CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1À quelques mois d’une élection présidentielle qui promet d’être l’une des élections marquantes de l’histoire américaine, il convient de faire un point sur les fronts américains. L’Irak et l’Afghanistan, les deux invasions décidées par le président Bush, seront un héritage très lourd pour le prochain élu, dont le profil se précise peu à peu.

2L’Amérique semble s’avancer vers une alternative radicalement diverse, du moins en symbole. S’offre à elle la figure paternelle et rassurante de John McCain, héros et homme d’expérience, honni de beaucoup de conservateurs pour ses positions « bipartisanes », notamment sur la régularisation de l’immigration et le financement des campagnes électorales, ce qui l’amène à des changements de discours peu glorieux mais qui sont inévitables pour conquérir un électorat. Côté démocrate, la figure juvénile du fils prodige Barack Obama représente une option diablement tentante, véritable coup de tonnerre qui épargnerait au pays le Billary show des époux Clinton. Cette candidature vierge des vicissitudes de la politique, comparée au vieux cuir clintonien, n’est cependant pas non plus exempte de reniements. Pour conquérir les cols bleus, Obama a tapé dur sur l’accord nord-américain de libre-échange, l’ALENA, exploitant les angoisses des Américains face à la mondialisation (c’est-à-dire la concurrence étrangère, et surtout, ce qui ne paye pas électoralement, l’innovation technologique). Cela n’aura pas suffi à gagner l’État qui symbolise les questions liées au travail, l’Ohio, où a rebondi Hillary Clinton, soutenue par le protectionniste AFL-CIO, principal syndicat industriel, tandis que les puissants Teamsters, les routiers, ont renouvelé leur appui à Obama.

3Les républicains, qui ne savent où se tourner pour trouver un nouveau Reagan, ont en McCain le candidat qui s’en rapproche le plus – même s’il en reste loin. Et la capacité de l’Arizonien à séduire les indépendants par sa libre pensée pourrait bien décevoir ceux qui, négligeant les ressorts profonds de l’Amérique de « W » et ne voyant que le désastre de sa politique extérieure, pensaient qu’une victoire républicaine en 2008 était impossible. Le départ de Bush Jr. Ne changera pas l’Amérique. Le conservatisme s’y est durablement installé depuis quarante ans, et si la présidence finissante marque un point haut de la révolution conservatrice, son reflux soudain est rien moins qu’incertain.

4Quant à Obama, s’il devait être nominé puis élu, il représenterait certes un événement, mais aussi un saut dans l’inconnu, à l’heure où l’Amérique est plutôt en quête de certitude. Les Clinton seraient, de ce point due vue, plus rassurants. Car Obama serait-il plus qu’un symbole ? Saurait-il se montrer présidentiel pour l’emporter en novembre, si son parti devait le désigner dans les mois qui viennent ? Parlerait-on de Kennedy noir qu’il faudrait se rappeler combien JFK est sur-coté au palmarès des présidents américains. Par sa seule élection, Obama incarnerait un tel espoir et un tel revirement que la situation des États-Unis dans le monde en serait grandement améliorée, mais saurait-il satisfaire les attentes immenses qui seraient associées à son élection ? Dans une Amérique où sévit une récession et dont la position internationale est à ce point désastreuse, la figure d’Obama paraît, à ce stade, trop incertaine.

5Notre avis est que l’Amérique cherche un père plus qu’un fils prodige – ou un déjà vu clintonien. L’effrayant constat de la situation militaire le suggère. Au jeu des pronostics, l’élection de John McCain en novembre 2008 nous paraît être le scénario le plus probable.

6Mais revenons à cette livraison de printemps, qui est la dixième édition de Politique Américaine.

