saint-Louis, bientôt suivie en cela par chaque grande ville et campus du pays [50]. Ferguson Action a également établi des demandes nationales dans son programme « Our vision for a New America », directement inspiré – et reprenant par endroits mot pour mot – le programme du Black Panther Party for Self-Defense publié en 1966, dans un contexte similaire de violences policières et d’émeutes urbaines [51]. Le collectif WeTheProtesters a également publié des revendications nationales avant de lancer CampaignZero en août 2015, une plate-forme proposant des solutions à la fois précises et ambitieuses aux questions de « maintien de l’ordre » dans les quartiers populaires africains-américains. Le plan en dix points de CampaignZero inclut par exemple l’abandon des politiques de la « vitre brisée », la représentation citoyenne auprès des instances judiciaires, la limitation du recours à la force, la démilitarisation des forces de police, la mise en place d’enquêtes indépendantes en cas de violences policières, etc. Certaines de ces mesures ont été incorporées au programme démocrate pour l’élection présidentielle de 2016 [52].

41Ces types d’actions et de revendications mettent en lumière la profonde division de classe et d’âge qui traverse la communauté africaine-américaine [53]. La polarisation sociale de cette communauté scinde ses intérêts politiques entre, d’une part, des élites intégrées détenant depuis les années 1960 et 1970 pouvoir politique et ressources économiques (président des États-Unis, élus au Congrès et dans les assemblées d’État, maires, procureurs, hommes et femmes d’affaires, etc.) et, d’autre part, des classes populaires reléguées aux marges de la démocratie capitaliste américaine [54]. Les rappels à l’ordre adressés en mars 2015 aux segments les plus pauvres de la communauté africaine-américaine de sa ville par la maire noire de Baltimore, Stephanie Rawlings-Blake, usant des motifs de la rhétorique conservatrice – la « complaisance » supposée de la communauté africaine-américaine pour « les crimes des Noirs sur les Noirs » (black-on-black crime) – a pris pour beaucoup une dimension insupportable après la mort de Freddie Gray un mois plus tard, en avril 2015 [55].

42En particulier, cette tension se donne à voir dans le refus des jeunes militants de Black Lives Matter d’adopter les codes de la « politique de respectabilité » (respectability politics) [56]. Historiquement liée à la stratégie d’« élévation de la race » définie par les classes supérieures africaines-américaines à la fin du xixe siècle, la monstration de la respectabilité noire cherchait à réformer l’« immoralité » des classes populaires noires afin de prouver la dignité de toute la communauté et obtenir droits civiques et intégration sociale. En privilégiant la conversion de la psychologie blanche pour mettre fin à l’inégalité raciale, cette stratégie d’émancipation négligeait la transformation des structures sociales à l’origine de la reproduction de cette inégalité. Ce programme politique reste aujourd’hui présent dans la communauté africaine-américaine notamment à travers ses Églises, mais, défendu par des Africains-Américains désormais en position de pouvoir, il parait d’autant plus scandaleux à nombre de militants de Black Lives Matter[57].

43Barack Obama lui-même s’est fait le porte-voix de la respectabilité raciale comme tactique politique. Certes, dans son discours le plus fameux, « A More Perfect Union », le candidat Obama avait pointé la persistance structurelle de l’inégalité raciale : « Nous devons nous rappeler qu’un grand nombre des disparités qui existent aujourd’hui entre la communauté africaine-américaine et la communauté américaine dans son ensemble peuvent directement être rapportées aux inégalités reçues d’une génération plus ancienne qui a souffert sous l’héritage brutal de l’esclavage et de la ségrégation » [58]. Pourtant, une fois élu, Obama a surtout défendu une vision moralisatrice et conservatrice expliquant l’oppression noire par la responsabilité individuelle et la culture déviante des Africains-Américains eux-mêmes [59]. L’ambivalence analytique d’Obama s’est doublée d’une réticence politique à mettre en œuvre des programmes spécifiquement destinés à la communauté africaine-américaine, comme les programmes d’affirmative action, pour leur préférer des initiatives racialement neutres (colorblind), comme la réforme du système de santé, supposées unifier le pays autour de valeurs et d’idéaux « communs » [60]. Cette tactique n’a pourtant désarmé ni les accusations de favoritisme racial voire de racisme anti-blanc sur sa droite, ni celles de trahison raciale sur sa gauche [61].

