CAIRN.INFO : Matières à réflexion
« Douze ans après la fin de l’apartheid, rien n’a changé pour beaucoup de gens », note Fakir du Centre for Policy Studies de Johannesburg, qui souligne que « la violence qui a accompagné les protestations contre les autorités municipales et les grèves récentes révèle un niveau élevé de frustration. »
John Chiahemen [1]

1John Chiahemen commente dans cet extrait les violences qui ont accompagné la grève des agents de sécurité sud-africains, qui a duré trois mois au début de l’année 2006 : 60 meurtres, commis par les agents grévistes. Eux-mêmes ont été harcelés par la police à chaque rassemblement, se sont fait tirer dessus lors de manifestations pacifiques et beaucoup ont été arrêtés sans preuve. S’il est facile de se laisser obnubiler par les actes de violences très médiatisés survenus durant la grève, ils révèlent cependant le malaise profond dans lequel se trouve l’Afrique du Sud. La grève a été organisée pour obtenir des augmentations de salaire modérées (entre 4 et 11 %) pour des agents souvent sous-payés, et de meilleures conditions de travail (droit au congé maternité, droit à la pause déjeuner, suppression des retenues sur salaire pour les passages aux toilettes). Beaucoup de ces demandes semblaient pourtant être des avantages sociaux acquis depuis la transition démocratique...

2L’histoire a profondément marqué les rapports sociaux et les structures productives de l’Afrique du Sud contemporaine. Le rapport salarial a été remodelé continuellement par les conflits sociaux qu’a connus le pays depuis la fin du xixe siècle. Ainsi, comme le note Makgetla [2], en entretenant une situation de sous-emploi et de chômage structurels, le régime d’apartheid (et avant lui, le régime colonial britannique puis sud-africain) a volontairement affaibli la position des Noirs aussi bien comme capitalistes que comme travailleurs. Ceci a permis de protéger la position socio-économique de l’ensemble des Blancs (notamment les plus pauvres et les moins éduqués) tout en offrant aux entreprises une main-d’œuvre noire bon marché et docile, issue d’une « armée de réserve » appauvrie et prête à accepter n’importe quel emploi [3].

3Comme le régime politique, le droit du travail de l’apartheid était racialement segmenté et profondément inégalitaire. Au-delà des opportunités d’emploi, la panoplie de droits dont bénéficiaient les ouvriers blancs (droit syndical, sécurité sociale et assurance-maladie, fonds d’assurance chômage, accès aux tribunaux de travail, etc.) contrastait avec les efforts de l’État pour affaiblir les ouvriers africains, tant par la subversion de leurs organisations que par des attaques directes [4]. Le pouvoir des Blancs était tel que l’affirmation permanente et souvent violente de la domination raciale brouillait la distinction entre tâches productives et services personnels. Sur un lieu de travail « mixte », comme l’aciérie étudiée par Von Holdt, un Noir devait toujours être au service d’un Blanc, que ce dernier soit son supérieur ou non [5]. Le statut professionnel des Noirs, généralement affectés aux tâches les moins qualifiées et les plus pénibles pour des salaires de misère, ne permettait pas de contester des licenciements ou des pratiques injustes, les privait de tout avantage, comme les retraites et les assurances, et de toute perspective d’avancement. Si la pratique des employeurs le permettait, seuls les quelques Noirs qui bénéficiaient d’un emploi formel (étaient exclus tous les travailleurs temporaires), avaient la capacité d’utiliser leur pouvoir économique pour améliorer leurs conditions de travail et conquérir certains droits [6].

4Si la mise en place de l’apartheid a immédiatement suscité une résistance générale, les conditions de travail se sont améliorées après les violentes grèves de 1973 à Durban, avec l’Industrial Conciliation Act (ICA) de 1979 et la reconnaissance des syndicats de travailleurs noirs. Nouveau vecteur de l’extension des conflits sur le lieu de travail comme en dehors, ces nouveaux droits ont marqué un tournant dans l’histoire sud-africaine. Cette montée en puissance des syndicats noirs va profondément modifier les rapports salariaux, et surtout jouer un rôle décisif dans la transition politique menant à la fin de l’apartheid. En 1994, après les premières élections démocratiques, une alliance tripartite regroupant l’African National Congress (ANC), le South African Communist Party (SACP) et le Congress of South African Trade Unions (Cosatu [7]) prend le pouvoir, qui donne à la grande majorité des Sud-Africains de nouveaux espoirs, entre autres d’amélioration de leurs conditions de travail. En 1995, un an après la fin officielle de l’apartheid, le Labour Relations Act (LRA) refonde les relations entre employeurs et salariés. Deux ans plus tard, en 1997, le Basic Conditions of Employment Act (BCEA) définit précisément l’employé(e) en incluant tous les travailleurs (excepté les indépendants) et encadre le temps de travail (45 heures par semaine, 21 jours de congés par an, congés maladies, etc.). Si certaines mesures concernent tous les secteurs d’activités (cotisations chômage et indemnités de licenciement par exemple), d’autres formes de protection sociale (fonds de pension et assurances diverses) relèvent toujours d’accords négociés au sein de l’entreprise ou de la branche. C’est pour cette raison que le BCEA prévoit un mécanisme permettant au ministre du Travail d’intervenir pour fixer les conditions de rémunération dans un secteur donné si les ouvriers sont insuffisamment syndiqués pour négocier avec les employeurs [8].

