CAIRN.INFO : Matières à réflexion
« L’homme noir, malgré ses pouvoirs, n’a pas trouvé les rouages [1]. »

1Juin 2002, jour de recherche ordinaire à Mouila, capitale provinciale du Sud-Gabon. Joseph Tonda et moi découvrons l’existence de Murhumi, sirène de la rivière Ngounié, et recueillons assez vite un important corpus de récits sur ses dons aux habitants, son goût de l’invisible et du secret, ses apparitions imprévisibles et ses colères. Mais en cet été 2002 où la ville prépare les fêtes de l’Indépendance (17 août), d’autres enjeux surgissent. Les autorités municipales veulent placer une statue en bois de la Sirène [2] dans un mausolée de béton et fer forgé sur la grande place de la mairie [fig. 1]. Les membres d’un des plus importants clans punu de la ville, les Dibur-Simbu, revendiquent la possession de Murhumi et s’irritent des initiatives municipales pour mettre la main sur le génie [3]. Comme le résume « l’honorable » député de la Ngounié lors d’une seconde visite quelques années plus tard: « Murhumi, c’est nous ! C’est nous qui pouvons vous donner le pouvoir, le pouvoir de connaître [4] ». D’autres rumeurs nous parviennent : les habitants de Mouila redoutent que l’inauguration donne lieu à un « crime rituel [5] » pour « charger » la statue en insérant des restes humains dans le socle du monument. Le gouverneur de la Ngounié, un « non-originaire » de Mouila et donc étranger à ces affaires, nous fait comprendre qu’il est hors de question de risquer une « catastrophe » lors des fêtes de l’Independence et qu’il emploiera toute son influence pour prévenir l’installation de la statue [6].

2Pour qui connait l’imaginaire gabonais sur le pouvoir et la politique, ces rumeurs de sacrifice occulte n’ont rien d’extraordinaire. Dans un pays qui ne cesse de débattre du pouvoir mystique des corps, des victimes immolées aux ambitions des « grands », de la dévoration d’organes par les sorciers « sortis en vampire » pour attaquer la force vitale d’innocents nécessaire à leur désir de puissance, du kidnapping et du démembrement d’enfants au moment des élections, les rumeurs urbaines sur l’appétit de chair de la Sirène apparais- sent relativement banales [7], de même que le paradigme sorcellaire et criminel qui détermine la relation contemporaine entre pouvoir et fétichisme. Au Gabon, « la politique c’est la sorcellerie [8] », cette dernière convoquant entre autres le côté noir de la parentèle, comme le rappelle le commentaire récent d’un blogueur gabonais sur la mort d’Edith Lucie Bongo, première dame du Gabon et fille du président congolais Denis Sassou Nguesso : Sassou doit « se réjouir au fond de lui car il peut récupérer quelques organes pour ses pratiques ! [9] ». Rien d’étonnant à ce que, selon l’opinion publique, les politiciens nationaux de passage dans la région soient intéressés par la captation du pouvoir de Murhumi, divinité locale ancienne et puissante qui peut asseoir leur réputation dans le Sud-Gabon, leur donner un avantage sur leurs adversaires et leur procurer un supplément de puissance magique. À Mouila, les discussions autour de la statue de la Sirène parlent avant tout de la criminalisation des cultes anciens et de la récupération du pouvoir politique des fétiches traditionnels.

3En tant que fétiche du pouvoir, la Sirène n’appartient pas aux catégories classiques des études du religieux au Gabon et, partant, échappe aux déterminations analytiques de ces dernières [10]. Ni culte anti-sorcier, ni initiative thérapeutique, ni mouvement syncrétique, ni société initiatique ou secrète, elle dévie de l’énorme corpus de solutions spirituelles, du christianisme conventionnel aux mouvements syncrétiques et millénaristes (Bwiti, églises du réveil), en passant par les regroupements associatifs (Rose-Croix, franc- maçonnerie, Njobi) ou la reformulation des stratégies initiatiques inventées en Afrique centrale pour répondre aux défis de la domination coloniale et de la modernité (Mwiri, Njembé). Certes, son folklore, fondé sur le panthéon ancien des génies-forgerons, contient des éléments syncrétiques. Le mausolée de Mouila reprend le modèle des calvaires chrétiens ornés de statues en plâtre du Christ ou des Saints [11] et rappelle que la Sirène, comme tous les avatars des Mami Wata contemporaines, est une incarnation de la Vierge [fig. 1]. Comme les Mami Wata, elle fait partie des « esprits » du capitalisme post-millénaire et vient personnifier la circulation des marchandises séduisantes et destructrices au sein de l’Afrique globalisée [12]. En cela, elle est bien une incarnation parmi d’autres du Souverain moderne et s’apparente à ces figures imaginaires analysées par Joseph Tonda, qui, en récapitulant pouvoirs anciens et modernes, donnent corps aux logiques d’affliction et de dépossession auxquelles les gens sont quotidiennement soumis en Afrique centrale [13].

4Mais au Sud-Gabon, Murhumi reste d’abord un fétiche de la puissance politique, un fétiche qui démontre que la « voyance » des hommes forts (encore appelée « connaissance ») et l’accès aux biens matériels restent des composantes centrales des philosophies populaires sur le pouvoir, même si cette dernière proposition, chère à l’anthropologie marxiste, a été ces dernières années délaissée par les chercheurs en sciences sociales [14]. Or la Sirène est présente dans la vie politique de Mouila sous deux formes. La première est le folklore populaire qui décrit la survie des croyances dans le mythe de l’échange [15] ancestral et des dieux-forgerons, où les hommes forts (nganga), ceux qui maîtrisent la connaissance, convoquent Murhumi pour obtenir des outils en métal. Contre le sacrifice d’offrandes ou d’une victime humaine, le génie emporte le métal brut laissé sur la rive par les nganga et le matérialise en outils.

5La seconde est la circulation d’images de Murhumi sous formes de symbo- les politiques, armoiries de la ville et vignettes politiques accaparées par les leaders locaux. Au Gabon en effet, depuis l’instauration du système électoral, les fétiches ont été, sinon remplacés, du moins accompagnés par une pro- fusion grandissante de symboles, d’insignes et d’emblèmes politiques : pour n’en citer que quelques-uns, la main blanche et la sirène emblèmes du Parti Démocratique gabonais (PDG), la Mami Wata de Pierre Mamboundou, homme fort du Sud-Gabon et candidat malheureux à l’élection présidentielle d’août 2009 ou, dans les années 1950, le crocodile de Youlou et les flèches de Léon Mba [16]. Le « corps du pouvoir [17] » est désormais fait de ces éléments visuels que sont les effigies et les statues du président, les insignes des partis, les affiches des candidats, les panneaux, les enseignes, les tracts, les banderoles, les tee-shirts, les pagnes, les bulletins de vote, les caricatures et les dessins dans la presse locale [18]. Cette politique des apparences, qui inclue élégance vestimentaire et accessoires de la puissance (les lunettes de Bongo réputées lui permettre de voir à travers les vêtements de ses interlocuteurs), aide les leaders politiques à produire d’innombrables signes de reconnaissance politiques, invitant le public à prêter un sens caché à ces symboles et à les interpréter comme des « signes mystiques ». Plus que de simples figurations ou images, ils sont perçus comme de véritables outils de la puissance politique des grands, c’est-à-dire comme des fétiches.

6Comment croit-on encore à ces choses « incroyablement extraordinaires [19] » en Afrique centrale? Et de quelle manière les gens envisagent-ils la relation entre signes du pouvoir et pouvoir lui-même ? Je propose ici d’utiliser Murhumi comme « matière à penser » sur cette question en suivant, plus que la chair du fétiche lui-même [20] ou les chairs des victimes qu’on lui sacrifie, la question du « secret » de leur présence-absence. En s’appuyant sur le constat des incertitudes sur le pouvoir de ces dieux absents et rétifs, et sur les politiques de leur disparition et de leur présence retrouvée dans des tentatives de reproduction et de représentation du corps divin, dont le pouvoir réel et la charge sont désormais objets d’incrédulité, cet article réfléchit à la façon dont la relation entre fétiches et symboles du pouvoir fut transformée au cours du siècle dernier [21]. Cette reconfiguration commença durant la période coloniale. Alors que le pouvoir ancien se fondait sur le secret, la puissance blanche fut l’avènement d’une nouvelle « science du visible [22] ». Mais il faut aller plus loin. Ce partage s’accompagna de croyances nouvelles dans la division entre monde matériel (visible) et monde immatériel (invisible). Il provoqua surtout de nouvelles indéterminations dans le rapport établi entre fétiches, objets, pouvoir et figures des dieux.

