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Mondialisation

L’immigration mexicaine dans les Grands Lacs, un phénomène ancien

1Les migrations de Latinos vers les Grands Lacs jalonnent le XXe siècle. Dès 1918, des recruteurs du Midwest se rendaient au Texas et au Mexique pour y trouver des travailleurs destinés aux usines et aux fermes de la région. En 1919, beaucoup de Mexicains furent recrutés depuis d’autres États et depuis l’intérieur du Mexique comme briseurs de grèves dans les fourneaux de Chicago-Est. Au milieu des années 1920, plusieurs milliers vivaient dans le Nord-Ouest de l’Indiana dans un environnement souvent insalubre. La Grande Dépression et son cortège de chômage eut pour résultat le déplacement ou le rapatriement parfois forcé de beaucoup d’entre eux, en Indiana comme dans certaines parties de la Californie et du Texas. Après la Seconde Guerre mondiale, une nouvelle vague de Mexicains et Américano-Mexicains vers les usines et les exploitations agricoles des Grands Lacs eut lieu, ainsi que l’arrivée de travailleurs temporaires portoricains. Certains connurent une réelle prospérité à la faveur de la hausse des salaires et de la croissance, jusqu’à 30 000 dollars pour un ouvrier de la métallurgie en 1978, soit l’équivalent d’un salaire annuel de 90 000 dollars en 2005. La concurrence internationale accentuée par la mondialisation a ensuite conduit à des pertes d’emploi et de salaire significatives dans ce secteur.

2Les Latinos des Grands Lacs sont d’origines multiples, mais les Mexicains demeurent les plus nombreux, notamment avec une importante vague d’immigration mexicaine à la fin des années 1990 pour remplir des emplois à bas salaire dans les usines, nurseries, exploitations et restaurants. Le resserrement des conditions d’entrée aux États-Unis a eu pour effet paradoxal d’inciter à demeurer dans le pays des immigrants qui y avaient auparavant résidé de façon temporaire, notamment à travers les usines de la filière agroalimentaire situées dans les petites villes.

3Le recensement de 2000 a révélé deux nouvelles et saisissantes caractéristiques de la croissance démographique des Latinos. L’une est l’augmentation très sensible de la population hispanique dans les grandes aires métropolitaines. L’autre est une rapide hausse de cette population dans les petites communes, typiquement celles liées à l’agriculture et l’agroalimentaire.

4Le seuil actuel de 15 % d’immigrants aux États-Unis en proportion de la population totale est celui atteint avec la vague d’immigration européenne au début du XXe siècle, mais aujourd’hui l’essentiel de ces 15 % est Latino. Les Mexicains sont largement prépondérants dans ce groupe, la plupart d’entre eux illégaux qui représentent la moitié de la population clandestine aux États-Unis. Peu d’information est disponible sur les illégaux non mexicains.

Récents changements majeurs dans l’immigration mexicaine

5Il est généralement admis que le début d’une immigration mexicaine illégale massive aux États-Unis est contemporain de la fin du programme Bracero, programme destiné spécifiquement aux Mexicains, en 1964. La rapide hausse des immigrants illégaux dans des zones sans communauté mexicaine ou Latino préexistante, qui a suivi, a parfois été liée à l’embauche d’employés temporaires sur la base de visas de travail H-2A ; cette immigration légale faisant appel d’air pour de nombreux candidats.

6Les efforts destinés à réduire l’immigration illégale ont pu la contenir, mais ils ne l’ont pas réellement diminuée, par exemple par défaut d’application des sanctions contre les employeurs de clandestins prévues par l’Immigration Reform and Control Act (IRCA) de 1986. De même, les réformes de 1996, qui ont notablement renforcé les gardes frontières et la surveillance – ainsi que le nombre de morts parmi les immigrants – ont, ironiquement, encouragé Mexicains et originaires d’Amérique centrale qui étaient des résidents temporaires à rester aux États-Unis, compte tenu du risque désormais élevé du passage de la frontière.

