CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Marc Ona Essangui, 47 ans, est directeur de l’ONG gabonaise Brainforest qu’il a fondée en 1998. Grégory Ngbwa Mintsa, 52 ans, ancien journaliste, est aujourd’hui fonctionnaire au Gabon. Tous deux sont engagés dans l’affaire des « biens mal acquis » lancée en France par plusieurs ONG. En mars 2007, Sherpa et Survie ont ainsi porté plainte à Paris contre trois chefs d’État africains, dont le Gabonais Omar Bongo, pour « blanchiment et recel de détournement de fonds publics ». À la suite du dépôt de cette plainte, le parquet de Paris a ouvert une enquête préliminaire en juin 2007. Selon cette enquête menée par l’Office central de répression de la grande délinquance financière, 33 biens immobiliers (appartements, maisons, hôtel particulier) appartiendraient à l’ancien président gabonais ou à ses proches. Cette première plainte a été cependant classée sans suite en novembre 2007.

2Une deuxième plainte a été déposée en décembre 2008 par Transparence International France et par Sherpa, ainsi que par Grégory Ngbwa Mintsa qui s’est constitué partie civile. Le 5 mai, la doyenne des juges d’instruction du pôle financier de Paris l’a jugée recevable, permettant l’ouverture d’une information judiciaire. Le parquet de Paris a fait appel.

3L’entretien avec les deux principaux protagonistes gabonais de l’affaire a été conduit à Libreville le 25 juillet 2009 par Fanny Pigeaud, correspondante au Gabon.

4Fanny Pigeaud : Comment avez-vous été amenés à vous impliquer dans l’affaire des « biens mal acquis »?

5Marc Ona Essangui : Mon organisation, Brainforest, lutte notamment contre le détournement des revenus issus des ressources naturelles et des industries extractives. Elle est membre de la coalition internationale Publiez Ce Que Vous Payez (PCQVP) [1]. Survie et Sherpa font aussi partie de cette coalition.

6C’est par ce biais que nous nous sommes intéressés à la plainte que ces deux organisations ont déposée en 2007 devant le Tribunal de grande instance de Paris. Plus tard, j’ai rencontré à Paris Maître William Bourdon (avocat et président de Sherpa, ndlr) qui m’a parlé du projet de Sherpa et de Transparency International (TI) de déposer une seconde plainte, toujours devant le Tribunal de grande instance de Paris. Il fallait alors qu’un citoyen gabonais, fonctionnaire, se constitue partie civile. De retour au Gabon, j’en ai contacté plusieurs dont certains ont répondu « oui » du bout des lèvres mais disaient ne plus être intéressés dès qu’il fallait aller plus loin. Celui qui s’est finalement « levé », c’est Grégory Ngbwa Mintsa. J’ai tout fait pour le décourager : je voyais le danger. Mais il a insisté.

7Grégory Ngbwa Mintsa : Je suis expert en communication. Je travaille au ministère de la Culture, mais comme c’est un mouroir pour le moral et l’intellect, je suis consultant pour des organismes internationaux. Marc et moi nous connaissons depuis longtemps. Nous avons milité dans le passé dans le même parti, le Rassemblement national des bûcherons (RNB) [2]. J’avais suivi la plainte déposée par Sherpa et Survie et comment, à mon grand regret, ces deux ONG avaient été déboutées. Marc m’a un jour parlé de la seconde plainte et du souhait de TI et Sherpa de trouver un citoyen gabonais pour étoffer le dossier. […] J’ai harcelé Marc quotidiennement pendant des mois pour qu’il accepte que ce soit moi.

8Fanny Pigeaud : Qu’est-ce qui vous a poussé à vous constituer partie civile ?

9Grégory Ngbwa Mintsa : Ce qui m’a motivé, c’est ce qui m’a fait m’engager en politique dans le passé. Comme l’a dit un jour la juge Eva Joly, le Gabon a le même PIB que le Portugal, mais regardez la différence… Nous sommes un pays grand producteur de bois mais il n’y a pas assez de tables et de bancs dans les salles de classe des écoles publiques. Nous produisons du pétrole mais nous n’avons pas suffisamment de bitume à mettre sur les routes : seulement 900 kilomètres ont été bitumés en 49 ans d’indépendance. Bongo a fait construire le palais le plus cher en Afrique alors qu’à 100 mètres de celui-ci les femmes accouchent par terre. On ne peut qu’être révolté. Le grand problème du Gabon c’est qu’il n’y a pas d’opinion. Il y a des sentiments, quelquefois diffus, quelquefois exprimés, par exemple dans une conférence de presse, mais il n’y a pas de dynamique, d’animation, d’animatio au sens latin : les gens ne disent pas ce qu’ils croient. […] J’ai voulu me constituer partie civile aussi pour une question de « fierté nationale »: des ONG étrangères défendraient les Gabonais et nous, nous resterions sans rien faire? C’est notre pays et nous devons être les premiers à le défendre. Je suis également persuadé que ce ne sont pas les leaders qui apporteront le changement. L’État de droit ne viendra ni des juristes ni des politiciens, mais de la capacité des citoyens à défendre eux-mêmes leurs droits.

