CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Un facteur majeur contribuant à la relative négligence de l’étude comme de la pratique de la diplomatie publique aux États-Unis et ailleurs, est la tendance à la considérer à travers le prisme des organismes qui en ont la charge, lesquels sont petits, souvent sous-financés et marginalisés. Il s’ensuit que la diplomatie publique est considérée comme le dernier et le moins important des divers instruments de la puissance nationale. Une telle approche est erronée. Pour une large part, l’efficacité de la diplomatie publique tient au fait qu’elle est un élément d’un ensemble plus vaste. Celui-ci englobe non seulement le discours mais aussi les actions publics, et s’étend même bien au-delà des activités de l’État. La diplomatie publique consiste en effet à mobiliser aussi les ressources du secteur privé. Elle se trouve en outre renforcée par la société et la culture au sens le plus large du pays dont elle émane, et dont elle amplifie en même temps l’écho à travers le monde.

2Le concept de soft power, popularisé ces dernières années par le politologue Joseph Nye, est utile pour comprendre le contexte plus large dans lequel fonctionne la diplomatie publique. [1] Le soft power a été un élément fort au service des États-Unis depuis leur création – certainement longtemps avant qu’au XXe siècle le pays ne devienne une puissance mondiale reconnue. L’« exceptionnalisme » américain – l’attachement de la nation à la liberté, à l’État de droit et au gouvernement républicain, son ouverture à des immigrants de toutes races et de toutes religions, son opposition à la politique de puissance traditionnelle et à l’impérialisme – a compté pour beaucoup dans l’ascension des États-Unis vers leur rôle global dominant. D’autres grandes puissances au cours de l’histoire ont aussi su se servir du soft power. Les empires romain et britannique, par exemple, étaient tous deux en mesure de contrôler de vastes territoires avec des forces militaires très limitées grâce à l’attirance de la civilisation qu’ils répandaient devant eux et au caractère relativement bénin de leur domination. Aujourd’hui, des signes montrent que certains autres pays deviennent de plus en plus conscients de leur propre soft power et tentent d’en tirer avantage, le meilleur exemple étant peut-être la République populaire de Chine qui a entrepris ces dernières années un effort majeur pour améliorer son image comme membre responsable de la communauté internationale, et pour promouvoir la culture chinoise et l’apprentissage du chinois dans le monde.

3Dans le même temps, des craintes se sont exprimées tant aux États-Unis qu’à l’étranger selon lesquelles l’Amérique, se reposant de plus en plus sur un exercice unilatéral de la puissance militaire, risque d’oublier les leçons de son propre passé en ne ménageant pas le soft power qui contribue à son rayonnement. De telles critiques appellent l’attention non seulement sur la mauvaise image dont souffrent actuellement les États-Unis dans une grande partie de l’opinion mondiale, particulièrement à la suite de l’invasion de l’Irak, mais aussi, plus fondamentalement, sur l’apparente indifférence du gouvernement des États-Unis à la perception par l’étranger de divers aspects de la politique américaine actuelle – intérieurs (l’adhésion à la peine de mort) aussi bien qu’internationaux. En particulier, il est reproché aux États-Unis de ne pas prendre suffisamment en compte les vues et les intérêts de leurs alliés traditionnels comme des organisations internationales telles que les Nations unies. Il en résulterait, selon ces critiques, ce qui pourrait s’appeler une crise de légitimité dans l’exercice de la puissance américaine et, plus généralement, le rôle global de l’Amérique.

Critique du soft power

4L’analyse de Nye dans son livre le plus récent, Soft Power (2004) [2], offre un point de départ pour analyser la nature du soft power et sa relation aux autres instruments de la puissance nationale, afin d’évaluer notamment les rapports entre diplomatie publique et soft power dans le contexte contemporain de la guerre contre la terreur et du nouveau rôle quasi-impérial des États-Unis au Moyen-Orient.