7La colonisation ouvrit au Gabon une ère d’incertitude symbolique en remplaçant l’ordre ancien du fétiche par un ordre où la réalité du pouvoir, mal ancrée dans des signes-objets dont le statut devient problématique, était minée par une hésitation nouvelle sur la relation entre symboles et manifestation du pouvoir. Les étapes historiques de ce bouleversement furent complexes et contradictoires. D’un côté, les colons encouragèrent la « proposition matérielle » déjà pratiquée par les sociétés locales en renforçant l’équivalence entre pouvoir et accès aux biens [23]. D’un autre côté, ils travaillèrent à vider la puissance des fétiches et à marquer leur place dans l’échange magique (accès aux biens matériels contre sacrifice) d’une indétermination inédite. Les fétiches furent ainsi transformés en symboles, signes matériels mais vacants. Aujourd’hui plus personne ne sait si les fétiches, ou leurs signes, ou leurs images, peuvent être chargés ou non de pouvoir, et si leurs représentations matérielles manifestent la présence des dieux ou leur absence. Héroïne d’une trame mythique et narrative de longue durée, la figure de Murhumi est un récit total susceptible de dévoiler et de situer dans le temps les seuils les plus importants des ruptures qui ont retravaillé depuis un siècle les imaginaires gabonais sur ces questions.

Le secret des choses

8En français, les « choses » sont l’autre nom des objets matériels [24]. Au Gabon, le mot désigne aussi la puissance magique et vivante des hommes forts, des génies-ancêtres et des fétiches. Le mythe ancestral de Murhumi explicite la relation entre les objets matériels (produits techniques, biens, outils), le pouvoir des dieux et une troisième réalité : les figurations physiques des génies-fétiches eux-mêmes, c’est-à-dire les charmes, les statues ou autres réceptacles-figures de la puissance divine [25].

La matérialisation des objets et du pouvoir

9Au xixe siècle, l’accès aux biens matériels était un des marqueurs centraux du pouvoir, la technologie un élément essentiel des rapports sociaux. Selon la formule d’un anthropologue éminent, « la métallurgie était organisatrice du village [26] ». Dans le régime de pouvoir d’alors, que l’on peut appeler le régime du fétiche, l’accès aux biens était médiatisé par les esprits. Un fétiche-ancêtre protecteur du lignage, à la fois esprit de la nature et génie-forgeron, était convoqué par des spécialistes et mettait en circulation l’échange (le sacrifice) créateur des biens matériels. Dans les récits mythiques sur Murhumi, les hommes qui avaient besoin d’outils apportaient à la rivière du charbon et du métal brut, ainsi que quelques offrandes, puis quittaient les lieux afin de laisser le génie venir forger les objets désirés. Ils revenaient au matin trouver le don de la Sirène, machettes, outils, « tout [27] ». Le contre-don réel, qui n’apparaît pas explicitement dans le mythe, est rappelé par les informateurs sous la forme du sacrifice occasionnel d’une victime (une jeune femme ou jeune fille, membre de prix de la société), parfois noyée dans la rivière.

10Dans la séquence de ce transfert magique, le secret était primordial et le travail de la Sirène devait rester invisible. Une anecdote dévoile le coût de la transgression de cet interdit. Dans la ville voisine de Fougamou, deux hommes nommés Tsamba et Magotsi décidèrent de surprendre le secret du génie du lieu et, après avoir apporté métal brut et offrandes sur la rive, se cachèrent dans un recoin pour observer le labeur du génie. Découverts par la Sirène locale, ils furent pétrifiés en arbustes ou en rochers [28]. Ainsi, dans les récits du temps mythique, le procès de matérialisation (l’obtention d’outils) était accessible aux hommes précisément au prix d’un procès de dématérialisation (la disparition du fer brut et des offrandes laissés sur la rive) et de la rétention dans l’invisible du procès de matérialisation opéré par le génie. La curiosité de Tsamba et Magotsi rompt ainsi le parallèle rituel entre matérialisation des objets et secret du processus magique, et perturbe la symétrie du jeu entre visible et invisible. Elle aboutit à la réification des transgresseurs – une pétrification qui les transforme en choses visibles et immobiles (qualité des « innocents », comme le dit le parler populaire, des « non-voyants », de ceux « qui n’ont pas le vampire », c’est-à-dire qui ne sont ni nganga, ni Sirènes, ni forts, ni puissants) et, de plus, en « non-outils », rochers de la rivière, termitières ou arbustes, toutes choses naturelles. Immobilisés sur la rive, ils ne peuvent plus circuler entre visible et invisible, marque du pouvoir des fétiches et des hommes forts. Tsamba et Magotsi, désormais exclus des flux de l’échange magico-technologique, reviennent à l’ordre sauvage qui préexistait à la mise en place des relations avec Murhumi, un ordre où les hommes, sans outils et sans dieux, ne sont pas vraiment humains.

11Un épisode du folklore de Murhumi rappelle que le début des relations entre le génie et les hommes fut à l’origine médiatisé par les Pygmées, qui dans toute l’Afrique équatoriale représentent les ancêtres et les nganga premiers, ceux qui ont guidé les premiers agriculteurs [29]. Aujourd’hui encore, ils restent craints comme tout entiers investis par le pouvoir et la transmission, et les mythes d’origine de la région sud-gabonaise continuent de décrire leur rôle dans la colonisation des territoires d’habitation, l’acquisition des outils en métal et des techniques de production ou de cueillette des biens. Le folklore raconte comment les Pygmées Babongo ayant découvert le miel près du Lac Bleu vinrent un beau jour camper dans les environs afin de procéder à la récolte. Un incident arrive : leur cognée tombe dans l’eau. Se penchant sur le lac pour localiser l’outil immergé, les Pygmées sont trompés par la clarté de l’eau qui semble montrer la cognée très près de la surface, à portée de main. L’un après l’autre, huit d’entre eux tentent de saisir l’objet, mais tombent à l’eau et se noient. La cognée saisie par le génie des eaux, c’est désormais Murhumi qui servira d’ancêtre et de fétiche dans le cycle de l’échange avec les sociétés locales : comme le résume abruptement notre informateur, « les Pygmées sont finis [30] ».

12Or ce récit d’origine installe aussi le mythe dans un ordre historique et chronologique. Les hommes forts en charge de la relation avec les dieux ne sont pas toujours les mêmes. Dans cette logique, le mythe de Murhumi s’achève par un troisième et dernier moment situé dans la période coloniale. L’épisode, qui s’appuie sur des objets « réels » encore visibles à Mouila, décrit la prise en charge de l’échange technologique par les Européens, transition symbolisée par la construction, pendant les années 1960, du pont en fer et en béton qui relie les deux quartiers de la ville, auparavant séparés par la Ngounié [31]. Les récits locaux ne décrivent pas l’érection de l’ouvrage d’art comme une séquence rituelle de l’échange avec Murhumi. Celui-ci est remplacé par une nouvelle logique, un nouvel ordre de matérialisation des biens, où les Blancs ont usurpé la position du dieu. Irritée par la construction du pont et par la multiplication des lumières électriques en ville [32], Murhumi aurait disparu dans un endroit secret de la rivière pour ne plus se manifester qu’exceptionnellement, sous la forme de visions ou de songes, auprès de quelques rares habitants de Mouila, membres du clan des Dibur-Simbu qui s’est entre-temps proclamé son possesseur. La victoire des Blancs [33], nouveaux hommes forts de l’échange technologique, de la matérialisation-réalisation des outils et, en dernière analyse, de l’accès aux biens, est totale : à l’inverse de Tsamba-Magotsi, l’usurpation du procès de matérialisation ne donne lieu à aucune rétribution de Murhumi, exception faite de son départ [34]. Plus même : lorsque Murhumi réapparait désormais, c’est dans l’espace de sa défaite puiqu’on la voit de dos sur le pont construit par ceux qui l’ont remplacée [35].