5La mise en œuvre d’un tel régime de travail, d’inspiration nord-européenne, contredisant l’idéologie libérale portée en particulier par des institutions comme la Banque mondiale ou le Fonds monétaire international qui suivaient de près l’ANC et la transition sud-africaine [9], reflétait le rejet par la population de ce que Von Holdt appelle le « régime de travail d’apartheid [10] », et la volonté de défendre les acquis sociaux obtenus durant les vingt années précédant les premières élections démocratiques. Cependant, les grèves violentes décrites par Chiahemen attirent l’attention sur le fait que les avancées sociales n’ont, dans beaucoup de cas, pas répondu aux attentes des plus démunis. Si on ne peut rester insensible au progrès que représente l’adoption d’une Constitution, puis d’une législation (entre autres celle du travail), très progressistes, à la pointe de la protection des droits civils, économiques et sociaux, plusieurs dynamiques ont contrarié l’amélioration tant attendue des conditions de travail.

6Le présent article tentera d’éclairer la transformation de la société sud-africaine à partir des conditions de travail. Étant donné la grande diversité sectorielle des régimes juridiques, des cadres institutionnels et des conditions économiques pendant l’apartheid, l’évolution des conditions de travail est analysée ici pour trois secteurs de l’économie sud-africaine : le secteur minier, la foresterie et l’agriculture. Choisis pour leur importance historique et économique en Afrique du Sud (en 2005, ils représentaient ensemble 15 % de la population active et 17,7 % du PNB), ces secteurs ont été caractérisés par une exploitation violente de la main-d’œuvre pendant le régime d’apartheid. Ils présentent des degrés divers de structuration syndicale et d’articulation au capitalisme international. Ainsi, les mines constituent un secteur industriel fortement intégré à l’économie mondiale, qui connaît depuis longtemps une syndicalisation importante. La foresterie, secteur semi-industriel dont certaines composantes sont intégrées à des chaînes de valeur globales, a vu son taux de syndicalisation s’effondrer depuis le début des années 1990. Quant à l’agriculture, elle est certes importante par sa production, dont une partie est exportée, mais elle constitue un secteur traditionnellement conservateur où l’organisation syndicale reste faible.

Un secteur minier affecté par la libéralisation des activités et la sous-traitance

7Le secteur minier a joué un rôle central dans l’histoire sud-africaine. Il a longtemps été l’un des premiers employeurs du pays et a modelé la société [11]. La capitalisation nécessaire à l’extraction a conduit à une concentration du capital au sein de quelques grandes entreprises, qui ont structuré l’économie dans son ensemble. Dès le début du xxe siècle, quelques années après la découverte de diamants à Kimberley en 1867 et d’or à Johannesburg en 1886, l’économie sud-africaine s’est organisée autour d’un « complexe minéralo-énergétique [12] ». Afin d’alimenter ce secteur en main-d’œuvre abondante et bon marché, des configurations spatiales et des relations sociales de production spécifiques ont été développées, basées sur l’emploi de travailleurs migrants venus des territoires réservés aux non-Blancs (les bantoustans) et des pays limitrophes (Lesotho et Swaziland, mais également Zimbabwe, Botswana et Mozambique). Cette structure spatiale était inscrite dans le cadre juridique de l’apartheid [13] et a persisté dans les faits depuis 1994 [14].

