CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Si le traitement médiatique de la « question migratoire » a, ces dernières années, offert une large audience occidentale à la maladie de la boussole qui touche tant d’individus du sud de la Méditerranée (« tous aimantés au Nord [1] »), il reste cependant fort à faire pour que soient révélés les repères de moralité qui sous-tendent les désirs d’émigration. D’une part, la recherche prend main- tenant bien en compte la dimension subjectivante de l’expérience migratoire. En atteste notamment le foisonnement d’études sur le mythe du retour inhérent au « deuil de l’exil » qui mettent en scène des immigrés formant leur identité à travers des expériences migratoires dépeintes sous leurs dehors et leurs intérieurs nostalgiques. D’autre part, l’étude des subjectivations figure en bonne place dans l’agenda « africaniste », et les analyses culturalistes et/ou déterministes, sans avoir tout à fait disparu, paraissent désormais bien anachroniques face aux questionnements autrement plus féconds des « pratiques africaines de soi » et d’une « Afrique des individus », par exemple [2]. L’aspirant-migrant est cependant encore largement perçu – i.e. à travers les analyses qui (ne) lui sont (pas) consacrées – comme manquant de libre arbitre. Deux poncifs peuvent être ici évoqués. Tout d’abord, selon le credo de la « fuite forcée », la migration ressortirait du (mauvais) sort qui s’acharne contre le continent africain dans son ensemble et – par ricochet – sur chacun de ses ressortissants. Cette interprétation construit ainsi le projet migratoire comme une démarche fondamentalement passive car contrainte, dans laquelle la marge de manœuvre des acteurs semble très réduite. Ensuite, selon le credo de « l’illusion », les jeunesses africaines migreraient parce que crédules – ou aveugles – quant à la réalité du supposé « Eldorado occidental ». L’« Information [3] », forte de ses multiples supports technologiques et humains, n’est pourtant pas sujette aux mêmes entraves que les corps et l’Occident est en effet renseigné et scruté de manière si attentive en Afrique que l’on peut se demander de quel côté de la Méditerranée se situe véritablement la naïveté... Bref, si le poncif de l’illusion apparaît bien commode pour expliquer des phénomènes dont l’intelligence semble difficilement accessible, il reste fort peu probant. Il conviendrait aussi de revenir sur les liens entre ce poncif et le « cloisonne- ment culturel » et l’« irrationalisme » trop souvent tenus associés à l’Afrique. Un certain nombre d’approches ont certes contribué à un renouvellement du regard porté sur les phénomènes migratoires, en insistant notamment sur le prestige personnel rattaché au « retour héroïque [4] », sur les thèmes de la « double absence » du migrant [5] ou, au contraire, de sa présence multiple [6]. Toutefois, à de rares exceptions près, la question du projet migratoire n’est traitée que de manière à la fois parcellaire et assez marginale. L’idée de rupture migratoire semble encore largement prévaloir, occultant par là tout ce qu’une ethnographie des localités africaines sous l’angle privilégié des « stratégies d’extraversion [7] » qui y sont constamment déployées – révélant ainsi les multiples points d’entrée et de sortie, largement constitutifs de ces espaces – peut apporter à la thèse contraire d’un continuum de l’extraversion. La prise en compte accumulative des modes de subjectivation (juvéniles particulièrement) et des aspirations migratoires semble encore bien insuffisante. En somme, les manières encore bien substantialistes et « provincialistes » d’aborder les sociétés africaines déterminent sans doute la façon pour le moins oublieuse que les études des migrations africaines ont de s’emparer de la question du projet, à tel point que ces deux champs (études africaines et migratoires) sont souvent traités indépendamment l’un de l’autre.

2La présente contribution entend mettre du liant là où il semble y avoir séparation de principe, et de la continuité dans ce qui semble faire rupture [8]. En partant de mon travail ethnographique sur certaines formes de prostitution clandestine à Dakar, je souhaite d’abord montrer combien l’intelligence de ces pratiques est à rechercher dans les « trajectoires d’extraversion » qu’elles dessinent. Nous verrons notamment que le rapport au corps – ici envisagé comme instrument de capitalisation des arguments prestigieux de l’extraversion – permet (autant qu’il traduit) la constitution sélective et subversive d’un répertoire de pratiques et de récits de soi mondialisés. Ces acquis empiriques ouvriront ensuite aux notions d’« exil imaginaire » et de « désirs de l’Ailleurs », qui permettent de situer pratiques africaines de soi et aspirations migratoires dans un schème d’intelligibilité commun : celui de l’extraversion comme mode de subjectivation.

Les « Ailleurs » de la prostitution clandestine à Dakar

3C’est à travers mon travail ethnographique sur la prostitution clandestine féminine à Dakar que le paradigme de la « stratégie de l’extraversion » a véritablement pris corps, pour finalement devenir central à mes analyses du phénomène. L’extraversion c’est, a minima, le fait de soumettre des « éléments culturels étrangers » à « des objectifs autochtones » à travers différents procédés de « transfert de sens » et de « dérivation créative [9] ». Il s’agit ainsi de penser « l’articulation de l’Afrique subsaharienne au système international [10] ». Une ethnographie de l’extraversion exige d’être particulièrement attentif aux points et modes d’entrée et de sortie qui constituent le « local » étudié ; de se focaliser sur ses « ailleurs » et sur les manières que les acteurs ont, quotidiennement, de le faire « circuler » stratégiquement, en le refaçonnant ainsi constamment à l’aune – notamment – de leur rapport imaginaire au « global ». Sur un terrain africain, l’enjeu véritable est, pour le dire comme A. Mbembe et S. Nuttall, de « déprovincialiser » l’Afrique, de questionner les diverses manières d’écrire le monde depuis l’Afrique et d’écrire l’Afrique dans le monde [11]. En montrant comment j’ai dû déployer ce que j’ai – a posteriori – qualifié d’ethnographie de l’extraversion pour accéder à l’intelligence des multitudes de pratiques que recouvre la prostitution clandestine, je voudrais apporter son principal ancrage empirique à cette discussion.

Enjeux et postulats d’une ethnographie de la prostitution clandestine à Dakar

4Je n’entrerai ici que partiellement dans le détail des contraintes spécifiques à la prostitution clandestine. Non que celles-ci n’aient pas été déterminantes dans la construction de mon itinéraire – aussi bien empirique qu’intellectuel – de recherche, mais plutôt pour souligner que c’est en me détachant progressivement de toute velléité monographique que j’ai pu accéder à l’intelligence des pratiques. La « vérité » de mes interlocutrices était nichée dans tout ce qui déborde ce que la prostitution propose d’emblée à l’observateur : ce qu’elle évoque en termes de contraintes et de soumission, de dangers et de risques, de piétinement des tabous et des interdits, etc. Ce sont les aspirations à une « autre histoire [12] » qui motivent les pratiques, qui atténuent les contraintes et invalident les risques. Plusieurs points doivent être ici éclaircis. D’abord, l’hypothèse d’une relégation subjective du risque ne signifie bien sûr en rien absence effective de dangers (sanitaires, mais aussi psychologiques et sociaux). Mais ces jeunes femmes sont, pour beaucoup d’entre elles, justement insérées dans une sorte d’économie morale de la prise de risque, qui incite à une mise en danger de soi à des fins qui débordent largement le hic et le nunc de la contrainte prostitutionnelle, comme je le montrerai plus loin. Ensuite, ne pas définir la prostitution avant tout comme un espace de contrainte ne revient pas à évacuer la matérialité des pratiques et encore moins à dire que cette question est sans importance, sinon à convoquer un « ailleurs plus signifiant que les relations sociales observées et pratiquées au fil d’une expérience unique [13] ». Bien loin d’une telle proposition, je veux simplement dire que les pratiques inhérentes à la prostitution clandestine sont loin d’être gouvernées exclusivement par la contrainte. Il s’agit donc de situer mon approche hors du carcan misérabiliste et/ou moraliste qui fonde les principales représentations sur la prostitution au Sénégal, pour repartir justement de l’intelligence des circonstances qui donnent leur sens aux pratiques du point de vue de l’implication stratégique et de l’investissement subjectif des acteurs. Dans l’esprit du plus grand nombre, les prostituées sont effectivement des individus dominés : soit par la quête frénétique et exclusive de plaisir sexuel (qui renvoie à la dépravation morale), soit par la nécessité vitale (la misère extrême). Ces représentations clôturent si bien le phénomène qu’elles empêchent, notamment, de voir comment ces pratiques singulières s’intègrent à une économie morale dominante et la questionnent ; comment les stratégies individuelles sont façonnées par la tension entre contraintes morales et quêtes d’émancipation ; bref, comment s’opèrent les subjectivations [14]. Je rejoins ici Hunter lorsqu’il souligne :

5

« Les femmes s’engagent dans ces relations transactionnelles non pas en victimes passives, mais pour accéder à du pouvoir, à des ressources ; simultanément, elles défient et elles reproduisent ainsi les structures patriarcales [15]. »

6Les mises en objet et les techniques de soi mobilisées restent donc centrales, et le rapport tant aux « choses » qu’à soi-même – le « souci de soi » – demeurent des sources d’information ethnographiquement premières, permettant de dépasser les catégorisations éthiques prévalentes. Simplement, j’assume l’idée que « le contexte est immanent aux pratiques [16] » et que le meilleur moyen de sortir de l’ornière épistémologique (moraliste et/ou misérabiliste) de la prostitution est ainsi d’en référer, d’une part à la multitude de variations qu’elle recouvre, et d’autre part aux contextes plus étendus de réalisation des pratiques. Non pas de chercher un ailleurs plus signifiant qu’elles, donc, mais de voir comment elles font sens ailleurs que dans un contexte strictement prostitutionnel.

