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Constitution ou traité ?

1Un juge suprême américain est tenté de comparer le projet de constitution européenne avec la Constitution américaine. La Constitution européenne proposée est longue. Elle contient environ 75 000 mots, alors que la Constitution américaine n’en compte que 7 500 environ. Le parallèle est toutefois trompeur, car la Constitution américaine expose un ensemble de principes indépendants qui forment un système de gouvernement hautement complexe. Ces principes sont ceux de la démocratie, de la protection des libertés fondamentales et individuelles, un certain degré d’égalité, la séparation des pouvoirs aussi bien verticale que horizontale (afin qu’aucun groupe ne devienne trop puissant), et l’état de droit. Parce que ces principes sont peu nombreux et agencés de façon cohérente, ils contribuent à faire de la Constitution américaine un édifice transparent et à guider ceux qui appliquent ou interprètent ses dispositions, législativement, administrativement, ou judiciairement.

2La longueur de la Constitution européenne reflète peut-être une plus grande facilité à s’accorder sur les détails qu’à résoudre les ambiguïtés attachées aux questions de fond, tels que le corps de principes sur lequel doit reposer le gouvernement de l’Europe, le poids à conférer à chacun de ces principes, ou la façon de les combiner ensemble pour créer un tout cohérent. La longueur du texte met aussi en évidence une différence importante dans l’objectif de ces deux entreprises constitutionnelles : en 1789, treize colonies nouvellement indépendantes, rassemblant une population d’environ 4 millions de personnes, partageant une même culture anglaise, cherchèrent à créer, à travers de nouvelles institutions, une « union plus parfaite. » En 2003-2004, les représentants de vingt-huit nations indépendantes, d’une population de plus de 400 millions d’habitants, avec des gouvernements historiquement légitimes mais représentant des cultures différentes, ont cherché à renforcer des institutions de gouvernement communes déjà existantes, et non à en créer de nouvelles.

3Le projet européen de Constitution laisse percer le fait qu’il est, à l’origine, un traité. Il est non seulement long et détaillé à la manière d’un traité, mais chaque nation a le droit de se retirer et tout amendement requiert l’unanimité des parties. De plus, le traité établit un processus à « deux vitesses » qui permet à certains États-membres de s’intégrer plus rapidement ou plus complètement que d’autres. Enfin, malgré le silence du préambule sur ce point, la source de l’autorité juridique n’est pas « Nous, le peuple » comme dans la Constitution américaine, mais les États-membres.

4D’un autre côté, le document établit des organes de gouvernement complexes auxquels il confère une large autorité sur la vie des Européens en édictant par exemple des dispositions « harmonisées » directement applicables aux individus et affectant beaucoup, voire tous les domaines de la vie en société. En outre, le projet de constitution précise bien qu’il vise à établir une « Constitution » et non un traité.

5La référence à un modèle de base, traité ou constitution, est importante en particulier parce que des amendements trop fréquents affaiblissent une constitution, mais pas nécessairement un traité. Or la longueur du projet de constitution, ses détails, et les limites de la prévoyance humaine qu’inévitablement il renferme, signifient que le document doit pouvoir accueillir des changements, par ailleurs très vraisemblables, quant aux règles détaillées qu’il crée. Les anticipations du public quant à la fréquence de ces changements importent aussi beaucoup, étant donné l’obstacle juridique que la règle de l’unanimité peut poser à une modification.

6L’on avance parfois que la longueur et les détails, en résolvant à l’avance des désaccords juridiques possibles, diminuent d’autant les conflits et permettent d’éviter des changements trop fréquents. Ce peut être le cas avec un contrat d’affaires classique, mais plus difficilement avec des lois fondamentales. Au contraire, plus un document est long, plus il contient de mots, plus grandes sont les chances de contentieux. Chaque mot porte en lui la possibilité d’un désaccord sur son sens et sa portée. Chacun porte en lui le germe d’un litige. Et du fait des caractéristiques du système juridique européen, les litiges, comme on le verra plus loin, poseront quelquefois un obstacle supplémentaire à la flexibilité d’interprétation que requiert la vie d’un texte constitutionnel.

