CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Si les pratiques homosexuelles existent probablement de longue date en Afrique, c’est seulement récemment que, dans différents pays, l’homosexualité a émergé dans l’espace public. Pendant longtemps, en effet, l’idée pourtant fausse d’une Afrique purement hétérosexuelle a dominé [1]. L’histoire de la recherche et des mobilisations liées au sida atteste à elle seule la force de cette occultation, la question de la transmission homosexuelle du VIH en Afrique n’ayant pas été posée pendant les vingt premières années d’épidémie.

2Les recherches qui se sont finalement développées au cours de la dernière décennie [2], notamment dans le contexte du sida, ont généralement porté sur les personnes homosexuelles elles-mêmes, mais insuffisamment sur la façon dont elles sont considérées. En effet, en dépit des prises de position toujours plus nombreuses sur l’« homophobie » en Afrique, en particulier de la part de commentateurs occidentaux, rares sont encore les travaux qui analysent avec précision les conceptions contemporaines de l’homosexualité et les discours qui la prennent pour objet sur le continent, comme le souligne l’auteur d’un article récemment publié (qui est le signe que la situation est en train de changer) [3].

3Jusqu’à présent, dans la littérature francophone, aucun volume collectif n’avait été spécifiquement dédié à la question homosexuelle ou transgenre en Afrique, à l’exception d’un numéro publié par une revue camerounaise, dont la plupart des contributions portaient sur le Cameroun [4]. Ce dossier de Politique africaine est donc une initiative presque inédite. Nous avons fait le choix de le consacrer à différentes sortes de discours tenus dans l’espace public sur les orientations sexuelles ou les identités de genre minoritaires. La notion d’espace public est utilisée ici au sens habermassien sans toutefois en conserver la dimension normative [5] ; elle désigne un ensemble de positions exprimées ou échangées par des acteurs institutionnalisés, sous la forme par exemple de controverses médiatiques, de débats politiques ou religieux, de mobilisations collectives ou d’expressions artistiques.

4Suivant la voie de ce processus de publicisation et ses évolutions récentes, la thématique de ce dossier ne pouvait se concentrer sur la seule question homosexuelle qui, au travers du développement des mobilisations collectives, s’est trouvée progressivement reformulée en termes de minorités sexuelles, couvrant dès lors à la fois les domaines de l’orientation sexuelle et de l’identité de genre. Un double mouvement d’expression est donc dépeint dans ce dossier : des formes diverses d’hostilité à l’homosexualité d’une part, un processus de visibilisation et de mobilisation des minorités sexuelles d’autre part.

Controverse

5Sans doute peut-on voir dans les événements politiques survenus en Afrique du Sud durant les années 1990 l’un des déclencheurs de cette séquence historique récente de publicisation de l’homosexualité et des minorités sexuelles, marquée par l’émergence de controverses médiatiques ou politiques et de mobilisations collectives. Dans ce pays, les premières organisations homosexuelles apparaissent dès le début des années 1980. En 1988, une nouvelle association est créée qui se distingue des précédentes en ce qu’elle est multiraciale et engagée contre l’apartheid, tandis que la cause homosexuelle commence à connaître une certaine visibilité ; une première Gay Pride est organisée à Johannesburg en 1990 [6]. À la suite des bouleversements politiques du début des années 1990, les militants homosexuels se trouvent bien placés pour faire pression sur l’ANC qui épouse bientôt leur cause. C’est ainsi qu’après l’élection à la présidence de Nelson Mandela, l’Afrique du Sud devient en 1996 le premier pays au monde à inclure dans sa Constitution l’interdiction de toute discrimination liée à l’orientation sexuelle [7]. Ce fait va avoir une autre conséquence majeure dix ans plus tard : suite à une plainte déposée par un couple de femmes contre la loi sur le mariage, qui le définit comme l’union d’un homme et d’une femme, et qui est donc considérée comme discriminatoire et anticonstitutionnelle [8], l’Afrique du Sud devient le premier État africain à légaliser le mariage homosexuel en novembre 2006.

6La proscription de toute discrimination liée à l’orientation sexuelle dans la Constitution sud-africaine en 1996 a marqué un tournant historique, à partir duquel se sont accrus dans de nombreux pays d’Afrique les efforts de mobilisation collective en même temps que les attaques anti-homosexuelles. En effet, par cette mesure et par celle du mariage dix ans plus tard, l’Afrique du Sud rendait visible l’existence de l’homosexualité sur le continent, par l’entremise du débat et de la décision politiques. Mais en même temps que cette reconnaissance et que les mobilisations qui lui avaient préexisté en Afrique australe, des manifestations publiques d’hostilité faisaient leur apparition dans la région, à commencer par les déclarations célèbres du président du Zimbabwe, Robert Mugabe qui, en 1995, reprocha aux homosexuels de se comporter de manière pire que des chiens ou des porcs et en appela aux valeurs africaines traditionnelles contre la visibilité et les mobilisations homosexuelles [9]. De même, en Namibie, à l’inverse de ce qui s’est passé en Afrique du Sud, et dans une volonté de démarcation commune au cas du Zimbabwe, une campagne anti-homosexuelle fut menée à partir de 1995 par le parti qui avait libéré le pays des lois de l’apartheid, notamment pour discréditer certains adversaires politiques [10]

7Au cours de la décennie 2000, le voile a continué d’être levé sur l’homosexualité et les minorités sexuelles en Afrique, au travers des mobilisations qui ont émergé mais aussi et surtout des événements qui ont parfois précipité le débat public autour de controverses retentissantes. Les affaires médiatiques liées à ce sujet ne sont cependant pas nouvelles en Afrique ; il en a existé avant cette période [11], qui n’ont toutefois jamais connu l’impact ni la visibilité de celles des années 2000. Car incontestablement, la dernière décennie aura été celle de la visibilisation de l’homosexualité et des minorités sexuelles en Afrique. Ce qui caractérise cette nouvelle période par rapport aux précédentes, c’est principalement l’écho qu’ont rencontré les controverses à l’échelle internationale, du fait à la fois de leur médiatisation et des réactions qu’elles ont suscitées dans le domaine des mobilisations homosexuelles ou liées aux droits humains de la part d’organisations internationales, de personnalités diverses voire de représentants d’États non africains comme nous le verrons plus loin.

8Certaines controverses qui ont eu lieu dans les années 1990 avaient certes connu un écho à l’extérieur des pays concernés et de l’Afrique, suscitant quelques réactions de la part des organisations de défense des droits humains, généralistes ou spécialisées sur les minorités sexuelles, notamment à l’occasion des déclarations de Robert Mugabe. Et la protestation s’était parfois exprimée de manière moins feutrée, comme par exemple lorsque le militant gay britannique Peter Tatchell avait tenté par deux fois l’« arrestation citoyenne » du président zimbabwéen pour « meurtre, torture, détention sans procès et autres violations des droits humains des gays », lors de visites officielles en Angleterre en 1999 [12] et en Belgique en 2001 [13].