7Pour dépasser la question du risque de disqualification sociale inhérent à la prostitution, et préciser ainsi un peu mieux l’idée d’une économie morale de la prise de risque, mon premier argument est que, précisément, le fait d’entrer dans ce jeu d’équilibriste a en soi du sens. Il permet de conférer au quotidien une intensité et une nouveauté au moins aussi délectables et nécessaires que les gains matériels procurés par la prostitution (les premiers étant certes difficilement dissociables des seconds). Cette hypothèse repose sur un constat empirique récurrent dans la longue durée de mon enquête : du point de vue des acteurs, les situations semblaient d’autant plus savoureuses qu’elles étaient alambiquées et audacieuses; qu’elles mobilisaient un « sens aigu de l’occasion [17] ». Jongler avec trois ou quatre hommes simultanément, en mobilisant pour cela un sens de l’ubiquité et de la répartie – la tchatche – littéralement extraordinaires ; parvenir à soutirer à un homme le maximum (d’argent, de cadeaux, etc.), en l’amenant par exemple à inviter deux ou trois copines au restaurant, qui seront en retour admiratives face aux qualités de stratège de celle à qui elles doivent ce bon repas ; adopter au cours d’une même soirée l’attitude distinguée et blasée d’habituée des beaux endroits, puis celle de « fille de la rue [18] ». Voici quelques configurations dans lesquelles peuvent être glanés, non seulement du matériel, mais aussi du bénéfice symbolique et de la respectabilité du point de vue d’une « économie morale de la ruse et de la débrouille [19] ». Ces configurations sont simultanément des moments drôles et palpitants, au cours desquels de constants efforts d’improvisation et d’invention de soi sont mobilisés, mettant à mal toute lecture du phénomène en terme de soumission.

8Prise dans sa globalité, une telle approche de la prostitution construit les acteurs comme étant d’avantage en décalage qu’en marge, à travers de multiples opérations de détournement, de manipulation et de dérivation. En ce sens, leurs pratiques sont avant tout « traversières » : tout en étant « relatives aux possibilités offertes par les circonstances », elles « n’obéissent pas à la loi du lieu », « ne sont pas définies par lui » [20]. Les acteurs ne sont pas en marge de la société, mais produisent stratégiquement leur manière de s’y insérer, en tendant vers sa subversion silencieuse. Dans cette perspective, le caractère clandestin des pratiques de prostitution ici considérées doit être envisagé non seulement d’un point de vue juridique, mais surtout comme capital stratégique et tactique – progressivement constitué et constamment mobilisé par les acteurs.

La clandestinité : une définition plurielle et fondamentalement stratégique

9Au Sénégal, les textes légaux dessinent une certaine tolérance à l’égard de la prostitution féminine [21]. Cette tolérance est systématiquement associée au souci de la lutte contre les maladies sexuellement transmissibles [22]. Des conditions sont donc imposées à la pratique, tout particulièrement la possession d’un carnet certifiant du suivi sanitaire régulier de sa détentrice. Celles qui font la démarche de s’en munir sont considérées officiellement comme des « professionnelles » ; les autres, « clandestines », sont exposées aux rafles policières.

10Cette qualification strictement juridique de la clandestinité n’épuise cependant pas la multitude de configurations qu’elle recouvre et qui lui donnent sens et épaisseur. On peut bien entendu considérer que la « professionnalisation », avec la visibilité qu’elle impose (visites médicales, etc.), est en elle-même vecteur de honte au regard plus général du jugement infamant posé sur la prostitution, comme l’affirment les jeunes femmes rencontrées. Toutefois, l’observation des pratiques dans la durée et dans leur complexité introduit à un niveau d’analyse plus pertinent. La clandestinité est une stratégie qui permet de synthétiser des rôles parfois opposés ou très distants (« prostituée », « jeune femme encore vierge et mariable », « fêtarde branchée et dégourdie », « fille sérieuse mais occidentalisée »…), de manipuler son image pour tirer profit des occasions : autant de « savoir-faire », indexés à des « savoir être », qui ouvrent certains possibles, autorisent l’accès à certains gains matériels et symboliques. En d’autres termes, non seulement la clandestinité n’est pas facteur d’opacité pour l’analyste, mais bien le point nodal des stratégies, qui draine des effets de connaissance révélant une part des finalités poursuivies par les acteurs. Parmi la foule de situations vécues au cours de mon enquête qui me permettraient d’illustrer empiriquement cette idée, j’en retiens une qui me paraît particulièrement parlante.

11Les hasards d’une promenade sur une plage dakaroise me font un jour rencontrer une jeune femme, que je reconnais comme une habituée de l’Africa Star, bar de nuit du quartier du Plateau très largement consacré à la rencontre entre clients et prostituées clandestines. Je l’ai régulièrement vue pratiquer des « allers-retours accompagnés » entre le bar et les hôtels de passe qui l’entourent. Elle est ce jour-là en compagnie d’un occidental d’une cinquantaine d’années, un Italien comme je l’apprendrai rapidement. Me reconnaissant à son tour [23], elle me fait signe de les rejoindre, et en appelle à mes « talents » de traducteur : elle parle français et wolof, lui exclusivement italien. Elle m’explique brièvement – et en wolof afin d’éviter toute compréhension de son accompagnateur – qu’ils se sont rencontrés par hasard chez une amie, et qu’il lui a rapidement déclaré sa flamme. À grand renfort de clins d’œil, elle me demande de lui faire savoir que pour accéder à son « intimité », il faut d’abord lui passer la bague au doigt, comme l’exige la « tradition sénégalaise ». Je m’exécute, appelant ainsi chez son compagnon un jugement sans appel : ces « traditions » et cette « culture » lui semblent bien pesants… J’apprendrai par la suite que les deux n’ont finalement pas convolé, mais que « l’Italien » a néanmoins couvert de cadeaux sa « promise », avant de se lasser de la seule contrepartie qu’elle lui ait offerte : sa conversation – largement inaccessible… Autrement dit, les stratégies de l’ambiguïté et d’invisibilité que permet la clandestinité autorisent les acteurs à jouer avec les rôles, à élargir le faisceau des occasions saisissables. Ainsi, entre prostitution « à la passe », multipartenariat et, éventuellement, perspective de mariage, le nuancier des pratiques est très large et sans cesse recomposé par l’imprévu et le « sens de l’occasion ».