7Le projet de Constitution de l’UE crée une forme de gouvernement que nous ne pouvons pas appeler « fédération », mais qui est clairement plus centralisée aussi que ne suggérerait le terme de « confédération ». Si l’on s’attache à la garantie du « contrôle démocratique » donné par la Constitution, l’UE paraît davantage « confédérale ». Si l’on choisit le pouvoir accordé par la Constitution aux institutions de l’UE, la Constitution semble alors orienter l’UE dans une direction plus « fédérale », comme le montre une brève analyse des institutions européennes.

La question du déficit démocratique

8Dans quelle mesure le projet de constitution promeut-t-il une démocratisation de l’UE ?

9Quand l’Europe créa le Marché Commun, écrit Valéry Giscard d’Estaing, les rôles respectifs des principales institutions européennes auraient pu être décrits ainsi : premièrement la Commission, corps administratif définissant les principaux intérêts de la Communauté et proposant toutes les actions législatives nécessaires ; deuxièmement le Parlement, qui donne son avis ; et troisièmement le Conseil, organe décisionnel. Les États-membres ont peu à peu conférer à l’Union européenne davantage de pouvoir normatif, tout en modifiant quelque peu les institutions de l’UE car ils cherchaient en partie à remédier au « déficit démocratique ». Aujourd’hui, le projet de constitution donne une plus grande autorité normative au gouvernement central de l’Union, tout en tentant de favoriser la responsabilité démocratique des instances législatives.

10D’un côté, il insiste sur le fait que le Parlement de Strasbourg doit ratifier ou donner son consentement à toute législation européenne. Il lui accorde aussi le pouvoir d’approuver la désignation du président de l’Union, comme celle des commissaires qu’il peut aussi destituer. Ces pouvoirs de confirmation et de destitution peuvent s’avérer d’une importance capitale car le Parlement européen pourrait refuser de confirmer le président de la Commission qu’il n’a pas désigné, ce qui ferait du président de la Commission un « Premier ministre » et des commissaires un gouvernement responsables devant le parlement. D’un autre côté, la Constitution précise que la Commission est « indépendante ». Elle lui conserve un pouvoir d’initiative législative presque exclusif, combinant ainsi des fonctions administratives et législatives. Le texte prévoit par ailleurs que le président de la Commission est nommé par le Conseil et non par le Parlement, permettant donc, mais sans le requérir, que le Parlement se saisisse du contrôle politique en insistant sur la nomination de son propre candidat à la présidence de la Commission. Jusqu’ici, le Parlement n’a pas usé de ses pouvoirs (actuels) de destitution des commissaires pour manifester une telle insistance, et à moins qu’il ne choisisse à l’avenir d’insister de la sorte, le président de la Commission ne se muera pas en chef de parti parlementaire européen.

11En plus de concéder des pouvoirs législatifs importants au Conseil, la Constitution précise que les ministres des États-membres doivent normalement être présents au vote pour représenter la voix de leur pays, éloignant ainsi le Conseil d’un modèle de chambre haute ou de sénat.

12Malgré ces changements, le problème démocratique fondamental demeure : à la question démocratique cruciale, « Comment sortir les sortants ? », la Constitution ne répond pas d’une façon que le citoyen moyen puisse facilement comprendre.

Centralisation et subsidiarité

13Dans quelle mesure le projet de Constitution amène-t-il une centralisation du pouvoir ?

14La Constitution accroît les pouvoirs gouvernementaux de l’Union. Elle met en place des méthodes institutionnelles pour développer et coordonner la défense et la politique étrangère, tout en maintenant des pouvoirs limités de prélèvement fiscal. Elle réaffirme les larges pouvoirs de législation de l’Union dans la plupart des autres domaines d’activité : commerce, maintien du Marché Commun, propriété intellectuelle, conditions de travail, santé, sécurité, protection de l’environnement, éléments de la protection sociale, protection des consommateurs, transports, énergie, aspects de l’enseignement, recherche, immigration, coopération policière, application du droit pénal, etc. Elle permet aussi au Conseil de légiférer « à la majorité qualifiée » dans la plupart de ces domaines.