5À raison, Nye commence par mettre l’accent sur la nature indéfinissable du terme de « pouvoir ». L’on identifie souvent l’exercice du pouvoir avec le commandement ou la coercition, mais des questions se font jour immédiatement sur la motivation de ceux auxquels s’appliquent cet exercice du pouvoir. Identifier la puissance avec des ressources mesurables comme la population et le territoire revient à négliger les ressources et les données intangibles du leadership, et la stratégie attachée à leur utilisation efficace. Le soft power, c’est cette dimension intangible de la puissance. Le hard power est par dessus tout le pouvoir militaire ou économique, qui s’exerce à travers la menace ou l’incitation. Mais « un pays peut obtenir les résultats qu’il veut dans la politique mondiale parce que d’autres pays – qui admirent ses valeurs, veulent émuler son exemple, aspirent à son niveau de prospérité et de liberté – veulent le suivre. En ce sens, il est également important d’inspirer les priorités de la politique internationale et d’y rallier d’autres nations, et non simplement de les forcer au changement en les menaçant par la force militaire ou les sanctions économiques. Ce soft power – amener les autres à souhaiter le résultat que l’on recherche – coopte les nations plutôt qu’il ne les force. » [3]

6Le soft power ne doit pas être confondu avec l’influence, puisque les hommes sont influencés autant par le hard power qu’ils le sont par le soft power, pas plus qu’il ne doit être assimilé à la force de persuasion. « Dit simplement, le soft power est le pouvoir d’attraction. » Pareil résumé pourrait sembler suggérer que le soft power est purement passif dans son mode opératoire, mais Nye s’empresse de corriger cette impression : le soft power peut aussi reposer sur « la capacité de manipuler l’agenda politique de manière à ce que les autres ne réussissent pas à exprimer de préférences parce qu’elles semblent être trop irréalistes. » Nye ne met pas beaucoup l’accent sur ce dernier aspect du soft power, et n’en donne aucun exemple concret ; son utilisation du terme « manipulation » dans ce contexte fait apparaître une image quelque peu en désaccord avec la notion de soft power en tant qu’attraction. [4] Ce qu’il semble avoir à l’esprit est la capacité des États-Unis en particulier à modeler l’ordre du jour politique mondial grâce à une image de succès sociétal et de leadership international responsable.

7Quelles sont les sources du soft power ? Nye identifie trois grandes catégories : la « culture », les « valeurs politiques », et les « politiques publiques ». La culture inclut la culture de l’élite et la culture populaire. Les deux ont des effets puissants, mais l’attirance de la culture populaire américaine à travers le monde la met probablement dans une catégorie à part. Les États-Unis bénéficient également d’importants avantages en termes de valeurs politiques, en tant que plus ancienne démocratie constitutionnelle du monde et parce qu’ils constituent un exemple impressionnant, bien que loin de la perfection, de bonne gouvernance et d’État de droit. Enfin, les politiques mises en œuvre par les gouvernements, à la fois à l’intérieur et à l’étranger, sont une source patente de soft power. La tolérance religieuse, par exemple, vieux principe américain, fut un élément puissant d’attraction vis-à-vis d’immigrants potentiels. De même, l’aide américaine pour la reconstruction de l’Europe après la Seconde Guerre mondiale fit la promotion à la fois de la prospérité et de la générosité du peuple des États-Unis.

8Le soft power d’une nation peut tout autant être miné par ces mêmes facteurs. La culture populaire américaine inspire crainte et ressentiment dans des endroits comme la France et l’Arabie Saoudite, et agit à rebours des politiques qui cherchent par exemple à cultiver les relations avec les alliés traditionalistes dans le monde islamique. Aux États-Unis, le soft power américain a été terni, de façon variable, par la ségrégation raciale, la peine de mort et un contrôle des armes à feu laxiste ; à l’étranger, la politique américaine actuelle en matière d’environnement, de Cour pénale internationale et de conflit israélo-arabe, entre autres, est largement considérée comme ayant favorisé une image dommageable d’« unilatéralisme » désinvolte – critique dont Nye se fait l’écho dans son livre.

9Il faut ajouter, sur les limitations de l’analyse que fait Nye du soft power, qu’en dépit de ses observations sur l’importance de la culture et d’autres forces sociétales qui ne sont pas sous le contrôle de l’État, qu’en dernière analyse il sous-estime le rôle de ces forces dans la puissance nationale, ce qui est vrai par dessus tout dans le cas des États-Unis. Dans leur remarquable étude America’s Inadvertent Empire (2004), William E. Odom et Robert Dujarric fournissent une analyse plus satisfaisante de ce qu’ils appellent « les sources de la puissance américaine », mettant en particulier l’accent sur l’impact à l’étranger de la science, de la technologie, de l’enseignement supérieur et des médias américains. [5] Il est frappant de constater que les sondages d’opinion dans différentes régions du monde suggèrent que les États-Unis sont le plus admirés pour leurs réalisations techniques et scientifiques. [6] Tout aussi frappant et peu compris est l’ampleur avec laquelle l’enseignement supérieur et les universitaires américains surclassent et dominent ceux du reste du monde. Les États-Unis continuent à attirer les étudiants étrangers et sont ainsi à même d’exercer une immense influence sur la génération montante d’élites politiques et intellectuelles à travers le monde. Enfin, les médias commerciaux américains ont pénétré les marchés étrangers avec un succès qui pourrait même être surprenant. Un effet combiné de tous ces éléments est de cimenter davantage le rôle de l’anglais comme langage universel dominant.