7Au-delà de la recherche de salaires plus élevés qu’au Mexique, motif essentiel de l’immigration, et de l’effet de l’accord nord-américain de libre-échange (ALENA/NAFTA) qui a encouragé les Mexicains à chercher à se rendre aux États-Unis, la migration antérieure est souvent cause de migration future. Ainsi, depuis l’entrée en vigueur de l’IRCA en 1986, plus de deux millions de sans-papiers ont été amnistiés. Beaucoup d’entre eux ont « sponsorisé » d’autres immigrants, révélant une chaîne de migration souvent observée dans le monde, où l’immigration de travail temporaire se transforme en immigration permanente.

8Par sa formulation et sa mise en œuvre, l’IRCA a fortement contribué à la hausse du nombre de sans-papiers aux États-Unis. L’analyse suivante résume la situation de façon éloquente :

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Le passage de l’IRCA a inauguré une nouvelle ère des flux migratoires Mexique – États-Unis où les seconds mettaient en œuvre des sanctions et une surveillance frontalière pour contenir les entrées en régularisant les travailleurs agricoles et les immigrants permanents déjà installés. Les risques du passage à la frontière et la crise économique mexicaine ont agi comme une incitation nouvelle des migrants à rester à l’étranger et, combinés avec la légalisation de 2,3 millions de personnes par l’IRCA, fait basculé l’immigration mexicaine de façon décisive vers une résidence permanente aux États-Unis. En quelques années, elle fut transformée d’un flux spécifique, saisonnier, illégal et régional d’hommes ruraux en un mouvement mixte et urbain de résidents permanents de plus en plus dispersés à travers les États-Unis. De 1987 à 1995, 2,7 millions de Mexicains furent admis au statut de résident permanent, deux fois le nombre d’admis au cours des 22 années précédentes[1].

10Dernière réforme en date de l’immigration, l’IRCA est donc l’une des raisons pour lesquelles l’immigration illégale est devenue un sujet si controversé aux États-Unis. Elle a laissé croître le nombre de résidents permanents clandestins à plus de douze millions, s’avérant faire ainsi le lit de la population illégale dans le pays.

11D’autres facteurs ont également joué. La combinaison d’une demande américaine forte, d’une situation de quasi-plein-emploi, de changements dans le régime d’immigration et des difficultés de l’économie mexicaine a eu pour conséquence un niveau élevé de l’immigration mexicaine aux États-Unis dans les années 1990. Les employeurs américains ont ainsi une part importante dans la persistance d’une immigration hispanique illégale soutenue. La main d’œuvre Latino assurant des tâches ingrates et mal payées, étant généralement fiable et industrieuse, et les réseaux transnationaux de recrutement étant de puissants et efficaces relais d’approvisionnement en main d’œuvre qui introduisent les immigrés dans des zones où les Latinos étaient jusque-là absents, jouent en faveur de l’immigration illégale [2]. Sans la forte demande des PME américaines en période de croissance, l’immigration clandestine ne connaîtrait pas les proportions actuelles.

L’immigration mexicaine et les guest worker programs de fait

12Depuis de nombreuses années, en répondant à la demande de travail, les immigrants clandestins alimentent aux États-Unis une sorte de guest worker program de facto, sans approbation des autorités. Il en résulte pour eux d’innombrables difficultés à vivre aux États-Unis dans la clandestinité, sans papier ni permis, mais aussi un coût social pour les communes où ils s’installent, qui supportent le poids de services divers à une population non-anglophone à bas revenus. Un aspect plus pervers encore de ce travail temporaire de fait, est que les règles du jeu sont changeables sans avertissement, comme l’illustrent les rapatriements de masse des années 1920-1930 ou les opérations Wetback et Hold the Line des années 1990. Souhaitant manifester sa détermination à faire appliquer la loi rigoureusement, en 2006, l’administration Bush a augmenté les arrestations d’employeurs de clandestins avec 718 cas, augmentation substantielle par rapport aux 25 appréhendés quelques années auparavant [3], mais qui reste assez insignifiante comparée aux plus de 200 000 employeurs de sans-papiers estimés à l’échelle nationale.