10Fanny Pigeaud : Comment a réagi votre entourage lorsque vous avez décidé de vous impliquer dans cette affaire des biens mal acquis ?

11Marc Ona Essangui : Il faut préciser que nous avons déjà dénoncé tout ça dans le passé, à travers le journal du parti dans lequel nous militions, Le Bûcheron, dont Grégory était le rédacteur en chef. « Avec quel argent, Monsieur le Président, construisez-vous ces palais? », demandait-on. Nous étions en 1992-1993. C’est un journal qui était épuisé 30 minutes après son arrivée dans les kiosques. Nous dénoncions mais nous n’avons jamais été convaincus que la justice gabonaise pourrait un jour se saisir d’un tel dossier et faire quelque chose… Lorsque nous avons décidé de nous impliquer dans l’affaire des biens mal acquis, tout le monde a eu peur, sauf quelques membres de nos familles. Au niveau de la coalition PCQVP, certaines ONG se sont organisées pour faire une conférence de presse pour nous soutenir. Mais d’autres ont aussi donné des conférences pour nous dénoncer, disant que nous étions manipulés par les « méchants Blancs » qui veulent régler des comptes avec Bongo parce qu’il traite avec les Chinois !

12Fanny Pigeaud : Comment les autorités ont-elle réagi ?

13Grégory Ngbwa Mintsa : Le ministre de l’Intérieur André Mba Obame [3] a envoyé des gens en France qui ont dépensé 250 millions de francs CFA pour « désamorcer » la plainte : il était persuadé, et c’était évident dans l’esprit de tout le monde, que personne n’avait pu se constituer partie civile à partir du Gabon. Puis il s’est rapproché de moi pour avoir la confirmation que c’était bien moi qui avais porté plainte. […] Il m’a proposé de l’argent. Lui et son entourage sont même allés jusqu’à dire qu’ils étaient prêts à créer un poste pour moi: « Tu fixes ton salaire, on le crée tout de suite et tu retires ta plainte », disaient-ils. […] Le ministre m’a demandé pourquoi j’avais fait une chose pareille. « Vous exagérez », lui ai-je expliqué. « Edith Bongo s’achète une Bugatti à plus d’un million d’euros alors que les enfants meurent du paludisme dans les hôpitaux, leurs parents n’ayant pas trois euros pour acheter le médicament qui peut leur sauver la vie. […] Vous êtes allés trop loin, il faut que ça cesse. »

14Fanny Pigeaud : Qu’a-t-il répondu ?

15Grégory Ngbwa Mintsa : « Es-tu capable de parler au chef lui-même comme tu me parles? », m’a-t-il dit. […] Il m’a emmené rencontrer Bongo. C’était en novembre 2008. […] J’ai expliqué au président que je n’avais rien contre lui, que j’avais déposé cette plainte parce que c’était le seul moyen démocratique qu’il nous restait. […] « Aucun Gabonais sérieux ne peut dire que vous avez organisé des élections libres, transparentes et justes », lui ai-je expliqué. […] J’ai scanné sa politique depuis 1967. J’ai parlé pendant trente minutes sans qu’il m’arrête une seule fois. « Je te remercie parce que depuis 40 ans que je suis là on ne m’a jamais dit la vérité comme tu viens de la dire », a-t-il dit. […] Il a ensuite passé une demi-heure à se justifier. Le ministre de l’Intérieur a voulu conclure l’entretien et s’est adressé à Bongo:« Monsieur le président, il m’a dit qu’il avait porté plainte contre vous, pour pouvoir vous dire ce qu’il avait sur le cœur. Maintenant que son objectif est atteint, on connaît votre générosité légendaire et on va voir où on peut le placer pour qu’il retire sa plainte », a-t-il expliqué. « Pourquoi lui demandez-vous de retirer sa plainte, vous ne voyez pas qu’il agit avec sa conscience? », a répondu le président. « Il vous parle de l’avenir du pays et vous vous lui parlez de mallette et de poste ? Personne n’a de pression à lui faire. » Àmoi, il a dit: « Si tu crois, mon fils, que nous devons poursuivre la discussion, je suis tout à fait disposé à le faire. Et je te félicite pour ton courage. » C’est comme ça que nous nous sommes séparés.