13L’usurpation du procès de l’échange matériel installe donc les Blancs comme nouveaux maîtres de l’accès aux biens matériels, mais cette position récapitule plutôt qu’elle ne nullifie le pouvoir ancien [36]. Une alliance se crée entre ordre de l’échange ancestral et le nouvel ordre de la matérialité blanche. D’où la logique des stratégies coloniales, en particulier celle des migrants punu venus s’installer dans le nouveau poste administratif de Mouila: « Si tu ne t’approches pas des Blancs, tu es fichu [37] ». Reste que l’imaginaire populaire envisage la somme de cette rupture coloniale sous la forme d’une dépossession radicale. Car les récits qui parlent du triomphe des Blancs disent aussi que ce ne sont pas ces derniers qui payèrent le prix du nouvel ordre technologique et du déplacement de Murhumi, mais bien les Noirs, que ceux-ci aient perdu le pouvoir de matérialiser et dématérialiser les biens, ou que cette compétence doive désormais être payée par des sacrifices incommensurables [38]. On rappelle comment, pendant « la coloniale » – comme on nomme au Gabon le temps de la dépendance formelle aux Français –, les colons ont réussi à s’emparer et à détruire des fétiches et ont dépossédé les nganga de leurs pouvoirs :

14

« Les Blancs profitent des divisions entre Noirs, des traîtres parmi eux. (…) Les Noirs sont affaiblis par l’égoïsme et la jalousie, ils n’ont pas de pitié. (…) Les Blancs en profitent, ils jettent les fétiches, ils les brûlent [39]. »

15

« Les Blancs sont venus et ont détruit le pouvoir… Nous sommes faibles… Mais c’est bien, c’est très bien qu’on ait détruit toutes ces choses, mais en même temps, c’est ça qui a permis de nous vaincre… On brûle les sorciers, on brûle les corps [40]. »

16À l’issue de cet engagement, un partage fondamental s’opère entre Blancs qui maîtrisent la science du visible et Noirs celle de l’invisible [41]. Le plus essentiel dans cette proposition n’est pas tant la division des pouvoirs et des sphères de compétence, mais la différence instaurée entre Blancs et Noirs dans leur capacité à réussir le transfert et le passage d’une sphère à l’autre, ou du moins sans payer le prix fort. Les Blancs peuvent passer de l’invisible au visible, privilège des voyants et des hommes forts, les Noirs ne le peuvent plus, ou mal. On raconte ainsi à Mouila l’histoire d’un jeune homme étudiant à Paris qui charge un voisin de ses parents, venu lui rendre visite (au terme d’un voyage mystique, le vieux ayant voyagé dans la nuit magique), de ramener un fusil neuf à son père au Gabon. Le voisin est en fait un sorcier qui, s’il refusait la proposition de l’étudiant, dévoilerait son statut de magicien. Arrivé au Gabon, incapable de rematérialiser le fusil neuf dans le monde visible (qu’il a dû rendre invisible pour l’emporter dans son voyage mystique de retour) et, d’autre part, de protéger le secret de sa magie, il se donne la mort [42].

Travail symbolique et changement du régime du fétiche

17Or il est impossible de ne pas remarquer que le passage entre matériel et immatériel, visible et invisible, est emblématique d’un autre: le travail symbolique, labeur de toute société qui consiste à créer un lien entre une réalité physique et un sens abstrait. Pour Bourdieu, le travail symbolique est « l’alchimie » qui consiste à masquer et « enchanter » les rapports sociaux (particulièrement les rapports de pouvoir et d’oppression) [43]. Pour Castoriadis, la fonction symbolique est la figuration des rapports sociaux, « la capacité de voir et de penser en une chose ce qu’elle n’est pas [44] ». Dans le régime du fétiche ancestral au Sud-Gabon, une partie de ce travail symbolique était donc assuré par le fétiche qui liait les objets matériels (les fétiches et les biens) à la puissance matérielle-immatérielle [45] des génies, ancêtres ou esprits, et qui figurait leur pouvoir sous la forme d’un génie, de statues et de charmes.

18Il faut s’arrêter brièvement sur cette question difficile resurgie récemment dans les sciences sociales afin de comprendre comment le régime du fétiche fut remanié au Gabon pendant la période coloniale et postcoloniale, et de saisir l’effet de ces reconfigurations sur les enjeux politiques contemporains [46].

19Nous avons vu comment la logique du fétiche au Gabon fonctionnait d’abord comme une pratique rituelle et une trame explicative selon laquelle les gens pensaient la matérialisation des objets comme résultant d’un échange entre divinité et hommes forts, et comme la manifestation d’un pouvoir secret. Ce faisant, le fétiche instituait les positions et les compétences des spécialistes qualifiés pour participer à cet échange (Pygmées, puis nganga, puis Blancs et, nous y reviendrons, politiciens modernes), leur capacité à en protéger le secret et à en recueillir les fruits pour les redistribuer en partie à la communauté. L’échange était permis par le sacrifice : don et contre-don des objets contre les offrandes apportées et occasionnellement, dans le temps du mythe, contre une personne (sacrifice pris en charge par les hommes forts et savants). Le fétiche lui-même était imaginé comme la force magique convoquée ou composée soit sous la forme d’une substance ou d’un « esprit » placé dans un réceptacle que les Occidentaux qualifieraient de « matériel » (statues, charmes, reliquaires, médicaments, « objets forts » ou chargés [47]), soit dans des figures que les mêmes Occidentaux qualifieraient d’« imaginaires », mais que la pensée indigène [48] envisage comme existant à la fois physiquement et idéellement (Murhumi, les génies, les divinités, les esprits, les ancêtres, qui apparaissent aux hommes forts sous forme de rêves ou de visions [49]). Le fétiche, comme le rappelle Murhumi, était justement la figure qui permettait la croyance dans la circulation des forces, du pouvoir et des réalités immatérielles et matérielles, immanentes et transcendantes, manifestes et invisibles.

20On sait par ailleurs que la compréhension du régime du fétiche en Afrique équatoriale est aujourd’hui rendue opaque en raison des immenses problèmes philosophiques auxquels cette idée donna naissance dans la pensée occidentale [50], mais aussi parce qu’elle cristallisa pour les Européens la marque de l’Autre, de l’Africain superstitieux soumis aux caprices d’une foi sans logique et, surtout, tout entière tournée vers le culte du matériel. En Occident, le fétichisme est devenu synonyme de l’incapacité des Africains à opérer une transcendance, à « voir au-delà » des objets matériels qu’ils croient erronément investis de pouvoir, à se figurer des lois générales, et donc à opérer un travail symbolique sur le visible et l’immédiat [51]. Si cette vision raciste repose sur un malentendu et une véritable méconnaissance organisée de la logique du fétiche dans la pratique et la théorie indigènes, elle se concrétisa en colonie par des politiques précises qui contribuèrent sur le terrain à créer une confusion importante dans les imaginaires indigènes du fétiche.

21Mais il y a plus : la pensée européenne du matériel et de l’immatériel était en réalité elle-même une pensée fétichiste. Sans que nous puissions entrer ici dans le détail d’une démonstration que nous avons menée ailleurs [52], les Blancs en colonie conçurent leur puissance politique et sociale comme dérivant en partie de la force matérielle et du pouvoir sacré portés par le corps humain. Mais au moment même où cette croyance et ces pratiques se déployaient en colonie, le pouvoir blanc ne s’appréhendait lui-même que dans le déni de cette réalité.

22Historiquement, le fait que l’imaginaire européen du pouvoir ait redoublé le pouvoir fétichiste tout en le niant déboucha sur une bifurcation philosophique et pratique particulièrement dissolvante pour la pensée indigène. Les missionnaires soutinrent d’abord la proposition chrétienne de l’incarnation de Dieu et le caractère fétiche du pouvoir divin, puis imposèrent ensuite une érosion partielle de la relation entretenue entre les signifiés (la puissance) et leurs signes (figures ou symboles), défendant le passage à une logique opposée à celle de l’incarnation, celle du symbolisme dématérialisé. Dans les milieux laïques, les Blancs insistèrent sur une relation nouvelle entre le pouvoir et sa manifestation matérielle, selon laquelle il fallait transcender radicalement la matérialité des symboles du pouvoir pour ne « voir » que les lois abstraites et désincarnées (Dieu, la science, l’ordre naturel) vers lesquelles ceux-ci faisaient signe. En outre, les symboles et les signes, c’est-à-dire les représentations visuelles de ces lois transcendantales, connurent un glisse- ment de nature. De matériel et relativement stables (la croix chrétienne par exemple), ils deviennent de plus en plus visuels et flottants [53], réduits à des images ou à des signes abstraits et arbitraires, et perdant le lien fort qu’ils entretenaient auparavant avec leur signifié : la chose du fétiche.

La Vierge, la Sirène et le Crucifié

23Au-delà de leur pouvoir sur les biens matériels, c’est donc sur la présence- absence des dieux eux-mêmes qu’il faut maintenant réfléchir pour comprendre la logique de ce retournement historique : comment l’imaginaire du pouvoir est passé de l’ordre du fétiche à ce que j’appelle l’ordre de l’incertitude symbolique.

24Pendant la période coloniale [54], la proposition de l’incarnation chrétienne redouble l’ordre du fétiche en confirmant la symétrie entre pouvoir de matérialisation-apparition de Dieu et son pouvoir d’immatérialisation-disparition. La tradition chrétienne offre des similarités frappantes avec le folklore de Murhumi. Alors que la Sirène est immergée dans des séquences d’apparition et de dissimulation et fonde sa puissance sur son invisibilité [55], l’évangélisation du Sud-Gabon propose à partir de la fin du xixe siècle un réservoir d’interprétations sur la manière dont les dieux apparaissent et disparaissent et surtout, notion nouvelle du christianisme, dont ils s’incarnent dans l’ordre matériel et visible. Les références mystiques et philosophiques qui deviennent disponibles aux convertis – ou simplement aux témoins de la puissance des Blancs – confirment alors la logique du fétiche et le jeu de circulation des dieux et de leur chose (puissance) entre visible et invisible. En donnant naissance au dieu-homme, engendré sans rapport sexuel, la Vierge [56] devient le fétiche de Dieu et des hommes, son ventre le nkissi, sa chose le fils divin. La divinité et la physicalité du Christ, à la fois homme et Dieu, sont composés par l’Esprit dans le ventre de la Vierge, réservoir sacré de l’œuvre divine [57].

