CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Au Cameroun, la prison devient un objet de discussion publique à la faveur d’une triple actualité. Tout d’abord, l’incarcération des élites politiques et de hauts fonctionnaires à travers « l’Opération épervier », un programme de lutte contre la corruption lancé en 2006 par le chef de l’État, médiatise le traitement inégalitaire des détenus : ceux que l’on désigne désormais comme des « VIP » bénéficient en effet de privilèges dont sont privés les prisonniers ordinaires. Ensuite, la réponse aux attaques perpétrées par Boko Haram sur le territoire du Cameroun depuis 2014 entraîne un enfermement massif de personnes soupçonnées d’appartenir au groupe terroriste. Ce contexte déclenche l’ire de nombreuses organisations de droits de l’homme, dont la plus audible est Amnesty International [1] qui dénonce, entre autres, le recours récent à une législation d’exception et le durcissement des conditions de détention. Enfin, à ces deux moments s’est greffé depuis 2016 ce qui est connu comme la « question anglophone », en lien avec les violences de militants et de combattants séparatistes des régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest du pays comme celles de l’armée. Or cette triple actualité s’inscrit dans un contexte d’internationalisation des normes punitives, marquée, dans le tournant des années 2000, par de nouvelles injonctions à adopter de « bonnes pratiques » en matière de détention [2], en Afrique notamment.

2Partant de cette conjoncture, cet article s’intéresse à la politique de réforme des prisons camerounaises, appréhendée sur un temps plus long, au-delà des images récentes d’établissements pénitentiaires surpeuplés et de l’incarcération de détenus au titre de la corruption ou de la lutte contre le terrorisme. Les coopérations internationales engagées, les programmes financés, les textes législatifs amendés sont-ils des facteurs de transformation de la prison et de l’expérience concrète qu’en ont, au premier chef, les détenus, tandis que la surpopulation, en particulier, ne cesse de s’accroître ? L’enjeu est d’étudier l’articulation entre des projets de réforme et le quotidien de la prison pour saisir la fabrique d’une action publique dans le champ pénal et pénitentiaire, dans ses paradoxes et ses ambivalences.

3Deux principaux axes structurent cette réflexion. Dans un premier temps, il s’agit de rappeler les traits les plus saillants d’une série de réformes des politiques pénales et pénitentiaires engagées au Cameroun au tournant des années 1990, dites de démocratisation de la vie publique, et prolongées dans les années 2000. Celles-ci sont suivies de l’ouverture de la prison à des interventions extérieures à l’État, notamment à celles des organisations non gouvernementales (ONG), à des fins de coopération. Dès lors, la politique pénitentiaire, domaine réservé de l’État au lendemain de la colonisation, tend à s’ouvrir à une pluralité d’acteurs, nationaux et internationaux. Cette nouvelle action publique s’inscrit dans le cadre de la circulation d’expertises internationales spécialisées dans les processus de « modernisation des institutions », d’une part, et, de l’autre, des réformes de la justice et plus largement du secteur de la sécurité [3].

4Cependant, les conditions actuelles de détention dans certains établissements apparaissent en contradiction avec cette dynamique. Dans un second temps, il convient donc de travailler non seulement à comprendre les réformes en cours, mais aussi leur application. Il existe des écarts entre les textes et leur matérialisation à l’échelle des espaces carcéraux. C’est pourquoi nous privilégions une entrée empirique, celle du travail en prison, enjeu historique de la peine dans le contexte africain [4]. Prégnant dans les projets de réforme et d’amélioration des conditions de détention aux côtés de la santé, il aide, pour reprendre les termes de F. Guilbaud, à « analyser des systèmes punitifs concrets, les étudier comme des phénomènes sociaux [5] ». En abordant le travail pénitentiaire, c’est la condition quotidienne des détenus dans certains établissements camerounais qui est analysée dans sa matérialité, autant que les engagements de la justice qui avaient fait de « l’emploi de la main-d’œuvre pénitentiaire » un des axes phares de la réforme pénitentiaire de 1992. Entre injonctions internationales à réformer et réalités locales, la prison camerounaise souligne les apories du discours réformiste comme les épreuves de la condition carcérale.

5L’article s’appuie sur une série d’enquêtes menées dans les prisons de plusieurs régions du Cameroun : Tcholliré (Nord), Yaoundé et Mfou (Centre), Ebolowa (Sud), Bertoua et Doumé (Est) sur une période allant de 2010 à 2017, selon les établissements et les chercheurs concernés [6]. De façon répétée, des entretiens et des observations ont été réalisés auprès de différents acteurs d’agences de coopération (Union européenne, GIZ notamment), d’organisations internationales et d’ONG (Avocats sans frontières, Amnesty International, ONG locales), mais aussi des acteurs locaux de l’administration pénitentiaire tels que les régisseurs, les gardiens de prisons, les médecins, et enfin les détenus eux-mêmes et leurs proches.

D’un cycle de réforme à l’autre : une réforme carcérale toujours inachevée

6Un premier cycle de réformes voit le jour à la faveur de la démocratisation dans les années 1990. À celui-ci vient s’ajouter un second cycle, dans les années 2000, qui s’inscrit davantage dans la dynamique de renouvellement des politiques internationales d’aide au développement et conduit à la présence plus marquée d’acteurs étrangers.

Les politiques pénales et pénitentiaires au Cameroun au tournant des années 1990

7En 1990, lorsque se développent les appels à la démocratisation [7], le régime de Paul Biya craint de perdre le pouvoir qu’il contrôle depuis 1982 et choisit dans un premier temps « la fermeture et le repli sur soi [8] ». Cette absence de dialogue, interprétée comme un refus du changement, intensifie les contestations dans les villes principales du pays [9]. Finalement, le gouvernement est contraint de s’ouvrir et s’engage dans une réforme du système pénal répressif tant dénoncé par les tenants de la transition politique dans un contexte de détentions arbitraires et d’emprisonnement des opposants politiques. Au niveau institutionnel, l’action publique est d’abord normative. C’est le cas de la loi n°90/049 du 19 décembre 1990 qui abroge l’ordonnance n°62/OF/18 du 12 mars 1962 portant répression de la subversion. Cette législation, bien que symbolique, demeure problématique. Elle est symbolique dans la mesure où elle traduit une volonté politique de rompre avec la situation répressive antérieure (le régime d’A. Ahidjo) tout en feignant de céder aux obligations du droit international et des bailleurs de fonds. Elle demeure problématique dans la mesure où elle ne s’attaque pas aux dispositions relatives à la sûreté intérieure de l’État et à celles portant sur les atteintes à l’autorité publique [10].

8Dans le domaine pénitentiaire, la remise en cause du système pénal répressif se manifeste par la fermeture des centres de rééducation civique [11] avec l’arrêté du 4 juin 1992 qui autorise leur inscription dans le régime commun des prisons. Les détenus politiques encore présents dans ces centres sont libérés [12].

