CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Le point de vue de Joël Glasman

1L’ouvrage de Thomas Deltombe, Manuel Domergue et Jacob Tatsitsa est extrêmement bienvenu dans le contexte historiographique actuel. En mettant au centre du débat la guerre au Cameroun, restée jusqu’ici un parent pauvre des travaux sur la décolonisation, il rend de grands services à l’étude de cette période. Le propos y est organisé autour d’une question centrale, posée dès les premières pages du livre : il s’agit de comprendre « pourquoi les responsables français de la ive puis de la ve République, avant comme après l’octroi de l’indépendance du pays, se sont lancés dans une répression aussi féroce » (p. 26) ? Cette problématique permet des découvertes importantes sur la décolonisation, la guerre et les relations des acteurs majeurs de la politique camerounaise avec la France. Pourtant, la stratégie d’enquête adoptée par les auteurs, celle d’un dévoilement (« une guerre cachée ») doublée d’une analyse de réseau (la « Françafrique »), pose, du point de vue méthodologique, autant de questions qu’elle en résout.

2Côté pile, il y a un travail ambitieux sur un moment crucial et encore négligé de la décolonisation française. Le choix d’ancrer l’analyse de la guerre dans une chronologie large (1945-1971) séduit, le plan chronologique en quatre parties [1. Une brèche dans l’empire français (1945-1954) ; 2. Feu sur l’UPC (1955-1958) ; 3. L’indépendance dans le sang (1959-1960); 4. Une dictature françafricaine (1961-1971)] encadre un propos d’une grande clarté. L’enquête est centrée, comme l’annonce la problématique, sur les « responsables », et les trois auteurs excellent dans la restitution des réseaux d’individus impliqués dans ce conflit. La description des relations personnelles au sein d’une nébuleuse de militaires (Raoul Castex, Marcel Carpentier, Jean Némo), d’administrateurs (Roland Pré, Pierre Messmer, Maurice Delauney, Jean Ramadier), de diplomates (Eirik Labonne) et d’industriels (Pierre Guillaumat), est exceptionnelle. Cette topographie d’un réseau est fondée sur une base documentaire impressionnante, constituée d’ouvrages et d’articles de presse mais, surtout, de rapports administratifs, de correspondances et de sources policières récoltés dans des fonds d’archives publics et privés en France (Aix-en-Provence, Nantes, Paris, Vincennes, etc.) et au Cameroun (Buea, Dschang, Yaoundé, Bafoussam). À cela s’ajoute une série très enrichissante de témoignages oraux. Les auteurs montrent ainsi avec talent que si cet épisode de la décolonisation reste aujourd’hui mal connu, c’est moins faute d’archives que faute d’historiens pour les étudier (p. 22).

3L’approche par les réseaux, à grand renfort de notices biographiques, de portraits et de citations, met le doigt sur l’enchevêtrement des intérêts politiques (gaullisme, anticommunisme), stratégiques (« containment », « rollback »), industriels (Péchiney, Ugine, Alucam, Elf) ou encore religieux (le rôle des évêques par exemple) qui préside à la conduite de la répression coloniale et postcoloniale. Les auteurs naviguent avec aisance entre les différentes échelles de décision, ne laissent inexploré aucun niveau géographique (Douala, le Cameroun, l’Empire), ne négligent aucune arène de confrontation (du maquis du sud-ouest camerounais au siège de l’ONU à New York, en passant par l’assemblée de Yaoundé ou les ministères parisiens). Une fois tracés ces réseaux avec leurs nœuds et fils, les auteurs montrent comment y circulent les idées. Ils mettent en évidence la diffusion des slogans stratégiques (« Eurafrique », « zone de repli », « défense en surface », « industrialisation stratégique »…), dont la circulation est facilitée par un racisme colonial et postcolonial largement partagé.

« L’approche par les réseaux met le doigt sur l’enchevêtrement des intérêts présidant à la conduite de la répression coloniale et postcoloniale. »

4L’enquête se fait particulièrement précise sur une de ces idées, la doctrine de la guerre révolutionnaire (DGR). Les sources montrent comment les officiers et administrateurs français ont importé au Cameroun des cadres de lecture nés durant les guerres d’Indochine et d’Algérie. Au gré des mutations de fonctionnaires à l’échelle de l’Empire, des rencontres et des alliances, le vocabulaire de la guerre « contre -subversive » passe de territoire en territoire. On le voit se diffuser dans la hiérarchie administrative du Cameroun dès 1955. Le Hautcommissaire Roland Pré y invite ses administrateurs à observer la situation camerounaise à l’aune de la doctrine de la guerre révolutionnaire théorisée par Charles Lacheroy. La DGR est ensuite mise en pratique dans cette « petite Algérie », à commencer par la « Zone de pacification de la Sanaga-Maritime (Zopac) » (p. 247-297), une véritable zone d’exception dans laquelle l’armée procède au déplacement massif de populations pour séparer les « populations contaminées » des « populations saines ». L’administration rompt ici avec les stratégies « classiques » de la répression coloniale : la mutation des fonctionnaires récalcitrants, le trucage des élections, la dispersion forcée des meetings, les patrouilles, les barrages, les arrestations arbitraires, les menaces, l’interdiction des partis et de la presse indépendantiste, etc. Elle met alors en place l’arsenal de la guerre contre-insurrectionnelle, avec son architecture (camps de regroupements, miradors, barbelés), sa géographie (zones interdites et zones d’exception), ses milices paramilitaires, ses techniques de tortures (baignoire, balançoire, électricité) et sa propagande spécifiques. En 1959-1960 enfin, avec l’indépendance et le renoncement officiel à la DGR, c’est à une répression plus insidieuse encore que l’on assiste, plus discrète, mais non moins violente: «La répression prend un tour davantage policier, souterrain, presque honteux. Ce n’est plus l’époque des flamboyants parachutistes sautant sur la Sanaga, mais celle des suspects qui tombent des chutes d’eau, la nuit, à la lueur des lampes torches », analysent les auteurs (p. 359). Le paradoxe de cette répression meurtrière, c’est d’accroître encore la violence du conflit au moment même où il devient une « guerre à huis clos » (p. 404), c’est-à-dire au moment où, au ministère des Armées, on tient à tout prix à éviter que l’opinion publique métro politaine ne fasse le lien entre le Cameroun et l’Algérie. Les auteurs désignent cette période qui s’ouvre de « néocolonialisme contre subversif » (chapitre 27).

5L’approche par les réseaux semble ainsi tout à fait adaptée à la description de la circulation de ces modèles stratégiques qui reposent sur de petits noyaux de spécialistes de la violence (Georges Conan, Louis Le Puloch, Jean Lamberton, Max Briand, etc.). Cette approche est également riche d’enseignements à propos des élites camerounaises, des alliés de la France (Ahmadou Ahidjo, Charles Assalé, Mayi Matip, etc.) comme des upécistes (Ruben Um Nyobè, Félix Moumié, Ernest Ouandié, Abel Kingué, etc.). L’ouvrage montre ainsi que, dans le camp nationaliste également, on s’inspira des guerres de libération nationales et de la stratégie révolutionnaire (« défense stratégique », « équilibre des forces », « contreoffensive ») forgée à l’autre bout du globe. « Si la stratégie globale rappelle incontestablement celle du FLN algérien, la stratégie militaire, elle, serait plutôt, dans sa formulation théorique, d’inspiration maoïste » (p. 342), résument les auteurs. Deltombe, Domergue et Tatsitsa reconstituent, à partir de notes de renseignement militaire retrouvées aux archives du Service historique de l’armée de terre, l’articulation du maquis à une guerre urbaine (visant les lieux de sociabilité européens), à une guerre économique (grèves, menaces contre les entrepreneurs, sabotages, contrôle des marchés), et à une guerre psychologique (assassinat des « traîtres », dénonciation des « colons noirs »). Là encore, l’approche réticulaire évite bien des écueils et des simplifications. L’ouvrage montre la labilité des alliances et les nombreux retournements (l’indiscipline d’un Jean Djonteu au sein de la rébellion, le ralliement d’un Paul Momo, ou encore le refus d’un militaire français comme Crest de Villeneuve d’appliquer jusqu’au bout la logique de la DGR).

« Entraîné par la logique réticulaire, le texte a tendance à voir du réseau partout. »

6Pourtant, l’approche par les réseaux montre aussi, côté face, de nombreuses limites. À suivre de près les entrelacs françafricains, on risque parfois de s’y égarer. Ce qui justifie, en définitive, le détour par la description des personnages, c’est l’attention à la perméabilité entre sphère officielle et sphère informelle, entre public et privé – d’où la profusion, dans le texte, des indicateurs de proximité personnelle (« un homme de confiance de » ; « un proche de », « un ami », un homme « très lié à », « appuyé par », « un intime de », un « parrain de », un « protégé de », etc.). Le recours à ce champ lexical est loin d’être illégitime. Les auteurs évitent avec soin la théorie du complot, n’invoquent pas de deus ex machina, ne se laissent pas enfermer par les raccourcis rapides qui caractérisent d’autres descriptions des réseaux « françafricains » [1]. Toutefois, entraîné par la logique réticulaire, le texte a tendance à voir du réseau partout, et à ne pas voir ce qui échappe à sa dynamique. Combinée à la rhétorique du dévoilement (« façade », « politique du camouflage », « apparences », etc.), qui n’est d’ailleurs, là encore, pas problématique en elle-même, la logique du réseau finit cependant par être aveugle à ce qui ne relève pas de son emprise. Certains acteurs (notamment ceux qui se trouvent à la périphérie de l’enquête) n’apparaissent que comme de simples marionnettes : « La désignation des leaders camerounais, ça se passait au niveau du Haut-commissaire ou du gouvernement français » ( Jacques Rousseau, p. 115) ; « Je l’avais fait élire délégué à l’Assemblée territoriale » (Guy Georgy, p. 116) ; etc. Il est bien sûr tout à fait légitime de s’intéresser en priorité aux « responsables français » (quitte à passer un peu rapidement sur les réactions de la population), mais il en résulte que ceux qui agissent au contact de ces acteurs passent pour de simples instruments de ceux-ci (vision assez univoque des Lamibe du Nord ou de Ahmadou Ahidjo par exemple, ou encore de ceux des chefs qui sont des « valets du colonialisme »).