25Parmi les épisodes du Nouveau Testament qui discutent de l’incarnation du Christ, la mise au tombeau recèle peut-être les éléments les plus éclairants sur le schéma chrétien de l’apparition-dématérialisation du dieu, schéma parallèle à la disparition révélatrice de la puissance de Murhumi. La mort du Christ sur la croix et son enterrement sont l’ultime manifestation de la matérialité et de l’humanité du fils de Dieu, en même temps qu’ils mettent un terme à l’incarnation. Mais c’est la découverte de la disparition du corps de Jésus et la vision du tombeau ouvert qui prouvent la résurrection [58]. La preuve la plus importante de la réincarnation du Christ est donc le vide du tombeau : la résurrection est fondée sur l’absence, la disparition du corps matériel.

26La proposition de l’incarnation et de la résurrection chrétienne redoublait donc l’ordre du fétiche indigène : elle confirmait le pouvoir de la chair par la possibilité de son passage entre visible et invisible, entre ordre matériel et immatériel. Le sacré – c’est-à-dire le pouvoir – était exprimé au Sud-Gabon par le mouvement ou la conjonction entre la matérialité des choses et leur transcendance. Signes-réceptacles de réalités doublement matérielles et immatérielles (les dieux), les fétiches participent à la fois de ces deux ordres. La communion autour du vin et de l’hostie, consacrés « sang » et « corps » du Christ, est emblématique de ces passages. De même, dans la tradition chrétienne, le vin et l’hostie sont des objets (con)sacrés à la fois matériels et présents, tangibles et limités, et supports du pouvoir immatériel de Dieu au moment de la communion. Pour les indigènes convertis, la proposition chrétienne sur le rapport entre signes et objets matériels de la puissance-présence de Dieu n’est donc pas en contradiction avec le régime local du fétiche, et confirme l’essentiel des attributs du pouvoir sacré, le passage entre visibilité et invisibilité, l’apparition et la disparition de la chair, l’incarnation des corps et l’évanouissement des dieux en spectres ou en images. En termes chrétiens et occidentaux, ce passage se nomme la transcendance. Le discours laïque, sociologique et philosophique l’appelle figuration et travail symbolique.

27Pourtant, ces rituels de l’incarnation chrétienne furent accompagnés en colonie par une autre logique de fond, un procès de désenchantement des fétiches, influencé d’abord par la rationalisation du culte chrétien au moment des Lumières [59], puis par les préoccupations particulières des missionnaires blancs établis en Afrique équatoriale. Les objets qui recelaient la puissance incarnée de Dieu (croix, hostie, reliques des saints) furent progressivement interprétés comme de simples symboles, relativement arbitraires, d’un pouvoir qui ne les habitait plus. En colonie, ce changement fut radicalisé afin de différencier la religion chrétienne des croyances africaines, condamnées comme adoration idolâtre des signes du divin plutôt que du divin lui-même. Jouèrent ici, bien sûr, les stéréotypes du fétichisme africain qui encourageaient les missionnaires à soustraire les images et les symboles de la foi chrétienne aux croyances locales pour empêcher leur transformation en fétiches. Les objets- supports de l’incarnation du Christ furent donc présentés comme des signes vides, impuissants en eux-mêmes, et porteurs d’un nouveau régime symbolique, un régime de physicalité sans physicalité, où la réalité de la puissance était désormais détachée de ses manifestations matérielles [60].

28Dans les milieux laïques de la colonie gabonaise, la matérialité des objets fut de son côté présentée comme la manifestation circonstancielle d’une réalité intemporelle et universelle. Pour le nouvel esprit scientifique dominant depuis la fin du xviiie siècle, le monde physique fait référence à quelque chose de plus général et invisible, un ordre abstrait, mental et rationnel qui régule la nature et « les choses [61] ». Cet ethos scientiste envisage les réalisations des hommes et de leur travail comme résultant de lois aussi naturelles qu’abstraites. Le pont sur la rivière manifeste la prévisibilité d’une technique et l’application de la science de l’ingénierie. La chose des Blancs, leur pouvoir sur le monde et leur autorité politique, le « pourquoi ça marche », est, dans l’esprit des Blancs eux-mêmes, la puissance abstraite et rationalisée de la transcendance scientifique, ou de ce que les Européens appelèrent en colonie, sur le plan moral et politique, la « civilisation » et le « progrès ».

29Au Gabon, la colonisation aboutit donc à un ré-enchantement paradoxal du monde et du pouvoir. Non pas, comme l’interprétation classique et culturaliste le voudrait, parce que les indigènes superstitieux auraient interprété de manière mystique (et erronée) les manifestations de la puissance blanche, mais parce que cette puissance fut comprise et expliquée par les Blancs eux- mêmes comme un fétiche, une manifestation matérielle et incarnée qui révélait le pouvoir de lois désincarnées. Néanmoins, simultanément à ce procès de ré-enchantement, le pouvoir blanc attaqua les figures du fétiche. Aujourd’hui réduite à des symboles vides et à des images, à des manifestations visuelles dont on ne sait plus si elles peuvent recéler et réaliser la puissance des dieux, la figure du fétiche incarne une absence exprimant, plutôt que le stade ultime du pouvoir mystique, la possibilité d’une vacuité permanente, le soupçon d’une impuissance définitive de la chose qu’il invoque et évoque, mais ne réussit ni à manifester ni à réaliser. On passe ainsi au régime de l’incertitude symbolique.

Le secret et ses doubles : la transfiguration du fétiche

« Même quand le Blanc part, un signe reste [62]. »

30La séquence finale du mythe sur la présence-absence de Murhumi illustre la transition historique vers ce nouveau régime de représentation et de localisation du pouvoir. Dans les années 1960, la femme d’un résident français de Mouila, Mme Tailleur, aperçoit un jour la Sirène sur le pont grâce à des jumelles. Elle alerte alors son mari, M. Tailleur, qui se saisit de son appareil photo et immortalise Murhumi sous forme d’image photographique. Les deux Européens prêtent le cliché à un artiste gabonais local, Pierre Mzengui, qui sculpte d’après le modèle une statue en bois de la Sirène, objet des convoitises municipales et politiciennes observées en 2002 et 2007 [63]. La statue représente la Sirène de face, dévoilant son mystère. Selon les informateurs, M. et Mme Tailleur ne subissent aucune des conséquences subies par les infortunés Tsamba et Magotsi. Ils survivent et repartent du Gabon sans encombre en emportant la photo de Murhumi [64].

31Le mythe positionne d’abord les Blancs comme les nouveaux ancêtres ou génies de Mouila, à l’issue d’un triple larcin : les Tailleur objectifient l’image de Murhumi, détruisant son pouvoir comme les Blancs ont volé les fétiches des hommes forts du Gabon ; ils remplacent les nganga ; enfin, ils usurpent la place de Murhumi dans l’échange ancestral [65]. En effet, les Blancs ne succèdent pas seulement aux nganga comme spécialistes rituels intercédant auprès du dieu pour obtenir les outils, ils sont devenus le dieu lui-même puisqu’ils possèdent déjà les objets matériels (jumelles et appareil photo) qui vident Murhumi, grâce à l’exposition photographique, de son secret et de sa puissance.

32Le second enseignement de l’anecdote est que l’exposition-usurpation de Murhumi, qui ouvre une nouvelle ère de l’incertitude sur la relation entre pouvoir et images, s’effectue concrètement selon un travail que nous appellons la transfiguration des fétiches. Le premier terme de ce concept est emprunté à la définition de Pierre Bourdieu du travail symbolique. Dans la société kabyle qui lui sert d’exemple, les rapports économiques sont enchantés par le fait que tous les partenaires s’attachent à nier le poids de l’exploitation en ne parlant que de dettes d’honneur, de relations affectives et personnelles qui transfigurent et euphémisent l’oppression réelle [66]. Au Sud-Gabon, Murhumi est la figure enchanteresse des rapports sociaux, c’est elle qui transfigure les relations de pouvoir. Dans le temps ancestral, la Sirène est l’incarnation symbolique de la domination des nganga fondée sur l’accès aux biens matériels. Dans le temps colonial, les Blancs remplacent la Sirène comme ancêtres mythiques et nouvelles figures symboliques des rapports de force. La photographie de Murhumi illustre le passage non seulement d’un ordre de pouvoir à un autre, mais aussi d’un régime de figuration symbolique à un autre. Remarquablement, et contrai- rement à l’exemple utilisé par Bourdieu et la sociologie classique, cette transition se donne à voir littéralement. En effet, la capture de Murhumi opérée par les Tailleur à travers la fixation photographique est un mythe qui lui- même, plutôt que de cacher le sens de la transition sous une nouvelle couche d’euphémismes symboliques, la révèle directement. Le récit de la révélation photographique exprime le passage général des sociétés locales au nouveau régime de figuration des fétiches et de l’incertitude symbolique qui lie ceux-ci à leurs images. L’anecdote montre immédiatement comment le changement des relations de pouvoir provoqué par les Blancs a été réalisé au travers de stratégies à la fois visuelles, matérielles et symboliques. Elle décrit enfin comment la transformation des fétiches puissants en images impotentes s’est effectuée par la transfiguration de la chose même, Murhumi, qui assurait le travail symbolique dans les sociétés ancestrales. Ce qu’il faut retenir ici est que le pouvoir au Sud-Gabon et sa reconfiguration au moment colonial reposaient et reposent toujours sur un terrain central où se jouent les batailles les plus féroces de la domination : la relation entre objets matériels, visuels et symboliques ou, dit autrement, le terrain des politiques visuelles et symboliques de la domination.