9Cet arrêté crée également quatre nouvelles prisons dans le but de décongestionner les structures existantes : les établissements de Bazou (Ouest), de Monatélé (Centre), de Meri (Extrême-Nord) et de Tcholliré I (Nord) [13]. Par ailleurs, la même année, le décret du 27 mars 1992 portant régime pénitentiaire constitue la principale source juridique qui réglemente l’exécution de la peine privative de liberté [14]. Désormais, en fonction de la nature de leurs activités, cinq catégories de prisons sont créées [15]. Les établissements se distinguent également selon leur localisation sur la carte administrative : les prisons centrales, dans les grands centres urbains, se distinguent des prisons principales et secondaires, situées dans les moyennes et petites villes du territoire national [16]. En principe, cette double typologie doit orienter la politique pénitentiaire en termes de gestion des détenus, des dotations, ou encore en termes de sanction comme de projets de réinsertion. Cependant, l’examen précis des textes révèle des contradictions entre la volonté de réforme affichée par les autorités dans le sillage de la démocratisation et la réglementation effectivement adoptée. Ainsi, la réforme du 27 mars 1992 met davantage l’accent sur l’encadrement des détenus [17]. Quinze dispositions concernent les infractions et les sanctions disciplinaires à l’encontre de ces derniers. Par contraste, aucun article n’est consacré à leurs droits. Quant à la formation du personnel pénitentiaire, elle continue de relever d’un registre militaire [18]. Si l’on a assisté à la libération de prisonniers politiques, les réformes n’ouvrent en revanche pas la voie à une humanisation des prisons.

Carte 1

Localisation des prisons au Cameroun en 2017

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Localisation des prisons au Cameroun en 2017

10Finalement, presque trente ans après la réforme de 1992, le Cameroun présente l’un des taux d’incarcération les plus élevés du continent : 115 personnes pour 100 000 habitants [19]. Il compte 30 605 détenus en octobre 2017, dont 17 635 prévenus et 12 970 condamnés [20]. Ce même rapport souligne un taux d’occupation moyen des prisons de 171 % sur l’étendue du territoire, pour une capacité totale d’accueil de l’ensemble des lieux de privation de liberté de 17 915 places.

11Dans ce contexte récurrent de surpopulation, l’influence d’acteurs internationaux devient plus prégnante encore dans les années 2000. Désormais, l’État semble ne plus être l’acteur exclusif de la définition des politiques pénales. Il doit composer avec des ONG et des agences internationales. Ces interactions avec une diversité d’institutions invitent à ne plus parler d’une politique pénale, émanant des seuls services de l’État, mais d’une action publique pénale, par le biais de laquelle une (relative) pluralité d’acteurs négocie des projets de réforme pénale et carcérale.

Les nouveaux acteurs de la réforme dans les années 2000

12Jusque dans les années 1990, la régulation du champ pénal est essentiellement le fait d’une politique publique mise en place par l’État camerounais, même si celui-ci y intègre des éléments issus de conventions internationales [21]. La libéralisation de la vie politique marque le passage des politiques pénales à l’action publique pénale. Cette dernière est construite par une pluralité d’acteurs impliqués sur différents projets de réforme touchant au droit pénal comme à la prison : acteurs étatiques et agences internationales (États, ONU, UA, Commission européenne, Commonwealth, HCR, CICR), associations et ONG (Amnesty International, Caritas, Prisonnier sans frontières, ACAT/LT, etc.). Ce glissement peut s’analyser à partir de plusieurs moments tout au long de la décennie 2000 : la refonte du Code de procédure pénale (CPP) de 2005, les Programmes d’amélioration des conditions de détention et respect des droits de l’homme (Pacdet I, II respectivement en 2001 et en 2007 [22]), le Programme d’appui à la justice (PAJ) en 2009, et le nouveau Code pénal en 2016.

13En l’an 2000, l’État adopte, avec l’appui des bailleurs de fonds, le Plan national de gouvernance (PNG). Ce programme vise à consolider l’État de droit en opérant une réforme de la justice. Dans ce contexte, l’on assiste à la remise sur l’agenda public du projet de Code de procédure pénale qui vise, entre autres, à réduire les lenteurs judiciaires et à faciliter la mise en œuvre des décisions de justice. Le Code de procédure pénale naît d’une coopération avec le gouvernement du Royaume-Uni, l’International Bar Association (IBA) [23], l’Association du Barreau du Cameroun, la CNDHL [24], l’Union européenne (UE) et le Commonwealth. Cependant, bien que des séminaires de formation aient été organisés sur l’ensemble du territoire pour que le personnel judiciaire s’approprie les nouvelles normes, la culture du Code d’instruction criminelle d’inspiration napoléonienne continue de peser sur les pratiques professionnelles (dans le système francophone sont par exemple maintenus la procédure inquisitoire, la détention provisoire, le non-recours à la pratique de la caution…). Le pouvoir judiciaire continue d’apparaître répressif, au service de la domination de l’État, au détriment d’une justice garante des droits des citoyens.

14Quant aux Programmes d’amélioration des conditions de détention et respect des droits de l’homme (Pacdet I et II), ils relèvent d’une coopération entre la délégation de l’Union européenne et le Cameroun. Les Pacdet contribuent à l’objectif de l’UE de diffuser des normes en matière de droits de l’homme à partir du secteur de la justice et des prisons. Au Cameroun, ils partent du constat d’un « dysfonctionnement généralisé du système judiciaire [25] ». Celui-ci s’illustre notamment par la présence d’une majorité de prévenus [26], souvent sans avocat, à l’origine d’une surpopulation importante dans les établissements pénitentiaires camerounais. Les conditions de détention qui en découlent, qualifiées d’inhumaines et de dégradantes, justifient ces actions de coopération au titre du respect des droits de l’homme. Le Pacdet I est un projet pilote avec une intervention sur les seules prisons centrales de Douala et de Yaoundé. Le Pacdet II, de plus grande ampleur financière mais aussi géographique, a vocation à couvrir cette fois-ci les dix prisons centrales du pays [27]. Dans les faits, la délégation tend à restreindre le projet à une réforme appelant à rationaliser le fonctionnement de la justice, à laquelle s’ajoute un volet matériel touchant aux conditions de détention (dotation en médicaments essentiels et petit matériel d’infirmerie, ateliers d’artisanat du cuir, menuiserie, fermes pénitentiaires). Plus précisément, les programmes ont surtout mis à disposition des avocats pour accompagner les prévenus des prisons concernées et les conseiller, le temps de l’existence des Pacdet, sans modifier les situations d’inégalité devant la justice, ni les orientations souvent répressives des décisions judiciaires. La dimension politique de la réforme (remise en cause de politiques de sécurité et de justice répressives, des détentions arbitraires) reste éludée au bénéfice d’indicateurs [28] permettant une évaluation de la seule rationalisation des différentes administrations impliquées (ici le nombre de prévenus libérés ou définitivement condamnés). Quels bilans sont tirés ? Un rapport de monitoring du Pacdet I note dès 2003 qu’aucune des conditions spéciales reprises dans la convention de financement n’a été respectée par le gouvernement camerounais, portant par exemple sur la réforme de la justice militaire ou sur la suppression des peines de cachot [29]. Chaque programme permet de libérer de nombreux prévenus du fait de l’intervention d’avocats payés par les programmes, ce qui permet aux premiers d’être jugés, condamnés et, le cas échéant, libérés : en effet, la durée de la détention préventive équivaut souvent à celle de la peine prononcée. Toutefois, cela ne met un terme ni à la surpopulation carcérale, ni à l’incarcération massive de prévenus [30]. Ce second cycle de réforme, inscrit à l’agenda des politiques de développement, ne parvient donc pas davantage que celui de 1992 à modifier les conditions de détention et à mettre en discussion le rôle de la prison ou l’utilisation qui en est faite.