De la prostitution clandestine au mbaraan : une « trajectoire d’extraversion »

12Passer d’une pratique de la prostitution dans son acception la plus stricte (« à la passe ») à des stratégies beaucoup moins disqualifiantes socialement peut exiger une capitalisation d’assez longue durée. Avant d’en revenir à la qualification de ces itinéraires d’apprentissage, que je définirai comme des « trajectoires d’extraversion », quelques mots d’introduction sur le mbaraan. Cette pratique consiste pour une jeune femme à constituer et à entretenir un réseau d’hommes a priori ignorants de ce multipartenariat, pourvoyeurs en argent et cadeaux en tous genres. Les relations sexuelles ne sont pas explicitement à la base de l’échange et les acteurs utilisent tous les outils à leur disposition [24], soit pour ne pas avoir à y recourir du tout, soit pour les limiter autant que possible, soit – en tout état de cause – pour que l’ambiguïté subsiste aux yeux du plus grand nombre. En pratique, il se rapproche à bien des égards de la prostitution clandestine, et le critère distinctif le plus pertinent est celui du jugement social qui se rapporte à chacune de ces pratiques. Je rejoins ici à nouveau Mark Hunter, pour qui :

13

« Le sexe transactionnel diffère [de la prostitution] sur des points important : les participants se conçoivent comme des “petites amies” et des “petits amis” et non comme des “prostituées” et des “clients”, et l’échange cadeaux/sexe est inscrit dans un ensemble plus large d’obligations qui n’incluent pas forcément un paiement préétabli [25]. »

14La pratique du mbaraan repose ainsi sur l’élaboration d’une forme de « désintéressement intéressé »: se faire aborder par des hommes aisés sans leur donner toutefois l’impression de n’en vouloir qu’à leur argent. On peut postuler que cette pratique trouve une part de sa légitimité sociale et morale (au contraire de la prostitution qui – pour sa matérialité explicitement sexuelle – demeure du registre de l’infamant) dans ce qu’elle se présente comme une variation spécifiquement féminine de l’économie morale de la ruse et de la débrouille. L’intelligence des situations, la logistique subtile, les sens de l’improvisation et de la dissimulation… Bref, les techniques de soi spécifiques que requiert une bonne maîtrise du mbaraan en font indéniablement un art de la ruse et de l’artefact.

15J’en reviens maintenant à la question de la carrière[26] prostitutionnelle comme « trajectoire d’extraversion ». Les différents discours qui suivent sont extraits d’entretiens réalisés auprès de jeunes femmes engagées dans des pratiques de prostitution clandestine. Ils se caractérisent tous par ce qu’ils évoquent d’une construction de soi en décalage par rapport à ce qui aurait être. Ils définissent ainsi un mouvement d’entrée vers un avenir inédit et des manières de produire sa place en dehors des itinéraires normés, qui renvoient finalement à une affirmation presque « glorieuse » de sa différence, car considérée réflexivement comme fondamentalement valorisante :

16

« Tu sais, j’ai grandi à Thiaroye et les bancs [l’école], je n’ai pas duré là-bas… À la maison, c’est wolof-wolof [on ne parle pas français], donc moi j’ai commencé à être complexée quand je fréquentais des filles du centre-ville qui parlaient et fumaient comme des vraies toubabs… Mais ensuite j’ai connu pas mal de copains français, et ça m’a permis de bien m’exprimer dans cette langue. Et ils m’emmenaient dans des grands restaurants, où il faut se tenir convenablement, quoi ! […] Maintenant, je ne fais plus la prostitution, je sors seulement en boîte ou dans des restaurants avec des copines, et là je rencontre des hommes avec qui je peux jouer la grande dame, raconter que je suis d’une bonne famille, parfois je dis même que je suis encore vierge, et que je cherche à me marier avec un homme qui a de l’éducation… et de l’argent bien sûr [rires] ! Les passes, c’est fini, parce que j’arrive à me faire financer par des hommes qui me courtisent, et je me sens mieux comme ça, parce que la prostitution, c’est fatigant, et quand tu fais ça, tu as l’impression que tout le monde le sait et parfois tu n’es pas à l’aise, tu vois ! ? »
(Rokhaya, 25 ans).

17

« J’avais une copine de mon quartier qui avait commencé à sortir la nuit[27]. Elle avait souvent des nouvelles fringues, toujours de l’argent avec elle. Elle m’a proposé plusieurs fois de venir avec elle dans ses sorties, avec des copains toubabs. Elle me disait que les mecs nous paient tout, quoi : la boisson, à manger et tout ça. Ils nous gèrent, quoi. Moi, je connaissais pas le milieu à l’époque. Je parlais pas trop français, j’ai quitté l’école quand j’étais gamine. Bon, et puis je suis allée avec elle, au début j’étais un peu complexée. Je savais pas trop les trucs de toubabs, hein… Et là tu commences la vie ! Tu gagnes de l’argent facilement, tu fréquentes des toubabs, t’apprends le français, avec les expressions vraiment des toubabs quoi ! [rires] »
(Aminata, 22 ans).

18

« La France, je connais, Billahi !, je connais ce qu’il y a de bon chez les toubabs en tous cas. La vie facile, quoi. J’ai appris tout ça, je pourrais plus vivre comme les filles d’ici mainte- nant. Nan ! Quand tu t’habitues à cette liberté, aux bonnes choses, c’est fini ça. Je vais pas faire la bonne à la maison, à baisser les yeux et tout. Je me gère maintenant, y a personne pour me dire des ordres. […] Ma copine, y’ a un Français qui l’a mariée, elle est partie avec lui maintenant, le gars a été vraiment gentil avec elle. Moi je sais pas, j’en ai eu beaucoup des mecs français. Des clients ouais, mais des copains aussi, petits copains, quoi. On verra bien, mais c’est sûr, c’est quand tu sors la nuit que tu peux prendre ta chance… ta chance de partir, je veux dire. Si c’est pas dans les restos, dans les bars et tout ça, tu ne vas jamais rencontrer des mecs européens, tu vois ? Moi, là où je suis, je me sens française. Pas toubab, hein, je suis pas folle, je sais que je suis noire. Je me sens pas comme les filles sénégalaises, je veux dire, j’ai appris pas mal de trucs par rapport aux Sénégalaises en fait. Je suis mieux évoluée qu’elles, quoi, je comprends mieux la vie […] »
(Aïda, 21 ans).

19Il y a, très présente dans ces quelques extraits, l’idée d’une trajectoire progressivement constituée. Le critère de la « distinction » fondamental à ces discours est largement articulé aux arguments de l’extraversion glanés à travers la pratique de la prostitution, et qui semblent constituer le principal capital symbolique et tactique de ces jeunes femmes : apprendre les « expressions vraiment des toubabs », se sentir plus française que sénégalaise, maîtriser l’étiquette des milieux les plus occidentalisés de Dakar – les coins à expat’ comme on les nomme parfois là-bas (restaurants, etc.)… Les clients et autres « petits copains » jouent ici clairement un rôle « d’informateurs », et les stratégies de capitalisation sont autant symboliques qu’économiques. Par ailleurs, distinction et émancipation se rejoignent nettement dans la manière que ces « trajectoires d’extraversion » ont de faire sens: « jouer la grande dame », ne plus « faire la bonne à la maison » ni « baisser les yeux »… et, finalement, l’ensemble résumé par le fait de ne plus se sentir « comme les filles sénégalaises ». Il apparaît ainsi que, contre l’hypothèse de la mise en dépendance de soi et par soi, ces pratiques semblent viser à l’autonomie, à l’émancipation et à la distinction. On peut y voir une instrumentalisation de la dépendance comme mode d’élaboration de la souveraineté individuelle (i.e. du gouvernement autonome de soi) [28]. Dans le cas du mbaraan – qui s’inscrit dans le jeu social sous des dehors plus « conformes » que la prostitution –, le principe de la dépendance financière et matérielle de la femme à l’égard de « son homme » (époux, petit copain…) est ainsi détourné, et c’est précisément la multiplicité des partenaires qui offre la marge d’autonomie nécessaire à l’élaboration de cette stratégie de retournement du lien de domination [29] :

20

« Même si un mec me donne tout ce que je veux, je ne vais pas rester avec lui seulement… Je vais continuer à chercher d’autres financeurs je veux dire. Les hommes, quand ils s’occupent de toi, après ils commencent à penser que tu leur appartiens. C’est trop lourd ça : le gars devient jaloux, il te fait des crises et tout ça. Surtout les hommes sénégalais, ils sont trop possessifs, comme si tu étais sa femme sous prétexte qu’il te lâche des petits 10 000 [billet de 10 000 Fcfa, soit 15 euros] de temps en temps. Mais moi je suis libre, hein, y a pas un mec qui va me dire comment je fais mes affaires. J’ai déjà un père, c’est fini, ça suffit !, et pour te dire, même mon père il me laisse faire. Si le gars commence juste à vouloir m’imposer sa loi, je lui fais des feintes, j’essaie de le soumettre en douceur. Je lui fais croire qu’il commande mais je ne lâche rien. Si ça devient vraiment lourd, je le calme tout de suite. Et si ça ne marche pas, je lui dis d’aller se faire foutre. […] Donc, vraiment, il faut prendre beaucoup et après tu laisses. Je veux dire, tu laisses avant que le gars pense que tu es à lui, quoi. C’est une règle, il faut savoir arrêter au bon moment »
(Mariam, 23 ans).