33À Mouila, la simple (et vertigineuse) énigme que la transfiguration du fétiche en photo pose aux habitants est la suivante : comment voir où se trouve le pouvoir ? Pour répondre à cette question, il faut rappeler que le mythe de Murhumi met en scène une double transfiguration du fétiche. La capture visuelle opérée par les Blancs ne peut être réduite à une simple objectification- neutralisation des anciens pouvoirs. Certes, en lui ôtant son secret (l’épisode des Tailleur) et, plus tard en essayant de mettre sa statue dans un mausolée public, ouvert à tous les vents et à tous les regards, dans un « non-lieu lignager [67] » (la place de la Mairie) qui déconnecte Murhumi de sa relation ancestrale et mystique avec un clan particulier, les Blancs d’hier et d’aujourd’hui (les politiciens) castrent le génie en l’objectivant et en l’exposant. Certes, on a aussi affaire ici à des ambitions qui montrent l’intervention d’un nouveau pouvoir, celui de l’État moderne : l’identification de Murhumi par l’appareil des Tailleur est typique de l’intervention de la bureaucratie ou du pouvoir public, visible par exemple sur les cartes d’identité [68]. Mais l’important est que la photo des Tailleur produit deux représentations visuelles de la Sirène, l’image et la statue en bois. Cette double figuration confirme la nouvelle incertitude symbolique entre pouvoir des fétiches et signes du pouvoir, cette nouvelle relation insaisissable, instable et imprévisible entre les « choses » au double sens du terme (les objets matériels et le pouvoir mystique) et leur représentation.

34Sous quelle forme trouve-t-on Murhumi aujourd’hui à Mouila ? D’une part elle circule en ville sous forme d’armoiries de la ville, un symbole vacant engendré mécaniquement par les choses des Blancs, l’appareil photo et l’imprimerie, qui traduisent la défaite du fétiche dans ce que son pouvoir avait de plus précieux et de plus inquiétant, l’invisibilité et le secret. Cet emblème, reproduit sur les drapeaux de la ville, les timbres de 1000 francs CFA et les papiers à en-tête de la mairie, figure Murhumi sous les traits d’une sirène qui tient des deux bras une queue de poisson double, représentée de face et surmontée par une clé et une crosse d’évêque (Mouila est l’évêché de la Ngounié) [fig. 2]. Décevant les promesses de l’incarnation et de la résurrection, cette image résulte directement de la dématérialisation coloniale des fétiches et de leur transfiguration en clichés mécaniquement reproductibles, en vignettes impotentes qui ne font peur à personne. Mais la fabrication d’une statue en bois de la Sirène (et les batailles autour de celle-ci) montre qu’une transfiguration parallèle a eu lieu, porteuse des désirs de ceux qui tentent de faire revivre le pouvoir du fétiche incertain.

35Joseph Tonda et nous-même avons eu accès en 2002 à la statue de Murhumi, conservée dans une réserve de la mairie de Mouila et destinée à être placée dans le mausolée de la grande place. Ce bas-relief en bois verni, signé et date « Mzengui P., 1964 », représente la Sirène de face, effet du mystère perdu par le génie dans sa confrontation avec le couple Tailleur [fig. 3]. Croisant les bras derrière la tête en signe de détresse, le haut du corps orné d’un collier et de boucles d’oreilles, Murhumi présente un visage mêlant les attributs d’une femme gabonaise aux traits stylisés d’un masque punu, surmonté par trois tresses en triangle. Un anneau glissé à l’extrémité de sa queue de poisson symbolise la richesse. Une clé tournée vers le haut (symbole de l’infini), située dans le coin supérieur droit, et une clé tournée vers le bas (symbole du fini), dans le coin supérieur gauche, encadrent la Sirène. Notre guide rappelle que ces images sont des symboles appartenant au répertoire de la franc-maçonnerie [69]. Toute la question pour les habitants de Mouila est de savoir si la statue en bois du sculpteur Pierre Mzengui, objet matériel, unique et caché, est ou non un fétiche, c’est-à-dire si elle reste capable de garantir, depuis son existence matérielle protégée dans une alcôve secrète, la force des autres reproductions-manifestations de la Sirène [70]. Est-elle demeurée une chose, c’est-à-dire non pas un objet matériel impuissant au sens occidental, mais un objet magique qui peut être chargé et prendre en charge le renouveau du sacrifice ?

36On raconte que la statue de Murhumi fut peu après sa réalisation par le sculpteur accaparée par un personnage louche de Mouila, un certain Nzaou Likakou, escroc anciennement détenu au Tchad, qui la garda dans un endroit secret et, jusqu’à sa mort survenue en 1999 ou en 2000, la montra aux curieux contre espèces sonnantes et trébuchantes [71]. Un scénario tentant se dresse, celui de la commodification de la Sirène, transformée en marchandise, en objet privatisé, qui ne sert plus sous forme de statue impuissante qu’à produire un profit marchand pour le seul bénéfice d’un individu mercenaire. L’hypothèse, sans être fausse, est intensément réductrice [72]. Elle masque le sens du procès historique de transfiguration du fétiche conceptualisé dans cet article, et qui constitue selon nous le contenu caché du folklore de Murhumi. Ce qui se passe dans la réapparition de Murhumi en statue n’est pas simplement la marque de la marchandisation et de la désacralisation du fétiche, mais plutôt la preuve que la matérialisation (des objets, des substances sorcières, des génies-ancêtres, des insignes des partis politiques) reste envisagée comme travail du sacré et, bien que désormais menacé, comme le lieu fonda- mental où peut s’effectuer le travail symbolique des sociétés locales.

37Si l’image photographique emportée par les Blancs est le négatif, la chose de Murhumi que les Blancs ont réussi à attraper, les Noirs continuent de travailler, comme l’anecdote du sculpteur et de l’escroc le suggère, à réincarner et à recomposer Murhumi en fétiche. Fils d’un nganga réputé nommé Dikakou Ngouassou, Nzaou est bien un spécialiste rituel [73]. Le contrôle qu’il exerce sur la statue est celui d’un homme fort qui se montre capable, en remplaçant le sacrifice humain par l’argent, de prendre en charge le sacrifice exigé par le réenclenchement du pouvoir du génie. Craint par les habitants de Mouila (« qui n’avait pas peur de lui [74] ? ») il réussit à redonner le statut de fétiche à la statue de Murhumi. Il la « nettoie [75] », la garde au secret, restaure sa puissance. Sous son avatar en bois sculpté, les habitants de Mouila croient que Murhumi peut redevenir un nkissi, un ventre fétiche qui réorganise la circulation du pouvoir entre hommes et dieux.

38La double transfiguration de Murhumi en statue et en armoiries montre ainsi comment la mise en relation des symboles et du pouvoir qu’ils signifient a été travaillée par une bifurcation symbolique pendant le régime colonial. À travers sa fixation photographique, puis sa trivialisation en armoiries municipales, le fétiche a été réalisé en symbole vide, produit du procès partiel de désacralisation colonial. Déconnecté du pouvoir et de sa chose, il est devenu simple signe. Mais parallèlement, l’image photographique a donné naissance, a réengendré un nouveau fétiche au pouvoir incertain, la statue en bois, objet matériel et métonymique potentiellement rechargeable en puissance.

39Sur le terrain, aujourd’hui, la question fondamentale pour les habitants de Mouila peut se formuler ainsi : où est la chose de Murhumi, et comment la convoquer? Les images et les emblèmes des partis politiques qui circulent à Mouila sont-ils des fétiches ? La multiplication de leurs représentations visuelles dans les médias, la publicité et les campagnes électorales, démontrent- t-elle la continuité de leur pouvoir ou la défaite de celui-ci ? Les accessoires politiques des grands, leurs regalia, leurs symboles politiques (la Mami Wata de Pierre Mamboundou, la main blanche d’Omar Bongo) sont-ils le signe ou le fétiche du pouvoir des hommes politiques ? Ou bien les Blancs, en partant, ont-ils caché les vrais « rouages » de la connexion entre symboles et choses ?