15Le projet de constitution cherche simultanément à garantir une autorité « décentralisée » (c’est-à-dire les États-membres) en imposant des limites importantes à l’exercice du pouvoir centralisé de l’UE, et ce de trois manières : par un discours qui sous-entend une limitation du champ de la délégation des pouvoirs (par exemple, l’organisation des lieux de travail, la culture et l’éducation) ; en mettant en avant le principe de « subsidiarité » ; et en requérant l’unanimité au Conseil, et non la majorité qualifiée pour la promulgation de certains types de lois.

16L’application effective de ces mesures reste incertaine. L’expérience de tentatives similaires destinées à garantir le pouvoir des États fédérés et à limiter le pouvoir fédéral sous la Constitution des États-Unis ne permet pas de répondre directement à cette question, mais elle suggère en revanche que ce sont des circonstances politiques et non juridiques qui apporteront la réponse.

17Que dit la Constitution américaine en matière de limitation de la délégation de pouvoir au gouvernement fédéral ? Le cas le plus connu est la Clause de commerce [Commerce Clause] qui donne au Congrès le pouvoir de « réguler le commerce (…) entre les États ». Pendant deux siècles, reflétant des besoins sociaux et économiques, le langage de la Clause de commerce a été interprétée comme une autorisation donnée au Congrès pour légiférer sur presque tous les sujets – « presque » tous parce que la Cour [Suprême] a récemment défini certaines limites et restrictions (qui paraissent d’ailleurs n’être que d’une portée marginale).

18La Constitution européenne contient aussi un discours ouvert à une très large interprétation. L’article III-182, par exemple, donne autorité à l’UE pour promulguer une législation qui « doit contribuer au développement d’un enseignement de qualité en encourageant la coopération entre les États-membres et, si nécessaire, en soutenant et en complétant leur action ». Aux États-Unis, ce langage pourrait soutenir de nombreuses dispositions sur l’éducation édictées au niveau fédéral. Les membres de l’UE aujourd’hui seraient probablement surpris par toute tentative d’aller si loin dans l’interprétation du texte ; sans doute les constituants américains l’auraient été aussi par l’interprétation de la Clause du commerce. Pour prendre un autre exemple, les efforts déployés dans l’article III-104 pour imposer le vote à l’unanimité pour la législation relative aux syndicats, se trouve limitée par les dispositions autorisant des votes simples pour les lois relatives aux « conditions de travail. » Ces dernières dispositions permettraient en effet à l’Union de légiférer (sans unanimité), de fait, dans une grande partie du domaine des avantages sociaux qui appartient à la négociation collective traditionnelle.

19C’est le « principe de subsidiarité » qui constitue la garantie fondamentale d’un pouvoir national. Le projet de Constitution en prévoit l’application en trois étapes : due notification aux parlements nationaux de la législation proposée ; possibilité pour les parlements nationaux de considérer ou de reconsidérer le projet de législation ; autorisation de recours en justice pour permettre l’application du principe de subsidiarité. L’expérience américaine invite toutefois à un certain scepticisme quant au caractère effectif de telles provisions. L’usage de la « notification explicite » pour s’assurer que les États (qui influencent les législateurs fédéraux) soient informés des effets de la législation fédérale (« déclarations d’impact du fédéralisme ») n’a pas convaincu les observateurs, qui ne pensent pas qu’elle ait fait une vraie différence. Quant à la mise en application judiciaire d’une telle clause, notre propre expérience au XIXe siècle nous a enseigné la prudence. Les juges ont cherché à établir des critères viables qui permettraient aux tribunaux de faire respecter les principes d’un « fédéralisme » décentralisé, mais les observateurs furent convaincus que ces efforts faisaient obstacle à la promulgation de la législation nationale dont le pays avait besoin, conduisant à la crise des « tribunaux contre le peuple » dans les années 1930, et au recul des cours devant l’opinion.

20La Constitution n’apporte à l’UE, encore une fois, que des pouvoirs très limités dans plusieurs domaines importants, à savoir les affaires étrangères, la défense, l’application du droit pénal, et la fiscalité. Cette dernière restriction pourrait soulever un problème politique rencontré aux États-Unis, né de la tentation du Congrès de mander que les États prennent la responsabilité de mesures importantes et désirables sans porter lui-même la responsabilité politique de nouveaux impôts – par exemple en recommandant que les États assurent l’instruction de tous les enfants handicapés, mais sans prévoir aucun crédit à cet effet. Cela s’appelle aux États-Unis le problème des « mandats sans provision ». Une législature ne disposant que d’un pouvoir de régulation sans être en mesure de lever les impôts nécessaires ne pourrait donc que légiférer en laissant aux États-membres le soin de se charger des coûts afférents à la législation nouvelle.