13Les clandestins sont particulièrement bienvenus dans les villes où se créent de nouvelles usines de meatpacking (conditionnement de viande) et d’autres segments de la chaîne agroalimentaire. Situées généralement en milieu rural, ces installations ont des effets économiques bénéfiques en favorisant la stabilité du marché pour les exploitants et le commerce local. Elles renforcent aussi le tissu social par la revitalisation des écoles et élargissent la base imposable. Mais le meatpacking, travail rude et dangereux, est aussi associé à une population très mobile. Certaines usines encouragent les ouvriers à partir plutôt que d’offrir une assurance maladie coûteuse qui n’intervient généralement qu’au sixième mois de travail. Le climat dans le secteur invite à le quitter dès que possible, et ainsi le roulement de la main d’œuvre est élevé, alimentant un flux constant d’arrivants. Les emplois dans la filière aviaire et l’industrie de la viande étant peu payés, ce sont les travailleurs les plus démunis qui s’y orientent. Elles sont souvent des poches de pauvreté et en cumulent tous les symptômes.

14Le meatpacking et l’emploi croissant de Latinos touchent bien sûr des villes du Midwest. Certaines petites villes, cherchant à attirer des industries et à réduire les coûts sociaux associés aux nouvelles usines qui s’y installent, sont ainsi confrontées à un dilemme.

« Racialisation »

15Bien que les Mexicains ne représentent qu’une grosse moitié des sans-papiers, les deux groupes sont souvent confondus. Beaucoup d’Américains continuent de mettre dans le même sac Latinos et Mexicains, les Latinos formant pourtant un groupe hétérogène de diverses origines du monde hispanique. Les Latinos se trouvent ainsi « racialisés » comme non-blancs, Mexicains, étrangers clandestins, sans droits puisque illégaux, et parasites sociaux. Ils sont perçus comme un groupe subordonné qui, en raison de la présomption de clandestinité qui pèse sur lui, s’est vu privé des droits et des privilèges que la plupart des Anglo-Américains considère comme acquis. Labellisés « Mexicains », malgré le fait que certains soient des citoyens américains et les enfants de parents nés américains, les Latinos ont été « racialisés » ou, si l’on préfère, catégorisés dans une définition raciale étroite. Cette construction de représentation sociale est un facteur déterminant de leur lieu de résidence, des emplois qu’ils occupent, de leurs privilèges comme citoyens et de l’éducation accessible à leurs enfants.

16L’analyse de cette « racialisation » des Latinos dans le Midwest souligne les défauts d’une politique d’immigration qui, tout au long du XXe siècle, a traité les Mexicains différemment des autres groupes, visant essentiellement à approvisionner exploitations agricoles et usines et renvoyant chez elle une main d’œuvre devenue encombrante. Dans le Midwest, l’histoire de l’immigration mexicaine s’est accompagnée d’abus contre les droits civils qui créent une ardente exigence de réforme du régime de l’immigration sur la question des Hispaniques, comme le montrent aujourd’hui les pratiques répressives à la frontière et les conséquences de la politique de sécurité intérieure (homeland security). La « mexicanisation » de l’immigration irrégulière en termes de flux et de représentation ou de « racialisation » de l’ensemble des immigrants Latinos ayant pour effet de nourrir un ressentiment contre les Mexicains associés avec la clandestinité, indique qu’une réforme pourrait avoir des résultats négatifs tels que l’impossibilité pour les enfants d’immigrés de se rendre à l’école publique, voire la non-reconnaissance de la citoyenneté des enfants nés aux États-Unis de parents en situation irrégulière [4].

17Les Latinos n’entrent pas facilement dans le cadre racial dont les ressorts sont en grande partie sociaux dans la plupart des États-Unis, spécialement dans le Sud-Ouest et en Californie. La mixité raciale et la reconnaissance sociale ne sont pas les mêmes aux États-Unis et en Amérique latine, pas plus que le rôle de modération de la discrimination raciale en fonction de la classe sociale. Beaucoup de Latinos sont métisses, résultat d’un mélange historique entre colons européens et autochtones. Leur apparence physique varie ainsi d’une complexion claire à des caractéristiques indigènes foncées.