40Comme Murhumi, M. et Mme Tailleur sont partis. Ils ont disparu, emportant le cliché original de la Sirène et laissant seulement à Mouila deux choses indécises: le signe plat des armoiries et une statue au pouvoir indéterminé. Qui peut désormais ressusciter Murhumi en fétiche ?

41À Mouila, les peurs diffuses mais fortes sur les demandes qu’aura le génie restauré, soit un crime rituel et le sacrifice d’une victime innocente, montrent que le contexte du travail que ce fétiche peut entreprendre a radicalement changé. Si on « sort » Murhumi, dit-on, elle va « prendre » quelqu’un. La restauration de l’ordre ancien du fétiche, qui organisait l’accès aux biens et la circulation du don et du contre-don entre hommes et dieux, exigerait en effet d’immoler une victime et de charger le mausolée avec ses reliques. C’est donc par l’analyse des changements historiques du sacrifice au xxe siècle qu’il faut à présent conclure.

42Aucun des éléments qui, dans l’ancienne séquence sacrificielle de Murhumi, garantissaient le bon déroulement du travail du fétiche ne semblent aujourd’hui subsister dans le projet du placement de la statue de la Sirène sur la grande place de Mouila. Le mausolée expose le fétiche et dévoile son secret [76]. Certes, la place rassemble dans un apparent accord syncrétique les nouveaux lieux du pouvoir gabonais (le Palais de Justice et la Mairie) et les anciens bâtiments de l’administration coloniale, (la résidence administrative aujourd’hui convertie en bureaux abritant divers services municipaux et provinciaux, et l’ancien palais du gouverneur de la province). Le mausolée se dresse non loin de la rivière, tout près de l’ancien embarcadère où l’on prenait le bac reliant les deux rives de la ville coloniale, rappel du temps où les caprices de la navigation n’avaient pas encore cédé à la matérialité têtue du pont. Mais il nie la puissance lignagère du clan « possesseur » de Murhumi, les Dibur-Simbu, barrant la possibilité aux nganga du clan de prendre en charge le sacrifice à la Sirène. Ce déplacement autorise en retour toute une série de dérégulations et la possibilité de crimes rituels commis par des meurtriers (non des sacrificateurs) contre des victimes inappropriées et choisies au hasard. Le mausolée lui-même ressemble à une caricature du pont des Blancs. Construit en béton, carrelage et fer forgé, matériaux empruntés à l’ouvrage d’art, son architecture bâtarde enferme sans protéger et, au contraire du pont, échoue à relier les divers « lieux » physiques et symboliques de Mouila, territoires sacrés du pouvoir, monde de l’invisible et monde du visible, et territoires claniques et citadins en dispute, monde rivaux dont la compétition est encouragée plutôt qu’apaisée par la controverse sur l’inauguration de la statue.

43En admettant que l’on puisse « sortir » Murhumi et recomposer son pouvoir, qui va se charger du sacrifice rituel, au nom de qui et pourquoi ? Qui va payer aujourd’hui la promesse de l’accès aux biens ? Les Blancs eux-mêmes ont évité de payer le prix de leur alliance avec le fétiche et ont transféré le coût du sacrifice sur les Noirs. Les citadins ordinaires de Mouila savent que si Murhumi est ré-instituée en fétiche du pouvoir, la victime sera choisie parmi eux, et que le sacrifice ne servira pas les intérêts locaux mais ceux d’outsiders prédateurs prêts à se substituer aux nganga légitimes. Les autorités de Mouila ne veulent pas se charger de mettre en circulation le pouvoir du fétiche. Les anciens du clan Dibur-Simbu n’ont aujourd’hui personne qui puisse jouer le rôle de gardien du génie, et sont tenus à distance de la statue par les autres pouvoirs, municipaux et nationaux [77]. Le préfet de la région, étranger à Mouila et représentant de l’État concurrent du pouvoir local, est opposé au projet. Reste donc une unique possibilité : que le pouvoir de Murhumi soit recomposé et capté au moment des fêtes de l’Indépendance ou des campagnes électorales par les nouveaux puissants, les politiciens nationaux ou un des gros députés du cru, membres d’une classe réputée pour son âpreté au gain et ses pouvoirs mystiques. Parmi ceux qu’on évoque à demi-mot, le « petit Léon Mba » (le député Diramba), le « petit Bongo » (le député Maganga Moussavou), et Pierre Mamboundou, leader de la ville de Ndende, magicien réputé et possesseur de Mami Wata. Dans ce cas, il est aisé de prédire l’issue de la séquence du sacrifice : les gros, qui seuls auront la puissance nécessaire, sacrifieront une victime innocente de la ville et accapareront les biens délivrés par la Sirène. Quant aux habitants de Mouila, ils n’auront rien. Comme le résume sobrement une ancienne du clan Dibur-Simbu, « les hommes politiques ont le vampire des Blancs mais quant ils l’utilisent c’est pour tuer les leurs comme si c’était des poules [78] ».

44Si personne parmi les spécialistes traditionnels et légitimes ne peut se charger du sacrifice, il n’y a plus que des sacrifices sauvages et criminels [79]. En 2007, l’absence de résolution de ces dilemmes expliquait pourquoi le mausolée de Murhumi restait vide et la statue introuvable. Dans un rêve cet été-là, une vieille du clan Dibur-Simbu vit la Sirène sortir du gouvernorat et quitter la ville en « signe » de mépris envers la politique gabonaise [80]. Dans les récits de défaite et de peur qui racontent aujourd’hui la Sirène de Mouila, le problème est de savoir si ce signe est une vraie chose, ou ne reste qu’un signe.