16Fanny Pigeaud : Pourtant, vous avez eu des ennuis quelques semaines plus tard ?

17Marc Ona Essangui : Oui, mais pas de Bongo. Le ministre de l’Intérieur avait cru au départ qu’il pouvait jouer sur un côté affectif pour obtenir le retrait de la plainte : nous sommes de la même province, lui et moi. Il a aussi été le camarade de classe de Grégory : ils étaient sur le même banc au lycée. Mais il s’y est mal pris. Il est donc passé ensuite à des opérations d’intimidation.

18Fanny Pigeaud : Dans quelles circonstances avez-vous été arrêtés ?

19Marc Ona Essangui : Un ami d’enfance, Bruno Ben Moubamba [4], qui vit en France, est venu ici en décembre 2008. Il voulait publier une lettre ouverte. « Où est parti l’argent du pétrole alors que les femmes accouchent à même le sol? », demandait notamment son texte. Nous avons été les premiers à lui dire que le contenu n’aurait aucun effet : c’était du déjà dit, du déjà vu. […] Il voulait que nous cosignions la lettre mais nous avons refusé. Nous l’avons plutôt convaincu de retourner en France : les services de renseignement voulaient l’arrêter. Arrivé à Libreville le 7 décembre, il est rentré en France le 11. On nous a arrêtés avec trois autres personnes le 31. Les autorités étaient persuadées que Moubamba se cachait quelque part dans la brousse gabonaise. Nous nous sommes évertués à leur faire comprendre qu’il était rentré en France, en vain. Nous avons été détenus pendant 5 jours dans les locaux de la police judiciaire de Libreville. Nous étions 40 dans une petite cellule, sans toilettes. Nous avons ensuite passé 4 jours à la prison centrale. […] Nous sommes depuis en liberté provisoire, inculpés pour « détention d’un document en vue de sa diffusion pour déstabiliser l’État », le document étant la lettre de Moumbamba que nous avions refusé de signer… Le ministre de l’Intérieur a ensuite déclaré sur une chaîne de télévision que nous avions été arrêtés à cause de la plainte des « biens mal acquis ». C’est sur instruction de Bongo que nous avons été libérés. La pression internationale a été très forte.

20Fanny Pigeaud : Vous attendiez-vous à de tels problèmes ?

21Grégory Ngbwa Mintsa : Nous nous attendions au pire ! Après le dépôt de ma plainte, j’avais fait mes adieux à mes enfants en leur disant qu’il se pourrait qu’il m’arrive quelque chose. J’avais mis tout en place pour leur assurer le minimum vital. […] La prison, en réalité, c’est ce qui pouvait nous arriver de mieux ! Nous nous attendons à ce qu’il y ait encore des représailles à tout moment. Depuis notre sortie de prison, mon salaire a été suspendu. […] Mais s’il n’y avait pas eu internet, le réseau d’ONG de Marc pour faire pression, si le contexte international n’avait pas été « favorable », si Bongo n’avait pas été fatigué, il est évident que nous n’aurions pas fait tout ça. Nous avions mesuré les choses.

22Fanny Pigeaud : Cette affaire a-t-elle permis des changements dans la manière de faire les choses au Gabon ?

23Marc Ona Essangui : Aujourd’hui, on parle de « société civile » au Gabon: les autorités ont pris conscience de l’existence d’une vraie société civile qui peut influencer un certain nombre de décisions prises au sommet. La présidente intérimaire, Rose Francine Rogombé [5], a discuté ainsi avec la société civile. Avant, cela ne se faisait pas. L’affaire de la plainte et celle, précédente, de Bélinga [6], ont fait en sorte que désormais les agents de l’administration tournent la tête dix mille fois pour savoir si les décisions qu’ils vont prendre correspondent aux exigences de la société civile. Bélinga et les « biens mal acquis » sont deux dossiers différents mais les acteurs sont les mêmes: ce sont ceux qui signent des contrats léonins avec des opérateurs économiques et pillent les ressources du pays pour s’acheter des appartements en Europe, de grosses voitures, les placer dans des paradis fiscaux et détournent ainsi l’argent affecté normalement au développement des infrastructures.