Une éthique du souci du corps émancipatrice

21Pour mieux comprendre les quêtes d’émancipation que recouvre la prostitution clandestine, il convient sans doute de revenir un peu aux sources des contraintes dont cherchent à s’extraire les acteurs, sans toutefois tomber dans le cliché de la « femme sénégalaise soumise [30] ». Les jeunes Dakaroises sont – schématiquement – posées comme « gardiennes du foyer » et comme devantures sociales de leurs maris [31]. Précisons que le nombre croissant de femmes dakaroises chefs de famille ne contredit pas ce modèle car, bien souvent, cela équivaut pour elles à « plus d’obligations sans plus d’avantages [32] », et ce qui pourrait revêtir ainsi les formes d’une certaine autonomie renvoie plutôt à un réel dilemme : entre « travailler » et « bien travailler » [33], le devoir d’ubiquité n’en est que plus contraignant. Ce qui ressort de cela, c’est que les places prescrites aux jeunes femmes par leurs aînés [34] sont largement gouvernées par un principe d’immobilité, comme en atteste cette étudiante, pensionnaire de la résidence universitaire pour filles de Dakar, en affirmant:

22

« Lorsqu’un garçon part vivre en cité U, sa mère lui dit “Va !, et quand tu seras là-bas, débrouille-toi au mieux”, tandis qu’une mère dira à sa fille “Si tu dois aller, va !, mais quand tu y seras, reste à ta place, et n’oublie jamais pourquoi tu es là-bas” […]. »

23Derrière ces prescriptions, se jouent notamment les interdits sexuels [35] et la réputation personnelle. Plus globalement, le critère moral de « respectabilité féminine » appelle une discrétion pensée comme source de décence, et largement constitutive du très prégnant sutura wolof [36].

24Renforçant cette idée, le fait de se prostituer est a contrario largement associé à celui de « marcher, bouger et parler tout le temps [37] » ; c’est précisément cette tension entre, d’une part, injonction morale à la discrétion et au statisme et, d’autre part, désir de mobilité [38] et de distinction qui fonde partiellement les figures féminines émergentes. Les soupçons d’immoralité et d’infamie directement indexés aux critères de la mobilité et de l’expansivité apparaissent ici comme des préventions contre les reformulations des « relations de pou- voir [39] » que les jeunes femmes inaugurent à travers la mobilisation d’un corps capital. Celui-ci devient instrument de soustraction à une discipline de l’immobilité et de la discrétion, et évoque ainsi une « éthique du souci du corps comme pratique de la liberté [40] » très largement partagée au sein de la jeunesse dakaroise. On pensera notamment à l’ethos bul faale mis en évidence par J.-F. Havard, aux esthétiques mondialisées des baay-fall étudiées par X. Audrain, ou encore à cette concise et efficace formule de V. Foucher, qui souligne le passage de la « politique du ventre » à celle « des abdos [41] »… Sans mauvais jeu de mot, peut-être devrait-on finalement suggérer ici le déploiement d’une « politique du bas-ventre » par ces jeunes femmes.

De l’exil imaginaire aux désirs de l’ailleurs : le continuum de l’extraversion en perspective

25Au fil des pages précédentes, j’ai voulu montrer qu’à contre-courant des discours sur la contrainte, et en braconnant dans une économie plus large de pratiques du rapport au corps émancipatrices, la prostitution clandestine recouvre des stratégies qui s’agencent vers la construction de nouveaux espaces de négociation individuelle. Moyen d’acquérir une autonomie financière, qui deviendra elle-même moyen de se soustraire à certaines formes de contrôle social ; moyen de rencontrer des hommes occidentaux qui deviendraient non seulement « visa vers l’extérieur », mais aussi « conseillers cultures » etc. Moyen, globalement, d’accéder à une autre histoire par un « exil imaginaire ». C’est à l’exploration de ce dernier que va être consacré le second moment de ma discussion.

L’exil imaginaire en surimpression ethnographique

26J’ai déployé mon ethnographie dans différents bars, boîtes de nuit et restaurants de Dakar et ses alentours, mais aussi au travers de quotidiennes visites aux domiciles de plusieurs jeunes femmes, rendues possibles par la constitution progressive d’un noyau de connaissances assez solides – qui étaient dans les faits d’inépuisables comparses festives et noctambules. Les journées commençaient en effet rarement avant 18 heures, tant les couchers étaient tardifs (ou matinaux, c’est selon) et les nuits blanches se succédaient. Je me suis ainsi à plusieurs reprises attiré les foudres de jeunes femmes que je tirais d’une grasse matinée (très) extensive par des arrivées impromptues, alors que le jour était déjà depuis longtemps déclinant. Après ce réveil tardif, donc, nombreuses jeunes femmes se rendaient dans des cybercafés pour « surfer » sur Internet, dont elles étaient souvent de grandes consommatrices : sites de rencontres internationales, communautés virtuelles d’amis aux quatre coins du globe, « chat », actualités des stars américaines et « news people », etc., tels étaient les contenus majoritairement consultés et consommés. La partie suivante de la soirée, de 21 heures à 23 heures environ, était parfois réglée par l’opportunité : elle pouvait consister en un dîner dans un restaurant – souvent chic – en compagnie d’un « petit ami ». Une ou deux amies étaient parfois invitées à partager la table pour profiter au maximum de la générosité de l’hôte, et – je l’ai déjà évoqué – la capacité à faire bénéficier aux autres de ces stratégies constituait assurément un argument de prestige individuel :

27

« Hier soir ? On a fait un bon resto. C’est ma copine, K., je t’ai parlé d’elle déjà, elle a un mec, un Italien, le gars ne lui refuse rien, Bilahi !, on est venu à trois, il a rien dit. Putain, on a trop rigolé, parce que F. a demandé des gambas, c’était le plus cher sur la carte, et là, le mec était mal à l’aise, on voyait qu’il aurait voulu qu’on prenne juste un hamburger ! Moi, j’avoue, j’ai pas osé, ça faisait trop si je prenais aussi un plat cher, j’ai juste demandé du ginaar [du wolof: poulet], parce que ça rime avec dollar [Rires]. […] K., elle est bien dé!, dès qu’elle peut, elle partage. Elle est forte quoi. Les gars, ils sont à genoux devant elle, mais elle se laisse jamais avoir par eux… Elle gratte tant qu’elle peut et elle nous fait profiter »
(Mimi, 22 ans).

28Plus souvent, les filles se retrouvaient en début de soirée chez l’une d’entre elles, dans une chambre ou un studio occupé en colocation dans un quartier périphérique, pour se métamorphoser en « reines de la nuit [42] ». Strass, paillettes, maquillage, vêtements sexy (minijupes, jeans « taille basse » et strings apparents, bustiers pigeonnants…), coiffures très élaborées et chaussures à talons hauts se substituaient aux pagnes, tee-shirts, claquettes et cheveux ébouriffés d’une journée somnambulique. Une fois les douches prises et la musique poussée à son maximum sonore (mbalax et rap, exclusivement), la chambre se transformait en loge d’artiste hystérique : les vêtements essayés, échangés, mis instantanément et frénétiquement au rebut puis rejetés en boule dans la pièce ; puis encore remplacés, disputés, dispersés, retouchés, commentés. Idem pour les coiffures et le maquillage, le tout finissant généralement dans une totale confusion de disputes retentissantes suivies de fous rires réconciliateurs. Il pouvait s’agir là d’une sorte de mise en condition, de sas : l’apparence extérieure se transformait et, au même rythme, les esprits se prédisposaient à endosser les rôles de noceuses invétérées et insouciantes, un peu « fofolles [43] », qui tranchaient clairement avec l’amorphie et – parfois – la mélancolie ou l’accablement diurnes. Il y avait, très présente dans les pratiques et les discours, cette idée – à nouveau – qu’une autre histoire était sur le point d’être écrite ; qu’avec l’arrivée du soir, le champ des possibles ouvrait une profonde brèche dans les restrictions et la finitude journalières :

29

« Le soir, tu t’apprêtes, tu te mets bien bien : belles sapes, sexy et tout. Quand je sors la nuit, vraiment j’ai l’impression d’être quelqu’un d’autre, quoi. Il n’y a personne pour te juger, tu fais ce que bon te semble, tu vois ? Tu fais la fête, tu danses, bien habillé, tout le monde est bien habillé je veux dire, on fait la vie, tu racontes ton histoire, hein ! […] Je sais pas, mais moi j’ai l’impression que la nuit des choses peuvent t’arriver… des bonnes choses quoi, tu vas rencontrer quelqu’un qui va changer ta vie »
(Bintou, 23 ans).