9Mais on peut considérer qu’un tournant a eu lieu au début de la décennie 2000 avec l’affaire dite du Queen Boat (ou « Cairo 52 » dans les pays anglophones), du nom du bateau aménagé en boîte de nuit au Caire, où a eu lieu l’arrestation de cinquante-deux hommes accusés de « débauche » en mai 2001 [14]. Cette affaire a bénéficié d’une couverture médiatique considérable à différents moments du procès et provoqué la réaction de nombreux acteurs internationaux, dont des membres de gouvernements européens et des artistes de renom. Le musicien Jean-Michel Jarre, connu en Égypte pour avoir donné un concert devant les Pyramides, avait initié une pétition signée par des milliers de personnes, dont des personnalités telles que Catherine Deneuve avant que d’autres célébrités en Angleterre en lancent une à leur tour en 2002.

10D’autres controverses surviennent ensuite, principalement en Afrique subsaharienne. Le cas qui marque la décennie dès son commencement est celui de l’Ouganda, où plusieurs articles du Code pénal hérité des lois coloniales britanniques permettent de punir de prison les pratiques homosexuelles. Au cours de la première moitié des années 2000, des articles hostiles à l’homosexualité se multiplient dans la presse, prenant parfois pour cibles des individus précis [15]. En 2006, un tabloïd publie une liste de quarante-cinq noms d’hommes homosexuels, assortie de considérations sur la nature condamnable des actes qu’ils commettent, ce qui constitue le point de départ d’une nouvelle visibilité du combat contre l’homosexualité dans ce pays (voir la contribution d’Élise Demange) [16].

11Plus tôt la même année, des listes avaient également été publiées au Cameroun (voir la contribution de Patrick Awondo), marquant sans aucun doute une seconde grande étape (après l’affaire égyptienne) dans l’histoire de l’écho international dans le monde francophone des controverses autour de l’homosexualité en Afrique. Dans ce pays, où le fait d’avoir « des rapports sexuels avec des personnes de son sexe » est sanctionné par le Code pénal et passible d’amende et de prison, différents titres de presse ont publié en janvier 2006 une liste d’homosexuels présumés appartenant aux hautes sphères de la société, et notamment aux milieux politiques. L’affaire a alors suscité un débat public d’une ampleur sans précédent dans le pays, occasionnant l’expression d’opinions diverses, allant de charges fortement hostiles à l’homosexualité à des critiques dénonçant cette hostilité, en passant par des appels à la délation ou des déclarations du chef de l’État lui-même. C’est aussi en 2006 que le débat médiatique s’est emballé au Ghana, après que le président de la Gay and Lesbian Association of Ghana a revendiqué la reconnaissance des homosexuel/les dans le pays lors d’une émission radiophonique, tout en annonçant la tenue prochaine d’un rassemblement international d’organisations prenant en charge ces questions [17]

12Au Nigeria, une loi contre le mariage entre personnes de même sexe est adoptée en 2007 en réaction à des manifestations soutenant cette revendication lors de la 14 Icasa (International Conference on AIDS and STIs in Africa) organisée à Abuja en 2005, loi que le président nigérian aurait présentée comme issue de la volonté de « stopper les excès d’un groupe de jeunes gens dont le comportement est devenu de plus en plus embarrassant [18] ». La question du mariage se trouve au centre d’autres controverses à la même période. En 2007, au Maroc, la parution d’articles sur des mariages clandestins se transforme en controverse médiatique [19]. Début 2008, c’est au Sénégal que la publication d’une photo de mariage clandestin provoque une controverse à la fois médiatique et sociale qui, après un temps d’accalmie, resurgit début 2009 au lendemain de l’organisation à Dakar de la 15 Icasa, avec l’arrestation et l’emprisonnement de plusieurs membres d’une organisation de lutte contre le sida [20]. C’est encore un mariage clandestin, au Malawi, qui provoque fin 2009 une nouvelle affaire très médiatisée après l’arrestation des deux mariés. De nombreuses personnalités expriment alors leur indignation et les deux protagonistes sont finalement graciés par le président malawite au moment où ce dernier reçoit la visite officielle du Secrétaire général des Nations unies, Ban Ki-Moon.

13En 2009, l’Ouganda est à nouveau placé sous les feux de la rampe internationale avec la soumission d’un projet de loi condamnant plus fortement qu’elle ne l’est déjà l’homosexualité dans certaines conditions, et proposant même la peine de mort dans certains cas précis (voir la contribution d’Élise Demange). La même année, une loi pénalisant les pratiques sexuelles entre personnes de même sexe est adoptée au Burundi, après que le parti présidentiel a organisé une marche contre l’homosexualité ayant réuni plus de 10 000 participants à Bujumbura, ce qui représentait alors la plus importante manifestation dans le pays depuis 2005. Enfin, en 2011, une nouvelle campagne contre l’homosexualité est engagée au Ghana, au travers d’une controverse médiatique puis d’une mobilisation populaire d’une ampleur inédite [21].

Homophobie africaine ?

14Égrenés de la sorte, ces événements donnent l’impression d’un déferlement continu de pratiques « homophobes ». Qui cherche à suivre l’actualité sur le sujet voit cette impression confortée par la profusion constante de prises de position du même ordre, laissant penser à une sorte d’essence « homophobe » du contexte africain. De cette série de scandales publics a découlé une vision catastrophiste du continent conforme à celle, plus générale, que l’on désigne par le vocable d’« afro-pessimisme ». En quelques années, l’Afrique est devenue le continent « homophobe » par excellence, dont il est souvent rappelé que plus de la moitié des pays condamne légalement l’homosexualité (par la peine de mort dans quatre d’entre eux [22]), la thématique n’étant généralement évoquée qu’au travers de faits de violence et de drames : assassinats, emprisonnements, viols correctifs, chantage et extorsion, campagnes médiatiques, adoption de lois pénales, prévalence considérable du VIH, etc.

15Il est vrai que, contrairement à l’Amérique latine par exemple, où tous les pays ont à présent dépénalisé les pratiques homosexuelles et où certains offrent des droits spécifiques, aucun pays d’Afrique où il en existe n’a aboli ses lois en la matière, et certains en ont même introduit récemment. Toutefois, dans ce domaine, l’Afrique est plurielle ; il s’agit même du continent qui présente la plus grande diversité de situations, allant d’un pays où les droits accordés aux homosexuel/les sont parmi les plus avancés au monde (Afrique du Sud) à d’autres où les mêmes personnes encourent la peine de mort. Il importe aussi de considérer la complexité et, souvent, l’ambivalence de chaque configuration locale. Par exemple, en Afrique du Sud, où les droits sont garantis, se posent des problèmes de violence considérables, en particulier contre les lesbiennes [23], tandis que dans certains pays où les comportements homosexuels sont condamnés par la loi, ils peuvent parfois s’exercer sans problème majeur, bien qu’un tel contexte favorise souvent des pratiques de chantage et d’extorsion [24].