7Prenons, pour tenter de clarifier les gains et les coûts heuristiques de l’approche par le réseau, un exemple de ces portraits dont le livre regorge. Il s’agit de la présentation d’un acteur central de la répression, Max Briand, le général de brigade qui prit en décembre 1959 le commandement des forces françaises au Cameroun, « un guerrier impressionnant, autoritaire et charismatique, mais peu causant, capable de ne pas dire un mot à sa femme pendant une semaine » (p. 398). Après avoir évoqué son expérience directe du combat en Indochine, voilà comment les auteurs insèrent le personnage dans l’écheveau françafricain : « Le choix de Briand n’est pas neutre. Le général est sensibilisé à la cause d’Ahidjo grâce à son beau-frère Louis Sanmarco, cet administrateur français ami de Roland Pré qui a aidé le Premier ministre camerounais à gravir les premiers échelons de son ascension. Sans être lui-même un doctrinaire, Briand est proche des théoriciens de la “guerre révolutionnaire“. Ami du colonel Roger Trinquier et du général Jacques Massu, il a l’habitude de partir en vacances avec le lieutenant-colonel Antoine Argoud, théoricien du contre-terrorisme et chef de l’état-major de Massu en Algérie (qui occupera par la suite des fonctions centrales au sein de l’OAS) » (p. 398-399). Dans cette démonstration, c’est la juxtaposition des titres officiels (un général, un administrateur, un colonel, etc.) et des liens officieux (son beau-frère, ami de, proche de, etc.) qui fait la puissance de l’analyse. C’est de la mise en évidence, derrière les prises de position publiques, de l’intrication des relations formelles et informelles, des connivences, des liens privés, familiaux et amicaux que l’argumentaire tire sa force. Mais c’est là en même temps sa plus grande faiblesse. Car cette logique tend à mettre toutes les relations sur le même plan, à passer brutalement de la relation durable à l’épisode anecdotique. La présentation de Briand (qui se termine d’ailleurs par le récit tout à fait superflu de la rencontre de la femme du général avec Ahmadou Ahidjo, p. 399) montre que l’analyse de réseau peut obscurcir autant qu’elle éclaire. L’accumulation de noms propres, d’acronymes et de visages donne un peu le tournis, la galerie de portraits où l’on croise ici un « sénateur rondouillard » (Charles Okala, p. 127), là un « grand gaillard doté d’une fine moustache » (René Gribelin, p. 405), ailleurs un homme « petit, enrobé et atteint d’un fort strabisme derrière ses grosses lunettes rondes » (LouisPaul Aujoulat, p. 123), sert parfois mal l’argument général.

8Que l’on ne s’y trompe pas : le propos n’est pas ici de dénoncer la rhétorique de l’ouvrage (celle du dévoilement) ou le mode d’enquête (qui suit les réseaux), ni même de feindre de s’étonner de l’accumulation de détails visiblement offerts aux lecteurs pour faciliter la lecture d’une masse impressionnante d’informations. Il serait absurde de reprocher à un ouvrage destiné à un grand public de faire grand public. Notre propos est simplement d’éviter deux usages symétriquement naïfs de cet ouvrage. Le premier serait un rejet en bloc (sous le prétexte par exemple qu’il s’agit d’une enquête journalistique qui vise plus à dénoncer des individus qu’à démonter un mécanisme) ; le second serait d’en reprendre sans examen la méthode pour les enquêtes à venir. Ce livre ouvre de vraies pistes de recherches pour les historiens. Il y a de belles découvertes d’archives, une documentation importante, des descriptions saisissantes. Il y a des éléments très forts sur la répression coloniale et ses continuités humaines, idéologiques et techniques avec la période postcoloniale. En restant souvent au plus près des acteurs, les auteurs donnent une idée de la complexité des prises de position. Par les longues citations de rapports et d’entretiens, ils invitent les lecteurs à se plonger dans les représentations de l’époque. Il faudra bien s’emparer de cette question du système de camps d’internement [2]. Où situer cette expérience camerounaise dans le « siècle des camps [3] » ? Ce système est-il comparable avec le système de camps utilisé au même moment par l’armée britannique au Kenya [4] ? Quel fut le rôle de la justice [5] ? Quelle fut la place des méthodes de torture [6] ? Que faire de la simultanéité, dans la guerre révolutionnaire, des entreprises de destruction par la violence et des tentatives de transformation sanitaire et sociale ? Peut-on parler au Cameroun de « guerre de modernisation [7] » ? Comment expliquer la participation de Camerounais aux forces de coercition et à la rébellion, les entrées, la formation, les sorties des forces armées ? Kamerun ! ouvre des chantiers dont les historiens feraient bien de s’emparer, en prenant le temps, toutefois, d’en traduire les résultats en questionnement sociologique. Au pourquoi posé en introduction de cet ouvrage, il faudra bien se résoudre à substituer le comment des sciences sociales. Gageons que ce livre, en avivant le débat public, suscitera des vocations.

9Joël Glasman

10Humboldt Universität Berlin

Le point de vue d’Alexander Keese

11L’activité coloniale française en Afrique subsaharienne et plus encore les décolonisations ont été structurées – tant dans la mémoire publique que dans la recherche académique – par plusieurs narrations, qui répondent aux visions propres à chacun des groupes intéressés. Diffusée par la classe politique française des années 1960 et donc d’une tradition déjà ancienne, l’idée d’une décolonisation planifiée et réalisée pour le bien des anciennes populations coloniales est l’une d’elles [8]. Une interprétation inverse affirme que les institutions coloniales françaises ont méticuleusement préparé leur retraite, préservant ainsi le plus possible le contrôle aux mains de l’ancien pouvoir colonial [9]. Entre ces deux narrations, certaines perspectives, plutôt académiques, insistent sur les « questions ouvertes » laissées par la présence historique de la France en Afrique sub saharienne.

« Les auteurs sont enserrés par l’hypothèse d’une France manipulatrice »

12L’histoire coloniale tardive et postcoloniale du Cameroun pourrait s’intégrer dans cette dernière ligne de discussion et de recherche. Le territoire « sous tutelle » du Cameroun (dont la partie sous contrôle français était administrée par le pouvoir colonial sur un pied « d’égalité » avec les colonies statutaires) a été l’un des deux territoires coloniaux français en Afrique subsaharienne à avoir connu une véritable rébellion armée dans la décennie 1950. Comme en Mauritanie, où, dès 1958, les troupes françaises combattirent à plusieurs occasions des rebelles opérant à partir du sud du Maroc, des centaines de soldats français furent déployées au Cameroun dans le but de combattre des insurgés. Des troupes et des officiers français sont restés sur place après les indépendances, continuant la lutte sous couvert d’accords de coopération militaire [10]. Il s’agit donc d’un de ces deux cas exceptionnels, et, de plus, d’une guerre dont l’histoire sociale est très peu connue par le public et peu analysée par l’historiographie [11]. Toute contribution qui nous permet de mieux comprendre les structures de cette rébellion, se muant en guerre civile avant même l’indépendance du Cameroun, est donc bienvenue. L’ouvrage de Thomas Deltombe, Manuel Domergue et Jacob Tatsitsa nous offre des résultats importants dans ce sens : entre autres, ces auteurs nous fournissent une discussion réaliste des effets de la guerre et démontrent qu’entre 1955 et 1971, elle pourrait avoir causé la mort de plus de 100 000 personnes. En même temps, les auteurs de ce livre nous pré sentent de façon parlante les manières dont les militaires français ont organisé une véritable guerre « totale » au Cameroun, contribuant à aggraver des tensions « ethniques » existantes. Enfin, ils donnent encore des arguments confirmant la responsabilité du gouvernement français dans la mort de Ruben Um Nyobè, leader de l’Union des populations du Cameroun (UPC), parti contestataire retiré au maquis, et dans l’assassinat de Félix Moumié, leader du même parti en exil. Au total, Deltombe, Domergue et Tatsitsa dressent un bilan effroyable de ces hostilités, incluant des pratiques courantes de torture et des abus contre les prisonniers (p. 221-297 ; 415-478).