7Le front afghan, où l’Amérique combat dans le cadre de l’OTAN, est aussi insatisfaisant que pervers. Le problème est simple : on ne peut se permettre un échec car il affaiblirait considérablement la crédibilité de l’Alliance et les relations euro-américaines, à un moment où celles-ci doivent être réinventées pour faire face ensemble aux défis politiques et économiques mondiaux. Les lectures, à la fin de cette édition, abordent la question transatlantique à travers l’opuscule d’Édouard Balladur sur une union occidentale entre les États-Unis et l’Europe. Qu’un ancien Premier ministre s’attache au sujet montre combien l’affaire est sérieuse. Or l’OTAN patine lamentablement en Afghanistan, et un succès paraît impossible. L’impréparation, le manque de volonté politique et une insuffisante explication de l’importance des enjeux aux opinions publiques des pays engagés se combinent pour faire de ce front un échec. Le constat de Marco Vicenzino, de l’Afghanistan World Foundation est édifiant. Mais l’OTAN n’est pas le premier responsable.

8Les États-Unis ont déployé une force considérable en octobre 2001 pour renverser les Taliban et déloger Al-Qaida, sous le nom carnavalesque d’Operation Enduring Freedom. Ils ne sont pas coutumiers des guérillas de longue haleine dans les escarpements piégés de ce pays de pierre et de vent. Là où, à cent ans de distance, Britanniques et Russes, plus aguerris, n’ont pu réussir, une guerre générale menée par les Américains avait peu de chance. Des opérations de police, d’infiltration et de contre-terrorisme, moins spectaculaires, auraient été plus efficaces, d’autant que la dimension tribale de la lutte exige une précaution qui n’est pas dans les habitudes de l’occupant. Les Pachtounes sont l’ethnie dominante en Afghanistan, mais leur territoire s’étend au nord-est pakistanais, ce qui complique les conditions d’opération. Comme le suggérait récemment le journaliste vétéran Patrick Seale, les États-Unis auraient dû chercher à désolidariser les Taliban, groupement purement local, d’Al-Qaida, organisation à vocation mondiale, au lieu de les réunir dans une guerre totale contre un fantasmagorique « islamofascisme ». Dans l’histoire, l’Afghanistan n’a jamais été vaincu par un occupant, et aujourd’hui la fragilité du régime et de son armée ne laisse aucun espoir d’une relève locale. Le retour de flamme pourrait ressembler à celui qui, en 2001, a sanctionné la négligence des États-Unis depuis le retrait soviétique. Après avoir armé les Moudjahidin, l’Amérique s’est désintéressée de l’Afghanistan, abandonnant Massoud et laissant le pays à sa dérive radicale, sous l’ œil bienveillant du Pakistan. Avec humour, « La guerre selon Charlie Wilson », sur les écrans au début de l’année, met fidèlement en scène la montée en gamme de l’engagement américain après l’invasion soviétique, puis le désintérêt des États-Unis, qui n’ont pas su mobiliser une fraction des fonds anciennement mis à disposition des opérations militaires anti-russes, au profit de la vie civile. Aujourd’hui, le projet de l’influent sénateur démocrate Joe Biden pour un triplement de l’aide américaine civile au Pakistan, à 1,5 milliards de dollars, en faveur des écoles, de la santé et de l’emploi, est une façon de ne pas répéter les erreurs du passé. Président de la puissante commission des Affaires étrangères du Sénat et possible secrétaire d’État, Biden entrevoit une aide de ce type pour une dizaine d’années, vision de long terme qui tranche avec la courte vue des années récentes. L’approche qu’il préconise irait de pair avec une nouvelle tactique militaire en Afghanistan (et en territoire pakistanais) qui privilégierait la contre-guérilla et le renseignement plutôt que des actions militaires lourdes contre les « ennemis combattants ». Car toute la perversité du front afghan est là : entre Al-Qaida, les Taliban et leurs sympathisants qui peuplent la puissante armée pakistanaise, dont l’arsenal inclut le feu nucléaire, cette région inaccessible recèle des dangers bien réels. Pour qui est convaincu que le Pakistan est plus dangereux que l’Iran, la situation a de quoi inquiéter. Un récent ouvrage, Flashpoint, écrit par un jeune cadre indien établi à Singapour, imagine une guerre indo-pakistanaise déclenchée avec le soutien d’une Arabie saoudite aux mains des islamistes, avec le complice assentiment d’un gouvernement pakistanais sous influence radicale, et où les combattants « afghans » sont en première ligne. Ce scénario parfaitement envisageable illustre assez bien les risques régionaux que représente le flashpoint pakistanais. C’est pourquoi, par l’échec de l’OTAN en Afghanistan dont ils portent une bonne part de responsabilité, les États-Unis nous font courir de sérieux dangers.