18Michael Omi et Howard Winant définissent la formation raciale comme « le processus par lequel les forces sociales, économiques et politiques déterminent le contenu et l’importance des catégories raciales, et par lequel elles revêtent à leur tour des significations raciales ». La race est un « principe organisateur fondamental » de l’ordre social américain. Elle s’observe dans « toute identité, institution et pratique sociale aux États-Unis ». Elle est une construction historique et sociale. Le terme « racialisation » est utilisé pour « signifier la portée nouvelle, l’extension du sens racial d’une pratique, d’une relation ou d’un groupe social auparavant dépourvu de toute classification de ce type [5] ». Ce processus décrit la situation raciale des immigrants hispaniques dans les nouvelles zones d’accueil.

Les latinos deviendront-ils « blancs » ?

19Parmi les plus intéressants ouvrages récemment parus sur l’histoire des immigrants européens aux États-Unis, se trouvent ceux qui élucident le processus par lequel beaucoup de ces derniers, d’abord vus comme étrangers non assimilables à la société américaine, sont devenus Blancs. Leur avancée économique et l’éducation ont entraîné leur assimilation à la population blanche.

20Un point-clé des discussions sur la question latino est la future intégration ou le manque d’intégration des enfants d’immigrés. Des barrières à la fois institutionnelles et des perceptions de discrimination peuvent expliquer les niveaux apparemment bas d’éducation et de mobilité économique des deuxième et troisième générations de Latinos. Ce manque de mobilité et des caractéristiques indigènes plus prononcées peuvent faire obstacle à ce que les Latinos soient un jour considérés comme Blancs. Dans un « pays d’immigrés » comme les États-Unis ont si souvent été appelés, parvenir au statut de Blanc a été le signe ultime d’une intégration réussie au sein de la société américaine. À ce stade, il semble que certains Latinos seulement seront acceptés comme Blancs. La question est alors de savoir si la société américaine sera ouverte à l’intégration complète d’une population qui n’est pas blanche.

Notes

  • [*]
    Jorge Chapa est professeur de sociologie à l’université de l’Illinois à Urbana Champaign, où il dirige le Centre sur la démocratie et la société multiraciale.
  • [1]
    Jorge Durand, Douglas S. Massey et Emilio A. Parrado, “The New Era of Mexican Migration to the United States” ; David Thelen, “Rethinking History and the Nation-State: Mexico and the United States as a Case Study: A Special Issue”, dans The Journal of American History, vol. 86, n° 2, septembre 1999, pp. 518-536.En ligne
  • [2]
    Marcelo Suarez-Orozco (dir.), Crossings: Mexican Immigration in Interdisciplinary Perspectives, Chapitre 1 : “Introduction: Crossings: Mexican Immigration in Interdisciplinary Perspectives.”, Harvard University Press, 1998.
  • [3]
    “Immigration Crackdown Targets Bosses This Time”, Wall Street Journal, 27 février 2007.
  • [4]
    Ann Millard, Jorge Chapa et al., Apple Pie and Enchiladas: Latino Newcomers in the Rural Midwest, University of Texas Press, Austin, 2004.
  • [5]
    Michael Omi et Howard Winant, Racial Formation in the United States: From the 1960s to the 1990s, seconde édition, Routledge, New York, 1994.
Français

Résumé

La politique américaine d’immigration, dans le contexte d’une mondialisation qui favorise l’emploi d’illégaux par des employeurs en quête de main d’œuvre, souffre de sérieux défauts. La situation des immigrés Latinos dans la région des Grands Lacs se caractérise par une infériorité de statut par rapport à d’autres groupes, effet d’un phénomène de “racialisation” ou catégorisation raciale, qui passe notamment par leur association collective avec la communauté mexicaine, emblématique de l’immigration illégale.

Jorge Chapa [*]
  • [*]
    Jorge Chapa est professeur de sociologie à l’université de l’Illinois à Urbana Champaign, où il dirige le Centre sur la démocratie et la société multiraciale.
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 15/11/2012
https://doi.org/10.3917/polam.009.0103
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