13Cependant, les auteurs en veulent plus : leur objectif est d’intégrer l’analyse empirique de la répression française au Cameroun dans la perspective plus large de la création des structures néocoloniales sur l’ancien territoire sous tutelle française, voire de la « Françafrique » [12]. Malheureusement, Deltombe et ses co-auteurs tombent ici dans le même piège que celui dans lequel sont tombées tant d’études antérieures similaires. Les auteurs sont entièrement enserrés par l’hypothèse d’une France manipulatrice et omniprésente, dirigée par un cercle d’éminences grises – Jacques Foccart, naturellement, avec Maurice Robert, Maurice Delauney et plusieurs autres [13]. Se joignent à ce groupe obscur, dans le cas camerounais qui intéresse les auteurs, les militaires spécialistes de la « guerre révolutionnaire », d’inspiration algérienne. Ici, en exposant les vices de deux gouvernements néocoloniaux – français et camerounais –, et notamment le rôle d’un cercle omnipuissant au cœur de la politique africaine à Paris, l’œuvre reprend des positions très populaires, mais plutôt dépassées dans la recherche internationale (même si elles ont peut-être encore une audience en France et en Afrique dite « francophone »). Ma discussion a donc pour objectif de soumettre l’analyse portée par le livre Kamerun ! à propos des structures de l’État colonial français des années 1950, et de l’« État néocolonial » à partir de 1960, à une critique approfondie s’appuyant sur les résultats de la recherche historiographique plus récente – dont la partie anglophone a été plutôt ignorée par les auteurs de ce livre (p. 9-28).

14Dans la propagande de la ve République, et dans les interprétations données par plusieurs politiciens et hauts fonctionnaires, les évolutions en Afrique occidentale française, en Afrique équatoriale française, au Togo et au Cameroun vers les indépendances ont été considérées comme le résultat d’une politique consciente et bien dirigée. Dans la réalité, ces décisions politiques étaient plutôt caractérisées par des interprétations erronées et des malentendus parfois surprenants [14]. Les analyses académiques ont en partie souscrit à l’idée selon laquelle la classe politique française avait implicitement compris, dès la déroute en Indochine et dès le début de l’insurrection en Algérie, que l’Afrique subsaharienne devait être mise sur le chemin d’une décolonisation planifiée [15]. Grâce notamment à l’étude de Tony Chafer, nous avons maintenant plutôt la vision d’une décolonisation improvisée à la dernière minute, en tout cas concernant l’Afrique occidentale [16]. Selon cette perspective, les mesures de réforme décrétées à Paris tout au long de la décennie des années 1950 – notamment l’importante loi-cadre votée le 23 juin 1956 – étaient plutôt des réactions, souvent peu élaborées, et ne reposant sur aucune véritable stratégie [17]. Il est intéressant de noter que les auteurs de Kamerun ! sont conscients du fait que la loi-cadre, dans son intention, ne présage pas une autonomie des anciennes colonies. Cependant, dans beaucoup d’autres interprétations faites dans ce livre, les auteurs donnent à la loi une qualité machiavélique, qui ne correspond guère aux résultats d’une analyse plus profonde de son élaboration (p. 202-204).

« Leurs interprétations étaient fondées sur de fausses interprétations mais les administrateurs regardaient ces menaces comme des réalités. »

15Cette loi apparaît plutôt comme une tentative, déjà désespérée, de contrarier des mouvements supposément d’obédience soviétique, « identifiés » partout par l’administration française en Afrique subsaharienne. En effet, à tous les niveaux de l’administration coloniale (notamment au ministère de la France d’Outre-Mer), les interprétations des mouvements anticoloniaux convergent sur un point particulier : la menace communiste [18]. Au contraire de ce qui se passe en Afrique du Nord, où les fonctionnaires français concèdent à leurs adversaires nationalistes des motifs « islamistes » ou panarabes, les mouvements contestataires au sud du Sahara sont considérés comme uniquement d’inspiration communiste [19]. Souvent, les conflits internes au sein des territoires, canalisés par les processus électoraux dans lesquels le pouvoir colonial prend souvent parti, sont, eux aussi, lus au prisme de la lutte anticommuniste [20].

16Deltombe, Domergue et Tatsitsa sont perspicaces lorsqu’ils soulignent que la peur anticommuniste était un facteur puissant de motivation de l’administration coloniale au Cameroun – mais ils n’en tirent pas de conclusions sur l’état d’esprit colonial français (p. 123, p. 145). Pour beaucoup de fonctionnaires, il est pourtant clair et évident que la plupart de mouvements contestataires sont aux ordres de Moscou [21]. L’argument anticommuniste n’est pas une excuse pour l’administration lui permettant de réprimer des partis comme l’UPC. Bien que leurs interprétations se fassent toujours sur la base de fausses interprétations, les administrateurs regardaient ces menaces comme des réalités.

« Les représentants français sont loin d’avoir la situation en mains. Comme à l’époque coloniale, ils sont souvent dépassés par les événements. »

17Tout au long de la décennie 1950, il y a eu des tentatives pour trouver un modus vivendi avec les leaders africains moins « radicaux », et pour les satisfaire dans le système. Les grands promoteurs de ce plan étaient les membres du réseau des « Indochinois » – Casimir Biros, Pierre Messmer, Léon Pignon et Pierre Sanner –, administrateurs qui analysaient les problèmes de l’Afrique « française » à partir de leurs expériences en Indochine à la fin de la décennie 1940, et qui avaient une influence décisive sur les deux ministres de la France d’Outre-Mer, Pierre-Henri Teitgen, puis Gaston Defferre. Les « Indochinois » espéraient organiser les territoires sur la base d’une collaboration, plutôt informelle, entre les hauts fonctionnaires coloniaux et les hommes forts des territoires africains (collaboration exemplifiée par la coopération entre Messmer et Félix Houphouët-Boigny en Côte d’Ivoire, de 1954 à 1956). Cette méthode se trouvait à la base de la loi-cadre, mais l’évolution vers une véritable autonomie des territoires, dès 1957, était totalement contraire aux idées prônées par les fonctionnaires français qui l’avaient initiée [22].

18La « balkanisation » des territoires, autre sujet sur lequel une certaine idéologie contestataire décèle une manipulation française, apparaît aussi comme le fruit de fausses interprétations – le comportement des fonctionnaires français dépendait davantage d’une mésestimation des intérêts des leaders africains [23]. Et, à l’égard du referendum de 1958, les réactions des fonctionnaires sont encore une fois conditionnées par la focale anti-communiste (p. 319-320) [24]. Sékou Touré, leader de Guinée-Conakry et premier des leaders africains à demander et obtenir l’indépendance, est discuté d’une manière si contradictoire par l’administration française que même la manipulation, envisagée à la veille du referendum par quelques fonctionnaires qui croient devoir sauver la Guinée du joug communiste, ne fonctionne pas ! Chaque rapporteur a une vision différente du nouveau gouvernement guinéen et Jacques Foccart, apparemment le grand maître du jeu, n’est qu’une voix de plus dans cette cacophonie [25].

19Après les indépendances, l’organisation de nouvelles politiques sur le terrain reste pleine d’incertitudes. Les conseillers français, chefs de cabinets des présidents ou ministres africains, sont généralement peu à l’aise avec leurs propres positions. Ils prennent souvent des décisions peu claires, ce qui ne favorise guère les intérêts français. Si Foccart tente d’avoir la mainmise sur les représentants et les appareils français dans les différents pays indépendants, cette opération ne s’établit qu’avec beaucoup de retard [26]. Pour le Secrétariat général pour les Affaires africaines et malgaches, le bilan des premiers coups d’État des années 1960 est désastreux. Sans doute les représentants français sur le terrain ont-ils une réputation redoutable : il est significatif que la chute de plusieurs chefs d’État ait lieu quand l’ambassadeur français est en vacances et que son remplaçant ne dispose pas d’une ligne d’action claire, comme dans le cas du CongoBrazzaville en 1963, ou de la Haute-Volta en 1966. Dans d’autres situations, comme au Togo en 1963 ou au Dahomey en 1964, les incertitudes du représentant français sont si grandes qu’il ne prend pas de décision avant qu’il soit trop tard. Les représentants français sont donc loin d’avoir la situation en mains [27]. Comme à l’époque coloniale, ils sont souvent dépassés par les événements. De ce point de vue, l’intervention française au Gabon en 1964 – souvent considérée comme une « preuve » de l’arsenal néocolonial déployé par la France en faveur de ses amis présidents africains – est une véritable exception, décidée elle aussi au dernier moment, lorsque la chute de Léon M’Ba à Libreville est presque consommée [28].

20Ces observations ne signifient pas que les autorités françaises ne souhaitaient pas contrôler ces situations et diriger ces processus. Après 1960, la défense d’une sphère d’influence française est évidemment un pointclé de tout comportement des agents de la « Grande Nation ». Cependant, ces agents sont blessés et choqués par les évolutions vécues depuis 1950. En janvier 1966, au moment de la chute de Maurice Yaméogo à Ouagadougou, les protagonistes français se demandent encore s’il est fiable, et notamment s’il avait suffisamment travaillé avec la République française contre l’infiltration communiste. Des observations extrêmement peu réfléchies se mêlent alors à des plans géostratégiques – et le résultat est une chaîne d’incertitudes, de malentendus et d’hésitations. La nation néocoloniale – si l’on veut vraiment la baptiser ainsi, dans la vallée des indécisions des années 1960 – doit encore apprendre à mener une politique néocoloniale [29].

21Il est évident que Jacques Foccart et d’autres collaborateurs essaient de plus en plus, tout au long des années 1960 et plus encore pendant les années 1970, de tisser leurs réseaux, et d’y intégrer des amis de l’économie publique comme privée, qui tirent des gains de l’action française en Afrique subsaharienne [30]. Sans aucun doute les relations afro-françaises deviennent-elles plus privatisées, et sujettes à des décisions fondées sur des amitiés privées. Cependant il faut prendre garde aux interprétations trop hâtives, trop naïves face à l’idée d’une « grande stratégie » manipulatrice. Les réalités d’avant 1970, au moins, montrent plutôt un groupe d’acteurs français très incertains, mal organisés et mal renseignés.