8Depuis les années 1970, la dépendance envers les travailleurs sud-africains a crû considérablement en raison de la perte partielle du contrôle des sources de main-d’œuvre étrangère (causée entre autres par les indépendances en Afrique australe) et de l’augmentation de la demande locale de travail, ce qui a conduit, pour faire face à la concurrence d’autres secteurs intensifs en main-d’œuvre, à une augmentation des salaires (+ 320 % entre 1980 et 1985) [15]. Combinée à la montée du cours de l’or et à la puissance du syndicalisme depuis le début des années 1980 [16], cette situation a généré des revendications importantes qui ont abouti à la signature d’accords sectoriels sur le partage de la valeur ajoutée et les conditions de travail. En plus de salaires plus élevés que dans d’autres secteurs, les mineurs ont généralement bénéficié de contrats bien définis, à temps plein et à durée indéterminée. Les salaires indirects et la protection sociale étaient également importants, affranchissant partiellement les mineurs des risques liés au chômage, aux maladies, à l’invalidité ou à la retraite. Le code du travail (le temps de travail, les arrêts maladies…) était respecté et les règles de sécurité et de santé étaient relativement bien appliquées. Les mineurs bénéficiaient souvent d’avantages supplémentaires (fonds de pension, assurances multiples, allocations de logement et de nourriture). Les améliorations des conditions de travail se sont ensuite ralenties, à la suite de la restructuration du secteur initiée pendant la grande grève de 1987 et du processus de libéralisation des années 1990. La baisse du cours des minerais a empêché les mines de couvrir leurs coûts de main-d’œuvre, qui étaient passés de 25 % à plus de 50 % des coûts de production totaux, entraînant d’abord une substitution de capital au travail [17]. La main-d’œuvre du secteur minier sud-africain est passée de 758 000 mineurs en 1990 à 402 000 en 1999 [18]. Mais, depuis les années 1990, le secteur a connu l’apparition d’entreprises s’appuyant sur de nouveaux modèles d’organisation et l’externalisation accrue de la main-d’œuvre. Rendues possibles par la libéralisation de l’économie, ces tendances ont eu des conséquences directes sur les conditions d’emploi des mineurs.

9Premièrement, la libéralisation et le désengagement de l’État s’accompagnent d’une volonté politique de s’attaquer aux oligopoles dans le secteur minier. L’ouverture des marchés a ainsi permis l’émergence d’entreprises nouvelles, de taille moyenne, à capitaux souvent étrangers, et qui bénéficient généralement de licences temporaires pour l’exploitation de mines dont les droits sont loués à de grandes entreprises minières sud-africaines. En outre, depuis 1998, afin d’accroître l’investissement et la création d’entreprises et d’emplois, un programme de promotion des activités minières de petite taille (principalement noires) a été mis en place et a permis leur développement rapide, souvent sur des terres agricoles, parfois dans d’anciens bantoustans. Si la part de la production de ces entreprises est difficile à estimer, Anseeuw, dans une étude réalisée en 2000, note que les salariés employés dans les grandes entreprises ne représentaient plus que 76 % de la main-d’œuvre minière [19]. Investissant peu de capital dans des activités minières généralement temporaires, ces entreprises se sont engagées dans une amélioration de la productivité par une réorganisation du travail considérable. Les gains de productivité ont principalement été réalisés en réduisant les coûts de production par la détérioration des conditions de travail et de vie des salariés.

10Deuxièmement, l’externalisation de la main-d’œuvre s’est développée [20]. Portant dans un premier temps sur les activités dites connexes, comme la restauration, le logement, ou les services sociaux, l’externalisation touche de plus en plus le cœur de l’activité productive. Deux méthodes différentes de sous-traitance ont été observées [21]. La première peut être qualifiée de « formelle » : les sous-traitants sont des entreprises à statut légal, qui affectent leurs salariés à différentes entreprises, un surplus d’effectifs dans une mine pouvant être absorbé par une autre. Dans ce cas, la sous-traitance n’est pas un moyen de contourner les lois ou accords en vigueur, ni d’éviter l’action syndicale, mais permet de rendre la main-d’œuvre plus flexible. Les entreprises minières ont imposé à leurs sous-traitants formels, souvent sous la pression des syndicats, des conditions de travail plus ou moins équivalentes à celles qu’elles appliquent. Cependant, l’externalisation va souvent de pair avec une détérioration des conditions de travail. Dans ce cas, elle peut être qualifiée d’« informelle ». En effet, les salariés concernés sont souvent contraints d’accepter de travailler pour des sous-traitants offrant des conditions de travail moins avantageuses. Cette pratique s’observe dans tous les types de mines, qui contournent ainsi l’application de certaines dispositions législatives et limitent l’action syndicale. Dans ces cas, l’externalisation est principalement un moyen de changer les conditions de travail sans avoir à négocier avec les salariés et leurs syndicats. Si peu de données récentes sont disponibles, Crush notait qu’en 1997, 5 % des ouvriers des mines de charbon travaillaient pour des sous-traitants [22] ; en 1999, Streek estimait que le taux de salariés en sous-traitance dans les mines en général dépassait les 30 % (dont 50 % d’étrangers) [23]. Anseeuw, dans son étude réalisée en 2000, estimait que 12 % des ouvriers étaient sous-traités « informellement » [24].