Carte 2

Détention préventive dans les prisons du Cameroun en 2017

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Détention préventive dans les prisons du Cameroun en 2017

15L’intervention de l’UE témoigne de formes de coopération entre l’État et des acteurs extérieurs dans un secteur souvent fermé, tant la sécurité et la justice touchent à la souveraineté de l’État [31]. Toutefois, elle se limite à des critères techniques et matériels. Les améliorations touchant à la vétusté des infrastructures, à l’absence d’activités, au nombre de dossiers judiciaires traités deviennent l’un des critères à partir duquel mesurer les efforts que fournit le Cameroun pour devenir un État de droit [32]. Les Pacdet I et II informent en retour sur l’action internationale dans la réforme des normes punitives et de la justice au Cameroun.

16Cette action s’illustre surtout en 2009 lorsque la Commission européenne s’engage à financer pour une durée de 4 ans et à hauteur de 11 milliards de francs CFA le Programme d’appui au secteur de la justice (PAJ). Le PAJ permet l’institutionnalisation d’un nouveau Code pénal en 2016 [33]. En procédant à son analyse cursive, l’on constate qu’il prévoit la création de peines alternatives [34], la responsabilité des personnes morales [35], de nouvelles infractions pour protéger la famille, la femme et l’enfant.

17En tout état de cause, à partir de ces programmes, chaque partie prenante semble trouver matière à légitimation et à démonstration de son souci de respecter une certaine rhétorique touchant aux droits de l’homme, l’État camerounais comme les bailleurs. Un fonctionnaire étranger résume la situation en expliquant, désabusé, que la carrière des uns et des autres tient au montant du budget engagé et à l’affichage des institutions de coopération dans le domaine de la réforme de la justice. Peu importeraient les effets des projets, à court et à long terme, comme les détournements dont ils feraient l’objet, peu importerait en définitive l’adhésion de l’État partenaire [36]. Les réformes initiées participent au déploiement d’une « industrie des droits de l’homme [37] » qui présente ces derniers comme un ensemble de compétences à apprendre, en renonçant finalement au moindre changement politique. Dans le même temps, cela ne signifie pas que les fonctionnaires concernés au premier chef par ces réformes s’en désintéressent : aux prises avec les réalités du terrain, l’administration pénitentiaire peut percevoir, par exemple, l’intérêt de la mise en place de peines alternatives en réponse à la surpopulation carcérale. Ainsi, au-delà des projets tels qu’ils sont conçus et de la mesure de leurs résultats à l’appui de rapports d’évaluation, la compréhension de l’action publique ne peut faire l’économie d’une analyse des pratiques des gardiens et des détenus, pour s’en tenir aux seules prisons, comme nous allons le voir.

Carte 3

Population carcérale au Cameroun en 2017

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Population carcérale au Cameroun en 2017

De la réforme du travail en prison : l’appropriation des dispositifs humanitaires et réglementaires

18Le travail carcéral est présenté comme l’une des thématiques clefs des projets de transformation de la prison, visant a priori à faciliter la réinsertion des détenus. Il convient toutefois de ne pas s’arrêter aux seuls effets d’annonce et termes de référence pour étudier l’appropriation locale des projets de mise au travail des personnes incarcérées.

Le travail au cœur des projets d’amélioration des conditions de détention

19La période de démocratisation des années 1990 marque une nouvelle inflexion dans l’organisation du système carcéral et dans sa mission de réinsertion socioprofessionnelle avec l’introduction des prisons dites « de production », mais aussi avec la réorganisation de la cession de la maind’œuvre carcérale non plus seulement aux services publics, mais aussi aux entreprises privées et aux particuliers. Néanmoins, les conditions du travail pénitentiaire, qui préexistent à ces changements, ne sont pas véritablement modifiées. Si les établissements pénitentiaires de Buea, Bafoussam, Kumbo, Monatélé, Bamenda, Bertoua et Ngaoundéré abritent aujourd’hui un certain nombre d’activités de production, c’est en grande partie grâce au soutien d’initiatives des associations locales et à des aides d’institutions religieuses ou encore des bailleurs internationaux (coopérations bilatérales, Union européenne). Dans les années 2000, le Pacdet II permet ainsi le réaménagement de certains locaux dans les prisons centrales servant à l’incarcération qui se présentent peu à peu comme des espaces de travail, d’éducation et de resocialisation bien qu’étant « anciens, dégradés et exigus [38] ». Il s’agit non seulement de proposer des activités (soudure, menuiserie, couture) au titre d’un projet de réinsertion des détenus, mais aussi de répondre aux carences de l’administration pénitentiaire, notamment dans le domaine de l’alimentation en permettant la culture dans des champs.

20À la prison centrale de Bertoua, un atelier de soudure et un atelier de couture sont construits grâce au financement du Pacdet II (UE). Ils s’ajoutent à celui de menuiserie, construit en 2003 par l’archidiocèse de Bertoua grâce aux dons d’un mécène italien. Cet atelier de menuiserie est placé sous la responsabilité, non pas d’un détenu, mais d’un coordinateur recruté à cet effet. Situé à l’extérieur de l’établissement, ce dispositif de travail a déjà accueilli plus d’une soixantaine de prisonniers (apprentis menuisiers) en treize années. Si le financement et le fonctionnement de l’atelier sont gérés par l’archidiocèse, notamment l’aumônerie des œuvres caritatives, la sélection des détenus devant participer aux programmes de formation, les horaires de travail et la surveillance incombent à l’administration pénitentiaire. Le responsable de l’atelier de menuiserie a parfois des difficultés à se situer à l’égard de sa double hiérarchie, le régisseur et l’aumônier [39]. Au tout début de la création de cet atelier, les religieux étaient impliqués dans ce processus de sélection. En plus de l’évaluation de la motivation des candidats, confirmée par le formateur, un des gardiens chef devait évaluer leur « bonne moralité » et leur « bon comportement », tandis que les religieux incitaient les détenus à exprimer leur attachement à l’Église et à la foi chrétienne. Depuis quelques années, avec le renouvellement du personnel, notamment le changement intervenu à la tête de la prison, les religieux ont été mis en marge du processus de sélection. Cette éviction du processus a créé des frictions mettant en lumière les tensions entre acteurs des réformes carcérales à l’échelle locale.