10Un second problème concerne la relation entre le soft et le hard power. Nye admet qu’elle est complexe. « Hard et soft power, parfois se renforcent mutuellement, parfois interfèrent l’un avec l’autre. Un pays qui recherche la popularité peut répugner à exercer son hard power lorsqu’il le devrait, mais un pays qui projette sa puissance autour de lui sans se soucier des effets de cette projection sur son soft power pourrait se voir placer des bâtons dans les roues de son hard power par d’autres États. Aucun pays n’aime se sentir manipulé, même par du soft power. En même temps…, le hard power peut créer des mythes d’invincibilité ou d’inévitabilité qui attirent les autres. » [7] Mais il n’est pas certain que Nye ait examiné suffisamment en détail de quelles manières le hard power peut être considéré comme fonctionnant comme le soft power – c’est-à-dire en projetant une aura d’attraction. Cela est spécialement vrai dans le domaine économique, où il devient particulièrement difficile de distinguer entre obligation et choix dans les décisions des individus et des États. Le modèle économique américain est certainement l’une des grandes sources de l’attractivité internationale du pays (ou dans certains endroits, de l’opprobre à son égard) ; cela est très différent de la question de savoir comment le gouvernement des États-Unis utilise ses ressources économiques afin d’exercer sa puissance sur les autres. Même dans le cas de l’utilisation de la force militaire, il semblerait qu’il y ait une importante dimension de soft power qui appelle une analyse plus poussée. Des mythes héroïques ou romantiques peuvent par exemple fausser la manière dont les forces militaires nationales (ou transnationales) sont vues de l’extérieur, et exercent une forte attraction – il n’est que de considérer à cet égard le flot continuel de terroristes volontaires pour se ranger sous la bannière d’al-Qaïda en Irak aujourd’hui.

11Tout ceci peut mener à s’interroger plus fondamentalement sur le fait de savoir si la compréhension par Nye du soft power en termes d’« attraction » est adéquate. Peut-être le terme « influence » est-il après tout plus approprié pour cerner le phénomène. Les Français, par exemple, peuvent être révulsés par les États-Unis plus qu’ils ne sont attirés par eux, mais cela ne signifie pas nécessairement que le soft power américain est sans effet en France. Dans la mesure où le processus de « globalisation » est fondamentalement une manifestation du soft power américain, on peut dire que ce soft power modèle inexorablement le comportement des gens et des gouvernements dans le monde, quels que soient les sentiments qu’ils éprouvent à l’égard des États-Unis – ou bien encore qu’ils soient pleinement conscients ou non des différentes manières dont ils sont influencés. Sur ce point, il suffit de considérer le succès indéniable que les États-Unis ont eu depuis leurs invasions de l’Afghanistan et de l’Irak en ce qui concerne la promotion de la démocratie et des réformes de société à travers le Moyen-Orient, en dépit de la virulente hostilité d’une grande partie de la région vis-à-vis des États-Unis et de ce qu’ils représentent.

De la diplomatie publique

12Quelle importance ces réflexions peuvent-elles avoir sur la manière dont nous devrions penser la diplomatie publique, et en particulier son rôle dans la guerre contre la terreur ? Nye défend l’idée que le soft power est pour les États un instrument plus difficile à mettre en œuvre que le hard power, et ce pour deux raisons : d’une part, beaucoup de ses ressources clés sont hors de contrôle des États, d’autre part le soft power tend à « fonctionner indirectement en façonnant l’environnement de l’action publique, et nécessite parfois des années pour produire les résultats recherchés. » [8] Ces deux conditions semblent largement vraies, et c’est précisément ce qui fait dire à certains que la diplomatie publique est un instrument d’une faible utilité. À l’âge de l’information, il est courant d’entendre critiqués comme obsolètes les programmes d’information sponsorisés par le gouvernement, étant donné la prolifération des médias commerciaux et en particulier d’Internet. Un autre type d’argument est que l’effet de la diplomatie publique sur l’opinion étrangère est marginal comparé à l’impact de la politique étrangère d’un pays, et que la politique américaine actuelle a transformé la diplomatie publique en un exercice futile.