44Conséquence de la critique de la politique de respectabilité, la minoration du rôle politique de l’Église dans le mouvement Black Lives Matter est sans doute la différence historique la plus notable avec le Mouvement pour les droits civiques. Traditionnellement, les mobilisations politiques de masse dans la communauté africaine-américaine ont été organisées autour des différentes dénominations protestantes noires [62]. La présence de femmes et de personnes queer à des postes à responsabilité dans le mouvement, la suspicion à l’égard du conservatisme moral de certains leaders religieux, la mobilisation de générations plus jeunes et moins croyantes, ainsi que le recours à des concepts à la fois profanes et radicaux comme intersectionnalité et racisme systémique témoignent de la marginalisation du rôle de l’Église dans la mobilisation actuelle [63].

45De ce point de vue, Black Lives Matter apparaît comme le premier mouvement politique africain-américain depuis le Black Panther Party qui ne soit pas explicitement appuyé sur le message et le réseau des Églises noires. Dans ses revendications comme dans ses modes d’action, Black Lives Matter se sépare donc des stratégies traditionnelles noires fondées sur ces centaines d’organisations religieuses, hiérarchiquement encadrées, dirigées par un leader charismatique, et jouant le jeu de la respectabilité démocratique, comme la Rainbow PUSH Coalition et le National Action Network des pasteurs Jesse Jackson et Al Sharpton [64].

46C’est donc parce que la seule race ne permet pas de souder l’ensemble de la communauté africaine-américaine autour d’objectifs politiques communs que le paradigme intersectionnel est privilégié par nombre de militants dans le mouvement. Pour autant, comme tout mouvement à l’ambition intersectionnelle, Black Lives Matter se heurte au dilemme de la hiérarchisation de ses objectifs politiques. Placer les « marges au centre » selon l’exhortation du black feminism des années 1970 et 1980 en mettant au cœur de la protestation les femmes et les personnes LGBTQ reste un défi stratégique tant sont puissants les enjeux de race, de classe et d’âge qui polarisent le mouvement.

Conclusion

47Cinquante ans après le Mouvement pour les droits civiques, Black Lives Matter témoigne de la persistance de l’inégalité raciale aux États-Unis. L’élection puis la réélection de Barack Obama n’ont pas signifié la « fin de la politique noire » comme l’annonçait le New York Times en 2008 [65]. Au contraire, l’émergence récente de mobilisations politiques de grande ampleur ont marqué un renouveau des luttes africaines-américaines concernant les questions raciales [66].

48Pendant ses deux mandats, dans le contexte d’une crise économique majeure ayant sévèrement affecté les communautés de couleur aux États-Unis, Barack Obama a tenté de s’attaquer à la question des inégalités raciales par des politiques racialement neutres comme la réforme de l’assurance-maladie (healthcare), la revalorisation des heures supplémentaires, le débat sur le salaire minimum, la réforme du système judiciaire. Malgré les critiques justifiées visant sa prudence centriste et sa rhétorique conservatrice, l’échec relatif d’Obama à réformer la société américaine est d’abord le résultat du ressentiment d’une partie de l’électorat blanc. Ses deux élections – comme toutes les avancées raciales depuis la guerre de Sécession – ont nourri une forme de réaction raciale dynamisant entre autres la montée de l’extrême droite américaine et l’obstructionnisme systématique des élus républicains au Congrès. En ce sens, Black Lives Matter est aussi le résultat de la polarisation accrue de la scène publique américaine depuis une décennie. En définitive, ce mouvement est apparu non pas en dépit mais à cause de la présence d’un président africain-américain à la Maison blanche.

49Dans ce contexte, Black Lives Matter s’est constitué comme un mouvement porté par un « projet stratégique » global cherchant à prendre la mesure de l’intersection des multiples causes à l’origine de la persistance de l’inégalité raciale dans la société américaine [67]. Black Lives Matter se conçoit comme la formulation politique d’un problème social multiforme et ancien. En posant des constats lucides appuyés sur des faits empiriques incontestables concernant notamment la « brutalité policière » et l’« incarcération de masse », le mouvement articule des analyses renouvelées de la structure de l’inégalité raciale et des solutions pratiques pour la réforme des institutions de l’État en donnant davantage de « pouvoir » aux communautés locales. Ce type d’analyse, relativement marginal aux États-Unis, s’impose peu à peu chez les sympathisants démocrates et les Américains de moins de trente ans [68].