16Il faut également tenir compte du fait que les controverses que nous avons rappelées sont de divers ordres. Il peut s’agir de déclarations de dirigeants, de l’adoption de lois, de controverses médiatiques à partir d’un événement déclencheur, etc. De plus, les événements peuvent se dérouler très différemment d’un contexte à l’autre, ce qui contredit le sentiment spontané selon lequel l’histoire ne cesse de se répéter. Dans un pays où l’on prévoit de faire passer une loi, une manifestation est organisée par le parti au pouvoir pour mobiliser la population contre l’homosexualité (Burundi), tandis que dans un autre où une loi pénalise déjà les pratiques homosexuelles et où les médias fabriquent un scandale, l’organisation par des leaders religieux d’une manifestation hostile à l’homosexualité est interdite par les autorités puis finalement réprimée par les forces de l’ordre (Sénégal). Dans certains cas les acteurs religieux occupent un rôle de premier plan, tandis que dans d’autres ils restent peu visibles. Dans des pays où des arrestations ont lieu et où il arrive que les médias s’emballent, certains chefs d’États sont parfois intervenus pour calmer le jeu (comme au Cameroun ou au Sénégal), tandis que dans d’autres, au sujet desquels il est convenu de parler d’« homophobie d’État [25] », ce sont les dirigeants qui organisent la stigmatisation (au Zimbabwe ou au Nigeria).

17Dans ce dossier de Politique africaine, nous avons voulu proposer l’analyse de quelques cas précis afin de rendre plus intelligibles des situations qui, sans cela, semblent ne former qu’un bloc. L’objectif est de rendre compte des conditions, des formes et des enjeux de la publicisation de la question homosexuelle et des minorités sexuelles dans différents pays d’Afrique. Il s’agit plus précisément d’éclairer certains des événements qui ont défrayé la chronique, en leur rendant toute leur complexité mais aussi toute leur singularité, contre l’idée trop souvent suggérée d’une essence africaine de l’hostilité à l’homosexualité. Au-delà de la tentative de certains gouvernants d’utiliser cette question comme épouvantail pour détourner l’attention des populations d’autres problèmes, il s’agit de montrer ce qui rend possible les mobilisations populaires contre les homosexuel/les, qui ne peuvent être réduites à une simple recherche de boucs émissaires. Par exemple, concernant le Zimbabwe, l’historien Marc Epprecht montre que l’hostilité à l’homosexualité exprimée dans le champ politique plonge ses racines dans les politiques coloniales, les actions des missionnaires chrétiens et les figures de la masculinité promues par la culture des « cow-boys » blancs [26]. Dans tous les cas, à y regarder de plus près, on constate que des facteurs précis, propres à chaque contexte, éclairent spécifiquement l’hostilité à l’homosexualité ou aux minorités sexuelles et les conditions de possibilité des controverses publiques.

18C’est ce que montre la contribution d’Élise Demange à propos de l’Ouganda, un pays qui n’a cessé de faire parler de lui ces dernières années à propos de l’homosexualité et qui représente sans doute aux yeux des observateurs extérieurs le pays hostile par excellence en raison d’une actualité toujours plus inquiétante, ayant culminé en 2011 avec le meurtre (aux motifs incertains) du militant homosexuel David Kato [27]. Pour comprendre cette situation, il faut tenir compte des influences extérieures exercées par la droite religieuse américaine [28] et par le soutien des États-Unis à certaines politiques de lutte contre le sida visant à influer sur les comportements sexuels et leurs représentations. Les positions hostiles à l’homosexualité et la politisation de cette question doivent ainsi s’entendre comme le prolongement de combats menés depuis plusieurs années sur les questions sexuelles dans le cadre d’alliances mêlant politique et religion. Alors que le soutien des alliés états-uniens avait favorisé l’adoption de positions défendant l’abstinence, puis d’autres condamnant l’homosexualité, ce soutien s’est montré défaillant au moment où a été proposé l’Anti-Homosexuality Bill, jugé trop radical en raison de la peine de mort prévue dans certains cas, ce qui explique en partie sa non-adoption au cours des quatre dernières années.

19La contribution de Patrick Awondo offre elle aussi une nouvelle perspective sur un épisode perçu de l’extérieur de manière trop monolithique. La publication de liste d’homosexuels supposés par une partie de la presse camerounaise en 2006 a occasionné une controverse médiatique qui a débordé très largement les frontières du Cameroun. Alors qu’en France l’affaire a été présentée comme une attaque unanime contre l’homosexualité, l’examen détaillé du corpus d’articles montre à l’inverse qu’il a existé dans le pays un débat contradictoire, divisant les journaux camerounais sur cette pratique de dénonciation et révélant un clivage au sein du champ médiatique, notamment à l’intérieur de la presse privée, dont la construction de cette affaire est en grande partie redevable. Ainsi, cette contribution nous rappelle utilement qu’il est nécessaire pour l’analyse des controverses de tenir compte de la pluralité des positions qui s’affrontent.

20Plaidant également pour une compréhension détaillée de ce qui est généralement perçu comme de la simple « homophobie », Alice Aterianus-Owanga propose l’analyse des discours sur l’homosexualité tenus par les rappeurs gabonais. Elle rappelle que les accusations ou rumeurs qui circulent dans le milieu du rap ne peuvent se comprendre si l’on ne tient pas compte des divisions découlant des liens que certains acteurs de ce milieu entretiennent avec le monde politique et de la dénonciation des pratiques du pouvoir dont celle des pratiques homosexuelles est le prétexte. En choisissant d’appréhender les imputations d’homosexualité en situation d’interlocution, l’auteure nous permet de mieux comprendre les logiques de leur mise en scène à l’intérieur du milieu du rap. Cette contribution offre de surcroît l’occasion de souligner la diversité des conceptions de l’homosexualité en Afrique. En effet, cet éclairage sur le Gabon semble indiquer le caractère géographiquement ancré d’une représentation associant fortement l’homosexualité à l’univers de la sorcellerie d’une part et la considérant comme un instrument d’accession au pouvoir d’autre part, que l’on retrouve dans plusieurs pays d’Afrique centrale mais beaucoup moins en Afrique de l’Ouest.

21Au total, dans les trois situations étudiées ici, et sans doute bien plus largement, l’hostilité à l’homosexualité apparaît comme un instrument mis au service d’objectifs qui la dépassent. Dans de nombreux cas, elle vise à discréditer des acteurs qui sont aussi des adversaires ou des cibles « politiques ». On en trouve ailleurs un exemple parmi tant d’autres dans les attaques contre Macky Sall, accusé d’être à la solde de lobbies homosexuels durant la campagne présidentielle de 2012 au Sénégal. De même, dans le cadre des mobilisations qui avaient précédé les élections, des imputations relayées par les médias avaient fait état de l’infiltration par des homosexuels du mouvement du 23 juin (M23) qui avait empêché la modification de la constitution sénégalaise en 2011. Les accusations d’homosexualité ne visent donc pas seulement à mettre en accusation les sommets du pouvoir (comme cela est souvent souligné), mais peuvent aussi servir à déstabiliser certains mouvements de contestation.