21Quant à l’atelier de soudure né avec le financement européen, il est fermé en 2011 et est transformé en magasin à la suite de plusieurs évasions d’apprentis soudeurs. Sur les 18 détenus formés en 2 ans (2008-2010), 7 se sont évadés. La couture effectuée par 32 détenus dont 17 femmes et la menuiserie exercée par 8 détenus, tous des hommes, sont aujourd’hui les seules formations dispensées à la prison de Bertoua.

22Entre les murs des établissements pénitentiaires, ou à l’extérieur à l’occasion de sortie en corvées [40], les détenus travaillent soit pour l’administration pénitentiaire, soit pour des particuliers ou pour des entreprises dans le cadre de la concession de main-d’œuvre dont la rémunération est fixée par un arrêté ministériel [41]. Ainsi la réforme de 1992 annonçait-elle du moins une relative ouverture des prisons camerounaises vers le monde économique et la société. Toutefois, les formations proposées sont rares, de même que les corvées. Rien ne garantit en outre qu’elles n’aident les détenus libérés à obtenir un emploi, tant le marché du travail est exsangue. Ne constate-t-on pas l’incarcération année après année d’hommes jeunes, issus des quartiers populaires, sans diplôme ni d’autre alternative que l’économie informelle [42] ?

23Ces lacunes et ces manquements, renforcés par la surpopulation carcérale, font naître dans les établissements pénitentiaires camerounais, à l’instar des prisons centrales de Yaoundé, de Bertoua et des prisons principales de Mfou et de Mbalmayo, des appropriations informelles de l’espace carcéral entretenues par « des rapports de pouvoir, des arrangements, des négociations, des réseaux entre les détenus et les gardiens d’une part, et entre les détenus d’autre part [43] ». Dans ces conditions, une diversité d’activités génératrices de revenus informels émerge, facilitée par les circulations carcérales des prisonniers hors de la prison, dans les ateliers, et leur entente avec l’administration et les gardiens.

Le travail pénitentiaire au-delà de la réforme

24À la prison de Mfou, on compte officiellement 5 coiffeurs parmi lesquels Gilbert [44]. Camerounais de 40 ans, condamné à 5 ans d’enfermement pour vol aggravé depuis 2014, il était chauffeur de camions avant son incarcération. Il a appris la coiffure en détention à des fins de subsistance. Il devient finalement le coiffeur des gardiens et de détenus aisés. Il facture la coupe à 100 francs CFA (0,15 euro) et coiffe en moyenne 5 personnes par jour. Chrétien pratiquant, il ne travaille pas le dimanche et consacre ce jour à la messe. Sa tondeuse est un cadeau de sa femme offert 3 mois après sa mise sous écrou. En plus de la coiffure, il vend aussi des cigarettes, un produit officiellement interdit dans les établissements pénitentiaires camerounais. Pour s’approvisionner, il passe soit par un gardien de prison, soit par les « corvéables [45] » ou par les visiteurs.

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« Mais avec le gardien, c’est plus sûr même si c’est un peu plus cher. Pour une commission de 5 000 francs CFA (7,62 euros), le gardien a 50 %. Et c’est toujours payé avant la commission. Avec les corvéables, parfois ça marche, parfois ça ne marche car ce sont des malhonnêtes. Avec les visiteurs c’est possible mais les occasions sont rares, et il faudra encore et toujours passer par un gardien pour qu’il te fasse entrer le produit, comme eux ils ne sont pas fouillés [46] ».

26Les commerçants sont les plus nombreux en prison. Ils ont des comptoirs dans la petite cour, dans le quartier masculin. Sur de petites tables, ils vendent divers articles : des biscuits, des arachides, des beignets, du sucre, du sel, des lames de rasoir [47], des tomates, des bouteilles de jus, de l’eau. Ousmane, un détenu originaire du Nord du Cameroun condamné à 3 ans pour coups mortels et détention de cannabis, est l’un de ces commerçants. Avant son incarcération, il gérait d’ailleurs une boutique dans le quartier de la Briqueterie à Yaoundé. Son travail commence à 7 heures à l’ouverture des portes par la rencontre du « commissionnaire [48] » du quartier masculin auquel il remet la liste des achats de la journée et l’argent de la « commission ». Ce dernier sort de la prison pour acquérir les produits demandés en ville, en prélevant un peu d’argent [49]. À son retour, autour de 10 heures, Ousmane dresse sa table. Un biscuit qui se vend à 100 francs CFA (0,15 euro) à l’extérieur est revendu à 150 francs CFA (0,23 euro). Sur son étal, des stylos, des cahiers, du pain, des beignets sont proposés. Ousmane vend aussi des comprimés tels que des antidouleur (Tramadol ou « tramol »), des sédatifs (Diazépam et Valium) que les détenus détournent en stupéfiants pour les effets de somnolence et de relaxation qu’ils entraînent. Ces médicaments ne sont pas exposés mais livrés uniquement sur commande. Ils sont très prisés par les détenus et se vendent très facilement : 100 francs CFA (0,15 euro) le comprimé. Les prix sont proposés par les commerçants et validés par le « chef quartier » appelé King Kwatta[50].

27Contrairement à la prison de Mfou où le régisseur autorise les femmes, et surtout les femmes condamnées qui auront présenté les garanties d’un « bon comportement », à sortir en corvées, les détenues de l’établissement pénitentiaire de Bertoua ne peuvent pas sortir. En effet, compte tenu des expériences de ses prédécesseurs, le régisseur a rédigé un règlement intérieur limitant les circulations carcérales. Bodo, une gardienne de prison, affirme :

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« Le régisseur ne laisse pas les femmes sortir en corvée car elles vont ramener des grossesses dit-il. Les femmes sont fragiles, elles ne peuvent pas supporter de travaux difficiles entre autres. Voilà pourquoi elles ne vont pas dans les champs. Tout dépend toutefois de chaque régisseur [51] ».

29Le sexe semble donc être un critère de disqualification. Fatima, la « commissionnaire » du quartier, âgée de 24 ans et condamnée pour meurtre, et Raissa, âgée de 22 ans et condamnée pour avoir abandonné une personne en situation de handicap, sont les deux seules détenues autorisées à sortir de l’établissement quotidiennement. Elles gèrent par ailleurs un restaurant situé à l’extérieur de ses murs dont la rumeur attribue la propriété au régisseur. Les autres prisonnières passent alors la journée dans le quartier féminin de la prison. Elles n’y exercent pas moins des activités commerciales. Kimora, ancienne serveuse dans un bar, braise le poisson qu’elle vend au quartier masculin. Tout comme Marie, 23 ans, une prévenue inculpée pour abandon d’enfant, ancienne coiffeuse, cuisine des beignets qu’elle vend aussi aux hommes. Les détenues ne se déplacent pas elles-mêmes pour vendre au quartier des hommes, mais confient ces marchandises dans des seaux à leurs « amis » au quartier masculin qui les vendent contre rémunération. Pour une vente de 1 000 francs CFA (1,52 euro) minimum, le vendeur obtient 100 francs CFA (0,15 euro). Pour une vente d’un montant d’au moins 2 000 francs CFA (3,05 euros), il gagne 100 francs CFA (0,15 euro). Les quartiers masculins et féminins communiquent donc à travers la circulation de ces marchandises.