24Fanny Pigeaud : Quelles sont les perspectives au sujet des « biens mal acquis »?

25Marc Ona Essangui : Nous avons tout fait pour proposer avant la mort de Bongo un plan de restitution d’un de ses biens, même à titre symbolique. Nous avons notamment rencontré des autorités judiciaires pour ça. J’aurais retiré ma plainte s’il y avait eu restitution. Mais tous ceux à qui nous nous sommes adressés avaient peur d’aller ensuite soumettre notre proposition à Bongo. Il aurait pourtant été le premier chef d’État à restituer de son vivant un « bien mal acquis ». Cela aurait été une porte de sortie honorable pour lui. D’autre part, la France est le seul pays qui ne restitue jamais. Le sachant, il était important pour moi qu’il y ait une restitution suffisamment substantielle avant que la plainte prospère. Je savais que dès qu’elle serait engagée, ce serait trop tard : le Gabon n’aurait aucune chance de récupérer quoi que ce soit. Il fallait donc engager la négociation avant que la doyenne des juges d’instruction se prononce sur la plainte déposée par Sherpa et TI. S’il y avait eu restitution, tout le monde y aurait trouvé son compte. Mais l’entourage de Bongo n’a pas vu plus loin que le bout de son nez…

26Fanny Pigeaud : Comptez-vous continuer à vous impliquer sur cette question des « biens mal acquis », même si la constitution de partie civile de Grégory Ngbwa Mintsa a finalement été jugée irrecevable par la justice française ?

27Marc Ona Essangui : La plainte de TI et Sherpa continue de prospérer, on attend. Il faut que tous les biens de Bongo à l’étranger soient restitués au pays. Bongo est mort mais ses enfants vont perpétuer les mêmes traditions. Pendant ce temps, chaque Gabonais a un parent proche qui est mort bêtement à l’hôpital parce qu’il n’y a pas de médicaments, de seringue, d’oxygène… Il faut que cela cesse. […] Nous avons été dans une posture de conciliation avec Bongo pour l’amener à restituer les biens. Il ne fallait pas dire à l’époque sur la place publique tout ce que nous savions du dossier des « biens mal acquis », ça l’aurait braqué. Aujourd’hui, il est mort. La conciliation n’a plus lieu d’être, le peuple a donc le droit de tout savoir. Nous allons communiquer. Les ONG internationales qui sont déjà engagées dans l’affaire vont nous aider. Nous allons nous appuyer aussi sur les Gabonais qui n’acceptent pas la continuité. Si nous sommes un jour « éliminés », ça ne changera rien : le processus est en marche.

Notes

  • [1]
    Lancée en 2002, la campagne PCQVP regroupe des ONG de 70 pays qui réclament la transparence des flux financiers qui lient les entreprises extractives aux gouvernements des pays dans lesquelles elles opèrent.
  • [2]
    Le RNB a été l’un des principaux partis d’opposition jusqu’en 2003, année de l’entrée au gouvernement de son leader Paul Mba Abessole. Marc Ona a milité au RNB de 1988 à 1996 et Gregory Ngbwa Mintsa de 1992 à 2008.
  • [3]
    Pendant longtemps très proche du fils d’Omar Bongo, Ali Bongo, André Mba Obame a décidé de se présenter à l’élection présidentielle anticipée du 30 août 2009 comme candidat « indépendant ». Il a été exclu du Parti démocratique gabonais (PDG, au pouvoir) quelques jours après l’annonce de sa décision. Selon les chiffres officiels, il est arrivé troisième du scrutin avec 25,33 % des voix.
  • [4]
    « Porte-parole » de la « société civile » gabonaise en Europe, Bruno Ben Moubamba a été candidat à l’élection présidentielle du 30 août 2009.
  • [5]
    Investie le 10 juin, deux jours après le décès d’Omar Bongo, Rose Francine Rogombé avait reçu les jours suivants au palais présidentiel les différents partis politiques ainsi que la société civile pour une « concertation » destinée à organiser l’élection présidentielle anticipée.
  • [6]
    Le gisement de Bélinga, l’une des dernières grandes réserves de fer non exploitées au monde, est depuis 2007 au centre d’une polémique, les ONG de défense de l’environnement s’opposant à un projet d’exploitation par une société chinoise, projet selon elles mal conçu.
Entretien de 
Fanny Pigeaud
Journaliste, Libreville
avec 
Marc Ona Essangui
et 
Grégory Ngbwa Mintsa
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Mis en ligne sur Cairn.info le 15/11/2012
https://doi.org/10.3917/polaf.115.0067
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