22En même temps, ce que traduisent les controverses de la décennie 2000, c’est le rejet non pas tant des pratiques ou relations homosexuelles elles-mêmes que de leur affirmation publique et leur reconnaissance sociale ou, plus encore, juridique. Il est à cet égard révélateur que différentes controverses aient eu lieu autour de la question du mariage entre personnes de même sexe. Dans un certain nombre des pays africains, des mariages clandestins (c’est-à-dire non sanctionnés légalement, religieusement ou d’une autre manière impliquant la reconnaissance de la société) sont régulièrement organisés entre personnes de même sexe, qui visent à sceller certaines unions au sein du « milieu » (terme par lequel ces personnes désignent la population qu’ils forment dans la plupart des pays francophones). N’ayant aucune visibilité extérieure, ils ne gênent pas l’ordre public ni le système de genre/sexualité, y compris lorsque leur existence est connue. Toutefois, avec la globalisation de la revendication d’égalité des droits et de reconnaissance des minorités sexuelles, ces mariages se trouvent dotés d’une signification nouvelle et plus menaçante.

Mobilisations

23En même temps que les controverses qui focalisent toutes les attentions, la publicisation récente de l’homosexualité et des minorités sexuelles en Afrique est liée à l’émergence de mobilisations collectives [29]. En effet, au cours des années 1990 et 2000, des organisations de défense des minorités sexuelles ont été créées (plus ou moins officiellement) dans bien des pays africains, cependant plus nombreuses dans le monde anglophone que dans le monde francophone, où la plupart sont apparues dans les années 2000 à la faveur du contexte de la lutte contre le sida, mais en poursuivant parfois en même temps un objectif de lutte contre la stigmatisation voire de défense des droits humains [30]. Rares sont aujourd’hui les pays africains où il n’existe aucune organisation relative aux minorités sexuelles ; mais rares sont aussi les recherches qui les ont prises pour objet [31].

24La publicisation de l’homosexualité relève d’un double phénomène de défense et de condamnation. On observe en effet un lien étroit entre, d’un côté, les mobilisations collectives et, de l’autre, les positions hostiles à L’homosexualité soutenues par diverses autorités, politiques ou religieuses par exemple. L’histoire des mobilisations états-uniennes nous aide à penser ce processus. Dans un ouvrage sur l’homosexualité aux États-Unis dans les années 1970, Dennis Altman montre que la visibilité accroît l’hostilité [32]. Et réciproquement pouvons-nous ajouter. En effet, durant cette décennie, la campagne organisée par un mouvement chrétien contre les homosexuel/les, incarné par l’artiste aujourd’hui oubliée Anita Bryant, avait en un sens nourri leur engagement et servi leur cause en offrant une incarnation tangible de la menace homophobe qu’ils dénonçaient [33]

25De même, en Afrique, contrairement à ce que l’on pourrait penser, l’hostilité parfois considérable exprimée par certaines autorités, et jusqu’aux chefs d’État, n’interdit pas et peut même alimenter les mobilisations collectives de défense des minorités sexuelles, comme par exemple dans des pays voisins de l’Afrique du Sud, tels que le Zimbabwe ou la Namibie, ainsi que le rappelle Ashley Currier dans sa contribution. Souvent, lorsque l’homosexualité émerge dans le débat public, la rupture du silence s’opère selon un double processus d’affirmation et de condamnation, les deux registres pouvant se nourrir mutuellement. Le cas du Zimbabwe est exemplaire de cette logique [34]. Créée en 1990, l’association Gays and Lesbians of Zimbabwe (Galz) a pu mener sereinement son activité de groupe de convivialité jusqu’en 1995, lorsque l’annonce de sa participation à la Foire internationale du livre à Harare provoque une controverse devenue fameuse qui occasionne les premières déclarations hostiles du président Robert Mugabe. Galz n’a pour autant jamais cessé d’exister, et elle est même rapidement devenue le symbole de la mobilisation africaine dans ce domaine pour les organisations occidentales ou internationales qui lui manifestent depuis un soutien appuyé. Au Ghana, comme nous l’avons vu, ce sont aussi les déclarations d’un président d’association gay et lesbienne qui ont déclenché une première controverse dans ce pays en 2006.

26À l’inverse, la relation dialectique entre stigmatisation publique et mobilisations collectives s’illustre aussi par les situations où des controverses ont provoqué la création ou le renforcement d’organisations. Au Cameroun par exemple, dans le contexte de forte stigmatisation lié à la publication des « listes d’homosexuel/les », une association a été créée fin 2006, Alternatives-Cameroun. Œuvrant à la fois dans le domaine de la santé (lutte contre le sida) et des droits humains pour les personnes vulnérables et victimes de discrimination en raison de leur orientation sexuelle, elle n’a jamais cessé de se développer depuis, en dépit d’une forte stigmatisation sociale et légale des personnes ayant des pratiques homosexuelles dans le pays. De même, au Botswana, c’est après avoir subi le dévoilement forcé de son orientation sexuelle dans la presse que Skipper Mogapi (que l’on retrouve dans notre cahier de photographies) décida de militer, puis de fonder l’organisation transgenre Rainbow Identity en 2007.

27Cette double logique d’affirmation et de condamnation a pour effet, à l’inverse de la volonté affichée par ceux qui entendent lutter contre l’homosexualité, de valider l’existence de la catégorie homosexuelle dans les pays concernés [35], à plus forte raison dans un contexte de globalisation des mobilisations. En effet, depuis la décennie 2000, on observe une internationalisation progressive de la cause des minorités sexuelles, symbolisée par la création en 2005 d’une Journée mondiale contre l’homophobie (transformée en 2009 en Journée mondiale contre l’homophobie et la transphobie), dans le cadre de laquelle l’Afrique suscite une attention croissante [36]. Dans ce contexte globalisé, où la définition même de la cause devient un enjeu central, les mobilisations africaines puisent souvent dans le registre des catégories occidentales, provoquant l’effacement de désignations locales (pourtant foisonnantes) au profit de sigles tels que LGBTI (Lesbian, Gay, Bisexual, Transgender, Intersex) ou MSM (Men who have Sex with Men) [37]. Cette politique d’appropriation générale du label « LGBT » et des groupes socio-sexuels qui le composent produit la transformation progressive des catégories à travers lesquelles les individus se pensent [38]. L’un des axes de réflexion de la littérature qui commence à se développer concerne ainsi la construction des catégories de genre ou de sexualité impliquées dans les luttes ou produites par elles.