21Dans l’ensemble, les institutions du projet de constitution peuvent être qualifiées, du point de vue de la démocratie, comme une sorte de « confédération plus », et sous l’angle de la centralisation, comme une « fédération moins ». Le problème conceptuel n’est cependant pas le plus important. C’est le « déficit démocratique » de l’Union qui demeure la plus sérieuse pierre d’achoppement. « Le peuple » devrait-il contrôler plus directement ces institutions centralisées ? Le Parlement verra-t-il émerger des partis de sorte qu’il prendra le contrôle de la Commission ? Comment de tels contrôles vont-ils évoluer ?

La Constitution entre marché commun et démocratie sociale

22En plaçant la Charte des Droits fondamentaux dans sa partie II, le projet de constitution tend à éloigner l’Union du modèle de « marché commun » pour la rapprocher d’un modèle de « démocratie sociale » à l’européenne. Quels sont ces droits ? La Charte contient la plupart des droits établis dans la Constitution américaine, sauf certains droits constitutionnels de la défense dans les affaires pénales, reflétant peut-être des traditions différentes en matière de procès aux assises.

23La Charte contient un langage pouvant générer des problèmes qu’a connus la Cour Suprême américaine dans des contextes à la fois constitutionnel et de droit public : par exemple, l’interdiction des discriminations d’âge (II-21) inclut-elle les discriminations qui favorisent les travailleurs plus âgés ? Les « droits de l’enfant », qui peuvent varier « conformément à leur âge et à leur maturité » (II-24), comprennent-ils le droit de prendre part aux campagnes politiques ?

24La Charte énumère plusieurs droits individuels auxquels la Constitution américaine ne fait pas explicitement référence, et qui peuvent générer des problèmes auxquels la Cour Suprême n’a pas eu à faire face jusqu’ici : par exemple, l’interdiction dans la Charte de « pratiques eugéniques » (II-3 (2) b) s’applique-t-elle aussi à l’avortement ? Le droit au mariage (II-9) concerne-t-il aussi les mariages homosexuels ? La « liberté d’expression » (II-11) est-elle compatible avec des lois qui interdisent les intrusions publicitaires dans les messages électroniques ? L’autorisation explicite de la discrimination positive fondée sur le genre (II-23) exige-t-elle d’interpréter les mesures de lutte contre la discrimination comme une interdiction de la discrimination positive fondée sur l’appartenance raciale ? L’exigence que les condamnations pénales soient proportionnées (II-49) requiert-elle la mise en place dans la Charte de « lignes directrices pour les sentences » ?

25La Charte contient aussi certains droits sociaux positifs, tels que le droit à l’éducation (II-14), à une couverture médicale (II-35), à l’environnement (II-37), à l’assistance sociale (II-34), et à l’emploi, y compris la protection contre les « licenciements injustifiés » (II-30).

26La Charte existait auparavant sous une forme « imprécatoire », c’est-à-dire une liste de principes impossibles à mettre en œuvre, mais la Constitution fait de la Charte un document juridiquement exécutoire. En même temps, la Charte limite l’étendue de la mise en application juridique puisqu’elle précise, d’une part, que ces mesures concernent seulement les « institutions, les organes, et les organismes de l’Union » ainsi que les États-membres lorsqu’ils mettent « à exécution » la législation européenne (II-51) ; et d’autre part que les mesures ne peuvent être invoquées devant un tribunal que lorsqu’il s’agit d’interpréter ou de déterminer la validité juridique de « dispositions exécutives et législatives » de l’UE, ou des dispositions des États-membres mettant « en application » ces dispositions européennes (II-52). Cette formulation limite sérieusement l’applicabilité juridique de certaines garanties de la Charte, comme par exemple les provisions relatives aux procès pénaux. Cependant, la Charte ne donne pas d’une main ce qu’elle reprend de l’autre.