9D’autant que le front irakien n’est guère plus rassurant. Après 4 000 morts, jusqu’à dix fois plus de blessés, sans compter les victimes civiles irakiennes et les près de cinq millions de réfugiés irakiens qui ont quitté le pays, soit un cinquième de la population (!), ce désastre sera l’héritage le plus lourd de l’administration sortante. L’analyse d’Alexandra de Hoop Scheffer, de l’Institut d’études politiques de Paris, donne la dimension d’un échec dont les conséquences ne se feront pas sentir que sur les États-Unis.

10Au Congrès, l’opposition a tenté de modifier les orientations du président. Le bras de fer autour du budget de 2008, analysé par Hall Gardner, de l’université américaine de Paris, illustre le jeu des forces politiques et institutionnelles à Washington. Gardner nous mène au cœur des débats du Sénat sur le budget colossal que requiert la poursuite des opérations.

11Un autre front intérieur, lié à l’Afghanistan, est celui du crime organisé et du blanchiment de l’argent sale, où les États-Unis, depuis la French connection des années 1970, ont redoublé d’efforts, influençant le cadre législatif et les outils dont se sont dotés les principaux États dans les dernières décennies. Ian Roberge, de l’université de York à Toronto, examine cette question tandis que Jean-François Gayraud livre un passionnant récit des féroces luttes de la mafia sur les docks américains. En février 2008, avec l’aide de la police italienne, les « fédéraux » ont mis la main sur un éminent groupe de représentants et chefs mafieux qui compte plus de cinquante personnes ! Dans ce qui passe pour être l’un des plus gros coups de filet depuis les années 1990, le Federal Bureau of Investigations (FBI), en liaison avec des autorités d’États fédérés, et avec Rome et Palerme, a notamment arrêté le chef du principal clan de New York, les Gambino. Le directeur adjoint du Bureau, dont le nom ne s’invente pas, John Pistole, peut à bon droit penser que ces arrestations en masse à haut niveau pourront affaiblir le fonctionnement de la mafia, sans s’illusionner cependant sur son éradication. Les chefs d’accusation se fondent en grande partie sur les activités économiques, notamment immobilières, et les circuits financiers, qui sont l’objet des deux articles sur ce front intérieur du crime organisé aux États-Unis.

12Cette édition se ferme sur des questions plus régionales. Les enjeux environnementaux américano-canadiens d’une part, et le front du Midwest d’autre part, qui sont envisagés ici par des experts de Montréal et du Michigan. Les premiers analysent l’importance croissante de ce qu’ils appellent l’« écopolitique » continentale. Les seconds analysent les conditions d’une reconversion de la Rust belt manufacturière en centre de l’économie nouvelle.

13La réinvention de soi est un trait de caractère de l’Amérique, et la réinvention du Midwest, hier temple de l’industrie automobile avec Detroit, siège des Big Three (Ford, GM, Chrysler), mais aussi de l’acier et des équipements, illustre les points communs entre l’Amérique et l’Europe. Dans le Midwest comme sur le Vieux Continent, la transition économique impose d’adapter les schémas institutionnels construits à l’époque de la croissance industrielle, devenus aujourd’hui une force d’inertie par crainte de perdre les avantages acquis. Cet article révèle ainsi une autre réalité de l’Amérique. Comme celle qui est apparue avec le déclenchement de la crise du crédit hypothécaire. Si l’Irak sera bien présent, comme toujours l’économie sera aussi un élément majeur du débat présidentiel de 2008.

Mis en ligne sur Cairn.info le 15/11/2012
https://doi.org/10.3917/polam.010.0007
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