22L’expérience camerounaise ne constitue aucunement une exception dans ce panorama. Les fonctionnaires français tentaient de donner du sens à une situation jugée inquiétante, en interprétant les activités de l’UPC à partir de registres « classiques » d’explication (« fanatisme » tribal et « sorcellerie »), combinés aux labels courants à l’époque de « communistes » et de « terroristes ». Cette vision se maintient après les indépendances, à travers l’activité d’un corps de fonctionnaires français sur le terrain. Ceuxci maîtrisaient sans aucun doute les opérations techniques de la répression (et sont donc responsables des abus contre les prisonniers et les personnes suspectées). Cependant, il est nécessaire de se demander si, justement au Cameroun, il y avait vraiment un plan d’ingérence politique systématique plus élaboré qu’ailleurs.

23Nos conclusions sur la fragilité de l’idée d’une grande stratégie néocoloniale française avant 1971 semblent invalider cette hypothèse.

24Alexander Keese

25University of Portsmouth

Le point de vue d’Yves Mintoogue

26Kamerun ! Une guerre cachée aux origines de la Françafrique. 1948­1971 est un livre qui entreprend de retracer l’histoire occultée de l’élimination par la France d’un mouvement d e lib é ra t ion n a t ion a l e déterminé, l’UPC (Union des populations du Cameroun), et de la concession d’une indépendance sous contrôle au Cameroun, territoire sous mandat de la Société des nations puis sous tutelle de l’Organisation des nations unies confié à la France et à la Grande-Bretagne. Les auteurs, les journalistes français Thomas Deltombe et Manuel Domergue et l’historien camerounais Jacob Tatsitsa, organisent leur volumineuse enquête en quatre parties.

27La première commence par replacer le Cameroun au cœur des calculs géostratégiques français d’après-guerre, qui accordent une grande importance économique et politique à cet ancien protectorat allemand. Mais l’apparition de l’UPC, en 1948, qui revendique l’unification du « Kamerun » et l’indépendance, met en péril les intérêts français, et ce d’autant plus qu’elle suscite l’adhésion massive des populations. La machine répressive aussitôt mise en branle ne réussit pas à enrayer son essor. Dès 1955, son implantation et sa popularité sont telles que la France doit reconnaître l’échec de sa politique visant à la neutraliser.

28La métropole entreprend alors de faire « feu sur l’UPC (1955-1958) » et de l’interdire, croyant ainsi en finir une fois pour toutes avec la mouvance indépendantiste. C’est sur cette période de durcissement de la répression que s’ouvre la deuxième partie du livre. Contrainte à la clandestinité, l’UPC est acculée à improviser une insurrection armée que la France écrase militairement en recourant à sa doctrine de guerre révolutionnaire (DGR), théorisée par d’anciens officiers d’Indochine et en cours d’expérimentation en Algérie à cette période.

29À partir de là puis dans les deux dernières parties du livre, les auteurs décrivent minutieusement la mise en œuvre de cette forme spécifique de guerre qui s’attaque non plus seulement aux corps et aux infrastructures de l’ennemi mais aussi aux ressources de l’esprit de l’ensemble de la population, dont le contrôle devient le principal enjeu. L’action proprement militaire s’accompagne d’actions politiques et psychologiques transformées elles aussi en véritables armes de guerre. Dans la région de la SanagaMaritime, insurgée dès décembre 1956, puis dans la région bamiléké (principaux foyers de la rébellion d’où elle essaime ensuite dans le Mungo, la région de Douala et celles de Yaoundé et de Sangmélima, dans une moindre mesure), on voit l’armée française procéder au regroupement des civils dans des camps, puis à leur endoctrinement, à la destruction des villages et des plantations, à la création de milices, au recours systématique à la torture, cependant que les campagnes, où les patrouilles militaires vont à la chasse aux rebelles, sont déclarées zones interdites.

« Le cas du Cameroun apparaît comme un “laboratoire exemplaire” du modèle français de décolonisation »

30Le but des auteurs, clairement affiché dans le sous-titre, est de démontrer le maintien de liens de domination politique et économique par la France avec ses anciennes colonies au moment même où s’effondrait l’empire. Ainsi, l’UPC est traquée et ses leaders assassinés par l’administration française qui, en même temps, met en avant des élites dociles auxquelles elle confie la gestion de l’indépendance. Le cas du Cameroun apparaît comme un « laboratoire exemplaire » du modèle français de décolonisation et de ce que les auteurs (à la suite de François-Xavier Verschave) appellent « la Françafrique » — un système de relations fait de corruption, de meurtres, de réseaux mafieux, de manipulation et de guerre visant à assurer la domination politique et l’exploitation économique par la France de ses ex-colonies africaines.

« La variété et l’abondance des sources dont ils ont disposé n’ont pas mis les auteurs à l’abri de méprises et d’embûches »

31Le régime politique d’Ahmadou Ahidjo, issu de cette indépendance sans liberté, ne résiste à la contestation que grâce à l’appui que l’armée française lui apporte dans cette guerre qui se poursuit jusqu’en 1971, sur laquelle les autorités françaises réussissent à faire régner le silence en France et qui resta longtemps un sujet tabou au Cameroun [31]. S’instaure parallèlement à Yaoundé une dictature féroce qui reprend les méthodes de la DGR pour les transformer en mode de gouvernement – la politique devenant ainsi la continuation par d’autres moyens d’une guerre menée par l’État contre ses propres populations.

32Au fil des pages, on est frappé par la densité de l’information fournie sur cette guerre, ses enjeux et ses ramifications. Cette richesse, le livre la doit au fait que les quatre années qu’a duré leur enquête ont permis aux auteurs de procéder à un important travail, mené simultanément au Cameroun et en France, de collecte et de dépouillement d’archives provenant de différents fonds des deux pays. Ces sources écrites sont complétées par de nombreux entretiens réalisés avec d’anciens acteurs camerounais et surtout français de ces événements.

33La portée du livre est rehaussée par le souci bien marqué des auteurs de replacer le « problème kamerunais » au cœur d’une histoire internationale en train de se faire : celle d’un ordre mondial bipolaire marqué par la guerre froide, avec ses contraintes spécifiques, ses réseaux d’acteurs et d’intérêts, qui tendait à absorber tous les grands conflits de l’époque. Les faits sont en permanence remis dans un contexte global et l’on voit qu’une part du sort de l’UPC et du Cameroun s’est aussi jouée à Paris, par exemple lorsque François Mitterrand avait retourné le RDA (dont l’UPC était la section camerounaise) en poussant HouphouëtBoigny à rompre avec le PCF (seul parti français à soutenir les mouvements indépendantistes des colonies) ; à New York où les États-Unis et leurs alliés faisaient bloc pour soutenir le projet français d’indépendance sans élections préalables au Cameroun ; à Accra, Conakry, Le Caire ou Alger où la cause des leaders upécistes en exil avait rejoint celles de la « révolution africaine » et de la lutte des non-alignés contre l’impérialisme.

34Kamerun ! a aussi le mérite de retracer toute l’histoire de l’UPC dans une somme unique, de sa création en 1948 jusqu’à l’élimination d’Ernest Ouandié, son dernier leader historique, en 1971, en passant par les assassinats d’Um Nyobè en 1958 et de Félix Moumié en 1960. Il rétablit ainsi la continuité entre les différentes périodes (légale et insurrectionnelle, coloniale et post-indépendance, de la rébellion en SanagaMaritime, en région bamiléké ou encore de l’exil) traitées séparément par la majorité des auteurs qui ont écrit sur l’UPC jusqu’ici [32].

35Mais pour qui connaît cette littérature, le livre n’apporte que peu de connaissances inédites sur l’UPC elle -même. On n’en apprend pas plus sur son implantation territoriale, ni sur les querelles entre la direction politique et l’aile militaire en Sanaga Maritime notamment, et bien peu sur les conflits internes et les luttes d’influence qui ont miné le parti à partir de 1955 et qui n’ont cessé de s’aggraver par la suite [33]. De façon plus générale, la variété et l’abondance des sources dont ils ont disposé n’ont pas mis les auteurs à l’abri de méprises et d’embûches.

36Des méprises on en trouve, par exemple, au sujet de l’organisation du maquis en SanagaMaritime, dont les auteurs reconnaissent qu’il comportait deux structures : l’une politique, et l’autre militaire (p. 225-226). Mais ils omettent de dire qu’il y avait concrètement des maquis « civils » (refuges à vocation purement politico administrative, sans combattants et sans armes) et des maquis militaires du CNO (Comité national d’organisation, la branche armée de l’UPC). Le lecteur ne saura pas que ces structures avaient des directions bien distinctes : d’une part le Bureau du comité directeur-Maquis Est (BCD/ME) dirigé par Um Nyobè et son organe administratif, le SA/BL ; d’autre part, l’état-major du CNO dirigé par le « général » Nyobè Pandjock. Tout au contraire, la distinction entre les instances dirigeantes des branches politiques et militaires est brouillée et les deux sont présentées comme étant coiffées par le SA/ BL, sous l’autorité d’Um Nyobè. Dès cet instant, les auteurs oublient littéralement l’existence du SA/BL pour ne plus parler que du CNO, les membres du SA/BL devenant curieusement, sous leur plume, des « cadres du CNO » (p. 271 et 281), des « lieutenants » du secrétaire général de l’UPC, des membres de sa « garde rapprochée »… Cet amalgame est d’autant plus incompréhensible que les auteurs n’ignorent pas la distinction claire entre ces structures, ni le fait que le secrétaire général de l’UPC n’eut jamais de garde armée.