13Il ne fait aucun doute que la diplomatie publique est un instrument limité en soit et qu’elle est incommensurablement soutenue par une diplomatie sensible à ses exigences. Ainsi que Nye l’indique très justement, la diplomatie doit être comprise comme une source importante de soft power, et trop souvent les diplomates, comme les responsables politiques auxquels ils en réfèrent, se voient eux-mêmes plutôt comme des facilitateurs et des bénéficiaires des instruments du hard power, la force et l’argent. Ceci étant dit, il est probablement également vrai qu’une diplomatie publique qui utilise intelligemment comme un levier les ressources culturelles du pays peut dans certaines circonstances fonctionner sans couverture effective par la diplomatie traditionnelle. Dans les années 1970, par exemple, lorsque le gouvernement américain poursuivait une politique de « détente » avec l’Union soviétique, la diplomatie publique américaine s’estompa, dans son engagement avec le bloc de l’Est, à un niveau politique, tout en maintenant une pression constante et assez efficace contre les Soviétiques concernant la société et la culture – particulièrement avec son insistance nouvelle sur l’importance des droits de l’homme et le respect de la « société civile » à l’Est.

14Le contrôle limité qu’un gouvernement exerce sur ses ressources en soft power présente des avantages et des inconvénients. Des structures totalement contrôlées telles que les activités de diffusion menées par l’État présentent l’avantage évident d’être plus facilement alignées sur la politique ou la diplomatie d’un gouvernement. Dans la mesure où un tel contrôle manque ou est très lâche, il peut en revanche y avoir un gain significatif en termes de « crédibilité » des activités de diplomatie publique et donc d’efficacité vis-à-vis du public ciblé. Mais c’est une erreur que d’élever la « crédibilité » au rang de pierre de touche suprême des mérites de la diplomatie publique, comme le font souvent même ceux qui opèrent au sein des organisations gouvernementales de diplomatie publique. Dans des pays où la presse n’est pas libre, beaucoup, y compris les hauts responsables de la politique étrangère, ont du mal à comprendre la mesure dans laquelle les médias américains sont indépendants du gouvernement américain, et sont sans aucun doute moins sensibles que nous tendons à l’imaginer aux nuances dans la relation formelle qui existe entre le gouvernement et les entités qui conduisent sa diplomatie publique. De plus, les étrangers se tournent souvent vers les sources de la diplomatie publique américaine officielle non parce que ce sont des sources crédibles d’information indépendante, mais parce qu’ils veulent savoir ce que le gouvernement américain pense des problèmes du moment.

15S’agissant des effets réels des programmes de diplomatie publique, bien qu’ils sont notoirement difficiles à mesurer et ont dans bien des cas un effet indirect et à long terme, on peut facilement surestimer ces obstacles. Des cas particuliers et le sens commun, en tout cas, le montrent : la diplomatie publique des États-Unis et de leurs alliés durant la Guerre froide a été couronnée de succès, et ce d’une manière frappante, en réussissant à créer les conditions qui ont mené à l’effondrement de l’empire soviétique à la fin des années 1980. De plus, il existe des cas évidents de résultats relativement rapides et directs de campagnes intensives de diplomatie publique. Le meilleur exemple en est probablement l’échec fait à l’offensive de propagande soviétique contre le déploiement par l’OTAN de missiles nucléaires en Europe au début des années 1980. L’exemple des émissions de radio américaines vers la Pologne est également instructif. Elles contribuèrent massivement à la montée du mouvement Solidarnosc et à l’effondrement de la domination soviétique en Europe orientale. L’ampleur du rôle virtuellement opérationnel joué par le service polonais de Radio Free Europe dans la mobilisation de la résistance polonaise n’est pas encore pleinement compris. Il contribua cependant beaucoup à dissuader les Soviétiques d’intervenir en Pologne, une décision fatale qui mena à l’effondrement sans délai de toutes les positions soviétiques dans la région.