50Pour parvenir à ses buts politiques, la coalition Black Lives Matter tente ainsi de redéfinir la nature des luttes collectives minoritaires. D’une part, le mouvement s’appuie sur des stratégies de mobilisation hors des canaux institutionnels établis, éprouvées par les grands mouvements sociaux américains depuis plus d’un demi-siècle, comme le Mouvement pour les droits civiques, le Black Power Movement, le mouvement féministe, le mouvement gay et lesbien, Occupy Wall Street, etc. Surtout, Black Lives Matter cherche à fusionner à l’intérieur d’un mouvement pluriel des identités et des intérêts collectifs particuliers. La visibilité des positions de direction dévolues à de nombreuses femmes et personnes LGBTQ à l’intérieur du mouvement témoigne de nouvelles formes d’activisme indépendantes des formes traditionnelles de mobilisation dans la communauté africaine-américaine.

51La pluralité des projets politiques dans le mouvement pose la question de sa cohésion et de sa représentation sur la longue durée, un problème inhérent à tout mouvement se définissant comme intersectionnel. L’enjeu pour Black Lives Matter est donc bien de construire chez ses militants et sympathisants un « sujet collectif de représentation » capable de reconnaître ses intérêts dans une multiplicité de luttes circonscrites et parfois contradictoires mais connectées entre elles [69]. À cet égard, l’alliance historiquement problématique entre classes populaires noires et classes populaires blanches dans la mobilisation syndicale et politique ne constitue pas le moindre des défis de Black Lives Matter.

52Le mot d’ordre « All Lives Matter » promu par les opposants du mouvement cherche précisément à rigidifier les tensions raciales en réfutant la spécificité et la centralité de l’oppression noire. Pourtant, toutes les vies (y compris blanches) n’auront de valeur que si, au premier chef, dans le contexte social existant aujourd’hui aux États-Unis, les vies noires en ont. Dans la même logique, en concentrant son action sur la lutte contre la brutalité du système judiciaire à l’encontre des minorités raciales – dont on sait que les hommes noirs en sont les principales victimes – Black Lives Matter privilégie une lutte à la fois spécifique et centrale afin de les faire avancer toutes et atteindre son objectif principal : redéfinir les contours de la démocratie américaine et internationale.