28Dans les pays anglophones, où les mobilisations sont souvent apparues indépendamment de la question du VIH/sida, les lesbiennes sont très présentes [39]. C’est par exemple le cas en Namibie [40]. Dans un ouvrage sur les mobilisations « LGBT » en Afrique du Sud et en Namibie, Ashley Currier montre qu’en dépit des risques de violence spécifiques auxquels sont exposées les femmes homosexuelles noires, particulièrement élevés dans le premier pays, il y existe des groupes lesbiens qui n’hésitent pas à s’affirmer [41]

29En revanche, cette auteure [42] montre dans sa contribution à ce dossier que les personnes transgenres étaient encore peu visibles au moment de son enquête de terrain (2005-2006). Néanmoins, les mobilisations « LGBT » s’employaient alors à faire exister cette cause par différents moyens. Réactualisant la réflexion classique sur la représentation politique et la délégation [43], Ashley Currier offre un exemple éclairant de porte-parolat d’une catégorie en l’absence des personnes concernées, en considérant cette étape comme temporaire, ainsi que l’indique la notion de « ventriloquie provisoire » qu’elle utilise pour décrire un phénomène aujourd’hui révolu. En effet, des mobilisations spécifiquement transgenres et intersexes existent désormais en Afrique du Sud (et dans quelques autres pays tels que le Botswana ou l’Ouganda), dont l’histoire ne peut être comprise si l’on méconnaît celle de la période qui a précédé leur émergence.

30La multiplication des organisations représentant les minorités sexuelles en Afrique s’est accompagnée de l’apparition de différents réseaux – par exemple All African Rights Initiative, Coalition for African Lesbians ou Africagay contre le sida (dans les pays francophones). Le plus important actuellement, par son institutionnalisation et sa visibilité, African Men for Sexual Health and Rights (Amsher), a été créé en 2009 et recrute principalement dans les pays anglophones. Par son intitulé même et ses activités, ce réseau illustre le mouvement général de globalisation des politiques « LGBT » en faveur du combat pour les droits humains [44], notamment sur la base de la lutte contre le sida [45]. Illustrant la menace que représentent ces coalitions et les organisations qui les composent aux yeux de ceux qui entendent lutter contre l’homosexualité, un atelier organisé en juin 2012 par Amsher en Ouganda a été interrompu et des responsables politiques en ont profité pour annoncer publiquement que le pays s’apprête à interdire plus d’une vingtaine d’organisations auxquelles il est reproché de défendre les minorités sexuelles.

Impérialisme occidental ?

31Au-delà des mobilisations associatives, la question de l’homosexualité ou plus largement des minorités sexuelles en Afrique est devenu l’instrument récurrent d’une opposition entre d’un côté certains acteurs africains qui l’utilisent à travers des formes de nationalisme culturel régulièrement mobilisées pour dénigrer des pratiques d’importation supposément étrangère, dans un souci de démarcation d’avec les modes de vie occidentaux, et de l’autre des défenseurs des droits humains qui stigmatisent les pays africains comme étant le théâtre privilégié d’une « homophobie » à combattre. La conception qui, dans le monde occidental, attribue à un Autre géographique, culturel ou religieux une disposition particulière au mauvais traitement des minorités sexuelles, que l’on nomme homonationalisme [46], ne cesse de se manifester au sujet de l’Afrique.

32La condamnation par les commentateurs occidentaux du sort réservé aux homosexuel/les en Afrique s’est exprimée de manière particulièrement forte à l’occasion du meurtre de David Kato, qui a fait réagir jusqu’au président des États-Unis, Barack Obama [47]. Cet assassinat a eu lieu au moment où se déroulait à Amsterdam une conférence sur les « nationalismes sexuels » (« Sexual Nationalisms ») durant laquelle les tensions furent vives et que finirent par boycotter certains des auteurs qui avaient forgé la notion d’homonationalisme, pour qui la conférence reproduisait le phénomène qu’ils avaient mis au jour. L’un des participants « critiques » déplora l’organisation d’un hommage au militant assassiné :

33

« le public […] a dû commémorer la mort de David Kato, un activiste ougandais, qui avait été assassiné la veille. Nonobstant l’horreur du meurtre, ce spectacle de commémoration se rendait complice du phénomène qui avait été critiqué au cours des deux jours précédents. La commémoration appelait, une fois de plus, la mise en scène d’un exceptionnalisme sexuel et d’un consensus autour d’une politique d’appartenance [48] »

34La tension entre nationalisme culturel africain et homonationalisme s’articule à l’accusation d’impérialisme de plus en plus souvent portée contre les mobilisations internationales « LGBT », qui s’accompagne de la mise en avant par certains États africains de la défense de leur souveraineté. La critique des mobilisations internationales a commencé à s’exprimer fortement dès le début des années 2000. Par exemple, au moment de l’affaire du Queen Boat, alors que les Égyptiens emprisonnés se défendaient d’être homosexuels, les militants français d’Act Up-Paris manifestaient au son du slogan « Rendez-nous nos amants », ce qui faisait dire à un commentateur auquel avait donné la parole une autre association française (Migrants contre le sida) : « les gays égyptiens ne sont pas la propriété des homosexuels blancs [49] ». Comme nous l’avons indiqué plus haut, cette affaire a été la première d’une longue série de controverses ayant suscité la réaction des militants internationaux pour les droits humains et ceux des minorités sexuelles – et elle en reste emblématique. Elle est logiquement évoquée dans un article (à certains égards fondateur) de Joseph Massad [50] qui dénonce ce qu’il nomme l’« Internationale Gay » (« Gay International »), dans lequel il critique à la fois les mobilisations transnationales et les écrits de certains chercheurs sur l’homosexualité dans le monde arabo-musulman. Selon lui, ce ne sont pas tant les actes homosexuels que l’on entend réprimer en Égypte que les formes d’identification revendiquée aux catégories occidentales de sexualité ; il tient en cela les militants internationaux pour responsables de l’aggravation de la situation des hommes arrêtés, puisque ceux-là ont entériné par leur soutien la catégorisation de ces hommes comme homosexuels.

35Depuis quelques années, la critique des actions menées par les militants internationaux/occidentaux provient aussi des organisations représentant les minorités sexuelles en Afrique. Par exemple, un texte signé par une vingtaine de groupes africains, diffusé lors du Forum social mondial de Nairobi en 2007, mettait en garde contre l’organisation britannique OutRage! dirigée par l’activiste Peter Tatchell (dont on se souvient des actions musclées contre Robert Mugabe), qui appelait alors à une campagne contre l’adoption d’une loi interdisant le mariage homosexuel au Nigeria. Il lui était reproché d’imposer des méthodes et un agenda nuisant à l’intérêt des personnes concernées sans concertation avec elles [51]. Cette critique pose là encore la question de la représentation politique, dont certains acteurs extérieurs s’arrogeraient abusivement le droit au nom de la nécessité de parler pour les sans-voix [52]