16Il est probablement beaucoup trop tôt pour désespérer de la diplomatie publique américaine au Moyen-Orient et dans la guerre contre la terreur plus généralement. En premier lieu, ce n’est que tardivement que les États-Unis sont entrés dans ce jeu. Mais il est également essentiel de réaliser que le long isolement du monde arabe par rapport aux circuits d’information internationaux est seulement aujourd’hui en train de toucher à son terme, et cela avec des effets qui frisent le spectaculaire. En dépit de tous les problèmes qu’elle a posés aux États-Unis, la chaîne de télévision par satellite al-Jazeera et ses imitateurs toujours plus nombreux ont provoqué une révolution irréversible dans l’environnement médiatique régional. À long terme, cette révolution s’avèrera certainement bénéfique pour les États-Unis. D’ores et déjà, le défi constant d’al-Jazeera aux autorités établies à travers le monde arabe, sa large couverture des élections irakiennes, sa volonté d’inclure dans le temps d’antenne des responsables israéliens et, plus important encore, l’attention qu’elle réserve à la couverture et à l’explication du processus politique américain, permettent d’affirmer qu’elle est devenue un atout considérable pour les États-Unis après avoir été un handicap. Elle est en train de promouvoir activement le soft power américain dans le monde arabe d’une façon dont les États-Unis sont incapables actuellement.

L’avenir de la diplomatie publique américaine

17Comment la diplomatie publique américaine peut-elle utiliser le soft power américain pour faire progresser l’ordre du jour des États-Unis en matière de sécurité ? Telle est la question clé à laquelle sont actuellement confrontés les décideurs américains, étant donné le temps et l’effort probablement nécessaires pour mettre en place des canaux de communication crédibles et effectifs entre Washington et les opinions arabes, et vers le monde musulman dans son ensemble. Une question fondamentale, bien que peu débattue du moins en public, est de savoir quelle posture ou quelle politique les États-Unis devraient adopter concernant al-Jazeera et les autres médias régionaux. Bien que les États-Unis aient choisi de rivaliser avec eux via la radio en langue arabe Radio Sawa et la télévision al-Hurra, une stratégie plus prometteuse pourrait être de développer des relations de coopération, et d’affecter en même temps des ressources significatives à la formation de journalistes arabes aux normes et aux pratiques professionnelles. Placements de programmes ou même programmation concertée pourraient aussi être envisagés, particulièrement lorsque l’on considère les conditions financières incertaines de beaucoup de ces chaînes arabes, spécialement al-Jazeera.

18Un second domaine d’importance stratégique et très prometteur est l’éducation. Encore une fois, Nye reste étonnamment peu disert sur cet aspect du soft power américain. Il est largement admis que le défi à long terme peut-être le plus sérieux auquel sont confrontés les États-Unis dans la guerre contre la terreur est de renverser la tendance dans le monde musulman à la domination des institutions d’enseignement supérieur par l’islamisme radical dans ses différentes formes. Il s’agit là d’un problème très délicat, particulièrement si les États-Unis sont perçus comme voulant modeler ou supprimer la manière dont l’islam est enseigné dans le monde islamique. En outre, l’influence menaçante du dogmatisme religieux et sa contribution directe au recrutement terroriste ne sont pas les seules lacunes de l’éducation dans le monde arabe contemporain. Le manque d’attention porté à la science et à la technologie, à l’économie et aux autres sciences sociales à tous les niveaux de l’éducation, contribue de façon majeure au sous-développement des sociétés arabes. Le manque de connaissances sur l’histoire et la politique récentes nourrit les diverses pathologies de l’opinion arabe contemporaine, par exemple à propos du conflit israélo-arabe. Ces problèmes ne sont pas ignorés dans le monde arabe, et l’assistance américaine pour s’y atteler tend à être bienvenue. Même des mesures simples comme la traduction d’ouvrages pourraient avoir un impact très significatif sur la prochaine génération dans la région.

19Le troisième et le plus évident champ d’action est la démocratisation et la réforme politique. De nouveau, le danger existe que la promotion active de la démocratie au Moyen-Orient par les États-Unis soit vue comme faisant partie d’un projet impérial plus large et se révèle contre-productive en termes d’influence sur l’opinion et de changement des attitudes. Ainsi que les critiques l’ont fréquemment fait valoir, la question demeure de savoir dans quelle mesure le développement de la démocratie au Moyen-Orient est réellement dans l’intérêt des États-Unis, puisque, dans un certain nombre de pays au moins, il pourrait très bien mener à une recrudescence d’anti-américanisme et jouer en faveur des partis islamistes radicaux. Il semble de plus en plus clair, faut-il ajouter, que de telles préoccupations ont été exagérées. La démocratisation promue par les Américains dans la région semble enfoncer des portes ouvertes ou du moins à demi ouvertes, au sens ou elle ne rencontre que peu de résistance dans une forme idéologiquement cohérente. Les déclamations antidémocratiques occasionnelles des figures d’al-Qaïda telles qu’al-Zarqaoui ne semblent pas avoir d’effet parmi les masses arabes, et le baassisme peut difficilement être considéré comme une alternative crédible. De plus, les États-Unis ont été plutôt plus efficaces dans l’organisation des « coalitions de bonne volonté » pour promouvoir la démocratie au Moyen-Orient que dans la conduite des guerres dans la région. Ceci est particulièrement vrai des Européens, qui ont généralement soutenu les initiatives américaines de réforme dans la région et ainsi largement désamorcé les accusations d’unilatéralisme ou d’impérialisme américain. Bien sûr, beaucoup reste à faire sur ce front. Mais le climat politique global semble plus favorable que jamais à la réforme démocratique. Le cas de l’Irak montre que la démocratie s’est révélée suffisamment attractive pour de larges segments de la population dans un pays qui ne l’a jamais connue. Des démocraties qui fonctionnent en Irak ainsi qu’en Afghanistan auront à leur tour, c’est certain, un effet considérable à long terme sur les attitudes politiques et les comportements à travers toute la région.