« Il y a dans le livre une tendance à décrire une relation de violence en privilégiant (consciemment ou non) le récit de ceux qui étaient en situation de dominants »

37Il y a ensuite, dans le livre, un grand déséquilibre du volume d’informations fournies sur les deux parties en conflit qui se fait au détriment de la rébellion upéciste. Certes, la diffusion de cette dernière dans ses principaux foyers (Sanaga-Maritime, Bamiléké, Mungo) et au-delà est retracée, mais les données sur l’expérience de vie et de lutte des combattants camerounais engagés dans cette guerre sont trop souvent absentes, comparées à la profusion d’informations fournies sur l’armée française. C’est cette dernière qu’on voit surtout. Les stratagèmes de son état-major et des administrateurs sont minutieusement rapportés, ainsi que leur mise en œuvre. Sur la manière dont les hommes et les femmes qui font face à cette violence s’organisent et vivent dans la brousse, le lecteur n’obtiendra que des données laconiques, parfois imprécises ou erronées comme on l’a vu.

38En outre, le poids des agents locaux (notamment ceux qui se sont associés à l’administration française) est constamment minimisé. Ils sont trop vite réduits au rang de simples «pions dans [une] partie d’échecs» française, alors que les effets des actes et des paroles des protagonistes français semblent, a contrario, exagérés, comme le montre bien le chapitre 21 sur les événements et les mesures liés à la proclamation de l’indépendance en janvier 1960. Or s’il est vrai que l’acte de coloniser n’allait pas sans un violent processus de discipline et de sujétion, on sait aussi que les figures de la domination y étaient complexes et souvent ambivalentes ; les acteurs locaux ayant gardé une autonomie d’action et un agenda propre. Ils n’ont donc pas été de simples agents historiques par procuration, comme il pourrait sembler à qui ne prête attention qu’aux dynamiques impériales, dans une configuration caractérisée pourtant par l’enchevêtrement des rationalités et des systèmes de signifiants. De ce point de vue, on peut regretter que les auteurs de Kamerun ! n’aient pas suffisamment tiré profit de travaux antérieurs sur le nationalisme camerounais qui s’ancrent plus dans l’intelligence locale des faits (Richard Joseph, Achille Mbembe, Meredith Terretta, Dominique Malaquais).

39Dans la même veine, le peu de place faite à la parole des agents locaux dans l’exploitation des sources est étonnant. Que les événements rapportés le soient généralement à partir d’archives produites par les militaires et administrateurs coloniaux est une contrainte liée à la disponibilité des sources. Cela est du reste parfaitement légitime lorsqu’il s’agit d’événements qui les ont engagés au premier chef. Ce qui est troublant, c’est le fait que les auteurs recourent plus souvent à des entretiens réalisés avec d’anciens protagonistes ou témoins français qu’à des interviews d’acteurs camerounais (qui ne leur faisaient pourtant pas défaut), y compris lorsqu’il s’agit de dire l’expérience de ces derniers.

40Les exemples sont légion. Celui du massacre commis par l’armée française à Ekite, près d’Edéa, le 31 décembre 1956, est l’un des plus saisissants. Les faits (p. 214-216) sont rapportés sur la base de comptes rendus des officiers de l’armée française, du témoignage d’un ex-administrateur, témoin des faits, et du récit d’un pasteur qui, lui, avait appris la tragédie par des tiers. Cinquante-six cadavres, d’après un compte rendu des militaires, sans compter ceux « non retrouvés ». La relation des faits, vague et imprécise ici, ne permet pas de se faire une idée claire des circonstances de ce qui, pour les auteurs, « ressemble fort à un massacre ». On ignore si le groupe de « rebelles » au sujet duquel on évoque un « accrochage » était armé. Les auteurs critiquent les arguments par lesquels les militaires justifient leur carnage. Mais aucune voix de natif n’est sollicitée pour donner la version des rares rescapés ou de leurs camarades upécistes. Dans la mémoire collective des populations de la SanagaMaritime, le massacre d’Ekite reste pourtant l’un des épisodes les plus traumatiques des événements de décembre 1956.

41Ailleurs, les auteurs abordent le thème de la torture à laquelle sont soumis les rebelles arrêtés. Mais lorsque l’atrocité des méthodes des militaires français doit être rendue sous forme d’une expérience vécue, c’est au fils d’un gendarme français qui avait 12 ans au moment des faits que la parole est donnée, et non à un ex-maquisard (p. 368). Le récit est saisissant et émouvant, certes, mais n’était-il pas possible d’entendre un des nombreux maquisards ayant fait l’expérience de la torture dans sa chair ? Plus loin encore, c’est la veuve d’un ancien administrateur et directeur de la garde civique (tortionnaire, donc) qui nous raconte l’émoi que lui causèrent l’exécution publique et l’exposition des corps de neuf maquisards à Dschang, en 1962 (p. 447). Priorité est donc aussi donnée au récit compatissant de témoins français (oculaires ou non) des violences exercées par leurs compatriotes et non pas à la parole de ceux qui ont subi ces violences – alors même que le témoignage de ces derniers est disponible.

42Il y a donc dans le livre une tendance à décrire une relation de violence en privilégiant (consciemment ou non) le récit de ceux qui étaient en situation de dominants. Cette approche ne va pas sans une critique acerbe de cette situation et des abus de ces dominants qu’elle interroge, analyse, réprouve mais elle ne voit finalement qu’eux ; comme si l’expérience de ces agents français épuisait la réalité et que leur parole avait valeur d’attestation du fait historique. Les rebelles camerounais restent quasi inaudibles. On parle d’eux plus qu’on ne les entend. On ne les voit guère, contrairement aux administrateurs et militaires français qui assurèrent la répression et dont la voix résonne pratiquement à toutes les pages du livre, qu’ils réussissent ainsi à « coloniser ».

43L’évidente bonne volonté des auteurs, le ton militant, la dénonciation sans complaisance de la « Françafrique » et du racisme rampant qui l’accompagne rendent ce détour par la conscience d’un tiers pour accéder à celle de l’Autre encore plus troublant. Mais la clé de l’énigme est peut-être à rechercher dans ces autres questions : quelles considérations ont conduit les auteurs de Kamerun ! à s’intéresser à cette « guerre cachée » ? Était-ce pour eux une manière de donner la réplique aux partisans du « rôle positif » de la colonisation française, par exemple ? Si oui, les logiques propres à ce public ont-elles influencé leurs choix méthodologiques ? Si tel était le cas, il faudrait alors admettre aussi qu’il s’agit d’abord ici d’une explication entre les auteurs et une certaine opinion publique ou certaines élites françaises. Une querelle franco-française, dans un argot hexagonal, illustrée par la guerre du Cameroun, dirait-on. C’est le travers de beaucoup de ceux qui veulent du bien à l’Afrique et qui courent souvent le risque de ne faire qu’inverser le déni d’historicité des agents locaux en employant des catégories qui, en fin de compte, font injure à ce qu’était la conscience de soi des acteurs locaux ; car ils ne voient plus en eux que des agents par procuration, sur lesquels d’autres agissent et qui, en fin de compte, seraient de simples victimes de leur propre candeur.

44Mais il convient aussi de dire, à décharge de Thomas Deltombe, Manuel Domergue et Jacob Tatsitsa, que c’est le propre d’un livre comme le leur d’appeler des précisions, des recadrages et d’inviter à poursuivre la recherche – dans un champ qui a grand besoin de plus d’ouvriers.

45Yves Mintoogue

46Université Paris i – Panthéon-Sorbonne

La réponse de Thomas Deltombe, Manuel Domergue et Jacob Tatsitsa

47Kamerun ! Une guerre cachée aux origines de la Françafrique. 1948­1971 est, et cela est assumé, un ouvrage hybride. Il ambitionne, d’un côté, d’ouvrir un débat public autour de l’histoire longtemps ignorée, refoulée, et parfois censurée, de la guerre menée par les autorités françaises contre les nationalistes camerounais avant et après l’indépendance de 1960. Cette ambition, que d’aucuns qualifieront de politique, voire de polémique, se double cependant d’une démarche à caractère plus scientifique : l’ouvrage s’attache en effet, de l’autre côté, à décrire avec la plus grande rigueur factuelle chacune des étapes de ce conflit méconnu. Ce faisant, Kamerun ! montre comment la répression de la dissidence socio -politique, incarnée essentiellement par l’Union des populations du Cameroun (UPC), a non seulement façonné la construction d’un nouvel État-nation en Afrique centrale mais également participé au début des années 1960 à la mise en place du complexe néocolonial français en Afrique, couramment qualifié de « Françafrique ».