11À l’exception de la sous-traitance formelle, les processus récents induits par la libéralisation du secteur minier, qu’il s’agisse des nouvelles entreprises minières ou de la sous-traitance informelle, entraînent donc une détérioration des conditions de travail. Les nouveaux modèles sont caractérisés par des investissements minimes et par une exploitation importante de la main-d’œuvre : la diminution des coûts de production passe par une détérioration des situations de travail, qui deviennent très précaires, voire illégales. Quand ils sont déclarés, les employés sont souvent embauchés avec un contrat temporaire (parfois journalier). Ce changement va de pair avec une détérioration du statut et de la sécurité de l’emploi, une baisse importante des salaires directs (qui ne sont ni indexés, ni négociés) et indirects, et une dégradation des conditions physiques de travail (les 45 heures par semaine prescrites par la loi sont souvent dépassées). Par rapport aux conditions initiales des grandes entreprises minières, Anseeuw évalue que les salaires directs baissent en moyenne de 65 %, pour des temps de travail élevés et des tâches difficiles et pénibles [25]. Ces travailleurs n’ont pas d’assurance-chômage, de fonds de pension ou d’assurance et leur statut temporaire ne leur permet pas de prendre de vacances ou de bénéficier de congés maladie. En outre, l’emploi dépend souvent du travail disponible et du profit réalisé : les mineurs sont ainsi obligés d’assumer une partie du risque de l’entreprise. Enfin, ce modèle d’organisation permet aux employeurs de disposer d’une main-d’œuvre flexible, peu chère et malléable : l’insécurité de l’emploi décourage les mineurs d’adhérer à un syndicat ou de tenter de négocier de meilleures conditions de travail. La précarisation du travail observée dans les mines sud-africaines trouve son pendant dans beaucoup de pays confrontés à la mondialisation, mais la libéralisation a, comme on va le voir, des conséquences plus spécifiques dans des secteurs moins intégrés et moins syndiqués.

La foresterie sud-africaine en crise : sous-traitance en chaîne et tâcheronnage

12La filière bois sud-africaine s’est développée à partir du début du xxe siècle et a entraîné la constitution de nombreuses plantations forestières [26]. Contrairement à l’Afrique centrale, l’Afrique australe ne dispose que d’une modeste couverture forestière naturelle : en 1999, celle-ci représentait environ 0,3 % du territoire sud-africain [27]. Les plantations sont constituées d’espèces importées (majoritairement le pin et l’eucalyptus) replantées immédiatement après l’abattage. Comme beaucoup d’industries sud-africaines, la filière bois a d’abord été au service du complexe minéralo-énergétique [28] : jusqu’aux années 1960, la demande de bois émanait principalement du secteur minier. L’État a joué un rôle direct dans la constitution des plantations pour pallier le risque inhérent à ce type d’investissement, le retour ne pouvant être attendu avant plusieurs années. À partir des années 1960, il a soutenu la croissance de l’industrie du papier à travers une batterie de subventions à l’export et de facilités de crédit, destinées en particulier à deux entreprises privées qui ont depuis mondialisé leurs activités : Sappi et Mondi, filiale du groupe Anglo-American. Si la croissance des plantations sud-africaines a été quelque peu freinée après 1972 afin de réguler leur impact sur les débits fluviaux, la filière bois représentait en 2003 une valeur ajoutée de 1,35 milliard d’euros, soit environ 1 % du PIB, et employait plus de 170 000 personnes, dont environ 60 000 dans la seule foresterie [29]. Mais, depuis la fin des années 1980, le secteur traverse une crise dont il peine à sortir, et qui est liée, comme on va le voir, à l’externalisation des opérations forestières.

13La sous-traitance des opérations forestières a commencé à la fin des années 1980, au moment où l’agitation urbaine contre le régime d’apartheid a atteint les campagnes et les ouvriers forestiers, en grande partie grâce à l’activisme des syndicats [30]. Jusqu’en 2000, les grandes entreprises affirmaient qu’elles comptaient sur la sous-traitance pour améliorer la productivité, un entrepreneur devant a priori être plus performant qu’un manager salarié [31]. Les compagnies forestières ont externalisé l’ensemble de leurs opérations en quelques années, encourageant leurs cadres, tous blancs, à devenir sous-traitants. Les premiers à sous-traiter ont été les géants Sappi et Mondi, dont les activités étaient verticalement intégrées from stump to mill (« du tronc à l’usine »), d’où leur nom de producteurs-transformateurs (GP) : la production du bois était de fait subventionnée par celle du papier, bien plus rémunératrice. En sous-traitant la partie la plus intensive en main-d’œuvre de leur activité, les GP ont transféré les risques vers les sous-traitants, qu’ils n’encadrent pas et qu’ils ne rémunèrent qu’à la production [32].

14La foresterie, a fortiori si elle est privée de la mutualisation des risques avec les industries de transformation, est une activité très risquée : faible prix du bois, marges peu importantes et vulnérabilité aux conditions climatiques (affectant notamment l’écorçage et le transport). L’organisation de la production dans le secteur est draconienne, et les profits dépendent d’un strict contrôle de la productivité et des coûts. Mais l’externalisation a été accompagnée d’une stratégie agressive de réduction de la rémunération des sous-traitants par les GP. Ces derniers exacerbent la concurrence pour faire baisser les prix et ont empêché les sous-traitants forestiers de négocier collectivement des augmentations annuelles de rémunération, en les menaçant individuellement de ne pas leur donner de contrat [33]. Il n’existe pas de chiffres qui permettent de déterminer l’évolution de la rémunération des sous-traitants, mais il est probable qu’elle a augmenté moins vite que l’inflation depuis le début des années 1990, effritant considérablement les revenus réels. Une étude dans le KwaZulu Natal, principale région forestière du pays avec le Mpumalanga, a révélé un taux de faillite des sous-traitants en 2004 de plus de 40 % ; il y est souligné que : « Bien que la sous-traitance soit en théorie une relation commerciale, […] le rapport de force entre GP et sous-traitants est si déséquilibré dans la foresterie qu’[elle] y ressemble davantage à une relation d’emploi [34]. »