30L’existence de ces activités, souvent négociées avec les gardiens voire avec le régisseur, invite à aller plus loin dans l’analyse des modalités de gouvernement de la prison. Celles-ci révèlent la pluralité et le poids de normes informelles [52] dans le fonctionnement de la prison, et la manière dont elles surplombent largement les règlements écrits. Dans ce contexte, on peut se demander quelle influence peuvent avoir les discours réformateurs dès lors que les projets qui en découlent vont faire l’objet d’appropriations et de détournements au bénéfice de certains fonctionnaires et détenus.

31Le 30 décembre 2015, la presse camerounaise se faisait l’écho d’une grève de la faim observée par les détenus de la prison centrale de Bertoua [53]. Pendant deux jours, du 25 au 27 décembre, ils ont refusé de manger et de sortir dans la grande cour. Ils reprochaient au régisseur l’instauration d’un système de fouilles hebdomadaires dans les cellules et d’une carte de communication dont les visiteurs devaient désormais se munir, en plus du permis de visite délivré par le tribunal. Le régisseur sera finalement démis de ses fonctions et remplacé. Ce fait illustre à plus d’un titre les tensions, les résistances, les négociations et les réactions qui sous-tendent parfois la matérialisation des dispositifs juridiques dans les prisons camerounaises, qu’ils soient initiés au niveau national, régional ou au niveau local comme dans ce cas précis.

32Avec un effectif de 758 détenus et 79 fonctionnaires, la prison centrale de Bertoua est un établissement de taille moyenne en comparaison d’autres prisons centrales du Cameroun comme celles de Yaoundé. Selon la fiche récapitulative des données statistiques carcérales du mois de février 2018, sur 758 détenus, on dénombre 319 prévenus (dont 226 hommes camerounais, 10 femmes, 37 mineurs et 45 étrangers) et 190 condamnés (dont 154 hommes camerounais, 5 femmes, 4 mineurs et 27 étrangers) [54].

33La porte centrale – seul accès à la prison – est surveillée par un gardien armé. Assis dans une petite pièce située à 1 mètre environ de cette issue, il observe les mouvements dans les deux sens. Il s’adresse au visiteur à travers une petite fenêtre. Les visites sont autorisées en semaine, du lundi au vendredi, de 10 heures à 15 heures. Le visiteur présente sa carte nationale d’identité et son permis de visite. Le gardien prend les deux documents et les objets interdits en prison, dont le téléphone. Il enregistre le visiteur (son identité, l’objet et l’heure de la visite) dans un petit cahier posé sur une table devant la porte. À défaut d’une pièce d’identité et d’un permis de visite à jour, il demande 500 francs CFA (0,76 euro) [55] comme droit d’entrée. Dans ce dernier cas, le visiteur n’est pas enregistré. Une fois la porte d’entrée passée, il doit se diriger vers le poste de contrôle appelé ici poste de police où il est fouillé. Ce gardien incarne l’interface entre les différents quartiers et les services administratifs : un point de passage obligé pour tous ceux qui veulent aller rencontrer les détenus. Contrairement à certaines prisons comme celle de Mfou dans le Centre ou d’Abong-Mbang à l’Est, l’établissement de Bertoua dispose de parloirs où les visiteurs peuvent échanger avec les détenus, debout et à travers des grilles. Au poste de contrôle, environ 15 gardiens sont assis. Une télévision posée devant la chambre de repos leur permet de « tuer le temps ». Les gardiennes fouillent les visiteuses et les articles qu’elles apportent. Les gardiens font de même avec les hommes. Puis le visiteur peut passer. Arrivé au parloir, il donne 100 francs CFA (0,15 euro) à un détenu appelé « taxi ». Ce dernier court appeler le prisonnier concerné. Quelques minutes plus tard, ce dernier retrouvera son visiteur. La visite dure en moyenne 20 minutes. Au-delà, le visiteur se fait interpeller par les gardiens. Soit il peut négocier pour augmenter son temps de visite, soit il repart.

34Un règlement prévoit des conditions strictes pour les visites. Le décret de 1992, en son article 36, stipule que :

35

« Les détenus sont autorisés à recevoir les visites des membres de leurs familles et amis en présence d’un ou de plusieurs éléments d’encadrement dans les conditions fixées par le règlement intérieur de la prison […]. Le régisseur de la prison doit vérifier l’identité de tout visiteur et procéder éventuellement à sa fouille s’il le juge nécessaire [56] ».

36Cependant, les adaptations au texte sont finalement nombreuses, au point qu’elles s’imposent comme la norme. Autre exemple, dans les textes réglementaires [57], la discipline et la surveillance sont assurées par les gardiens et le personnel administratif. Toutefois, compte tenu des déséquilibres notables entre la population carcérale et le personnel pénitentiaire, les fonctions de surveillance et de contrôle sont parfois déléguées à certains prisonniers. Ainsi, à la prison principale de Mfou, on retrouve, comme dans la plupart des établissements pénitentiaires camerounais, une organisation politique des détenus pour épauler les gardiens dans le maintien de l’ordre au quotidien. À leur tête, un « chef quartier » qui dirige les trois quartiers (masculin, féminin, mineur). Il est appuyé par un adjoint, un « maire central » qui s’occupe de l’hygiène, un « central effectif » qui s’occupe de l’enregistrement des détenus, de leur affectation dans les différentes cellules et de leur comptage journalier, des « escadrons » (la police de la prison), des « portiers » qui surveillent les entrées et les sorties des différents quartiers et organisent les circulations à l’intérieur de la prison, et un « chef cuisine ». À l’échelle des cellules, il existe des « chefs locaux », des « maires », des « caissiers », des « chefs plats », des « commissionnaires ». Ces personnes forment le gouvernement de la prison. Le régisseur nomme le « chef quartier » qui à son tour choisit les membres de son gouvernement. Au nombre de 55 dans l’établissement de Mfou, ces détenus vivent de ces positions dont ils tirent une rente et des privilèges de toutes natures. Alain, enfermé depuis 2 ans et « central effectif » depuis 1 an, évoque les circonstances dans lesquelles il est arrivé à ce poste :

37

« Les gens veulent ces genres de poste pour deux raisons : sécuriser leurs biens et arracher ceux des autres. Ah oui, intégrer le gouvernement c’est une manière de sécuriser ses biens. Ce qu’on entre avec en prison et ce qu’on gagne en prison. En plus de ça, on peut aussi se permettre d’arracher les biens de certains détenus. C’est pas mal ! C’est la jungle ! [58] ».