Une stratégie d’incorporation sélective et distinctive des arguments de l’extraversion

30À travers le développement de techniques de soi inscrites dans des économies morales spécifiques (de la débrouille, de la ruse et de la prise de risque) et la poursuite des arguments prestigieux de l’extraversion, ces jeunes femmes élaborent une redistribution stratégique que je qualifie d’exil imaginaire : désinvestir physiquement et/ou symboliquement certains temps, places, espaces, biens et modes de consommation, etc., sur lesquels sont posés des jugements d’archaïsme et considérés comme aliénants, et surinvestir corrélativement ceux qui rejoignent le plus et le mieux leurs perceptions du « style de vie » occidental. Elles produisent ainsi des récits de soi innovants, permettant de se transposer dans un Ailleurs construit sur la base d’images et de modèles culturels ponctionnés réflexivement dans le foisonnement d’informations sur la société internationale. Il s’agit de mettre en corps, d’incorporer un universalisme abstrait et sélectif. Cette idée de sélectivité est absolument cruciale, car elle permet de dépasser la thèse de « l’irrationalisme » en resituant les acteurs dans le rapport subjectif et critique qu’ils entretiennent avec le répertoire culturel mondial. La teneur des fictions produites renvoie en effet bien plus aux styles Black-chic et Bling-bling[44] saupoudrés (assez paradoxalement) du romantisme un peu désuet des telenovelas[45], qu’aux canons esthétiques du punk londonien, du grunge de Seattle, ou encore du style « bobo ethnique-sceptique » parisien, pour prendre des exemples volontiers caricaturaux. Cela signifie, non pas que les acteurs supposent l’existence pleine et entière de tels styles de vie, mais que les récits de soi qu’ils produisent sont des composites sélectifs de ces bribes de réalité. Ils détournent et agrègent en toute créativité des styles disparates, pour donner naissance à des histoires originales à travers lesquelles ils peuvent se distinguer. J’ai ainsi progressivement identifié différentes stratégies qui font frontières pour ces jeunes.

31Tout d’abord, déserter le jour pour mieux investir la nuit, avec à l’esprit cette idée que le rêve est au bout de la nuit… chaque soir :

32

« - Je ne peux même pas imaginer rester une semaine sans sortir au moins trois ou quatre soirs, cette simple idée me déprime.
- Mais qu’est-ce que tu fuis, le jour ?
- Non, rien ! C’est pas une histoire de fuite. Mais bon, tu vois, moi je préfère la nuit. C’est plus “chill” [“plus cool”]. Dakar le jour, c’est trop du n’importe quoi: les embouteillages, la chaleur, le bruit. Et qu’est-ce qu’il y a à faire pendant la journée ? Les tâches ménagères ? Le marché ? Non merci ! Le jour, si tu portes un vêtement clair, tu peux le jeter en rentrant chez toi, avec la poussière, la saleté et tout. La nuit, tu vois, c’est comme si tu es quelqu’un d’autre. Tout le monde est bien habillé, tu rencontres des inconnus. Personne ne surveille personne, tu fais ce que bon te semble. Tu ne te prends pas la tête, tu n’as pas honte! Et là tu racontes ton histoire, tu vis la vraie vie, quoi !, sans jamais savoir jusqu’où ça va te mener ! »
(Ami, 22 ans).

33Dans quantité de discours et de pratiques apparaissait l’édification d’une frontière basée sur un critère diurne/nocturne. Le jour renvoie à la saleté, au bruit, aux tâches contraignantes, à la domination du groupe sur l’individu (à travers, notamment, le spectre de « la honte »). Il est également le temps de la contrainte et de la restriction. Bref, il renvoie à la réalité dans ce qu’elle semble leur proposer de plus « saumâtre ». Au contraire, la nuit est associée à l’inédit, l’inconnu, la gaieté, la beauté, la fête et l’insouciance, avec en filigrane la possibilité de « raconter son histoire », de se livrer à des écritures de soi inédites. Elle est le temps des possibles, de la liberté, de l’invention de soi. Il est d’ailleurs remarquable de constater combien l’hyperactivité nocturne tranche avec l’oisiveté diurne chez beaucoup de ces jeunes : il n’est pas rare qu’au cours d’une même nuit, plus de dix lieux festifs soient successivement fréquentés. Ce modèle de partage des temporalités se retrouve dans un grand nombre de domaines qui fondent la vie quotidienne, redessinant ainsi la carte de l’espace social et des sociabilités.

34Le rapport à l’argent, d’abord : dans les espaces urbains particulièrement, celui-ci se fait majoritairement sous le signe de la discrétion [46], avec en toile de fond la peur de la jalousie et de « l’emprunt », libres variations urbaines et contemporaines autour du système de dette communautaire [47]. A contrario, l’argent glané aussi bien par les « mbaraaneuses » que par les prostituées clandestines ne fait jamais l’objet d’une quelconque épargne ou dissimulation. « J’ai l’argent rapide ! », affirment-elles. Les sommes sont dilapidées, presque toujours en biens de consommation éphémères, et dans l’ostentation. L’argent est, en première analyse, lui aussi un moyen de s’échapper du quotidien, en « l’équipant » matériellement. La capacité et l’inclination à investir (grassement et quotidiennement) dans l’éphémère, contre les discours misérabilistes, laisse ainsi place à l’idée d’une modalité de consommation et de « domestication de la modernité [48] ». Mais ces pratiques d’ostentation renvoient aussi à l’idée « qu’être libre, c’est pouvoir dominer les autres », et s’inscrivent ainsi dans une « culture inédite de la liberté en tant que mode de domination [49] ». L’extrait d’entretien suivant, caractéristique des configurations mises en lumière au cours de mon enquête, illustre ce point:

35

« Ah, c’est ça alors ! Tu veux savoir ce que je fais avec mon argent ? ! L’argent ça sert à vivre. C’est comme ça, si tu n’as rien, les gens ne te respectent pas. […] Vivre, ça veut dire pouvoir dire “nique ta mère” à quelqu’un si tu n’es pas d’accord avec lui, ou s’il veut que tu fasses des choses qui te déplaisent. Moi, je peux pas vivre comme si j’étais personne, quoi ! Et pour ça, il faut de l’agent, sinon tu fais ce qu’on te dit ! Surtout ici, au Sénégal, tu sais… Les gens veulent trop regarder ce que tu fais, c’est quelque chose de lourd ça… C’est simple comme bonjour ! Si tu peux avoir assez d’argent pour ne pas compter sur les autres, c’est toi qui décides pour toi-même. C’est comme ça qu’il faut vivre, ou bien ? ! […]
Ouais, l’argent ça sert à dire « nique ta mère, ton père », et tout ce que tu veux… sauf moi ! [Rires] Si j’ai de l’argent dans les poches, tu les vois tous en train de venir vers moi, d’être gentils, et tout ça. Ils sont là comme des chiens, Bilahi !, ils n’ont rien et ils viennent te quémander. Et là tu te sens bien, parce que les cons qui te traitaient un jour de pute, ils te prennent comme Madame la Présidente maintenant ! Je leur donne un peu des fois, juste comme ça, pour voir la honte qu’ils ont. Après je leur dis : “Non, non, ne dis pas merci, c’est rien ça pour moi !” [Rires] Surtout les mecs quoi, c’est eux qui me font rire, ils parlent beaucoup comme ça devant leurs potes “Je l’ai baisée une telle et blablabla…” Mais quand ils viennent te quémander des sous, ils sont comme des chiens : la queue entre les jambes [Rires] ! C’est ça qui est bon, est-ce que tu vois ? C’est d’être au-dessus. Ici, au Sénégal, pareil-pareil [égaux] ça n’existe pas. Pas comme chez vous là-bas [en France, en Occident] : ici, tu es au-dessous, ou bien au-dessus, mais jamais pareil ! Moi, je ne vais jamais être au-dessous. Sauf pendant l’amour, mais c’est juste pour être encore plus au-dessus après ! »
(Aïda, 22 ans).