15L’obstination des compagnies forestières à rémunérer leurs sous-traitants le moins possible a contribué au développement de la sous-traitance en chaîne, le plus souvent hors de tout cadre formel. Ces nouveaux entrepreneurs sont souvent des Noirs qui travaillent pour des Blancs tout en recourant à une main-d’œuvre peu qualifiée, recrutée près de leur lieu d’habitation. Cette évolution est perçue comme un progrès du point de vue de la politique nationale de Black Economic Empowerment (BEE), qui promeut la création de petites entreprises noires comme stratégie de développement et de réduction de la pauvreté. Mais la plupart de ces entrepreneurs se débattent pour garder leur activité à flots : le remboursement des dettes contractées pour financer l’activité est souvent une motivation essentielle pour continuer jusqu’à la faillite. La difficulté pour assurer la reproduction des moyens de production entraîne souvent l’étouffement de tout le foyer de l’entrepreneur, qui « détourne » des ressources du budget familial (scolarité des enfants, nourriture) pour rémunérer ses salariés ou réparer ses outils. La filière bois a donc beaucoup souffert de l’externalisation : la faillite de nombreux forestiers devenus sous-traitants a privé le secteur de professionnels qualifiés, productivité et production sont en baisse, et le nombre d’actes criminels dans les plantations (incendies volontaires, vol de bois…) est en augmentation constante.

16Cette crise a profondément affecté la main-d’œuvre forestière, entraînant une précarisation rapide du travail. Le risque dont les compagnies forestières se sont déchargées sur leurs sous-traitants est assumé en grande partie par les ouvriers, qui sont soumis au travail à la tâche (tâcheronnage). Cette pratique, courante dans la foresterie, est devenue en Afrique du Sud le vecteur d’une exploitation indicible, car la tâche est indexée sur la productivité nécessaire pour atteindre la production stipulée dans le contrat liant l’exploitant forestier et le sous-traitant, et non sur la capacité physique des ouvriers. Beaucoup sont payés entre 300 et 500 rands par mois (entre 33 et 56 euros [35]) pour un travail dur et souvent dangereux. Les tâches demandées sont souvent hors de portée des ouvriers, qui manquent de formation, d’expérience et d’équipement ; les sous-traitants peuvent ainsi les sous-payer et limiter leurs coûts. Un mécanisme fréquemment observé de transfert du risque de production vers les ouvriers est le refus d’adapter la tâche aux conditions climatiques, pourtant déterminantes, notamment pour l’écorçage (la sécheresse rend l’écorce très difficile à arracher). La « course à la tâche » quotidienne accroît encore la dangerosité du travail car elle fait prendre des risques. Or, les employeurs sont très réticents à reconnaître les blessures professionnelles ; ils ne paient en effet souvent pas leurs cotisations aux assurances et leurs commanditaires les menacent de ne pas renouveler leurs contrats si le nombre d’accidents augmente. Les conditions de vie dans les compounds forestiers se sont aussi dégradées, en grande partie à cause de la surpopulation qui règne dans ces « villages ouvriers » isolés au milieu des plantations.

17En milieu rural, jusqu’aux années 1990, les ouvriers forestiers étaient une sorte d’élite prolétaire comparable aux ouvriers du secteur minier, grâce à la présence de grandes compagnies qui avaient concédé un certain nombre d’avantages sociaux souvent sous la pression des ouvriers des industries de transformation. Avec la sous-traitance, le travail forestier fait dorénavant figure de repoussoir et beaucoup préfèrent travailler dans des plantations de canne à sucre ou d’agrumes, où les conditions sont pourtant réputées très dures. Le salaire des ouvriers forestiers a été amputé de toutes ses composantes indirectes, et la durée des contrats de travail, parfois calquée sur celle des contrats des sous-traitants, généralement d’un an, est souvent raccourcie à trois mois. De plus en plus de femmes et d’étrangers, souvent illégaux, Mozambicains, Zimbabwéens ou Swazilandais, remplacent les « vieux » ouvriers, qui ont connu l’époque des grandes compagnies forestières.