« Rompre le silence, recomposer le puzzle »

48Cette démarche hybride n’est pas une lubie des auteurs. Elle s’est imposée en raison, essentiellement, du silence qui règne depuis de trop longues années autour de cette guerre. Un silence politique, d’abord, imposé par des autorités françaises qui, dès 1972, censurèrent le livre magistral de Mongo Beti, Main basse sur le Cameroun[34], et qui balaient aujourd’hui d’un revers de main, agitant le spectre d’une énigmatique « repentance », toute recherche historique contrevenant aux mythologies glorieuses de la nation française. Le Premier ministre François Fillon est ainsi allé jusqu’à qualifier les crimes français de « pure invention » à Yaoundé en mai 2009, avant que le ministère de la Défense parle de « détails » en décembre 2011, en réponse à une question au gouvernement posée par le député Noël Mamère. Un relatif silence académique également qui, à quelques notables exceptions près (Richard Joseph [35], Achille Mbembe [36], Meredith Terretta [37] et quelques autres), a trop longtemps maintenu hors du champ d’investigation historique une guerre de première importance. Comment se fait-il que la répression britannique des Mau Mau au Kenya, dans les années 1950, tellement comparable dans son ampleur comme dans ses méthodes, fasse outre-Manche l’objet de tant de publications académiques, de procédures judiciaires et de débats médiatiques, et que l’on parle si peu, en France, et depuis si peu de temps, de la guerre du Cameroun ? Tel est le genre de questions que Kamerun !, en creux, entendait poser. Ce silence, assourdissant, a eu pour conséquence de laisser à des cercles militants, et à quelques rares journalistes, un quasimonopole sur l’interprétation publique des « événements » du Cameroun. La plupart de ces militants et journalistes ont cherché à rassembler les sources accessibles pour tenter de comprendre cette guerre oubliée et d’en faire un objet de débat public [38]. Mais la recherche universitaire s’avérant incapable de répondre à l’intérêt croissant du public pour ce conflit, aussi bien au Cameroun qu’en France, les interprétations les plus sensationnalistes se sont mises à fleurir au début des années 2000. On vit se multiplier, jusque dans des journaux réputés sérieux, des massacres imaginaires. Le bilan humain du conflit se mit à enfler inconsidérément, passant en quelques années d’une dizaine de milliers à… plusieurs millions de morts [39] ! Et l’idée finit par s’imposer qu’un « génocide » avait incontestablement été perpétré au Cameroun [40]. C’est parce qu’il était urgent de sortir la guerre du Cameroun du silence et des mythes qu’il a été donné au livre Kamerun ! cette forme hybride, journalistique dans le ton et scientifique dans le fond, revendiquant la double filiation du savoir engagé et de la recherche académique. C’est pour cette raison également que le travail a été mené par une équipe franco-camerounaise, issue du journalisme et de l’université, qui a ainsi pu, au cours d’une enquête de quatre années menée sur les deux continents, explorer méthodiquement d’innombrables fonds d’archives, souvent inédits, et retrouver plus d’une centaine de témoins dont l’immense majorité n’avait jamais été interrogée.

49Si Kamerun ! est un livre épais (742 pages), et parfois ardu (plus de 2 000 notes de référence), ce n’est pas seulement parce qu’il tente de combler un vide et de faire taire quelques rumeurs. C’est qu’il veut aussi, sans sacrifier les détails, offrir aux lecteurs une analyse globale et systémique du conflit. Les ouvrages scientifiques ont en effet eu tendance à se concentrer sur des périodes temporelles, des zones géographiques, des personnages ou des secteurs sociaux assez circonscrits. L’étude, fondatrice, de Richard Joseph s’arrête par exemple au lendemain des émeutes de mai 1955 alors que la phase militaire du conflit n’a pas encore commencé. Les travaux d’Achille Mbembe se concentrent de leur côté sur la SanagaMaritime jusqu’à la mort de Ruben Um Nyobè en 1958. Et tandis que Dominique Malaquais s’est focalisée sur la chefferie de Bandjoun [41], Meredith Terret ta s’est concentrée sur la rébellion dans le Mungo et en région bamiléké.

50Tout en s’appuyant sur ces recherches antérieures, remarquables dans l’ensemble, Kamerun ! cherche de son côté à dégager les logiques d’ensemble, à mettre en lumière les articulations chronologiques et à rendre visibles les interactions régionales, nationales et internationales qui traversent la guerre du Cameroun. Il s’agit en d’autres termes de recomposer le vaste puzzle, en rassemblant les pièces existantes et en ajoutant celles qui faisaient défaut, pour donner de ce conflit une intelligence globale. L’un des principaux fils directeurs qui se dégage de cette entreprise est le rôle essentiel joué par la doctrine de la guerre révolutionnaire, théorisée au sortir de la guerre d’Indochine et mise en pratique au Cameroun au milieu des années 1950 (comme en Algérie), avant de devenir l’épine dorsale de la phase la plus chaude de la guerre (1956-1962), puis de muter en système de gouvernement du nouvel État camerounais.

« Un livre colonisé par les Français ? »

51Il fallait en quelques mots rappeler les méthodes et les objectifs du livre pour répondre aux obser vations, critiques et questions qui nous sont aujourd’hui adressées. Yves Mintoogue nous reproche d’avoir sous estimé la parole des « vaincus », conviction qui l’amène à tirer la conclusion que le livre est « colonisé » par les témoins français et que nous faisons ainsi preuve, « consciemment ou non », d’un dédain raciste finalement comparable à celui que nous nous proposions de « dénoncer » [42]. Cette observation de départ est factuellement contestable. Outre que seuls 55 % des témoignages oraux cités dans le livre émanent d’acteurs français, Kamerun ! restitue en détail les analyses, les stratégies, les réussites et les échecs de Ruben Um Nyobè, Félix Moumié, Martin Singap, Ernest Ouandié, Osende Afana et tant d’autres militants moins célèbres. Loin de confisquer la parole des Camerounais, l’ouvrage tente au contraire de la leur donner, souvent pour la première fois, pour mieux la confronter aux archives et aux témoignages des « vainqueurs ». La remarque d’Yves Mintoogue doit donc être fortement nuancée. Elle mérite cependant d’être relevée car elle soulève, d’un point de vue méthodologique, la double question de l’administration de la preuve et de la disponibilité des sources.

52Sur le premier point, Yves Mintoogue reconnaîtra sans doute avec nous tout l’intérêt qu’il y a à citer avec précision la parole de ceux qui, cinquante ans après les faits, admettent pour la première fois avoir perpétré des crimes répréhensibles (tortures, assassinats, incendies de villages, décapitations de cadavres, etc.). Quand il s’agit d’établir les faits, l’aveu d’un bourreau constitue généralement une preuve plus convaincante que la plainte d’une victime. Ce qui ne nous a évidemment pas empêchés de citer beaucoup de témoins camerounais sur tous ces sujets – en nombre d’ailleurs plus important que de témoins français en ce qui concerne l’« exemple » précis de la torture soulevé par Yves Mintoogue. Quand celui-ci demande : « n’était-il pas possible d’entendre un des nombreux maquisards ayant fait l’expérience de la torture dans sa chair ? », la seule réponse à lui fournir est donc de lui conseiller… de lire Kamerun ! avec plus d’attention. Il y découvrira les témoignages de nombreux Camerounais victimes de la torture : Henri Tamo (p. 369), Samuel Zeze (p. 370 et p. 494), Mathieu Njassep (p. 519), Joseph Kogueum (p. 518), Joseph Noumbi (p. 243), Jean Mbouende (p. 569), Célestin Lingo (p. 627-628), etc. Sans oublier tous les Camerounais qui sans l’avoir subie en témoignent : Alphonse Boog (p. 284-285), Sylvestre Mang (p. 349 et p. 520), Paul-Théodore Ndjock (p. 349 et p. 627), Pierre Semengue (p. 520), Abel Eyinga (p. 520), Paul Pondi (p. 520), Jean Djou (p. 548), Marc Tchinda (p. 549), etc. Quant au second point, la disponibilité des sources, l’exemple cité par Yves Mintoogue – le massacre de plusieurs dizaines de Camerounais à Ekite (Sanaga-Maritime), le 31 décembre 1956 – est parfaitement choisi. Comme le souligne notre critique, les seuls récits directs connus de cet épisode se trouvent dans les archives et émanent de responsables français. Les témoins camerounais étant manifestement fort rares (comme cela arrive en cas de massacre à huis clos…), fallait-il faire un récit « vague et imprécis », comme il nous l’est reproché, ou passer purement et simplement sous silence ce tragique épisode, comme l’a fait Yves Mintoogue dans son mémoire de recherche universitaire [43] ?