36Le rapport à la nourriture – avec un dédain quasi systématique exprimé à l’égard du riz [50], la base des repas quotidiens d’une absolue majorité des Sénégalais – et le choix des lieux fréquentés font également sens. Les soirées branchées de la capitale et les restaurants huppés sont de loin préférés aux lieux festifs plus populaires, qui sont eux jugés sans intérêt car « trop sénégalais ». D’une manière générale, tout ce qui est considéré comme « typiquement africain » fait l’objet d’une dévalorisation subjective. On pourrait mettre en rapport (plus exactement dans un rapport d’opposition) cette idée de typicalité africaine avec la recherche de la marchandise authentiquement occidentale – fut-elle en réalité façonnée par des petites mains asiatiques à travers le jeu des délocalisations – qui détermine les pratiques consuméristes de nombreux jeunes Dakarois. Le fals’ (contrefaçon, falsification) jouxte et s’oppose ainsi à l’original sur les marchés de la capitale sénégalaise. J.-P. Warnier écrivait à ce sujet, dans un autre contexte africain, que « le goût des Camerounais pour tout ce qui est importé plutôt que produit localement est légendaire [51] ». Au-delà de tout critère de confort, de couleur, de forme, et même de marque, l’esthétique prédominante est ici celle du produit venant de…

37Être exilé imaginaire, c’est produire et cultiver sa différence (ou son individualité) ; produire sa biographie de manière à se sentir différent, étranger chez soi, par le « travail de l’imagination [52] » et les aptitudes à l’improvisation et à l’invention qu’il mobilise. Ce procédé révèle en ce sens des quêtes d’émancipation largement inscrites dans les volutes de l’extraversion. L’exil imaginaire se dessine ainsi comme une modalité subversive d’ancrage et de domestication des signifiants de la société internationale, à travers l’élaboration d’un décalage créatif entre les contraintes et réalités de la localité d’appartenance, et certains attributs dont on postule l’extranéité : autonomie, aisance matérielle, égalitarisme, etc. On retrouve ici l’idée si récurrente que la modernité serait fondamentalement et irréductiblement exogène aux sociétés africaines [53]. La question n’est toutefois bien sûr pas de savoir si ces jeunes sont (ou non) « modernes » ni d’évaluer un hypothétique « passage à la modernité », sauf à perpétuer des dualismes qui ont bien montré leur inadéquation [54]. L’attention doit être portée aux multiples fictions qui font la modernité, et aux autoévaluations des acteurs quant aux rôles qu’ils tiennent dans ces productions : suivre les (parfois rudes) cheminements traversiers des récits de soi plutôt que les rassurantes ballades auxquelles nous convient les « méta- récits de la modernité [55] ». On peut alors dépasser toute vision figée pour approcher les stratégies d’émancipation critique et – en somme – les constructions de soi. C’est ce type de configurations que je voudrais finalement questionner en introduisant la notion d’Ailleurs.

De l’extraversion à l’Ailleurs : subvertir avec distinction

38L’Ailleurs discuté ici ne renvoie donc pas à un lointain géographique. Certes, on lui confère parfois une dimension territoriale : en termes notamment journalistiques, c’est « l’Eldorado occidental ». Ce nouvel Eldorado est alors situé quelque part entre Barcelone et l’Au-delà : « Barça ou barsàq ! [56] » scandent les jeunes Sénégalais qui tentent la traversée en pirogue vers l’Espagne. Toutefois, l’Ailleurs est précisément ce non-lieu que les discours postulant l’irrationalisme des acteurs ne parviennent pas à situer. Dans sa présente formulation, il définit avant tout un « Ici » réinventé au regard du rapport critique entretenu conjointement avec la localité d’origine et avec les signifiants de la société internationale. Cette dialectique s’articule largement à une « économie des désirs inassouvis », selon les mots de Mbembe [57]. Si Mbembe propose cette formule pour qualifier des situations de contraintes extrêmes, elle m’apparaît pertinente pour l’examen des subjectivations dans un contexte plus général de frustrations historiquement construites et collectivement partagées. Et notamment, cette idée que pour de nombreux acteurs (notamment) africains, la globalisation représente largement une expérience de « lèche-vitrines ». En toute hypothèse, une telle configuration renforce les pouvoirs de « l’imagination comme pratique sociale quotidienne », ouvrant « un espace de contestation dans lequel les individus […] cherchent à annexer le monde global dans leurs propres pratiques de la modernité [58] ». Dans cette perspective, la définition de l’Ailleurs gagne à être rapprochée de celle du « nulle part » de l’utopie que Paul Ricœur mobilise largement dans son analyse croisée de « l’idéologie et l’utopie [59] ». À contre-courant de la perception négative et abstraite généralement associée à l’utopie, Ricœur invite à constater le bénéfice critique de « l’extraterritorialité » du nulle part :

39

« De ce non-lieu, une lueur extérieure est jetée sur notre propre réalité, qui devient soudain étrange, plus rien n’étant désormais établi. Le champ des possibles s’ouvre largement au-delà de l’existant et permet d’envisager des manières de vivre radicalement autres. Ce développement de perspectives nouvelles, alternatives, définit la fonction de base de l’utopie. Ne pouvons-nous pas dire que l’imagination elle-même – à travers sa fonction utopique – a un rôle constitutif en nous aidant à repenser la nature de notre vie sociale [60] ? »

40Pensé en terme d’utopie, l’Ailleurs se dessine ainsi comme une master fiction[61] de la modernité que les singularités des histoires africaines (et notamment franco-africaines [62]) se sont chargées d’assimiler et de positionner au Nord. Je veux dire par là que les désirs de l’Ailleurs des jeunes Dakarois sont des produits éminemment historiques, suivant ainsi le postulat foucaldien selon lequel « les formes assumées par le désir, les objets qu’il se donne et peut-être le désir lui-même dans sa source, sont des phénomènes pleinement historiques [63] ». On doit suivre également Bayart lorsqu’il énonce que la place de « l’Afrique dans le monde » est avant tout « une histoire d’extraversion [64] ». Le lieu n’est toutefois pas ici de me livrer à ce travail d’historien, et je me contenterai de dire que cette notion de l’Ailleurs appelle immédiatement celle de l’extraversion, sur laquelle Mbembe livre la proposition suivante :

41

« Ces rituels [de l’extraversion] s’enracinent dans une série de dispositifs institutionnels, financiers, voire symboliques dont la fonction est de propager, au sein des sociétés locales, les signifiants majeurs de la société internationale [65]. »

42Mais là où il insiste plutôt sur la dimension assujettissante de ces rituels, qui permettent de « discipliner les natifs et de les socialiser dans un nouvel art de vivre leur rapport au monde », je souligne ici que, baignés dans l’Ailleurs et ses possibles utopiques, ils recouvrent également des pratiques de soi subversives. Ainsi posés dans une dialectique assujettissement/émancipation, ils participent formellement du processus de subjectivation tel qu’il a été proposé par Foucault. Cette précision permet en outre de mieux appréhender les liens qui réunissent les deux modèles de l’extraversion et de l’Ailleurs. Ils s’articulent en effet l’un et l’autre dans un questionnement spécifique de l’autorité, mâtiné à la fois d’intégration (d’assujettissement) au système, et de subversion (d’émancipation critique) de celui-ci. L’utopie au sens de Ricœur est en effet fondamentalement porteuse d’une fonction subversive, et figure ainsi un pas de côté : décentrement réflexif permettant l’évaluation critique du champ d’action moralement légitime ouvert au sujet. Elle autorise, à travers la mobilisation de la réflexivité, à prendre de la hauteur vis-à-vis de la réalité vécue et à constamment créer la bascule vers un avenir sans cesse à-venir et sur le mode de l’inédit.

43Que les choses soient toutefois claires: il ne s’agit pas de célébrer ici l’ouverture de tous les possibles, ni la levée de toutes les contraintes par l’imaginaire et le désir – sortes de boîtes de Pandore de la réalisation de soi –, sinon, d’une part, à négliger que l’utopie représente pour Ricœur avant tout un outil de spéculation philosophique ; et d’autre part à « évacuer tout assujettissement et ce que Foucault nommait une gouvernementalité [66] ». Comme le rappelle également J.-P. Warnier, « ce sont précisément ces contraintes, et non l’absence de contrainte, qui sont subjectivantes, dans la mesure où elles structurent le désir, lui posent des limites, et l’arrachent à l’indifférenciation [67] ». En outre, l’Ailleurs est construit de manière à la fois informée et sélective : il n’évoque ainsi pas que des idées ou des aspirations, mais aussi la production d’esthétiques conçues par agrégation et incorporation réflexives de gens, de sons, de goûts, d’objets, d’arts d’être et de faire. Il renvoie aussi à des temporalités et des rythmes spécifiques : il faut à nouveau suivre Appadurai dans son idée d’un renforcement du rôle de l’imagination dans les pratiques quotidiennes, qui ouvre ainsi la voie « à de nouveaux projets de société », et autorise de « vastes groupes d’individus » à vivre désormais « au rythme plus vif de l’improvisation [68] ». La matière ethnographique mobilisée dans ce texte définit empiriquement des sujets inscrits dans des économies morales qui les légitiment à des écritures de soi innovantes, aux rythmes de l’improvisation et sur le mode rusé de celui qui « fait des coups » pour se saisir et tirer profit des occasions.