Notes

  • [1]
    Entretien avec D. Baboussa, Mouila, 6 juin 2002.
  • [2]
    Nous employons indifféremment les termes de Sirène, Mami Wata, génie, fétiche, esprit, ancêtre, déité, divinité ou dieu en parlant de Murhumi, choix justifié par la flexibilité du répertoire français utilisé à Mouila pour parler des êtres sacrés et par la variabilité des positions de Murhumi dans la cosmologie politique locale.
  • [3]
    Entretien avec E., du clan Dibur-Simbu, Mouila, 1er juin 2002. Au sein de l’espace urbain de Mouila, la Sirène est aussi le point de convergence de multiples compétitions lignagères, qui ne peuvent être examinées ici. Sur les migrations historiques dans la région, consulter M. Koumba-Manfoumbi, Les Punu du Gabon, des origines à 1899. Essai d’étude historique, thèse de doctorat d’histoire, Université Paris I – Panthéon-Sorbonne, 1987.
  • [4]
    Entretien avec Honoré Mamfoumbi, Mouila, 30 juin 2007. « L’honorable » est utilisé au Gabon comme substantif pour désigner les députés. Les données pour cet article ont été recueillies pendant un premier séjour à Mouila en juin-juillet 2002 (effectué avec Joseph Tonda) et un second en juillet 2007.
  • [5]
    C’est l’expression consacrée au Gabon pour décrire les meurtres commis afin de recueillir des organes ou parties de corps destinées à « charger » les fétiches des sorciers et autres hommes de pouvoir. Ces meurtres n’ont justement rien de « rituel » (sauf dans l’imaginaire populaire). Ils dérivent au contraire de la dérégulation moderne du sacrifice.
  • [6]
    Entretien avec Jean-Marie Koumba Souvi, gouverneur de la Ngounié, Mouila, 3 juin 2002. C’est lui qui décrivit le plus explicitement la rumeur selon laquelle on aurait demandé à l’entrepreneur chargé de la construction du mausolée de faire venir un maçon pour travailler la nuit sur le socle du monument afin de « mettre des choses dans les fondations ».
  • [7]
    J. Tonda, Le Souverain moderne. Le corps du pouvoir en Afrique centrale (Congo, Gabon), Paris, Karthala, 2005. Nous avons montré de notre côté comment la resacralisation du corps humain et le renforcement de sa centralité dans les imaginaires du pouvoir avaient été inaugurés pendant la période coloniale. Voir F. Bernault, « Body, power and sacrifice in Equatorial Africa », Journal of African History, vol. 47, n° 2, 2006, p. 207-239.En ligne
  • [8]
    Voir l’article de Placide Ondo dans ce dossier.
  • [9]
    Message signé « Cobra blanc », 17 mars 2008, www.mwinda.org.
  • [10]
    G. Balandier, Sociologie actuelle de l’Afrique noire. Dynamique des changements sociaux en Afrique centrale, Paris, PUF, 1955 ; P. Geschiere (avec C. F. Fisiy), Sorcellerie et politique en Afrique. La viande des autres, Paris, Karthala, 1997 ; A. Mary, Le Défi du syncrétisme. Le travail symbolique de la religion d’Eboga (Gabon), Paris, Éditions de l’EHESS, 1999 ; A. Corten et A. Mary (dir.), Imaginaires politiques et pentecôtismes. Afrique / Amérique latine, Paris, Karthala, 2000 ; C. Gray, Colonial Rule and Crisis in Equatorial Africa : Southern Gabon, ca. 1850-1940, Rochester, University of Rochester Press, 2002 ; J. Tonda, Le Souverain moderne…, op. cit.; J. Bonhomme, Le Miroir et le Crâne. Parcours initiatique du Bwete Misoko (Gabon), Paris, CNRS Éditions - Éditions de la MSH, 2006.
  • [11]
    Plusieurs exemplaires de ces calvaires chrétiens existent à Mouila.
  • [12]
    J. Comaroff et J. L. Comaroff, « Millenial capitalism : first thoughts on a second coming », Public Culture, vol. 12, n° 2, 2000, p. 291-343 ; B. Meyer et P. Pels (dir.), Magic and Modernity. Interfaces of Revelation and Concealment, Stanford, Stanford University Press, 2003 ; S. Ellis et G. ter Haar, Worlds of Power. Religious Thought and Political Practice in Africa, New York, Oxford University Press, 2004.
  • [13]
    Et qu’ils cherchent – en se soumettant par-là même à la force de persuasion de ces puissances – à interpréter et contrôler. Voir J. Tonda, Le Souverain moderne…, op. cit. Sur les Mami Wata comme figures du Souverain moderne, voir, du même auteur, La Guérison divine en Afrique centrale (Congo, Gabon), Paris, Karthala, 2002, p. 84-88.
  • [14]
    Sur l’accès aux biens matériels, la distribution des ressources et la circulation des femmes comme attribut des ainés sociaux, voir l’ouvrage fondamental de C. Meillassoux, Femmes, greniers et capitaux, Paris, Maspero, 1975.
  • [15]
    Selon l’idée classique du sacrifice comme échange théorisée par Henri Hubert et Marcel Mauss, « Essai sur la nature et la fonction du sacrifice », in M. Mauss, Œuvres I. Les fonctions sociales du sacré, Paris, Minuit, 1968, p. 193-307.
  • [16]
    F. Bernault, Démocraties ambigües en Afrique centrale. Congo-Brazzaville, Gabon : 1940-1965, Paris, Karthala, 1996, p. 228-254.
  • [17]
    J. Tonda, Le Souverain moderne…, op. cit.
  • [18]
    Voir l’article de Mathilde Debain dans ce dossier. Voir aussi, sur l’écriture et la représentation graphique au Gabon, J. Bonhomme, « Dieu par décret. Les écritures d’un prophète africain », Annales. Histoire, Sciences sociales, vol. 64, n° 4, 2009, p. 887-920.
  • [19]
    J. Tonda, Le Souverain moderne…, op. cit. p. 251.
  • [20]
    Les fétiches bien sûr sont eux-mêmes chair, chair puissante et envoûtante qui capture le pouvoir matériel et immatériel des esprits. Sur l’interchangeabilité du corps des fétiches et des nganga, lire W. MacGaffey, Kongo Political Culture. The Conceptual Challenge of the Particular, Bloomington, Indiana University Press, 2000.
  • [21]
    C’est donc, entre autres, une tentative de reprendre la conversation inaugurée par Marc Augé sur le corps des dieux dans Le Dieu objet, Paris, Flammarion, 1988.
  • [22]
    Voir J. Tonda, Le Souverain moderne…, op. cit., p. 188.
  • [23]
    Ibid.
  • [24]
    En français, le mot désigne à partir du xvie siècle une réalité matérielle non vivante par opposition à personne et à apparence. A. Rey, Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Le Robert, 2000, p. 446.
  • [25]
    Ce que les Européens appelaient « fétiches » de manière restrictive, alors que le fétiche au sens local est un système total comprenant divinités, hommes forts, puissance et objets de pouvoir dans lesquels on compose ou charge la puissance.
  • [26]
    Entretien avec Jean-Émile Mbot, Libreville, 13 juin 2002. Également entretiens avec Monique Koumba- Manfoumbi, Libreville, juin 2002. Sur ces hypothèses, consulter J.-E. Mbot, « Quand l’esprit de la forêt s’appelait jachère », in L. Perrois (dir.), L’Esprit de la forêt. Terres du Gabon, Bordeaux, Somogy, 1997, p. 33-51. Pour une histoire de la métallurgie au xixe siècle dans la région, voir C. E. Kriger, Pride of Men. Ironworking in 19th Century West Central Africa, Portsmouth (NH), Heinemann, 1999.
  • [27]
    Entretien avec M. Mamadou, Mouila, 3 juin 2002.
  • [28]
    Selon les versions. Une autre rapporte que Magotsi et Tsamba sont mari et femme et qu’ils furent transformés en termitières.
  • [29]
    K. A. Klieman, « The Pygmies Were Our Compass. » Bantu and Batwa in the History of West Central Africa, Early Times to c. 1900 C.E., Portsmouth (NJ), Heinemann, 2003.
  • [30]
    Entretien avec M. Mamadou, Mouila, 3 juin 2002.
  • [31]
    Certains parlent d’une équipe franco-yougoslave, d’autres de Français. Entretiens divers, Mouila, 2002 et 2007.
  • [32]
    L’imaginaire populaire gabonais sur les sorciers, vampires et autres figures de l’invisible insiste sur la peur qu’ont ceux-ci des lumières électriques. Entretiens divers, Libreville, 2002, 2006 et 2007.
  • [33]
    Précisons que les termes « Blancs » et « Noirs » sont sociaux et politiques plus que raciaux. Ces catégories, dans le parler populaire du Gabon, désignent dominants et dominés, ceux qui ont accès aux biens ou non, bref, ceux qui profitent des rapports d’assujettissement inaugurés durant la période coloniale. Ainsi un Africain peut être « Blanc ». Bien entendu, les groupes ou les individus à la marge sont aussi très importants dans ce paysage social, comme les « évolués » de la coloniale, les « lettrés » ou intellectuels d’aujourd’hui, etc. Nul n’est jamais déterminé de façon permanente dans ces catégories, précisément parce qu’elles ne dépendent pas de critères biologiques et physiques, ce qui n’empêche pas les mots de « Blancs » et de « Noirs » de servir à l’imaginaire populaire pour personnifier la démarcation entre ceux qui ont du pouvoir et ceux qui n’en ont pas, ou en ont moins.
  • [34]
    Entretien avec M. Badinga-Mamfoumbi, adjoint au maire, Mouila, 4 juin 2002. Les informateurs ne mentionnent de tels incidents (comme la difficulté des ingénieurs à trouver la roche mère pour étayer les piles du pont et la mort d’un ouvrier) que pressés par nos questions. Une ancienne du clan Dibur-Simbu seule mentionne qu’au moment de la construction du pont, un homme blanc parti se promener en voiture avec sa femme et son fils près du fleuve se noya. Entretien avec Mémé Clémentine, Mouila, 2 juillet 2007.
  • [35]
    Entretien avec E., du clan Dibur-Simbu, Mouila, 1er juin 2002.
  • [36]
    Conversation avec J. Tonda, 2002.
  • [37]
    Proverbe rapporté par D. Baboussa, Mouila, 4 juin 2002. Le clan des Dibur-Simbu raconte ainsi qu’au moment de la conquête coloniale, les anciens ont interrogé Murhumi sur l’opportunité de collaborer avec les Blancs en déposant de l’argent au bord de la rivière: si l’argent restait, cela signifiait que les Blancs étaient acceptés par Murhumi ; s’il disparaissait, qu’il fallait refuser leur présence. Le lendemain, l’argent était toujours sur la rive. Entretien avec Mémé Clémentine, Mouila, 2 juillet 2007.