53La remarque d’Yves Mintoogue est également intéressante dans la mesure où elle pose la question de la domination en régime (néo)colonial. Cette question étant au cœur de Kamerun !, nous assumons pleinement le fait de donner abondamment la parole à ceux, français pour la plupart, camerounais pour quelques-uns, qui ont imaginé et mis en œuvre les processus qui ont maintenu le peuple camerounais dans une situation de servitude politique et de misère socio-économique. Il nous semble en effet qu’une interprétation abusive des subaltern studies tend à produire une histoire borgne, qui gomme les jeux de domination. Comment comprendre la trajectoire des maquisards nationalistes ou des miliciens pro-Français si on oublie de mentionner la politique menée par des acteurs aussi puissants que Pierre Messmer, Jacques Foccart ou Charles de Gaulle ? S’il faut en effet mener des études détaillées sur, par exemple, la réactivation des savoirs ancestraux dans les maquis ou les formes de démocratie qui peuvent se développer dans un régime à parti unique, n’est-il pas intéressant de rappeler que ces phénomènes s’inscrivent dans des processus historiques d’ensemble (décolonisation, guerre froide) et découlent en partie de logiques de domination (guerre, dictature) qui ne peuvent être appréhendées de façon exclusivement « endogène » ? Dans la même veine, Joël Glasman estime pour sa part que Kamerun ! sous-estime le rôle d’un acteur important, Ahmadou Ahidjo, qui serait dépeint dans le livre comme une simple « marionnette », incapable d’autonomie, privé de toute marge de manœuvre. Notre analyse est plus nuancée. Tout en soulignant, à la suite de JeanFrançois Bayart [44], l’habileté politique du premier président du Cameroun face aux aristo craties nordistes et aux jeux d’appareil de Yaoundé, nous montrons en effet, témoignages à l’appui, qu’il doit dans un premier temps son ascension à ses parrains français et son maintien au pouvoir à l’intervention de l’armée française (le Cameroun ne disposant pas d’armée nationale jusque fin 1959, et celle-ci restant largement contrôlée par des officiers français dans les années suivantes). Mais nous expliquons dans une deuxième phase (p. 610 612) comment Ahidjo cherche avec plus ou moins de succès à s’autonomiser de Paris à mesure que la rébellion upéciste s’affaiblit, et comment il tente d’élargir ses alliances diplomatiques au cours des années 1960 – quitte parfois à heurter l’ancienne métropole et à s’attirer des représailles, comme par exemple sur la question de Djibouti en 1968.

54Dans un registre similaire, Alexander Keese pense que nous sommes tombés dans le « piège » des études consacrées à la Françafrique, qui consiste à s’enferrer dans « l’hypothèse d’une France manipulatrice et omniprésente ». Une critique qui rejoint la remarque de Joël Glasman lorsqu’il souligne les « nombreuses limites » de l’approche de la Françafrique en terme de « réseaux ».

« De l’analyse de réseaux au “complotisme’’ ? »

55À l’appui de sa thèse, Alexander Keese semble par exemple nous reprocher de surestimer le poids de Jacques Foccart, figure emblématique des « réseaux » de la Françafrique. Or c’est justement l’inverse que nous montrons. Contrairement à la plupart des critiques de la Françafrique qui font, en effet, de Foccart le pilier quasi unique du néocolonialisme de la France en Afrique, nous montrons que le « Monsieur Afrique » du général de Gaulle ne s’est imposé que tardivement, à partir de 1961-1962, comme un acteur majeur sur le dossier camerounais – ce dernier étant plutôt géré par Matignon jusqu’à cette date. Contrastant avec les approches classiques, qui ont tendance à lier mécaniquement la Françafrique à la ve République, Kamerun ! souligne les continuités qui existent entre la politique coloniale de la ive République et la politique néocoloniale de la ve République en Afrique.

56Ce faisant, nous mettons en évidence la place singulière qu’occupe le Cameroun, du fait de son statut international particulier, dans les réflexions menées à l’époque par les cercles dirigeants français. Parce que les accords de tutelle, signés en 1946, stipulent que la France et la Grande-Bretagne doivent amener le Cameroun « à l’autonomie ou à l’indépendance », les dirigeants français savent dès cette époque qu’il leur faudra, à plus ou moins brève échéance, réformer le système de domination et d’exploitation du Cameroun. C’est ce pari, réformer le système colonial pour en conserver les avantages, qui est à l’origine de la Françafrique. Nous avons ainsi découvert un document, « très secret », signé par la Direction des Affaires économiques et du plan du Haut-commissariat de la France au Cameroun, dans lequel sont étudiées en détail, et dès 1950, les façons dont la France pourrait maintenir sa domination au Cameroun « en toute hypothèse de souveraineté » (indépendance, autonomie interne, maintien de la tutelle, etc.) [45].

57Du fait de la détermination de l’UPC à faire triompher la cause indépendantiste, les autorités françaises élaborent en outre de solides stratégies « contre-subversives » dont on trouve la trace, dès le milieu des années 1950, dans les écrits de Roland Pré, Haut commissaire de la France au Cameroun à partir de 1955, ou dans ceux de Daniel Doustin, bras droit de Pierre Messmer et futur directeur de la Direction de la surveillance du territoire. Contrairement aux autres colonies françaises d’Afrique où la décolonisation s’est faite de façon plus ou moins improvisée, comme le relève à juste titre Alexander Keese, le Cameroun est l’objet d’une attention particulière de la part des autorités françaises. Sachant que ce territoire constitue, comme le qualifie Jacques Soustelle, une « brèche » dans l’Empire français, celles-ci réfléchissent très tôt à la meilleure façon de la colmater.

58Ce n’est cependant pas parce que les fondations de la Françafrique ont été posées plus précocement qu’on ne le croit généralement, ni parce que les politiques menées au Cameroun étaient moins « improvisées » qu’ailleurs, que Kamerun ! succombe à une quelconque vision téléologique de l’Histoire, et encore moins à une théorie du complot. Il est vrai que, dans le cas du Cameroun, les décisions reposaient sur un nombre très limité de responsables, en raison d’une assez forte centralisation du processus de décision, et qu’une certaine culture du secret s’était imposée, du fait de l’attention onusienne dont le territoire était l’objet et des stratégies militaires mises en œuvre (« Il faut faire régner le silence », proclamait en 1958 le lieutenant-colonel Lamberton, qui dirigeait alors les opérations militaires), mais cela ne veut pas dire que les désirs des responsables français se sont inscrits dans la réalité. S’ils ont réfléchi, élaboré des plans et mis sur pied des dispositifs politiques et militaires pour écraser l’UPC, les dirigeants français ne semblent que partiellement avoir accompli leur mission. De fait, la guerre du Cameroun est pleine de déconvenues, de contradictions, d’erreurs d’appréciation, de désaccords internes. Parce que Kamerun ! s’appuie sur l’expérience concrète d’une multitude d’acteurs, parce que ces expériences s’inscrivent dans un récit chronologique très serré, et parce que ces acteurs s’insèrent dans des «réseaux» mouvants et évolutifs, le lecteur peut apprécier à leur juste valeur les désaccords qui ont existé au sein de la hiérarchie française, entre Michel Debré et Maurice Couve de Murville, par exemple, ou, du côté des militaires, entre le colonel du Crest et le lieutenant-colonel Lamberton. Il peut voir comment les Français se laissent surprendre par les offensives nationalistes, en 1956 et 1959 notamment, et s’étonner avec eux de l’incroyable résilience des maquis dans les années 1960. Il peut aussi percevoir les stratégies personnelles des uns et des autres, comme celle du général Max Briand, soupçonné d’exagérer la menace upéciste dans ses rapports internes pour conserver ses troupes et ses crédits. De fil en aiguille, le lecteur comprendra même que c’est précisément l’échec des stratégies préétablies qui est à l’origine de la guerre du Cameroun : si les plans élaborés au début des années 1950 avaient fonctionné, l’armée n’aurait pas eu à intervenir quelques années plus tard et la guerre n’aurait sans doute jamais duré aussi longtemps.

59Au risque d’effrayer celles et ceux à qui l’« accumulation de noms propres, d’acronymes et de visages » donne « le tournis », il faut souligner pour conclure que nous considérons Kamerun ! comme une simple ébauche. Ayant lui-même bénéficié des travaux antérieurs mentionnés plus haut et des études réalisées dans des conditions matérielles souvent difficiles par de nombreux étudiants camerounais, ce livre mériterait à son tour d’être complété par des travaux plus poussés sur des sujets aussi importants que la vie politique spécifique à la zone camerounaise anglophone, les jeux politiques internes au nord du pays, le rôle des femmes combattantes et résistantes, la place de la justice dans l’arsenal répressif, etc. Il faudrait aussi, comme le suggère très justement Joël Glasman, mener des études comparatives susceptibles d’établir des passerelles avec d’autres conflits similaires, par exemple à Madagascar ou au Kenya. Telle est peut-être l’ambition principale de Kamerun ! : susciter les vocations et partager les informations [46].