44L’histoire sénégalaise a, de multiples manières, produit des contextes propres au développement des mythes de la modernité occidentale – matrices symboliques de l’Ailleurs occidental – et, corollairement, à l’ancrage de désirs de l’Ailleurs qui trouvent un canal d’expression privilégié dans les stratégies d’extraversion. Si cet Ailleurs est une utopie au sens proposé par Ricœur, ce n’est pas parce qu’il n’existe pas et qu’on l’appelle pourtant de ses vœux ; ce n’est pas non plus parce qu’il existerait, finalement, tout de même un peu. C’est, avant tout, parce que l’histoire en a fait – indissociablement – un objet de désir, une matrice du manque et de la frustration, et un idéal de complétude [69]. C’est, en somme, parce qu’il symbolise, comme en miroir, l’économie des désirs inassouvis, qu’il en constitue en quelque sorte l’éthos et – via les stratégies de l’extraversion – la matrice imaginaire jamais épuisée et sans cesse reformulée.

45Que peuvent apporter des telles propositions à l’étude des migrations ? J’ai voulu montrer que celles-ci sont comme inscrites dans les modes de production de nombreuses localités africaines, à travers – exemplairement – la stratégie de l’extraversion, déterminante des fondements moraux du prestige social. Ainsi envisagé, le phénomène migratoire peut être perçu avant tout comme un révélateur : excroissance spatiale de cheminements locaux (voire intimes) permettant d’aller chercher ailleurs les arguments d’un repositionnement ici. Comment poser la question migratoire sans parler migration, et pourquoi parler des projets migratoires des jeunes Dakarois, c’est avant tout penser les constructions de soi produites à l’aune d’une « globalisation des rêves » [70] ? De tels questionnements ne sont pas que rhétoriques : ils ont surtout des implications profondes sur les modes de traitement de « l’objet migratoire », comme j’ai voulu le montrer en définissant une ethnographie de l’extraversion – et corollairement une économie morale de la prise de risque. Mise en évidence dans le contexte de la prostitution clandestine, cette dernière proposition fait également sens pour l’analyse des départs en pirogue vers l’Espagne qui, pour le plus grand nombre des « spectateurs », paraissent justement insensés tant les risques encourus semblent grands. Si, sur ces arguments empiriques, l’on admet ainsi que la question migratoire prend vraiment son épaisseur anthropologique à travers l’accès à l’intelligence des circonstances de production du local, on en vient alors à envisager la mobilité seulement comme une expression possible et finalement assez marginale de stratégies et pratiques sociales d’extraversion bien plus vastes. En somme, contre toute idée de rupture migratoire – réminiscence larvée du poncif hégélien du « cloisonnement » –, il serait avantageux d’en référer à un bien moins provincialiste continuum de l’extraversion qui, dans une geste jamais interrompue, révèle les corps comme de rusées fabriques de modernité. Pour détourner une formule brillante de J.-F. Bayart, « ainsi, la “modernité” [la culture], c’est moins se conformer ou s’identifier que faire[71] »… Faire de l’Ici avec de l’Ailleurs, le corps comme complice.