38Beaucoup des détenus (les « escadrons » par exemple) effectuent d’autres activités en plus de ces responsabilités. Le chef des « escadrons » est propriétaire du « casino » (un espace de jeux d’argent où les prisonniers qui en ont les moyens viennent passer du temps). Les femmes sont aussi organisées dans leur quartier. On retrouve ainsi à la tête du quartier une « cheftaine » (détenue), une « maire » et 3 « escadrons ». Les droits du quartier s’élèvent à 20 000 francs CFA (30,49 euros) pour les nouvelles arrivantes, dont 4 000 francs CFA (6,10 euros) pour les détergents, 3 000 francs CFA (4,57 euros) pour l’eau de javel, 10 000 francs CFA (15,24 euros) pour le local et 3 000 francs CFA (4,57 euros) pour la télévision. Celles qui ne peuvent s’acquitter de ces droits sont contraintes de nettoyer trois semaines durant le quartier et de cuisiner.

39Les activités des détenus au Cameroun, par exemple dans les prisons de Bertoua et de Mfou, mettent en lumière la dynamique des réformes. Le travail instauré dans le but d’améliorer les conditions de détention et de préparer la réinsertion socioprofessionnelle des détenus engendre parfois des effets non souhaités comme c’est le cas avec les évasions attribuées à l’atelier menuiserie à Bertoua. Ces projets sont plus largement reconfigurés dans le cadre des rapports sociaux et de pouvoir qui structurent la vie carcérale. Finalement, dans un contexte d’économie du manque où tout service se négocie et se monnaye, c’est surtout une panoplie d’activités informelles génératrices de revenus qui se déploie : ces dernières accordent aux prisonniers les exerçant des places dans le gouvernement de la prison et permettent aux gardiens de contrôler et de pacifier les espaces carcéraux en déléguant certaines tâches aux détenus. Dans un tel environnement, de nombreuses règles informelles organisent la détention, orientent les comportements et les circulations. Elles permettentpermettent la survie au détriment des normes réglementaires et de celles initiées par divers dispositifs humanitaires, ces derniers étant souvent détournés de leurs fins initiales.

40En engageant une discussion sur la réforme des prisons au Cameroun, il s’agissait ici tout d’abord de démontrer les volontés et les modalités de transformation des lieux de privation de liberté, suivant deux moments politiques (la démocratisation et l’ouverture à des coopérations internationales). Si les acteurs impliqués dans les projets de réforme en appellent à toujours plus de responsabilité de l’État à l’égard des détenus et si l’on constate diverses actions visant à réformer la prison, leur effectivité paraît limitée.

41Comme le montre la réalité du travail pénitentiaire à la prison centrale de Bertoua, si les textes touchant au système pénal et à la prison ont changé depuis 1992, les acteurs locaux (administrations, détenus et leurs proches, ONG) continuent de composer avec des contextes et des réalités qui rendent difficile leur application. Ces acteurs, qui se situent à des échelles différentes avec des visées plus ou moins convergentes, doivent souvent se partager la gouvernance locale des activités permises par les politiques de réforme. La tension entre les religieux et l’administration locale de la prison à Bertoua est une illustration de ces frictions entre objectifs différenciés et registres de légitimation parfois opposés. Si de nouveaux textes sont adoptés, ils sont peu suivis d’effets. Ils se traduisent au mieux par des expériences pilotes, à l’échelle de quelques établissements pénitentiaires. Ils font surtout l’objet d’appropriations locales, suivant les normes in situ.

42Par ailleurs, la question de la réforme reste dépendante des orientations stratégiques de l’État. Dans la présente décennie, la construction de nouvelles prisons – dont certaines sont déjà fonctionnelles – a été préférée à la mise en place d’une véritable réforme du droit de la prison, qu’il s’agisse des droits des détenus, de l’usage de mesures disciplinaires alternatives ou de l’élaboration d’un code de déontologie de l’administration pénitentiaire. Cette réappropriation arbitraire et sélective des axes de réformes suggérés de l’extérieur, et éventuellement attendues de fonctionnaires nationaux et de militants camerounais, montre que l’État n’est pas un acteur passif. Dans son refus actuel de négocier un nouveau Pacdet avec l’UE, on peut supposer qu’il cherche avant tout à garder la main sur une institution qui demeure, au Cameroun comme ailleurs, un instrument d’expression du pouvoir souverain.

43Dans ces conditions, au Cameroun, l’emprisonnement continue de se caractériser par le manque, les pénuries, l’arbitraire et la violence. Si la justice et les prisons au Cameroun continuent d’être travaillées par l’inscription sur agenda d’un processus de réforme, il faut aussi souligner les paradoxes, voire les impasses créées par les politiques sécuritaires et les incarcérations qui en découlent. Mouvement global, la réforme sécuritaire en temps d’activité terroriste entre en contradiction avec la diffusion des normes touchant aux droits de l’homme.