Notes

  • [1]
    Les auteurs tiennent à remercier les évaluateurs de la revue ainsi que Sébastien Chauvin pour leurs remarques et conseils avisés sur des versions précédentes de l’article.
  • [2]
    Calhoun, 2013 ; Gitlin, 2012, 2013.
  • [3]
    Sur la notion d’intersectionnalité, voir, en français, Crenshaw, 2005 ; Chauvin et Jaunait, 2012 ; Bereni, Chauvin, Jaunait, Revillard, 2012 ; Jaunait et Chauvin, 2013 ; Fassin, 2015.
  • [4]
    Voir De Jong, 2010 ; Taylor, 2016. Pour une vue synthétique, en français, voir Bonnet et Théry, 2014. Voir aussi Coates, 2015.
  • [5]
    Sur les violences policières à l’égard des femmes et le mouvement « Say Her Name », voir Chatelain et Asoka, 2015.
  • [6]
    Voir par exemple, Hadden, 2001 ; Muhammad, 2010 ; Gray et al. (éd.), 2014.
  • [7]
    Elzie, 2015.
  • [8]
    Sur l’affaire Trayvon Martin, voir Smith, 2014.
  • [9]
    Voir Obama, 2013b.
  • [10]
    Voir Harris-Perry, 2012.
  • [11]
    Voir Garza, 2014 ; Cullors, 2015 ; Ruffin, n.d. [2015] ; De La Cruz, 2015.
  • [12]
    Voir Kelley, 2014 ; Wilkerson, 2014 ; Hill, 2016.
  • [13]
    Voir Malcolm X Grassroots Movement, 2013 ; Mapping Police Violence, 2014 ; The Washington Post, 2015 ; The Guardian, 2015 ; McCarthy, 2015. Voir aussi des journaux locaux comme la section « Deadly Force » du Las Vegas Review Journal, http://www.reviewjournal.com/news/deadly-force/map.
  • [14]
    Voir Kindy et Kimbriell, 2016. Entre 2005 et 2014, les auteures estiment à cinq en moyenne par an (moins de 1 % des cas) les policiers mis en examen pour des tirs ayant entraîné la mort.
  • [15]
    Davey et Williams, 2015 ; Davey et Eihorn, 2007 ; Spielman, 2016.
  • [16]
    The New York Times Editorial Board, 2016.
  • [17]
    Balko, 2013 ; Keller et Simon, 2015. Des rapports officiels sont disponibles sur Cleveland, Ferguson et Chicago : U.S. Department of Justice, 2014, 2015 ; Police Accountability Task Force, 2016.
  • [18]
    Alexander, 2010 ; Thompson, 2010 ; National Research Council, 2014 ; Gottschalk, 2015 ; Hernandez, Thompson et Muhammad, 2015 ; Muller, 2015 ; Quigley, 2015 ; Hinton, 2016.
  • [19]
    Voir Cullors, 2015.
  • [20]
    Voir Gilmore, 2007 ; Wacquant, 2011.
  • [21]
    Voir Manza et Uggen, 2008 ; Wood et Bloom, 2008 ; Wood, 2009.
  • [22]
    The New York Times Editorial Board, 2014.
  • [23]
    Voir Desmond, 2016.
  • [24]
    Sur la longue histoire de l’inégalité raciale aux États-Unis, voir Pinkney, 1984 ; Wacquant, 2006 ; King et Smith, 2011 ; Wilson, 2012 ; Sugrue, 2013 ; Shapiro et al., 2013 ; Coates, 2014 ; Pew Research Center, 2016.
  • [25]
    Voir Massey et Denton, 1992.
  • [26]
    Voir Clotfelter, 2004 ; Logan et al., 2012 ; Fiel, 2013 ; Hannah-Jones, 2014.
  • [27]
    Voir la liste complète sur http://blacklivesmatter.com/find-chapters/ (consulté en août 2015).
  • [28]
    Fletcher, 2015.
  • [29]
    Talpin, 2016 ; Célestine, 2016.
  • [30]
    Un programme qui fut développé à partir d’une critique virulente du travail social comme « colonialisme social » ne servant qu’à « accoutumer le peuple à vivre dans l’enfer et à aimer ça » (Alinski, 1971).
  • [31]
    Voir Bacqué, 2005.
  • [32]
    Voir Talpin, 2016 ; Chauvin, 2007.
  • [33]
    King, 2015 ; Reilly, 2014.
  • [34]
    Voir Ruffin, n.d. [2015] ; Beydoun et Ocen, 2015 ; Khan, 2015 ; Chitnis, 2015 ; Zappi, 2015 ; Taylor, 2016, p. 121-122 ; Davis, 2016.
  • [35]
    Greene, 2015.
  • [36]
    Voir, par exemple, Armstrong, 2014.
  • [37]
    Sur l’effacement des militants gays pour les droits civiques pendant les années 1950 et 1960, voir D’Emilio, 2003.
  • [38]
    Sur le processus de représentation politique comme processus performatif, voir Bourdieu, 1984.
  • [39]
    Anderson, 2015.
  • [40]
    Sur le processus de représentation politique comme processus interactionnel, voir Dutoya et Hayat, 2016 ; Talpin, 2016.
  • [41]