Notes

  • [1]
    É. Orsenna, Madame Bâ, Paris, Fayard-Stock, 2003.
  • [2]
    Voir A. Mbembe, « À propos des écritures africaines de soi », Politique africaine, n° 77, mars 2000, p. 16-43 et A. Marie, L’Afrique des individus, Paris, Karthala, 1997.
  • [3]
    Je fais ici référence notamment à la notion de mediascape employée par A. Appadurai, Après le colonialisme. Les conséquences culturelles de la mondialisation, Paris, Payot, 2001. On pense aussi à tous ces « informateurs » que sont les émigrés de retour au pays, mais aussi, pour les prostituées clandestines présentées plus bas, tous leurs clients et « petits copains » occidentaux. J’y reviendrai.
  • [4]
    É. de Latour, « Héros du retour », Critique internationale, n° 19, 2003, p. 171-189.
  • [5]
    A. Sayad, La double absence : des illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré, Paris, Seuil, 1999.
  • [6]
    Voir A. Tarrius, Les nouveaux cosmopolitismes. Mobilités, Identités, Territoires, La Tour d’Aigues, Éd. de l’Aube, 2000.
  • [7]
    Voir J.-F. Bayart, « L’Afrique dans le monde : une histoire d’extraversion », Critique internationale, n° 5, 1999, p. 97-120.En ligne
  • [8]
    Je voudrais remercier Tarik Dahou et Guillaume Lachenal pour leurs relectures critiques de ce texte, qui en ont déterminé tant la forme que le fond.
  • [9]
    J.-F. Bayart, L’Illusion identitaire, Paris, Fayard, 1996, p. 80 et suiv.
  • [10]
    J.-F. Bayart, « L’Afrique dans le monde… », art. cit., p. 102.
  • [11]
    A. Mbembe et S. Nuttall, « Writing the World from an African Metropolis », Public Culture, vol. 16, n° 3.
  • [12]
    Selon l’expression employée par plusieurs jeunes interrogées.
  • [13]
    A. Bensa, La Fin de l’exotisme, Paris, Anacharsis, 2006, p. 10.
  • [14]
    « Subjectivation » est donc entendu ici dans sa détermination foucaldienne : produit de la tension entre des procédures d’assujettissement et d’émancipation.
  • [15]
    M. Hunter, « The materiality of everyday sex : thinking beyond “prostitution” », African Studies, vol. 61, n° 1, 2002, p. 101.En ligne
  • [16]
    A. Bensa, La Fin de l’exotisme,… op. cit. p. 32.
  • [17]
    Ce « sens de l’occasion » et toutes mes références au caractère « stratégique » des pratiques sont à mettre au compte de M. de Certeau, L’Invention du quotidien (1. arts de faire), Paris, Folio, 1990.
  • [18]
    « Fille de la rue » ne qualifie pas le statut de prostituée, mais plutôt celui de « bandite » : un peu le pendant féminin et dakarois des ghettomen abidjanais étudiés par de Latour.
  • [19]
    R. Banégas et J.-P. Warnier, « Figures de la réussite et imaginaires politiques », Politique africaine, n° 82, juin 2001, p. 5-21. En ligne
  • [20]
    M. De Certeau, L’Invention du quotidien…, op. cit.
  • [21]
    Pour consulter ce corpus juridique, voir www.refer.sn/rds/article.php3?id_article=154.
  • [22]
    Sur le traitement de la marginalité par l’État sénégalais, voir O. Faye et I. Thioub, « Les marginaux et l’État à Dakar », Le mouvement social, n° 204, 2003, p. 93-108.
  • [23]
    Il s’agissait d’une proche amie de l’une de mes principales interlocutrices dans les milieux de la prostitution clandestine.
  • [24]
    En puisant notamment dans les critères moraux constitutifs de la « jeune Sénégalaise respectable » : virginité prénuptiale, discrétion, etc.
  • [25]
    M. Hunter, « The materiality of everyday sex »…, art. cit., p. 100-101.
  • [26]
    Sur la notion de carrière déviante, voir H. S. Becker, Outsiders, Paris, Metailié, 1985. En ligne
  • [27]
    Cette métaphore désigne les prostituées.
  • [28]
    J.-F. Bayart précise encore que la stratégie de l’extraversion insiste « sur la fabrication et la captation d’une véritable rente de la dépendance comme matrice historique de l’inégalité, de la centralisation politique et des luttes sociales », et plus largement sur « l’exercice de la souveraineté par construction de la dépendance », in « L’Afrique dans le monde… », art. cit., p. 100 et 104.
  • [29]
    L’idée est évoquée par J.-F. Werner, Marges, sexe et drogues à Dakar, Paris, Karthala, 1993, p. 176.
  • [30]
    On sait par exemple ce que la construction de la femme comme « gardienne du foyer » doit à l’expérience coloniale. Voir É. Savarese, Histoire coloniale et immigration. Une invention de l’étranger, Paris, Séguier, 2000.
  • [31]
    Voir O. Faye, Une Enquête d’histoire de la marge : production de la ville et populations africaines à Dakar, 1857-1960, tomes I et II, thèse de doctorat d’état d’Histoire, Dakar, Université Cheikh Anta Diop, 2000.
  • [32]
    C. Bop, « Les femmes chefs de famille à Dakar », in J. Bisilliat (dir.), Femmes du Sud chefs de famille, Paris, Karthala, 1996, p. 129-149.
  • [33]
    Voir P. Antoine et al., « Le dilemme des Dakaroises : entre travailler et bien travailler », 2003, accessible sur www.dial.prd.fr. Les auteurs décrivent ici la double injonction faite aux Dakaroises, contraintes de « travailler » pour participer à la subsistance du foyer et simultanément de « bien travailler », c’est-à-dire d’assumer pleinement leurs rôles de mères et d’épouses.
  • [34]
    Je préfère parler ici d’aînés (au sens civil) plutôt que d’aînés sociaux : le déplacement des repères de moralité constitutifs de l’autorité induit une reformulation des critères de l’aînesse sociale qui ne se confond plus avec l’aînesse civile. Cette dernière n’est pas privée de toute autorité, mais les relations de pouvoir (Foucault) à travers lesquelles elle s’établit sont elles-mêmes reformulées et remises en balance.
  • [35]
    Si la virginité prénuptiale n’est plus un argument matrimonial réel, la contrainte s’est désormais déplacée vers le fait d’avoir ou non un (des) enfant(s) hors mariage, et c’est à ce niveau que se jouent à présent les interdits et précautions familiaux : dans ce qui pourrait conférer de la visibilité à une évolution tacitement enregistrée, en brouillant la frontière entre ce qui est su mais tu.
  • [36]
    Ce terme wolof définit la « discrétion » comme clé du « bien-être », dans un sens double : le bonheur, et le fait de se bien comporter (être bien, être quelqu’un de bien). Il ne se réduit ainsi pas au fait « d’être poli », que la langue wolof désigne spécifiquement par le mot yaru.
  • [37]
    Il y aurait beaucoup à dire également sur l’expression de « manières toubabs », qui désigne le manque de retenue féminin et, par extension, l’attitude des jeunes prostituées clandestines. Celles-ci sont donc explicitement référées à l’extraversion. La connotation péjorative de cette désignation ouvre à l’idée de la fascination-répulsion des acteurs africains envers l’Occident.
  • [38]
    « Mobilité » doit être entendu ici avant tout dans le sens de mobilité sociale et, plus métaphoriquement, à travers cette idée « d’aller vers » pour « devenir ».
  • [39]
    Voir notamment M. Foucault, « Le sujet et le pouvoir », in Dits et écrits, vol. IV, 1984, p. 222-242.
  • [40]
    Je reformule ici l’intitulé d’un entretien donné par Michel Foucault, « L’éthique du souci de soi comme pratique de la liberté », in Dits et écrits, vol. IV, 1984, p. 708-729.
  • [41]
    J.-F. Havard, « Ethos bul faale et nouvelles figures de la réussite au Sénégal », Politique africaine, n° 82, juin 2001, p. 63-77. X. Audrain, « Devenir baay-fall pour être soi », Politique africaine, n° 94, juin 2004, p. 149-165.
  • [42]
    Selon l’expression souvent utilisée par les jeunes femmes, souvent en anglais et en référence au « tube » éponyme (Queen of the night) de la chanteuse américaine Whitney Houston.
  • [43]
    « Fou/folle » se dit « doff » en wolof. Bien souvent, les filles se qualifiaient mutuellement de « folles », dans le sens positif de « fofolles », d’excentriques. Mes interlocutrices se targuaient régulièrement d’être folles, dans cette même idée d’excentricité extravertie et insouciante, mais aussi dans le sens de témérité.
  • [44]
    Le terme bling-bling est issu du jargon hip-hop et désigne les bijoux et l’accoutrement des rappeurs, mais aussi le style ostentatoire et excessif de leur mode de vie. Notons au passage que l’Ailleurs est, pour une bonne part, racialisé : beaucoup de ses inspirations sont puisées dans la diversité des styles blacks et afroaméricains. Voir. P. Gilroy, The Black Atlantic : Modernity and Double Consciousness, Cambridge, Harvard UP, 1992.
  • [45]
    J.-F Werner, « Comment les femmes utilisent la télévision pour domestiquer la modernité… », in J.-F. Werner (dir.), Médias visuels et femmes en Afrique de l’Ouest, Paris, L’Harmattan, 2006, p. 145-194.
  • [46]
    À l’exception majeure des fêtes (baptêmes, mariages, etc.) au cours desquelles des sommes énormes sont dépensées, dans un geste d’irrigation énergique et somptuaire du principe de la « dette communautaire ».
  • [47]
    Voir A. Marie, « Une anthropologique communautaire à l’épreuve de la mondialisation. De la relation de dette à la lutte sociale (l’exemple ivoirien) », Cahiers d’études africaines, n° 166, 2002, p. 207-255.
  • [48]
    Voir P. Geschiere et M. Rowlands, « The domestication of modernity : different trajectories », Africa, vol. 66, n° 4, 1996, p. 552-554.
  • [49]
    A. Mbembe, « À propos des écritures africaines de soi… », art. cit., p. 42.
  • [50]
    Ceci ne signifie en rien qu’elles ne consomment pas, et parfois quotidiennement, du riz.
  • [51]
    Cité par P. Geschiere et M. Rowlands, « The domestication of modernity… », art. cit., p. 552.
  • [52]
    A. Appadurai, Après le colonialisme…, op. cit.
  • [53]
    P. Geschiere et M. Rowlands, « The domestication of modernity … », art. cit., p. 553. Voir également É. de Latour, « Héros du retour »…, art. cit.
  • [54]
    Tradition/modernité, etc. La récente allocution de Nicolas Sarkozy à Dakar suggère qu’il faudra désormais joindre l’opposition entre individus passifs et actifs (sous-entendu, face à leur devenir) à cette liste de binaires et ethnocentriques simplifications.
  • [55]
    H. Englund et J. Leach, « Ethnography and the meta-narratives of modernity », Current Anthropology, vol. 41, n° 2, 2000, p. 225-248.En ligne
  • [56]
    Du wolof : « Barcelone ou la mort ! »
  • [57]
    A. Mbembe, « À propos des écritures africaines de soi… », art. cit., p. 41.
  • [58]
    A. Appadurai, Après le colonialisme…, op. cit., p. 56.
  • [59]
    P. Ricœur, L’idéologie et l’utopie, Paris, Le Seuil, 1997.
  • [60]
    Ibid., p. 36.
  • [61]
    Sur cette notion, voir M. Diouf, « Fresques murales et écriture de l’histoire. Le Set-Setal à Dakar », Politique africaine, n° 46, juin 1992, p. 47.
  • [62]
    Voir J.-P., Dozon, Frères et sujets, Paris, Flammarion, 2003.
  • [63]
    J.-F. Bayart, J.-P. Warnier (dir.), Matières à politique. Le pouvoir, les corps et les choses, Paris, Karthala, 2004, p. 23.
  • [64]
    J.-F. Bayart, « L’Afrique dans le monde… », art. cit.
  • [65]
    A. Mbembe, « À propos des écritures africaines de soi… », art. cit., p. 42.
  • [66]
    J.-F. Bayart et J.-P. Warnier (dir.), Matière à politique…, op. cit., p. 24.
  • [67]
    Ibid.
  • [68]
    A. Appadurai, Après le colonialisme…, op. cit., p. 32.
  • [69]
    Cette idée de complétude qu’offrirait le voyage migratoire est très récurrente dans les discours des jeunes Dakarois. Pour une analyse lumineuse de cette idée « d’identité incomplète » et, plus radicalement, de la « bestialisation de l’Afrique », voir A. Mbembe, De la Postcolonie, Karthala, Paris, 2000.
  • [70]
    P. Geschiere, M. Rowlands, « The domestication of modernity… », art. cit., p. 553.
  • [71]
    J.-F. Bayart, L’illusion identitaire, op. cit., p. 102.
Français

En partant de l’ethnographie de différentes formes de prostitution clandestine à Dakar, cette contribution défend l’idée que l’intelligence de ces pratiques est à rechercher avant tout dans les trajectoires d’extra- version qu’elles dessinent. S’ouvre ainsi l’hypothèse d’un continuum de l’extraversion qui s’oppose à celle d’une rupture migratoire. Se révèle alors un schème d’intelligibilité considéré commun aux pratiques africaines de soi et aux aspirations migratoires : l’extraversion comme mode de subjectivation.

Thomas Fouquet
EHESS, Centre d’études africaines (CEAf )
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 15/11/2012
https://doi.org/10.3917/polaf.107.0102
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