60Thomas Deltombe

61Journaliste indépendant

62Manuel Domergue

63Journaliste à Alternatives économiques

64Jacob Tatsitsa

65Université de Yaoundéi

Notes

  • [1]
    Par exemple F.-X. Verschave, La Françafrique. Le plus long scandale de la République, Paris, Stock, 1998.
  • [2]
    S. Thénault, Violence ordinaire dans lAlgérie coloniale. Camps, internements, assignations à rési­ dence, Paris, Odile Jacob, 2012.
  • [3]
    J. Kotek et P. Rigoulot, Le Siècle des camps, Paris, J.-C. Lattès, 2000.
  • [4]
    C. Elkins, Britains Gulag : The Brutal End of Empire in Kenya, Londres, Jonathan Cape, 2005.
  • [5]
    S. Thénault, Une drôle de justice. Les magistrats dans la guerre dAlgérie, Paris, La Découverte, 2001.
  • [6]
    R. Branche, La Torture et larmée pendant la guerre dAlgérie, 1954­1962, Paris, Gallimard, 2001.
  • [7]
    S. Malinowski, « Modernisierungskriege. Militärische Gewalt und koloniale Modernisierung im Algerienkrieg (1954 –1962) », Archiv für Sozial­ geschichte, n° 48, 2008, p. 213-248.
  • [8]
    Cette ligne est exemplifiée dans P. Messmer, Les Blancs sen vont : récits de décolonisation, Paris, Albin Michel, 1998.
  • [9]
    J.-P. Dozon, Frères et sujets : la France et lAfrique en perspective, Paris, Flammarion, 2003.
  • [10]
    C. Evrard, « Quelle transmission du “pouvoir militaire“ en Afrique ? L’indépendance mauritanienne vue par l’armée française », Afrique contemporaine, n° 235, 2010, p. 29-42.
  • [11]
    Avec l’exception notable de M. Michel, « Une décolonisation confisquée ? Perspectives sur la décolonisation du Cameroun sous tutelle de la France, 1955-1960 », Revue française dhistoire dOutre­mer, vol. 86, n° 324-325, 1999, p. 229-258.
  • [12]
    F.-X. Verschave, La Françafrique. Le plus long scandale de la République, Paris, Stock, 1998. Cette conception est commentée dans une perspective plus large par F. Cooper, « Possibilit y and Constraint : African Independence in Historical Perspective », Journal of African History, vol. 49, n° 2, 2008, p. 167-196.En ligne
  • [13]
    G. Chaffard, Les Carnets secrets de la décolonisa­ tion. i, Paris, Calmann-Lévy, 1965 ; P. Péan, Affaires africaines, Paris, Fayard, 1983 ; F.-X. Verschave, La Françafrique…, op. cit. et Noir silence : qui arrêtera le Françafrique ?, Paris, Éditions des Arènes, 2000.
  • [14]
    P. Messmer, Après tant de batailles, Paris, Albin Michel, 1992 ; C. de Gaulle, Discours et messages, Paris, Plon, 1970.
  • [15]
    J. R. de Benoist, LAfrique occidentale française de 1944 à 1960, Dakar, Nouvelles éditions africaines, 1983.
  • [16]
    T. Chafer, The End of Empire in French West Africa : Frances Successful Decolonization ?, Oxford/New York, Berg, 2002, p. 223-232.
  • [17]
    Ibid., p. 165-172.
  • [18]
    Voir T. Chafer, « Friend or Foe ? Competing Visions of Empire in French West Africa in the Run-up to Independence », in M. Thomas (dir.), The French Colonial Mind. Vol. i. Mental Maps of Empire and Colonial Encounters, Lincoln, University of Nebraska Press, 2011, p. 275-297 et 288-291.
  • [19]
    Les bureaux arabes, créés en AOF en vue du contrôle de populations musulmanes potentiellement dangereuses, avaient ainsi une importance minime. Voir J.-L. Triaud, «Le crépuscule des Affaires musulmanes en AOF, 1950-1956 », in D. Robinson et J.-L. Triaud (dir.), Le Temps des marabouts. Itinéraires et straté­ gies islamiques en Afrique occidentale française, v. 1880­1960, Paris, Karthala, 1997, p. 493-519.
  • [20]
    A. Keese, « Rigged Elections ? Democracy and Manipulation in the Late Colonial State in French West Africa and Togo, 1944-1958 », in M. Thomas (dir.), The French Colonial Mind…, op. cit., p. 324-345.
  • [21]
    Voir A. Keese, « A Culture of Panic : “Communist“ Scapegoats and Decolonization in French West Africa and French Polynesia, 1945-1957 », French Colonial History, n° 9, 2008, p. 131-145. Voir le résumé dans les Archives Nationales (AN), Fonds Jacques Foccart, Fonds « Privé », 200 (AN, AG/5(FPR)/200), CornutGentille, ministre de la France d’Outre-Mer, TOM : Referendum (sans numéro), 24 septembre 1958, p. 10.En ligne
  • [22]
    A. Keese, « “Quelques satisfactions d’amour-propre“ : African Elite Integration, the Loi-cadre, and Involuntar y Decolonisation of French Tropical Africa », Itinerario, vol. 26, n° 1, 2003, p. 33-57.En ligne
  • [23]
    J. R. de Benoist, La Balkanisation de lAfrique occidentale française, Dakar, Nouvelles Éditions Africaines, 1979 ; A. Keese, « “Quelques satisfactions… », art. cit., p. 41-44.
  • [24]
    Voir E. Schmidt, Cold War and Decolonization in Guinea, 1946 ­1958, Athens, Ohio Universit y Press, 2007, p. 157-166 ; M. MacDonald, The Challenge of Guinean Independence, 1958­1971, thèse de doctorat d’histoire, Université de Toronto, 2009, p. 47-58 ; K. van Walraven, « Decolonization by Referendum : The Anomaly of Niger and the Fall of Sawaba, 1958-1959 », Journal of African History, vol. 50, n° 3, 2009, p. 269-292.En ligne
  • [25]
    Voir A. Keese, « First Lessons in Neo-colonialism : The Personalisation of Relations Between African Politicians and French Officials in Sub -Saharan Africa, 1956-1966 », Journal of Imperial and Common­ wealth History, vol. 35, n° 4, 2007, p. 593613.
  • [26]
    F. Turpin, « Jacques Foccart et le secrétariat général pour les Affaires africaines et malgaches », Histoire@Politique : Politique, culture, société, n° 8, 2009, p. 7-9.
  • [27]
    A. Keese, « First Lessons… », art. cit., p. 602-604.
  • [28]
    Sur le contexte du coup d’État de 1964, voir aussi F. Bernault, Démocraties ambiguës en Afrique centrale. Congo­Brazzaville, Gabon : 1940­1965, Paris, Karthala, 1996, p. 24-25.
  • [29]
    A. Keese, « First Lessons… », art. cit., p. 604.
  • [30]
    Voir J.-P. Bat, « Le rôle de la France après les indépendances : Jacques Foccart et la Pax Gallica », Afrique contemporaine, n° 235, 2000, p. 43-52.
  • [31]
    Voir M. Beti, Main basse sur le Cameroun. Autopsie dune décolonisation, Paris, François Maspero, 1972 ; et l’introduction d’Achille Mbembe, « L’État-historien », in R. Um Nyobè, Écrits sous maquis, Paris, L’Harmattan, 1989, p. 7-42.
  • [32]
    Voir notamment R. Joseph, Radical Nationalism in Cameroon. Social Origins of the UPC Rebellion, Oxford, Clarendon Press, 1977 ; A. Mbembe, La Naissance du maquis dans le Sud­ Cameroun (1920 ­1960). Histoire de lusage de la raison en colonie, Paris, Karthala, 1996 ; S. Nken, LUPC : de la solidarité idéologique à la division stratégique. 1948­1962, Paris, Anibwe, 2010.
  • [33]
    À noter cependant, quelques précisions sur les circonstances de la création de l’ALNK (Armée de libération nationale du Kamerun) en 1959 et les problèmes de discipline en son sein (chapitre 19), ainsi que des informations intéressantes sur les appuis internationaux de l’UPC (chapitres 28 et 33).
  • [34]
    M. Beti, Main basse sur le Cameroun. Autopsie dune décolonisation, Paris, François Maspero, 1972, p. 244.
  • [35]
    R. A. Joseph, Le Mouvement nationaliste au Cameroun. Les origines sociales de lUPC, Paris, Karthala, 1986.
  • [36]
    A. Mbembe, La Naissance du maquis dans le Sud­Cameroun (1920­1960). Histoire de lusage de la raison en colonie, Paris, Karthala, 1996.
  • [37]
    M. Terretta, The Fabrication of the Postcolonial State of Cameroon. Village Nationalism and the UPCs Fight for Nation, 1948­1971, thèse de doctorat d’histoire, University du Wisconsin, 2004.
  • [38]
    Par exemple F.-X. Verschave, La Françafrique. Le plus long scandale de la République, Paris, Stock, 1998.
  • [39]
    F. C. Kouleu, Histoire cachée du Cameroun, Yaoundé, Saagraph, 2006.
  • [40]
    B. Nitcheu, Campagne militaire française en pays Bamiléké. Chronique dun génocide annoncé, Londres, Coordination internationale de Poola’a, 2000, disponible sur <survie67.free.fr> ; J.C. Shanda Tonme, La France a­t­elle commis un génocide au Cameroun ? Les Bamiléké accusent, Paris, L’Harmattan, 2009.
  • [41]
    D. Malaquais, Architecture, pouvoir et dissidence au Cameroun, Paris, Karthala, 2002. En ligne
  • [42]
    Cette critique épouse celle de Pierre Bouopda Kamé, fils d’une des éminences grises du régime Ahidjo, qui prit prétexte de la nationalité de deux des co-auteurs pour s’indigner, dans la presse camerounaise, que des Français puissent mener une analyse critique du régime néocolonial de M. Ahidjo et décortiquer le rôle qu’a joué son géniteur, Samuel Kamé, dans la répression des populations camerounaises. La tribune fut habilement intitulée « Les nouveaux colons », Le Jour, 10 janvier 2011.
  • [43]
    Y. Mintoogue, Savoirs endogènes et résistance nationaliste au Sud­ Cameroun : le cas de linsur­ rection de la Sanaga­Maritime, de 1948 à 1958. Approche historique, mémoire de maîtrise d’histoire, Université de Yaoundé i, 2009.
  • [44]
    J.-F. Bayart, LÉtat au Cameroun, Paris, Presses de la FNSP, 1979.
  • [45]
    Direction des Affaires économiques et du plan, « Note sur la souveraineté française », 11 décembre 1950 ; « Situation politique au Cameroun et dans l’AOF proche du Cameroun », 1951 (ANY, 1AC168/1).
  • [46]
    C’est dans ce but qu’a été créé le site <kamerunlesite.com>.
Mis en ligne sur Cairn.info le 27/12/2012
https://doi.org/10.3917/polaf.126.0185
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