20Pour des raisons largement bureaucratiques, beaucoup de ce que le gouvernement des États-Unis a entrepris en faveur des médias étrangers, de la réforme de l’éducation et de la démocratisation, n’a pas été considéré comme de la « diplomatie publique » à proprement parler et a principalement été mis en œuvre par d’autres agences que celles dédiées explicitement à la diplomatie publique – en particulier, l’Agence d’information des États-Unis USIA, l’Agence pour le développement international USAID et le National Endowment for Democracy. Le temps est venu pour les États-Unis de revisiter l’approche actuelle de leur diplomatie publique, et d’adopter une véritable approche d’ensemble dans l’utilisation de toute la gamme d’instruments de soft power à leur disposition.

Notes

  • [*]
    Carnes Lord est professeur de stratégie et de science politique au Naval War College. Il fut conseiller du vice-président des États-Unis Dan Quayle pour les questions de sécurité nationale et est l’auteur de nombreux articles. Il a récemment publié The Modern Prince: What Leaders Need to Know Now (Yale University Press, 2003).
  • [1]
    Voir l’article de colloque par Nye et l’amiral William Owen, « The Information Edge », Foreign Affairs 75, mars/avril 1996, pp. 20-36.
  • [2]
    Joseph S. Nye, Jr., Soft Power: The Means to Success in World Politics, New York, Public Affairs, 2004, particulièrement le chapitre 1.
  • [3]
    Ibid., pp. 2-5.
  • [4]
    Voir en particulier William Riker, The Art of Political Manipulation, New Haven, Yale University Press, 1986, et The Strategy of Rhetoric: Campaigning for the American Constitution, New Haven, Yale University Press, 1996.
  • [5]
    William E. Odom et Robert Dujarric, America’s Inadvertent Empire, New Haven, Yale University Press, 2004.
  • [6]
    Nye,(Soft Power, pp. 69-72), rapporte des résultats de sondages tendant à le montrer, réalisés par le Pew Global Attitudes Project dans quatre régions du monde en 2002, mais bizarrement, sans le reconnaître.
  • [7]
    Nye, Soft Power, p. 25.
  • [8]
    Nye, ibid., p. 99.
Français

Résumé

Trop souvent considérée comme un instrument auxiliaire de la puissance nationale, la « diplomatie publique » peut en réalité grandement contribuer aux objectifs de politique étrangère. Le soft power de Joseph Nye offre un concept très utile pour comprendre comment elle fonctionne. Analyser les relations entre diplomatie publique et soft power dans le contexte actuel de la lutte contre le terrorisme et du Moyen-Orient permet de mieux appréhender la légitimité du projet américain.

English

Public Diplomacy and Soft Power

Public Diplomacy and Soft Power

Often seen as the last and least of the various instruments of national power, a public diplomacy that adroitly leverages the cultural resources of its society can under some circumstances achieve a great deal. Joseph Nye’s soft power is useful for understanding the larger context in which public diplomacy functions. This article assesses the relationship between public diplomacy and soft power in the contemporary context of the global war on terror and the United States’ new quasi-imperial role in the Middle East.

Carnes Lord [*]
  • [*]
    Carnes Lord est professeur de stratégie et de science politique au Naval War College. Il fut conseiller du vice-président des États-Unis Dan Quayle pour les questions de sécurité nationale et est l’auteur de nombreux articles. Il a récemment publié The Modern Prince: What Leaders Need to Know Now (Yale University Press, 2003).
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 15/11/2012
https://doi.org/10.3917/polam.003.0061
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