36Ce qui est parfois perçu comme une menace d’imposition d’un agenda défendant les droits des minorités sexuelles ne concerne pas seulement l’action des organisations militantes, mais aussi les positions affirmées par les représentants de certains États considérés comme dominants. Dans le prolongement de l’appel « Pour une dépénalisation universelle de l’homosexualité » lancé en 2006 par le Comité Idaho (International Day Against Homophobia and Transphobia) qui organise la Journée mondiale contre l’homophobie, une bataille s’est ainsi engagée à l’ONU où Rama Yade, alors secrétaire d’État aux Droits de l’homme en France, a présenté le 18 décembre 2008, devant l’Assemblée générale, une déclaration relative aux droits de l’homme et à l’orientation sexuelle et l’identité de genre qui a été signée par six pays africains mais a été critiquée par beaucoup d’autres. En mars 2011, une nouvelle déclaration a été signée par onze pays africains. C’est ensuite un projet de résolution (par définition contraignante, contrairement à une déclaration) qui a été conçu. Le 15 juin 2011, une résolution sur les droits de l’homme, l’orientation sexuelle et l’identité de genre présentée par l’Afrique du Sud a été adoptée par le Conseil des droits de l’homme des Nations unies. De nombreux États restent cependant hostiles à son adoption et l’enjeu pour les acteurs engagés est de trouver le moyen d’obtenir la signature de davantage de pays, en particulier africains. Au lendemain des élections présidentielles françaises, une controverse s’est ainsi engagée autour du leadership du projet de résolution. Trois militants, dont le fondateur de la Journée mondiale contre l’homophobie et la transphobie, ont effectué une grève de la faim du 25 juin au 17 juillet 2012 dans le but de convaincre le nouveau gouvernement français de porter au plus vite cette résolution à l’ONU, en profitant du soutien des États-Unis qui pourrait faire défaut après la prochaine élection présidentielle américaine [53]. Face à cela, une vingtaine d’ONG de défense des minorités sexuelles ou des droits humains ont affirmé la nécessité que l’Afrique du Sud reste porteuse du projet de résolution.

37Mais la défense occidentale des minorités sexuelles en Afrique a récemment pris des formes plus coercitives. Fin 2011, le Premier ministre britannique, David Cameron, annonçait que les États africains qui criminalisent l’homosexualité risquaient de voir leur aide diminuée, déclaration immédiatement perçue comme un exemple flagrant d’impérialisme culturel auquel plusieurs dirigeants africains (par exemple au Ghana ou en Ouganda) ont répondu que rien ne les fera abandonner leurs valeurs, dénonçant la menace contre la souveraineté des États que représentait cette annonce. En même temps, une pétition d’« activistes africains pour la justice sociale » signée par plus de cinquante organisations africaines (majoritairement de défense des minorités sexuelles) expliquait que cela n’était pas là le meilleur service à rendre aux personnes concernées, soulignant en particulier l’appartenance des minorités sexuelles aux populations bénéficiant des aides financières, la nécessité d’agir par l’éducation plutôt que par la sanction et les risques de retour de bâton auxquels les personnes concernées pouvaient se trouver exposées du fait de l’application de telles mesures [54].

38Tenant compte de l’effet qu’ont eu les politiques coloniales en Afrique sur les normes de genre et de sexualité, notamment en termes de répression des pratiques homosexuelles, différents auteurs ont pu écrire que, contrairement à une idée souvent exprimée, ce n’est pas l’homosexualité mais l’« homophobie » qui a été importée sur le continent par les Occidentaux [55]. L’histoire récente des controverses où s’est fortement exprimée l’hostilité à l’homosexualité ou à la diversité de genre dans différents pays africains a montré que la lutte contre l’homosexualité et son affirmation vont de pair. Indéniablement, en tant que catégorie de représentation (si ce n’est en tant que catégorie d’auto-identification), l’homosexualité existe depuis longtemps en Afrique. Mais ces dernières années ont aussi vu un phénomène sans doute nouveau apparaître : une certaine occupation de l’espace public, où se conjuguent condamnation et affirmation positive [56].

39Cette transformation historique de la place des minorités sexuelles en Afrique apparaît on ne peut plus clairement si l’on se penche sur les pratiques du passé, telles que celles restituées dans l’article d’Edward Evans-Pritchard, « L’inversion sexuelle chez les Azandé », dont la traduction est proposée dans ce dossier. Alors que ce texte est souvent cité (surtout dans la littérature en langue anglaise) pour rappeler et exemplifier l’existence ancienne de l’homosexualité en Afrique, il permet au contraire d’en souligner la « nouveauté ». Il montre en effet que sur ce continent comme ailleurs, l’homosexualité est une catégorie sociale historiquement située dont la signification actuelle ne ressemble guère à celle des pratiques « homosexuelles » du passé. Il permet ainsi de mettre en perspective les données présentées dans ce numéro et d’éclairer l’évolution du sens accordé à ces pratiques, tout particulièrement dans le cadre de leur publicisation récente.