Notes

  • [1]
    Voir par exemple Amnesty International, « Chambres de torture secrètes au Cameroun. Violations des droits humains et crimes de guerre dans la lutte contre Boko Haram », Londres, Amnesty International, 2017. Sur la question des « prisonniers VIP », voir G. Dougueli, « Cameroun : “Very Important Prisoners”, les VIP du secrétariat d’État à la Défense » [en ligne], Jeuneafrique.com, 12 novembre 2013, <http://www.jeuneafrique.com/135615/politique/cameroun-very-important-prisoners-les-vip-du-secr-tariat-d-tat-la-d-fense/>, consulté le 8 juin 2018 ; J.-M. Nkoussa, « Cameroun-Opération épervier : voici tous les prisonniers VIP » [en ligne], Cameroun-Info.Net, 21 juin 2016, <http://www.cameroon-info.net/article/cameroun-operation-epervier-voici-tous-les-prisonniers-vip-264471.html>, consulté le 16 septembre 2018.
  • [2]
    A. M. Jefferson, « Reforming Nigerian Prisons : Rehabilitating a “Deviant” State », The British Journal of Criminology, vol. 45, n° 4, 2005, p. 487-503.
  • [3]
    L. Wacquant, Les prisons de la misère, Paris, Raisons d’agir, 2015 (édition actualisée et augmentée) ; Y. Bouagga « Une mondialisation du “bien punir” ? La prison dans les programmes de développement », Mouvements, n° 88, 2016, p. 50-58 ; S. Dezalay, « Des droits de l’homme au marché du développement », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 174, 2008, p. 68-79 ; H. Colineau, « Interroger la diffusion des normes dans l’aide européenne aux pays en transition », Politique européenne, n° 46, 2014, p. 118-40 ; T. Delpeuch, « Comprendre la circulation internationale des solutions d’action publique : panorama des policy transfer studies », Critique internationale, n° 43, 2009, p. 153-165. En ligne
  • [4]
    F. Bernault (dir.), Enfermement, prison et châtiments en Afrique. Du 19e siècle à nos jours, Paris, Karthala, 1999 ; F. Dikötter et I. Sène, « Colonisation française et main-d’œuvre carcérale au Sénégal : de l’emploi des détenus des camps pénaux sur les chantiers des travaux routiers (1927-1940) », French Colonial History, vol. 5, 2004, p. 153-171 ; F. Dikötter et I. Brown (dir.), Cultures of Confinement : A History of the Prison in Africa, Asia and Latin America, Ithaca, Cornell University Press, 2007 ; R. Tiquet, « Challenging Colonial Forced Labor ? Resistance, Resilience, and Power in Senegal (1920s–1940s) », International Labor and Working-Class History, vol. 93, 2018, p. 135-150.
  • [5]
    F. Guilbaud, Le travail pénitentiaire. Une étude de sociologie du travail, Rapport scientifique pour la GIP « Mission de recherche Droit et justice », 2006, p. 11.
  • [6]
    Cette recherche regroupe certains des membres du programme Ecoppaf, « Économies de la punition et de la prison en Afrique » (ANR 2015-2020) : <https://ecoppaf.hypotheses.org>.
  • [7]
    M. Bratton et N. van de Walle, Democratic Experiments in Africa : Regime Transition in Comparative Perspective, Cambridge, Cambridge University Press, 1997.
  • [8]
    P. F. Ngayap, L’opposition au Cameroun : les années de braise. Villes mortes et tripartite, Paris, L’Harmattan, 1999.
  • [9]
    L. Sindjoun et G. Courade, « Le Cameroun dans l’entre-deux », Politique africaine, n° 62, 1996, p. 3-14.
  • [10]
    Voir les articles 153 et 154 du Code pénal de 1967.
  • [11]
    Il s’agit principalement des établissements pénitentiaires de Yoko, Tcholliré et Mantoum. Ces prisons, excentrées de la capitale politique, sont connues pour avoir hébergé des détenus politiques et ont fait l’objet de plusieurs récits. Voir notamment le chapitre 2, « Des rescapés racontent », in M.-T. Eteki-Otabela, Le totalitarisme des États africains : le cas du Cameroun, Paris, L’Harmattan, 2001, avec les témoignages de militants upécistes pour la plupart emprisonnés dans les années 1950, 1960 et 1970. Voir aussi les récits de N. Bassomb, Le quartier spécial : détenu sans procès au Cameroun, Paris, L’Harmattan, 1992, ancien détenu à Yoko, d’E. Bityeki, La colline aux oiseaux, Yaoundé, Le Combattant, 2004, incarcéré à Tcholliré, ou d’A. Mukong, Prisoner Without a Crime : Disciplining Dissent in Ahidjo’s Cameroon, Bamenda, Langaa RPCIG, 1985.
  • [12]
    C’est le cas de Wokam Philippe, Tanyi Odjong Marin, Nkiamboh Isidore Tandi et Nkwetche Jean écroués au CRC de Tcholiré depuis 1985.
  • [13]
    Voir Rapport de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (CAT), examen des rapports présentés par les États parties en application de l’article 19 de la convention, Deuxième rapport périodique des États parties devant être soumis en 1992, Additif CAMEROUN CAT/C/17/Add.22, 19 juin 2000.
  • [14]
    R. Ngono Bounoungou, La réforme du système pénitentiaire camerounais : entre héritage colonial et traditions culturelles, Thèse de doctorat en droit, Grenoble, Université de Grenoble, 2012, p. 191.
  • [15]
    Article 2 du décret n°92/052 du 27 mars 1992.
  • [16]
    Article 9 du décret n°92/052 du 27 mars 1992.
  • [17]
    Le titre IV du décret n°92/052 du 27 mars 1992 est consacré à la discipline (articles 36 à 50). Voir R. Ngono Bounoungou, La réforme du système pénitentiaire camerounais…, op. cit., p. 198.
  • [18]
    Les administrateurs de prison de Tcholliré et de Dschang notent par exemple que la formation centrée sur l’usage de la force dans la préservation de l’ordre carcéral néglige souvent la dimension « pédagogique » que devrait mettre en œuvre le personnel pénitentiaire dans sa pratique professionnelle, en vue d’assurer la « resocialisation » des détenus. Entretiens avec des régisseurs et des responsables de l’action sociale, éducative et socio-culturelle des deux prisons pré-citées, décembre 2017.
  • [19]
    R. Wamsley, World Prison Population List (10th edition), Londres, International Centre for Prison Studies, 2015. La moyenne du continent se situe à 94 pour 100 000, mais avec des situations très contrastées. Voir M. Morelle et F. Le Marcis, « Pour une pensée pluridisciplinaire de la prison en Afrique », Afrique contemporaine, n° 253, 2005, p. 117-129.
  • [20]
    Direction de l’Administration pénitentiaire, Sous-direction de l’exécution des peines, de la production pénitentiaire et de la réinsertion, rapport, Direction de l’Administration pénitentiaire, 2017.
  • [21]
    Depuis l’indépendance en 1960, le Cameroun a introduit dans son arsenal juridique interne une pléthore de conventions et de protocoles, comme par exemple la Convention des Nations Unies du 7 mars 1966 sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale ou la Convention contre la criminalité transnationale organisée, ratifiée le 18 mai 2004.
  • [22]
    Le Pacdet I (2001-2004) permet à l’UE d’engager 1 million d’euros sur les ressources du 8e FED. Le second Pacdet (2007-2010) engage l’UE à hauteur de 8 millions d’euros (la contribution du Cameroun doit être de 1 830 000 euros). Initialement, le Pacdet II devait couvrir la période 2006-2009.
  • [23]
    L’International Bar Association (IBA) a été chargé par le gouvernement du Royaume-Uni, avec l’approbation du ministre de la Justice de la République du Cameroun, d’examiner le projet de Code de procédure pénale. Voir IBA, Examen du projet de Code de procédure pénale du Cameroun. Un rapport de l’International Bar Association, Londres, IBA, 2005
  • [24]
    La Commission nationale des droits de l’homme et des libertés (CNDHL), instituée par la loi n°2004/016 du 22 juillet 2004, succède au Comité national des droits de l’homme et des libertés, créé par décret n°90/1459 du 8 novembre 1990.
  • [25]
    Union européenne, Dispositions techniques et administratives d’exécution, Convention de financement entre la Commission des Communautés européennes et la République du Cameroun, Programme d’amélioration des conditions de détention et respect des droits de l’homme (CM/7010/000), VIIIe FED, 2001.
  • [26]
    Les détentions préventives sont longues (dès lors illégales) et les prisonniers ignorent souvent leurs droits.
  • [27]
    Convention de financement entre la Commission des Communautés européennes et la République du Cameroun, Programme d’amélioration des conditions de détention et respect des droits de l’homme-phase 2 (Pacdet II) (CM/002/04), IXe FED, 2006.
  • [28]
    H. Colineau, L’Union européenne, puissance normative ? La politique de coopération au développement en actes, Thèse de science politique, Grenoble, Université de Grenoble, 2013.
  • [29]
    Rapport de monitoring, Pacdet, 2 juillet 2003.
  • [30]
    Évaluation finale Pacdet II- Programme d’amélioration des conditions de détention phase II, Rapport final, 13 juin 2011.
  • [31]
    Y. Bouagga « Une mondialisation du “bien punir”… », art. cité.
  • [32]
    G. Salle, « Des “infimes matérialités” carcérales à l’“État de droit”. Prison et Rechtsstaat en RFA depuis 1968 », Droit et société, n° 69-70, 2008, p. 524.
  • [33]
    Voir la loi n° 2016-007 du 12 juillet 2016. Cette loi vient remplacer les lois antérieures : le Code pénal issu des lois n° 65-LF-24 du 12 novembre 1965 et n° 67-LF-1 du 12 juin 1967.
  • [34]
    En 2018, les magistrats attendent toujours le décret l’application supposé rendre cette catégorie de peine applicable.
  • [35]
    Voir la loi n° 2016-007 du 12 juillet 2016. Cette loi vient remplacer les lois antérieures : le Code pénal issu des lois n° 65-LF-24 du 12 novembre 1965 et n° 67-LF-1 du 12 juin 1967.
  • [36]
    Entretien avec un coopérant étranger, janvier 2018, Yaoundé.
  • [37]
    L. Allen, The Rise and Fall of Human Rights. Cynicism and Politics in Occupied Palestine, Stanford, Stanford University Press, 2013.
  • [38]
    M. Morelle, « La prison centrale de Yaoundé : l’espace au cœur d’un dispositif de pouvoir », Annales de géographie, n° 691, 2013, p. 332-356 En ligne
  • [39]
    Entretien avec un détenu impliqué dans l’atelier menuiserie, Bertoua, mai 2017.
  • [40]
    Dans le décret de 1992 (article 49), sont astreints aux corvées les détenus qui font l’objet d’une contrainte par corps ou condamnés. Les prévenus ne sont utilisés que pour les travaux d’entretien. En pratique, par exemple dans la prison de Mfou, sont appelés corvéables les seuls détenus condamnés qui effectuent des travaux à l’extérieur de l’établissement et présenteraient une certaine garantie de « bonne moralité » qui limiterait les risques d’évasion. Entretien avec un responsable de la prison de Mfou, mars 2017.
  • [41]
    Voir l’article 52 de la réforme du 12 mars 1992.
  • [42]
    M. Morelle, « La prison, la police et le quartier. Gouvernement urbain et illégalismes populaires à Yaoundé », Annales de géographie, n° 702-703, 2015, p. 300-322.
  • [43]
    M. Morelle, « La prison centrale de Yaoundé… », art. cité, p. 341.
  • [44]
    Tous les prénoms ont été modifiés pour des besoins d’anonymat.
  • [45]
    Les « corvéables » sont des détenus déjà condamnés autorisés à travailler à l’intérieur ou à l’extérieur de la prison pour le compte de l’établissement, pour des institutions publiques ou encore pour des particuliers.
  • [46]
    Entretien avec Gilbert, Mfou, février 2017.
  • [47]
    Des lames sont vendues par les détenus. Leur présence semble être autorisée ou tolérée.
  • [48]
    Un détenu désigné par le chef des quartiers pour faire quotidiennement les courses des autres détenus, notamment les achats devant être effectués à l’extérieur de la prison.
  • [49]
    Pour tout achat d’une valeur inférieure à 1 000 francs CFA (1,52 euro), le « commissionnaire » gagne 100 francs CFA (0,15 euro), pour un achat de moins de 2 000 francs CFA (3,05 euros), il gagne 200 francs CFA (0,30 euro).
  • [50]
    Le « chef quartier » ou King Kwatta comme l’appellent ses codétenus est le chef de tous les détenus, nommé par le régisseur sur proposition des prisonniers lors d’une élection.
  • [51]
    Entretien avec une gardienne de prison, Bertoua, juin 2017.
  • [52]
    En référence aux « normes pratiques » telles que définies par J.-P. Olivier de Sardan. Voir J.-P. Olivier de Sardan, « À la recherche des normes pratiques de la gouvernance réelle en Afrique », Discussion Paper, n° 5, Africa Power and Politics, Londres, Oversea Development Institut, 2008 ; T. De Herdt et J.-P. Olivier de Sardan (dir.), Real Governance and Practical Norms in Sub-Saharan Africa. The Game of the Rules, Londres/New York, Routledge, 2015.
  • [53]
    L. Nsana, « Cameroun : le nouveau régisseur de la prison de Bertoua installé » [en ligne], Journal du Cameroun, 1er février 2016, <https://www.journalducameroun.com/cameroun-le-nouveau-regisseur-de-la-prison-centrale-de-bertoua-installe/>, consulté le 12 mai 2018.
  • [54]
    Fiche récapitulative des effectifs des détenus de la prison centrale de Bertoua au mois de février 2018.
  • [55]
    1 500 francs CFA (2,29 euros) à la prison principale de Mfou.
  • [56]
    Article 38 du décret du 27 mars 1992 portant régime pénitentiaire au Cameroun.
  • [57]
    Article 36 du décret du 27 mars 1992 portant régime pénitentiaire au Cameroun.
  • [58]
    Entretien avec Alain, détenu, Mfou, février 2017.
Français