27La Charte s’appliquera probablement quand l’UE exercera ses pouvoirs afin d’harmoniser le droit des États-membres, qu’il s’agisse de commerce, de droit des affaires, d’environnement, de normes de sécurité, etc. Une loi d’un État-membre destinée à mettre en pratique un effort d’harmonisation de l’UE serait probablement soumise aux contraintes de la Charte constitutionnelle. Ainsi par exemple, une loi britannique qui mettrait en pratique une directive environnementale de l’UE placerait la législation européenne au-dessus de la loi britannique ; si cette loi restreint indûment la liberté d’expression, elle entre en conflit avec l’article II-11, et si elle pousse à des licenciements injustifiés, elle s’oppose à l’article II-30.

28D’un côté, l’application de la Charte permettra de s’assurer que les lois des États-membres s’accordent avec les critères de respect de l’individu que contient la Charte. D’un autre côté, la protection des travailleurs contre les licenciements abusifs et la garantie de droits sociaux et économiques présents dans la Charte, signifient que c’est la Cour européenne de Justice (CEJ) qui interprétera et appliquera un grand nombre de ces droits sociaux et du travail. Ainsi la Charte se distingue-t-elle de la manière dont ces droits sont actuellement protégés dans plusieurs États membres, la Cour européenne étant une cour constitutionnelle et non un tribunal de prud’hommes.

29Cela pose-t-il un problème ? Autrefois, la CEJ a interprété les termes du traité de l’UE à la lumière de ce qu’elle croyait en être l’objectif de base, à savoir la création d’un marché commun, espace de libre circulation commerciale et de libre échange. Les droits constitutionnels sociaux et du travail actuels pourraient amener la Cour à considérer différemment les buts fondamentaux de l’UE – comme par exemple, chercher à la fois un marché commun et une démocratie sociale. Si tel est le cas, la CEJ devra équilibrer ses objectifs fondamentaux là où ils peuvent s’avérer être conflictuels. Ainsi, auparavant, les États-membres étaient libres de changer leur législation interne afin de faciliter la circulation du capital et de la main-d’œuvre. La Charte, dans son nouveau rôle de loi constitutionnelle exécutoire, signifie-t-elle que ceux qui s’opposent à de tels changements peuvent les contester devant un tribunal – du moins pour celles des modifications qui résulteraient de l’harmonisation européenne de la législation sociale ? En supposant par exemple que les règles environnementales européennes, ou les règles de sécurité sur le lieu de travail, exige dans certaines usines le licenciement de personnes travaillant en contact avec des produits chimiques dangereux pour l’environnement ou dans des zones à risque, ces employés pourront-ils contester les licenciements comme étant « injustifiés » (II-30) parce que, de leur point de vue, l’UE aurait promulgué un ensemble de règlements harmonisés différents, plus protecteurs de leurs emplois ? Si oui, la CEJ devra trouver un équilibre entre protection sociale et libéralisation du marché, ce qui sera difficile.

30Les États-Unis ont été confrontés à un problème similaire au début du XXe siècle. La Cour Suprême avait considéré que le mot « liberté » dans la Constitution comprenait certains droits économiques favorables aux employeurs, comme la « liberté de contrat ». La Cour a finalement reculé, mais ses opinions n’ont pas abandonné explicitement cette vision. Au contraire, il fut décidé qu’en ce qui concerne les problèmes économiques et sociaux, le Congrès et les Assemblées des États fédérés bénéficieraient d’une grande liberté pour déterminer qu’une loi est nécessaire et, en conséquence, compatible avec la Constitution. La CEJ pourrait demain produire une jurisprudence similaire là où les droits économiques sont en jeu.

31Au total, l’incertitude prédomine. Les limites de la portée de la Charte en font un document moins fort qu’une Déclaration des droits, mais les larges pouvoirs législatifs de l’UE lui confèrent d’importants domaines d’application, avec des effets incertains. En d’autres termes, la Charte ressemble assez à un « géant endormi ».