  • [38]
    Voir J. Tonda et le concept de sacrifice gratuit dans Le Souverain moderne…, op. cit. Sur le concept de sacrifice transgressif, voir F. Bernault, « Body, power… », art. cit.
  • [39]
    Entretien avec D. Baboussa, Mouila, 4 juin 2002.
  • [40]
    Entretien avec M. Mamadou, Mouila, 3 juin 2002.
  • [41]
    Voir note 33.
  • [42]
    Entretien avec D. Baboussa, Mouila, 6 juin 2002.
  • [43]
    P. Bourdieu, Raisons pratiques. Sur la théorie de l’action, Paris, Seuil, 1994, p. 183.
  • [44]
    C. Castoriadis, L’Institution imaginaire de la société, Paris, Seuil, 1975, p. 142.
  • [45]
    Sur l’absence de compartementalisation entre ces catégories dans la pensée indigène, voir F. Bernault, « Body, power… », art. cit.
  • [46]
    M. Tobia-Chadeisson, Le Fétiche africain. Chronique d’un « malentendu », Paris, L’Harmattan, 2000 ; W. Pietz, Le Fétiche. Généalogie d’un problème, Paris, Kargo/L’Éclat, 2005 ; F. Bernault, « De la modernité comme impuissance. Fétichisme et crise du politique en Afrique équatoriale et ailleurs », Cahiers d’études africaines, n° 195, 2009, p. 747-774; J. Tonda, « Le fétichisme », in R. Azria et D. Hervieu-Léger (dir.), Dictionnaire des faits religieux, Paris, PUF, à paraître en 2010.
  • [47]
    Au Congo voisin, les minkissi (fétiches) pouvaient tout simplement être le corps même du nganga ou du chef. Sur la substance sorcière des fétiches et sa présence dans le corps des hommes forts, voir F. Bernault, « Body, power… », art. cit.
  • [48]
    Cette expression est employée ici non de manière anachronique, mais comme un équivalent de local, émique ou autochtone. Indigène permet cependant, à la différence de ces termes, d’inclure l’épaisseur de l’historicité coloniale et postcoloniale, en rappelant les hiérarchies raciales et sociales mises en place durant ces périodes.
  • [49]
    Sur les minkissi, voir W. MacGaffey, Kongo Political Culture…, op. cit. Sur les visions, voir le travail d’André Mary sur la culture visuelle au Gabon examinée à la lumière des révélations du Bwiti : A. Mary, Le Défi du syncrétisme…, op. cit., p. 447 et suiv.
  • [50]
    Voir W. Pietz, Le Fétiche…, op. cit.
  • [51]
    Ibid., p. 13.
  • [52]
    F. Bernault, « Body, power… », art. cit.
  • [53]
    Emprunt libre à Jean Baudrillard sur le simulacre et l’hyperréalité. Voir J. Baudrillard, L’Échange symbolique et la mort, Paris, Gallimard, 1976.
  • [54]
    Entendue ici au sens large, l’évangélisation chrétienne ayant commencé au Gabon dès avant la conquête formelle.
  • [55]
    Ce qui confirme l’intuition de Michèle Tobia-Chadeisson sur le fétiche comme pouvoir de l’absence. Voir M. Tobia-Chadeisson, Le Fétiche africain…, op. cit.
  • [56]
    La Vierge a joué et joue toujours un rôle central dans les cosmologies modernes du Sud-Gabon, peut-être parce qu’elle fut abondamment utilisée par l’évangélisation missionnaire. Sur la combinaison entre la Vierge Marie et les figures syncrétiques au Gabon, voir A. Mary, Le Défi du syncrétisme…, op. cit., particulièrement p. 478 et suiv.; J. M. Cinnamon, « Ambivalent power : anti-sorcery and occult subjugation in late colonial Gabon », Journal of Colonialism and Colonial History, vol. 3, n° 3, 2002, p. 1-27.
  • [57]
    Selon la tradition du clan punu qui la revendique comme ancêtre, Murhumi est également « le ventre » (l’ancêtre) du clan par les enfants qu’elle a eus avec Dibur-Simbu.
  • [58]
    Suivie par quelques brefs épisodes où les apôtres rencontrent et voient (sans le reconnaître) le Christ. Les Évangiles selon Marc (16.7 et 16.14) et selon Mathieu (28.9 et 28.16-17) sont sur ce point les plus succincts, l’Évangile selon Luc (24.1-52) est le plus détaillé.
  • [59]
    R. Ladous, « Le spiritisme et les démons dans les catéchismes français du xixe siècle », in J.-B. Martin (dir.), Le Défi magique. II. Satanisme, sorcellerie, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1994, p. 203-228. Voir aussi M. Gauchet, Le Désenchantement du monde. Une histoire politique de la religion, Paris, Gallimard, 1985.
  • [60]
    Ceci repose sur le déni par les chrétiens blancs de leur propre participation à un régime du fétiche, de leur propre obéissance à la croyance dans la consubstantialité du matériel et de l’immatériel et dans le fait que le pouvoir et la puissance (des dieux, de la science, etc.) peuvent se rencontrer et se présentifier dans les objets de culte (ou, d’ailleurs, dans tous les objets). Voir F. Bernault, « Body, power… », art. cit.
  • [61]
    M. Adas, Machines as the Measure of Men. Science, Technology, and Ideologies of Western Dominance, Ithaca (NY), Cornell University Press, 1989.
  • [62]
    Entretien avec D. Baboussa, Mouila, 4 juillet 2007.
  • [63]
    Entretien avec E., du clan Dibur-Simbu, Mouila, 1er et 3 juin 2002 ; entretiens avec D. Baboussa, Mouila, 2 et 4 juin 2002 ; entretien avec M. Mugwangu, Mouila, 2 juin 2002.
  • [64]
    Certains informateurs nous disent que la statue est devenue introuvable, et commentent: « les Blancs, comme d’habitude, ont pris la statue qu’ils ont trouvé belle ». À nos questions sur le sort de la photo, on répond : « Comment est-ce que les Blancs auraient pu ne pas prendre cette photo ? ». Entretien avec D. Baboussa, Mouila, 4 juin 2002.
  • [65]
    Le vocabulaire même de la photographie (« prendre une photo », « capter une image ») traduit clairement ce parallèle. La photo immobilise Murhumi dans un état matériel et visible qui la prive de son pouvoir.
  • [66]
    P. Bourdieu, Raisons pratiques, op. cit., p. 183-187. Parce que l’enchantement des rapports de force empêche les opprimés de comprendre la réalité de leur exploitation, il l’appelle aussi « violence symbolique ».
  • [67]
    M. Augé, Non-lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Seuil, 1992.
  • [68]
    Documents directement concurrents de la connaissance et du secret lignagers. Voir sur cette question J. Tonda, « La figure invisible du Souverain moderne », Rupture-Solidarité, n° 3: Rites et dépossessions, Paris, Karthala, 2004, p. 197.
  • [69]
    Visite et entretien avec M. M’Badinga-Mamfoumbi, adjoint au maire de Mouila, 4 juin 2002. Malgré notre demande expresse, nous ne pûmes prendre de photo de la statue et dûmes nous contenter de la reproduire en dessin.
  • [70]
    Sur le pouvoir et la valeur des objets non échangeables, voir M. Godelier, L’Énigme du don, Paris, Fayard, 1996.
  • [71]
    Entretien avec M. Mamadou, Mouila, 3 juin 2002 et avec D. Baboussa, Mouila, 4 juin 2002.
  • [72]
    Une autre hypothèse réductrice interprèterait la statue comme un avatar des syncrétismes gabonais, montrant la puissance indigène de captation et de réinvention du stock spiritual occidental, et l’habileté de la tradition locale à s’articuler aux flux de la modernité. C’est toute la problématique des recherches en cours sur les Mami Wata et autres figures de la sorcellerie marchande en Afrique, qui lient syncrétismes et capitalisme mondial. Voir B. Meyer « Commodities and the power of prayer : pentecostalist attitudes towards consumption in contemporary Ghana », in B. Meyer et P. Geschiere (dir.), Globalization and Identity. Dialectics of Flow and Closure, Oxford, Blackwell, 1999, p. 151-176 ; J. Comaroff et J. L. Comaroff, « Occult economies and the violence of abstraction : notes from the South African postcolony », American Ethnologist, vol. 26, n° 2, 1999, p. 279-303 ; S. Ellis, The Mask of Anarchy. The Destruction of Liberia and the Religious Dimension of an African Civil War, New York, NYU Press, 1999.
  • [73]
    Entretien avec D. Baboussa, Mouila, 4 juillet 2007.
  • [74]
    Entretien avec D. Baboussa, Mouila, 4 juin 2002.
  • [75]
    Ibid. Le nettoiement ou le « lavage » des fétiches est un acte cultuel classique en Afrique centrale, qui produit une eau magique, un « médicament » qui véhicule le pouvoir de la chose et peut server à « laver » le corps des malades.
  • [76]
    On parle même d’installer le bas-relief de Murhumi sur un socle tournant éclairé par des lumières électriques. Entretien avec M. M’Badinga Mamfoumbi, Mouila, 4 juin 2002.
  • [77]
    Entretien avec E., Mouila, 1er juin 2002, et avec Mémé Clémentine, Mouila, 2 juillet 2007.
  • [78]
    Entretien avec Mémé Clémentine, Mouila, 2 juillet 2007.
  • [79]
    Conversation avec J. Tonda, 2002.
  • [80]
    Entretien avec Mémé Clémentine, Mouila, 2 juillet 2007.
Français

En 2002 et 2007, pendant que les politiciens locaux et nationaux font campagne au sud-Gabon, la ville de Mouila se passionne pour la construction d’un monument consacré à son génie local, la sirène Murhumi. Combinant le vocabulaire de la Vierge et des calvaires chrétiens, des Mami Wata et des marchandises, des compétitions claniques et du sacrifice, Murhumi rappelle la prégnance des fétiches dans la lutte pour le pouvoir et l’accès aux biens. Mais cet article montre surtout qu’une nouvelle incer- titude symbolique préside désormais à la manière dont les gens imaginent les relations entre objets matériels, pouvoir des fétiches et images qui les représentent.

Mis en ligne sur Cairn.info le 15/11/2012
https://doi.org/10.3917/polaf.115.0099
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