18Si la mobilisation syndicale a joué un rôle décisif dans l’amélioration des conditions de travail dans le secteur forestier dans les années 1980, son efficacité était liée à l’alliance avec les ouvriers « d’usine », ceux des scieries par exemple, mieux organisés que ceux des plantations. La sous-traitance des opérations forestières a séparé les deux groupes d’ouvriers, et la séparation a été entérinée au milieu des années 1990 avec la création par la Cosatu de la Saapawu (South African Agricultural, Plantations and Allied Workers Union), qui a amputé le syndicat PPWAWU (Paper, Printing, Wood and Allied Workers Union) des ouvriers forestiers. La Saapawu a été créée dans le but d’organiser les ouvriers agricoles (voir infra) mais, regroupant deux des catégories les plus faibles de salariés (foresterie et agriculture), elle n’a pas tardé à sombrer : nombre de membres en baisse, difficulté à négocier avec les employeurs (passés d’une poignée d’exploitants à plusieurs centaines de sous-traitants), etc. De nombreux micro syndicats, souvent fantômes, sont apparus sur ce terrain laissé vierge par les syndicats affiliés à la Cosatu. En 2004, l’échec de la Saapawu a été consommé avec son intégration au sein de la Fawu (Food and Allied Workers Union), qui n’a jusqu’à présent pas réussi à enrayer l’effondrement du syndicalisme forestier. L’échec des syndicats à protéger les ouvriers forestiers est patent, et les causes sont à rechercher au moins en partie du côté de leur division alors que se produisait un changement structurel dans l’organisation du travail dans la filière.

19La publication, en avril 2006, d’une « détermination sectorielle » (sectoral determination), acte ministériel régulant les conditions de travail dans un secteur lorsqu’il a été constaté que les règles élémentaires de protection des salariés n’y étaient pas respectées, marque la reconnaissance par le gouvernement de l’incapacité des syndicats à représenter et à défendre les ouvriers forestiers. Le ministre a interdit que la rémunération à la tâche s’applique à l’ensemble du salaire, déclarant que le salaire minimum était incompressible et qu’il ne « [pouvait] tolérer l’argument des employeurs selon lequel le travail à la tâche sans rémunération minimale garantie permet d’assurer que des ouvriers “paresseux” réalisent ce qui leur est demandé [36] ». On peut cependant douter de l’impact qu’aura la détermination sectorielle dans un secteur où la faiblesse des syndicats et la précarité des ouvriers rendent improbable la dénonciation des infractions, alors que le sous-effectif de l’inspection du travail est de notoriété publique. Que cette intervention de l’État ait été nécessaire souligne cependant la dureté des relations de travail en milieu rural, également documentée ci-dessous.

Dans l’agriculture, échec de la sécurisation du foncier et du salariat

20En comparaison avec les deux secteurs précédents, l’histoire des travailleurs agricoles sud-africains s’inscrit autant, voire davantage, dans l’évolution de l’appropriation foncière que dans la législation du travail. En effet, l’histoire coloniale et l’expropriation des populations indigènes, en particulier depuis les lois foncières de 1913 et 1936 (Natives Land Acts), ont façonné leurs conditions de travail et de vie.

21Après la migration des Boers (le « Grand Trek ») au xixe siècle et l’appropriation de la plus grande partie des terres par les colons, nombreux étaient les ménages non blancs résidant en fermage ou en métayage sur les terres des agriculteurs blancs. Selon Van Onselen, certains de ces métayers étaient parvenus à développer une activité agricole productive et rentable [37]. Les lois de 1913 et 1936 délimitèrent précisément et attribuèrent 8 %, puis 13 % du territoire sud-africain aux non-Blancs, qui représentaient environ 80 % de la population. Ces lois confinaient les Coloured dans des réserves et les Noirs dans des bantoustans, où la tenure foncière était maintenue incertaine et où la pratique agricole était supposée rester communale. Si ces mesures avaient principalement pour but l’appropriation du restant de la terre par les Blancs, elles entraînèrent le déplacement de millions de non-Blancs et l’étouffement de la paysannerie noire [38]. Subordonnées et privées de ressources économiques propres, ces populations sont devenues un réservoir de main-d’œuvre pour l’agriculture et l’industrie blanches pour lesquelles, comme on l’a vu plus haut, un système de travail migrant depuis les réserves et bantoustans avait été établi. Si ces lois ont permis aux Blancs d’expulser des ménages noirs vivant sur leurs terres, elles ont également facilité le durcissement des conditions de travail. Les accords de métayage – considérés comme des pratiques généreuses envers les Noirs – ont ainsi été remis en cause et progressivement transformés en salariat agricole et, dans le Natal, en labour tenants, système dans lequel du travail est fourni en contrepartie d’une autorisation de résidence sur l’exploitation [39].