Notes

  • [1]
    M. Epprecht, Heterosexual Africa ? The History of an Idea from the Age of Exploration to the Age of AIDS, Athens, Ohio University Press, 2008. Aujourd’hui encore, une partie de la littérature sur l’homosexualité en Afrique s’emploie à répondre au déni de son existence : voir par exemple T. Msibi, « The Lies We Have Been Told : On (Homo) Sexuality in Africa », Africa Today, vol. 58, n° 1, 2011, p. 55-77.En ligne
  • [2]
    C. Broqua, « Une découverte scientifique récente : l’homosexualité en Afrique », in J.-P. Cazier (dir.), LObjet homosexuel : études, constructions, critiques, Mons, Sils Maria, 2009, p. 87-97. Parmi les ouvrages qui ont marqué cette décennie de publications, voir en particulier M. Epprecht, Hungochani : The History of a Dissident Sexuality in Southern Africa, Montréal, McGill-Queen’s University Press, 2004.
  • [3]
    L. Lad?, « L’homophobie populaire au Cameroun », Cahiers détudes africaines, n° 204, 2011, p. 921-944.
  • [4]
    F. Eboussi Boulaga (dir.), « L’homosexualité est bonne à penser », Terroirs, n° 1-2, 2007. Le premier ouvrage publié en français sur l’homosexualité en Afrique était également consacré au Cameroun : C. Gueboguo, La Question homosexuelle en Afrique : le cas du Cameroun, Paris, L’Harmattan, 2006.
  • [5]
    Sur les obstacles qui s’opposent à son usage dans les études africanistes, voir T. Dahou, « L’espace public face aux apories des études africaines », Cahiers détudes africaines, n° 178, 2005, p. 327-349.En ligne
  • [6]
    Sur l’histoire de la Gay Pride en Afrique du Sud, voir S. de Waal et A. Manion, Pride : Protest and Celebration, Johannesburg, Jacana Media, 2006.
  • [7]
    S. Croucher, « South Africa’s Democratisation and the Politics of Gay Liberation », Journal of Southern African Studies, vol. 28, n° 2, 2002, p. 315-330 ; S. Croucher, « South Africa : Opportunities Seized in the Post-Apartheid Era », in M. Tremblay, D. Paternotte et C. Johnson (dir.), The Gay and Lesbian Movement and the State : Comparative Insights into a Transformed Relationship, Farnham, Ashgate, 2011, p. 153-166.En ligne
  • [8]
    B. Goldblatt, « Case Note : Same-Sex Marriage in South Africa – The Constitutional Court’s Judgment », Feminist Legal Studies, vol. 14, n° 2, 2006, p. 261-270.En ligne
  • [9]
    M. Aarmo, « How Homosexuality Became “Un-African” : The Case of Zimbabwe », in E. Blackwood et S. E. Wieringa (dir.), Female Desire : Same-Sex Relations and Transgender Practices across Cultures New York, Columbia University Press, 1999, p. 255-280 ; M. Engelke, « “We Wondered What Human Rights He was Talking about” : Human Rights, Homosexuality and the Zimbabwe International Book Fair », Critique of Anthropology, vol. 19, n° 3, 1999, p. 289-314 ; M. Palmberg, « Emerging Visibility of Gays and Lesbians in Southern Africa : Contrasting Contexts », in B. D. Adam, J. W. Duyvendak et A. Krouwel (dir.), The Global Emergence of Gay and Lesbian Politics : National Imprints of a Worldwide Movement, Philadelphie, Temple University Press, 1999, p. 266-292.
  • [10]
    A. Currier, « Political Homophobia in Postcolonial Namibia », Gender & Society, vol. 24, n° 1, 2010, p. 110-129.En ligne
  • [11]
    Pour s’en tenir à celles qui ont été documentées par des chercheurs, on peut mentionner le cas de la Côte d’Ivoire dans les années 1970 et 1980. Voir M. Le Pape et C. Vidal, « Libéralisme et vécus sexuels à Abidjan », Cahiers internationaux de sociologie, vol. 76, 1984, p. 111-118 ; V.-K. Nguyen, « Uses and Pleasures : Sexual Modernity, HIV/AIDS, and Confessional Technologies in a West African Metropolis », in V. Adams et S. Leigh Pigg (dir.), Sex in Development : Science, Sexuality, and Morality in Global Perspective, Durham, Duke University Press, 2005, p. 245-267 ; V.-K. Nguyen, The Republic of Therapy : Triage and Sovereignty in West Africa’s Time of AIDS, Durham, Duke University Press, 2010.
  • [12]
    Voir « Peter Tatchell Reveals OutRage!’s Daring Attempt to Arrest the President of Zimbabwe on Charges of Torture and Other Human Rights Abuses », 30 octobre 1999, <petertatchell.net>.
  • [13]
    Voir « Peter Tatchell was Beaten up and Briefly Knocked Unconscious as He Attempted to Stage a Citizen’s Arrest of the Zimbabwean President, Robert Mugabe, in the Lobby of the Hilton Hotel in Brussels on Monday 5 March 2001 », 5 mars 2001, <petertatchell.net>.
  • [14]
    N. Pratt, « The Queen Boat Case in Egypt : Sexuality, National Security and State Sovereignty », Review of International Studies, vol. 33, n° 1, 2007, p. 129-144.En ligne
  • [15]
    S. Tamale et B. A. Murillo, « Out of the Closet : Unveiling Sexuality Discourses in Uganda », in C. M. Cole, T. Manuh et S. F. Miescher (dir.), Africa After Gender ?, Bloomington, Indiana University Press, 2007, p. 17-29.
  • [16]
    Voir aussi E. Oinas, « Queering a Postcolonial Call for Sovereignty : Case Ugandan Anti-Gay Bill », 4 European Conference on African Studies, Uppsala, 13-18 juin 2011, <nai.uu.se/ecas-4> ; J. Sadgrove, R. M. Vanderbeck, J. Andersson, G. Valentine et K. Ward, « Morality Plays and Money Matters : Towards a Situated Understanding of the Politics of Homosexuality in Uganda », The Journal of Modern African Studies, vol. 50, n° 1, 2012, p. 103-129.En ligne
  • [17]
    K. Essien et S. Aderinto, « “Cutting the Head of the Roaring Monster” : Homosexuality and Repression in Africa », African Study Monographs, vol. 30, n° 3, 2009, p. 121-135.
  • [18]
    Voir D. Aken’Ova, « State-Sponsored Homophobia : Experiences from Nigeria », Perspectives : Political Analysis and Commentary from Africa, n° 4, 2010, p. 16.
  • [19]
    F. Bergeaud-Blackler et V. Eck, « Les “faux” mariages homosexuels de Sidi Ali au Maroc : enjeux d’un scandale médiatique », Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, n° 129, 2011, p. 203-221.
  • [20]
    Aucun article de recherche sur le sujet n’a encore été publié, mais on peut consulter Human Rights Watch, Craindre pour sa vie : violences contre les hommes gays et perçus comme tels au Sénégal New York, Human Rights Watch, 2010.
  • [21]
    Voir K. Geoffrion, « Homosexuality and Religious Fundamentalism in the Ghanaian Mediascape : Clashes Between an “UnGodly” Concept and Lived Practices », in F. Sow (dir.), Gender, Cultures, Politics and Fundamentalisms in Africa, Dakar, Codesria, à paraître.
  • [22]
    Ces quatre pays sont la Mauritanie, le nord du Nigeria, certaines parties de la Somalie et le Soudan. Voir L. P. Itaborahy, Homophobie d’État : une enquête mondiale sur les lois qui criminalisent la sexualité entre adultes consentants de même sexe, Bruxelles, Ilga, 2012.
  • [23]
    N. Mkhize, J. Bennett, V. Reddy et R. Moletsane, The Country We Want to Live In : Hate Crimes and Homophobia in the Lives of Black Lesbians South Africans, Le Cap, HSRC Press, 2010.
  • [24]
    R. Thoreson et S. Cook (dir.), Nowhere To Turn : Blackmail and Extorsion of LGBT People in Sub-Saharan Africa, New York, IGLHRC, 2011.
  • [25]
    L. P. Itaborahy, Homophobie d’Étatop. cit
  • [26]
    M. Epprecht, « Black Skin, “Cowboy” Masculinity : A Genealogy of Homophobia in the African Nationalist Movement in Zimbabwe to 1983 », Culture, Health and Sexuality, vol. 7, n° 3, 2005, p. 253-266. Voir aussi M. R. Gunda, The Bible and Homosexuality in Zimbabwe : A Socio-Historical Analysis of the Political, Cultural and Christian Arguments in the Homosexual Public Debate with Special Reference to the Use of Bible, Bamberg, University of Bamberg Press, 2010.