Le rôle de la CEJ

32Quel est le rôle de la Cour de l’UE ? La Constitution accorde à la Cour une large autorité dans la plupart des domaines pour interpréter et appliquer la Constitution, la majeure partie de la législation de l’UE et autres mécanismes des institutions européennes. Cette autorité est particulièrement large du fait que, pour annuler une décision de la Cour, la Constitution exige un amendement constitutionnel ou une nouvelle législation qui tous deux requièrent l’unanimité – ce qui revient à donner aux décisions de la Cour un caractère final puisqu’elles ne peuvent pratiquement pas être changées. Il y a ici quelque ironie, car un tel mécanisme revient à ce que plus la mesure en question sera importante, plus les États-membres s’en remettront à une Cour non élue – moins ils seront disposés à s’en remettre à une procédure démocratique comme le vote à la « majorité qualifiée ».

33Le projet de Constitution spécifie en même temps que la Cour aura un juge originaire de chaque État-membre, élargissant la Cour actuelle de 15 à 25 juges pouvant entendre les cas présentés dans n’importe quelle des 21 langues de l’Union. Cette soudaine augmentation de deux tiers du nombre de juges, les différences de tradition juridique et la complexité des problèmes risquent d’amener la Cour, de même que la Cour Suprême américaine ou toute autre Cour de justice, à se tromper, produisant des conséquences aussi imprévisibles qu’indésirables. Comment alors les décisions de la Cour pourraient-elles être changées ?

34La Cour devra sans aucun doute faire face à d’autres défis. Comment, par exemple, assurer un juste équilibre entre les institutions européennes d’une part, et entre ces institutions et les États-membres d’autre part, dans l’exercice de leurs pouvoirs respectifs ? Comment garantir une application uniforme des lois européennes dans les États-membres ? Comment développer ou maintenir des relations de travail fructueuses entre les pouvoirs judiciaires de l’Union et des États-membres ? Ni la Constitution européenne, ni la Constitution américaine ne fournissent des réponses à de telles questions. Comme la Cour Suprême, la CEJ devra les trouver dans la pratique.

35La plupart de ces difficultés pourraient très bien être résolues pour autant que les États-membres modifient peu à peu les dispositions spécifiques du projet de Constitution à la lumière de l’expérience. Or c’est là une chose très difficile. Faudrait-il donc, pour faciliter de telles modifications, comme d’aucuns l’ont suggéré, transférer certains éléments de la Constitution dans une loi organique, y compris l’essentiel de la partie III, la Constitution statuant qu’après un certain temps le Parlement (ou le Parlement et le Conseil) pourrait amender les lois organiques à une majorité spécifiée ?

36Quand les Pères Fondateurs ont écrit la Constitution américaine, très peu sinon personne à l’extérieur de l’Amérique, ne croyait en ce projet. Beaucoup en Europe voient en un projet de Constitution européenne un motif d’espoir considérable. Après tout, le projet de Constitution européenne représenterait une étape importante dans l’intégration européenne – une intégration d’institutions démocratiques et d’économies libres que les hommes politiques du milieu du XXe siècle jugeaient nécessaire pour garantir la paix. L’histoire ne leur a-telle pas donné raison ? Les Américains, s’ils peuvent s’autoriser à souligner certains problèmes et suggérer des modifications, se doivent en tout cas d’espérer le succès de l’entreprise européenne.

Français

Résumé

La comparaison entre le projet de Constitution européenne et la Constitution des États-Unis est très tentante. Elle permet en particulier de relever la pluralité des modèles contenus dans le texte proposé par la Convention européenne. La nature du projet, entre traité et constitution, et sa finalité, entre fédération et confédération, entre démocratie et marché, ne ressortent pas du texte avec clarté, laissant une marge importante à l’interprétation des juges et à la pratique politique et institutionnelle.

English

Competing Models in the Proposed European Constitution

Competing Models in the Proposed European Constitution

Comparing the EU’s draft Constitution with the American Constitution is tempting for an American judge. It leads specifically to point out to the competing models in the draft Constitution. The nature of the project, between a treaty and a constitution, and its ultimate goal, between a federation and a confederation, and between a common market and a social democracy, are not clear-cut, thus leaving much leeway to interpreters and to the political and institutional practice.

Stephen Breyer [*]
  • [*]
    Stephen Breyer est membre de la Cour Suprême des États-Unis.
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 15/11/2012
https://doi.org/10.3917/polam.002.0107
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