22Au crépuscule de l’apartheid, les conditions de vie des travailleurs agricoles (salariés ou labour tenants) étaient très fragilisées : en plus des 3,5 millions de Noirs expulsés de leurs terres entre 1950 et 1980, environ 1,4 million de personnes avaient été chassées d’exploitations blanches durant la même période et 730 000 personnes supplémentaires pendant les dix dernières années du régime d’apartheid [40]. En outre, jusqu’en 1994, les salariés agricoles n’avaient pas le droit de s’organiser ni de créer de syndicat. Leurs conditions de travail étaient plus que médiocres : tâches difficiles, journées de travail dépassant douze heures et salaires extrêmement bas. La relation entre ces salariés et les exploitants agricoles était caractérisée par la dépendance et le paternalisme [41]. Non seulement l’autorisation de résider sur l’exploitation était conditionnée par le travail, et se terminait donc avec la perte de l’emploi, mais les salariés s’approvisionnaient généralement auprès des exploitants, ce qui les entraînait dans un cycle d’endettement.

23Après 1994, la LRA et la BCEA ont apporté une protection légale aux travailleurs agricoles. Même si ces textes ne déterminent pas de salaire minimum, ils encadrent certaines pratiques : nombre d’heures de travail, abolition du travail des enfants, etc. En outre, afin de transformer la structure foncière du pays, mais également d’assurer une stabilisation politique, sociale et économique, le gouvernement a mis en œuvre une réforme foncière. À côté du transfert de terres, un programme de réforme de la tenure a été développé afin de sécuriser les droits fonciers des non-Blancs. Afin de protéger les salariés agricoles, le Parlement a voté en 1996 une loi sur les labour tenants (Labour Tenants Act, LTA) et, en 1997, une loi sur l’extension de la sécurité de la tenure (Extension of Security of Tenure Act, ESTA), qui encadrent les expulsions. À l’exception des personnes ayant travaillé et vécu plus de 20 ans sur l’exploitation, cette loi ne permet cependant pas de protéger le droit à résidence des travailleurs, mais garantit que les expulsions sont contrôlées par un tribunal. Enfin, en juillet 2003, des minima salariaux ont été définis et fixés par districts : entre 872 rands (97 euros) en milieu rural et 950 rands (106 euros) en voisinage urbain [42].

24Mais les lois destinées à protéger les ouvriers agricoles ne sont que rarement appliquées. Les expulsions continuent, voire s’accélèrent [43]. La Nkuzi Development Association estime qu’environ 930 000 salariés agricoles ont été expulsés depuis 1994, soit 13 % de plus que pendant les dix années précédant les élections démocratiques. Selon O’Keeffe, citant une étude de Social Surveys Africa réalisée en 2005, il y a eu 199 611 ménages expulsés de leurs terres pour 164 185 ménages ayant bénéficié des programmes de réforme foncière durant les dix premières années post-apartheid [44]. Seul 1 % de ces expulsions ont été signalées et ont suivi des procédures légales. La majorité des personnes expulsées habitaient et travaillaient depuis plusieurs générations sur les terres et ont ainsi perdu non seulement leur emploi, mais également leur logement. Selon la Nkuzi, seuls 8 % des expulsés ont retrouvé un emploi (et donc un logement) comme salariés agricoles, 14 % ont emménagé dans les anciens bantoustans et réserves où l’accès aux terres communales surchargées est incertain, 48 % se sont installés dans des townships et 30 % en ont été réduits à occuper des terres de façon illégale [45].

25Même si un syndicat des travailleurs agricoles, la Saapawu, intégré depuis dans la Fawu, s’est comme on l’a vu développé depuis 1994 et prétend avoir 30 000 membres (soit 4,5 % de la force de travail agricole), il n’a pas réussi à améliorer les conditions de travail dans le secteur. 68 % des salariés agricoles vivent ainsi dans une pauvreté extrême : en 2004, un an après la mise en place d’un salaire minimum, les salaires mensuels moyens étaient estimés à 529 rands (59 euros) pour les hommes et 332 rands (37 euros) pour les femmes [46] ; la SAHRC mentionne même des salaires de 60 rands (7 euros) par mois [47]. Des journées de onze à douze heures (sans compensation) sont courantes et le travail des mineurs existe toujours. Les règles de sécurité et d’hygiène ne sont que rarement respectées et les conditions de vie des salariés restent dans la majorité des cas très précaires : beaucoup sont logés dans des cases (souvent en tôle), sans électricité ni eau courante et sanitaires.