Depuis 2014, l’ONG Amnesty international n’a cessé de critiquer la gestion des détenus liée à la « lutte contre le terrorisme » dans les régions du Nord et de l’Extrême-Nord du Cameroun. Se greffant à d’autres actualités locales (« crise anglophone », arrestation de personnalités publiques accusées de détournement de deniers publics, mais aussi réformes du Code pénal et du Code de procédure pénale), cette nouvelle médiatisation des lieux de détention a relancé le timide débat sur la pénalité et l’enfermement dans ce pays affichant un taux d’incarcération élevé (115 personnes pour 100 000 habitants). Dans cet article, nous proposons de discuter de la question carcérale à partir des enjeux qui se jouent dans sa réforme. Cette entrée permet d’éclairer la dynamique de l’emprisonnement au Cameroun depuis les années 1990, analysée au double prisme des pratiques et des discours des acteurs de la réforme (agences de développement, organisations internationales, organisations non gouvernementales, États) et de ceux qui font l’expérience de la prison autant qu’ils la produisent au jour le jour (gardiens, directeurs, détenus et leurs proches).

Marie Morelle
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Programme Ecoppaf
Patrick Awondo
Université Yaoundé 1, Programme Ecoppaf
Habmo Birwe
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Programme Ecoppaf
Georges Macaire Eyenga
Université Paris Nanterre, Programme Ecoppaf
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 20/11/2018
https://doi.org/10.3917/polaf.150.0075
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