  • [27]
    S’il fut très médiatisé, cet évènement n’est malheureusement pas le premier du genre : par exemple, en Sierra Leone, FannyAnn Eddy a été assassinée le 29 septembre 2004 dans les locaux de la Sierra Leone Lesbian and Gay Association qu’elle avait fondée deux ans plus tôt et qu’elle dirigeait.
  • [28]
    Voir aussi K. Kaoma, Globalizing the Culture Wars : U.S. Conservatives, African Churches & Homophobia, Somerville, Political Research Associates, 2009.
  • [29]
    Elle est aussi, plus marginalement, redevable de la visibilité des minorités sexuelles dans certaines zones très délimitées, telles que quelques quartiers de la ville du Cap, considérée comme la capitale gay sud-africaine. Voir A. Tucker, Queer Visibilities : Space, Identity and Interaction in Cape Town, Chichester, Wiley-Blackwell, 2009.
  • [30]
    Pour le cas du Cameroun par exemple, voir C. Gueboguo, « Penser les “droits” des homosexuel/ les en Afrique : du sens et de la puissance de l’action associative militante au Cameroun », Revue canadienne des études africaines, vol. 43, n° 1, 2009, p. 129-150 ; P. Awondo, « The Politicisation of Sexuality and the Rise of Homosexual Mobilisation in Postcolonial Cameroon », Review of African Political Economy, vol. 37, n° 125, 2010, p. 315-328.En ligne
  • [31]
    Parmi les premières contributions, voir M. Gevisser et E. Cameron (dir.), Defiant Desire : Gay and Lesbian Lives in South Africa, New York, Routledge, 1995 ; M. Palmberg, « Emerging Visibility… », art. cité ; J. Mburu, « Awakenings : Dreams and Delusions of an Incipient Lesbian and Gay Movement in Kenya », in P. Drucker (dir.), Different Rainbows, Londres, Gay Men’s Press, 2000, p. 179-191.
  • [32]
    D. Altman, The Homosexualization of America : The Americanization of the Homosexual, New York, St Martin’s Press, 1982.
  • [33]
    T. Fetner, « Working Anita Bryant : The Impact of Christian Anti-Gay Activism on Lesbian and Gay Movement Claims », Social Problems, vol. 48, n° 3, 2001, p. 411-428 ; T. Fetner, How the Religious Right Shaped Lesbian and Gay Activism, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2008.En ligne
  • [34]
    M. Aarmo, « How Homosexuality Became “Un-African”… », art. cité ; M. Engelke, « “We Wondered What Human Rights He was Talking about”… », art. cité ; M. Palmberg, « Emerging Visibility… », art. cité.
  • [35]
    O. Phillips, « Constituting the Global Gay : Individual Subjectivity and Sexuality in Southern Africa », in C. Stychin et D. Herman (dir.), Sexuality in the Legal Arena, Londres, Athlone Press, 2000, p. 17-34.
  • [36]
    Signe de l’attention croissante accordée à l’Afrique dans le cadre des mobilisations transnationales en faveur des minorités sexuelles, une branche africaine de l’Ilga (International Lesbian and Gay Association) est née en 2007. Voir C. Gueboguo, « Mobilisations transnationales des communautés homosexuelles en Afrique : une affaire à suivre », Anthropologie et sociétés, vol. 32, 2008, p. 86-94.
  • [37]
    H. Seckinelgin, « Global Activism and Sexualities in the Time of AIDS », Contemporary Politics vol. 15, n° 1, 2009, p. 103-118.
  • [38]
    G. Reid, « How to Become a “Real Gay” : Identity and Terminology in Ermelo, Mpumalanga », Agenda : Empowering Women for Gender Equity, n° 67, 2006, p. 137-145.
  • [39]
    Sur les lesbiennes en Afrique, voir en particulier R. Morgan et S. Wieringa (dir.), Tommy Boys, Lesbian Men and Ancestral Wives : Female Same-Sex Practices in Africa, Johannesburg, Jacana Media, 2005.
  • [40]
    R Lorway, « Defiant Desire in Namibia : Female Sexual-Gender Transgression and the Making of Political Being », American Ethnologist, vol. 35, n° 1, 2008, p. 20-33.En ligne
  • [41]
    A. Currier, Out in Africa : LGBT Organizing in Namibia and South Africa, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2012.
  • [42]
    De la même auteure, voir A. Currier, « The Strategy of Normalization in the South African LGBT Movement », Mobilization : An International Journal, n° 15, 2010, p. 45-62 ; A. Currier, « Representing Gender and Sexual Dissidence in Southern Africa », Qualitative Sociology, vol. 34, n° 3, 2011, p. 463-481.
  • [43]
    P. Bourdieu, « La représentation politique : éléments pour une théorie du champ politique », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 36-37, 1981, p. 3-24 ; P. Bourdieu, « La délégation et le fétichisme politique », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 52-53, 1984, p. 49-55.
  • [44]
    K. Kollman et M. Waites, « The Global Politics of Lesbian, Gay, Bisexual and Transgender Human Rights : An Introduction », Contemporary Politics, vol. 15, n° 1, 2009, p. 1-17.
  • [45]
    M. Epprecht, « Sexual Minorities, Human Rights and Public Health Strategies in Africa », African Affairs, vol. 111, n° 443, 2012, p. 223-243.En ligne
  • [46]
    J. K. Puar, Homonationalisme : politiques queer après le 11 septembre, Paris, Éditions Amsterdam, 2012 [2007].
  • [47]
    Voir The White House, Office of the Press Secretary, « Statement by the President on the Killing of David Kato », 27 janvier 2011.
  • [48]
    M. Stelder, « Start with Amsterdam ! An Alternative Statement on the Sexual Nationalisms Conference », QueerIntersectional, 16 février 2011, <queerintersectional.wordpress.com>. Traduction de l’auteur.
  • [49]
    « Kamal T. Fizazi : les gays égyptiens ne sont pas la propriété des homosexuels blancs », Migrants contre le sida, 13 novembre 2001, disponible sur <lemegalodon.net>.
  • [50]
    J. A. Massad, « Re-Orienting Desire : The Gay International and the Arab World », Public Culture vol. 14, n° 2, 2002, p. 361-385. L’article est repris et développé dans J. A. Massad, Desiring Arabs Chicago, The University of Chicago Press, 2007, p. 160-190.En ligne
  • [51]
    H. Seckinelgin, « Global Activism… », art. cité.
  • [52]
    H. Seckinelgin, « Global Civil Society as Shepherd : Global Sexualities and the Limits of Solidarity from a Distance », Critical Social Policy, vol. 32, n° 3, 2012, à paraître.
  • [53]
  • [54]
    African Men for Sexual Health and Rights, « Statement of African Social Justice Activists on the Threats of the British Government to “Cut Aid” to African Countries that Violate the Rights of LGBTI People in Africa », 27 octobre 2011, <amsher.net>.
  • [55]
    Voir par exemple D. P. Amory, « “Homosexuality” in Africa : Issues and Debates », Issue : A Journal of Opinion, vol. 25, n° 1, 1997, p. 5-10.
  • [56]
    C’est dans cette seconde logique que s’inscrivent les travaux des artistes Gabrielle Le Roux et Zanele Muholi présentés dans le cahier de photographies de ce numéro, qui visent explicitement à lutter contre l’invisibilisation de certaines catégories. Sur ces artistes, voir notamment S. Ekine et H. Abbas (dir.), Queer African Reader, Oxford, Fahamu Books/Pambazuka Press, 2012.
Christophe Broqua
Lasco/Sophiapol et UMI 233 TransVIHMI
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 27/12/2012
https://doi.org/10.3917/polaf.126.0005
Pour citer cet article
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