    Voir Wilder, 2013.
  • [42]
  • [43]
    Voir Bonilla-Silva, 2015 ; Taylor, 2016, p. 8, 36-50 ; Pew Research Center, 2016, p. 10-11.
  • [44]
    Voir Fletcher Jr., 2015 ; Harris, 2015 ; Fassin, 2015.
  • [45]
    Voir Tometi, 2014.
  • [46]
    McCoy, 2015 ; Taylor, 2016. Sur la nécessité et la difficulté des coalitions politiques interraciales pour les Africains-Américains, voir Wilson, 1999 ; Sugrue, 2010 ; King et Smith, 2011 ; Coates, 2016.
  • [47]
    Chatelain, 2015. Voir aussi Tometi et Lenoir, 2015.
  • [48]
    Voir Ture et Hamilton, 1967 ; Jackson, 2007 ; Joseph, 2010.
  • [49]
    Voir Petersen-Smith, 2015 ; Oluo, 2015 ; Cullors, 2015.
  • [50]
    Voir WeTheProtesters, 2014 (« The Demands » : « Campus Demands » ; « National Demands »).
  • [51]
    Voir Ferguson Action, 2014.
  • [52]
    Voir CampaignZero, 2015.
  • [53]
    Voir Wilson, 1980 ; Wilson, 2012.
  • [54]
    Voir Taylor, 2015, 2016, p. 6-9, chap. 3.
  • [55]
    Voir Wenger et Broadwater, 2015 ; Carmon, 2015.
  • [56]
    Voir Gaines, 1996 ; Harris, 2012 ; Harris, 2014 ; Squire, 2015.
  • [57]
    Voir Taylor, 2014, 2016.
  • [58]
    Obama, 2008b.
  • [59]
    Voir Obama, 2007, 2008a, 2013a, 2013c, 2013d. Pour des analyses sociologiques alliant structure et culture de la part d’un auteur ayant profondément influencé Obama, voir Wilson, 2009.
  • [60]
    Voir Obama, 2006, p. 68, 246-249. The Audacity of Hope cherche à dépasser les divisions politiques et raciales de la société américaine par le recours dépolitisant au « commun » (common values, common sense, common good, common ground, common hopes, etc.).
  • [61]
    Sur tout ceci, voir Sugrue, 2010, chap. 2 ; Diamond, 2010 ; Coates, 2013 ; Taylor, 2016, p. 9-12, chap. 5.
  • [62]
    Voir Morris, 1984, chap. 3.
  • [63]
    Sur le déclin relatif de l’influence des élites politiques traditionnelles issues du Mouvement pour les droits civiques au début du XXIe siècle, voir Cobb, 2010, chap. 4-5. Voir aussi Green, 2016.
  • [64]
    Voir Paybarah, 2015 ; Petersen-Smith, 2015 ; Thrasher, 2015 ; Reynolds, 2015. Sur l’importance des Églises dans la constitution du Mouvement pour les droits civiques, voir Morris, 1984.
  • [65]
    Bai, 2008.
  • [66]
    Voir Coates, 2015 ; West et Yancy, 2015 ; Kazin, 2015.
  • [67]
    Jaunait et Chauvin, 2015, p 56, 70.
  • [68]
    Sur la vision contrastée de Black Lives Matter – et des questions raciales – dans l’opinion publique américaine, voir Pew Research Center, 2016, p. 7, 14-15, 54-58.
  • [69]
    Jaunait et Chauvin, 2015, p. 73.
Français

Depuis quelques années, Black Lives Matter a émergé comme un mouvement social de grande ampleur cherchant à exposer et à renverser les différentes formes de violence sociale à l’égard des minorités raciales aux États-Unis. Black Lives Matter semble original à plusieurs titres. D’abord, ce mouvement encore en formation est dirigé par une nouvelle génération d’activistes dont beaucoup – comme les personnes LGBTQ – furent traditionnellement exclu.e.s des mobilisations politiques africaines-américaines. Ensuite, le mouvement n’est pas verticalement structuré mais incorpore diverses organisations dans un réseau horizontal permettant une dissémination de voix nouvelles. Enfin, le mouvement rejette un certain nombre de tactiques traditionnelles pour en explorer de nouvelles afin de rendre visible la crise raciale multiforme travaillant la société américaine aujourd’hui.

Bibliographie indicative

Audrey Célestine
Maître de conférences en civilisation américaine à l’Université de Lille 3 - Charles de Gaulle.
Nicolas Martin-Breteau
Maître de conférences en civilisation américaine à l’Université de Lille 3 - Charles de Gaulle.
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 27/12/2016
https://doi.org/10.3917/polam.028.0015
Pour citer cet article
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