26Loin d’avoir atteint leurs objectifs, les nouvelles lois censées protéger les salariés agricoles ont, de surcroît, eu des conséquences négatives. On constate ainsi, depuis les élections démocratiques, une augmentation des expulsions en réaction aux changements politiques et législatifs. Ainsi, les incertitudes liées aux premières élections démocratiques en 1994, les lois LRA, LTA et ESTA et l’établissement d’un salaire minimum ont entraîné le doublement des expulsions annuelles [48]. En outre, ces lois et mesures ont attisé les tensions entre salariés et agriculteurs, exacerbant l’atmosphère de méfiance et de conflit. Afin d’éviter que les salariés ne se rallient à un syndicat et s’appuient sur les lois LTA et ESTA pour sécuriser leurs droits fonciers, les exploitants rendent leurs conditions de vie insupportables pour les forcer à partir ; ils démolissent les habitations, arrêtent l’électricité et l’eau, etc. De nombreux cas de violence (y compris de meurtre) ont été recensés, liés à la demande sociale des sans-terres et des plus démunis, aux inégalités grandissantes dans le pays, aux conditions de travail et de vie et aux relations entre exploitants et salariés agricoles. Ces mesures ont aussi induit des changements de pratiques et ont accéléré l’évolution de la division sociale du travail. Afin de limiter le nombre de salariés, les agriculteurs ont mécanisé leurs activités et se sont tournés vers des activités peu intensives en main-d’œuvre (comme les réserves animalières à vocation touristique). Le recours à une main-d’œuvre saisonnière et temporaire et à des salariés étrangers, surtout zimbabwéens et mozambicains (généralement employés illégalement), est de plus en plus fréquent. Ces derniers font l’objet d’abus rarement dénoncés. À cause des liens hérités de l’apartheid entre travail agricole et accès à la terre, les évolutions des conditions de travail y affectent, plus directement que dans d’autres secteurs, les conditions de vie et de reproduction des salariés et de leurs familles. C’est sans doute ce qui explique leur brutalité en réponse aux agissements des agriculteurs blancs [49], d’autant que leur faible syndicalisation les oblige à agir seuls.

Le paradoxe sud-africain et le désenchantement post-apartheid

27La transition sud-africaine a profondément affecté le salariat, et a été accompagnée par une précarisation des statuts et des conditions de travail, comme le montrent les trois études de cas présentées dans cet article. La portée de cette transformation du salariat ne saurait être sous-estimée dans un pays où la violence des relations de travail était la forme quotidienne de l’oppression raciale. Si l’avènement de la démocratie a répondu aux attentes de la majorité sur le plan politique, le droit du travail très protecteur dont s’est dotée l’Afrique du Sud n’a pas empêché l’exploitation de persister, voire de s’étendre, décevant les espoirs des travailleurs pauvres quant à l’amélioration des conditions de vie et de travail. Ce désenchantement procède, dans les trois secteurs analysés, de dynamiques spécifiques, qu’il est néanmoins possible de regrouper en deux tendances lourdes qu’on retrouve dans la plupart des domaines de l’économie et de la société sud-africaines : la libéralisation économique et le retrait de l’État, d’une part, et la spécificité sud-africaine fondée sur la ségrégation raciale, d’autre part.

28À partir de 1996, bien qu’elle n’ait été soumise à aucun plan d’ajustement structurel, l’Afrique du Sud a libéralisé son économie et s’est engagée à limiter le rôle de l’État aux seules fonctions régaliennes [50]. Les acteurs économiques sud-africains se sont adaptés de différentes façons à cette situation post-apartheid caractérisée non seulement par un nouveau contexte sociopolitique, mais également par une restructuration économique impliquant la fin du soutien actif de l’État et l’ouverture internationale. Le secteur privé y a répondu par la substitution du capital au travail, la création d’entreprises temporaires et, surtout, par l’externalisation de la main-d’œuvre, permettant la réduction des coûts et la flexibilisation du travail. Les entreprises ont ainsi anticipé une poussée des coûts du travail et une montée des droits professionnels. On a ainsi pu observer une précarisation rapide des statuts et des conditions de travail par le recours accru aux contrats temporaires, au travail informel ou à une rémunération à la tâche. Dans de nombreux secteurs, un mouvement se dessine vers une restauration de la docilité d’une main-d’œuvre peu syndiquée, qui permet de réduire sans cesse, et par des moyens pas toujours perçus par les ouvriers (comme le travail à la tâche), la part du revenu allouée au travail, alors que le salarié est contraint d’assumer une partie croissante du risque. Ces tendances sont particulièrement présentes dans le secteur minier et dans la foresterie, où les conditions de travail s’étaient améliorées pendant les années de luttes politiques et syndicales précédant la fin de l’apartheid. Cette réorganisation productive est en outre, dans ces secteurs, la seule alternative proposée pour réduire le chômage et la pauvreté. Cette première dynamique et ses implications ne se distinguent guère de l’évolution des conditions de travail dans d’autres économies « mondialisées », et procèdent, comme le notent de nombreux économistes et sociologues, d’une réorganisation inspirée par le « nouvel esprit du capitalisme [51] ».

29Les études de cas révèlent cependant des dynamiques spécifiquement sud-africaines, complémentaires des processus de libéralisation. S’il est certain que la concurrence internationale a pu dans certains cas motiver les réorientations, elles ont également été conditionnées, en particulier dans l’agriculture, par la peur de voir les subordonnés d’hier exiger de jouir des nouveaux droits pour redresser les maux du passé. En effet, le libéralisme et le retrait de l’État représentent l’exact opposé des politiques ségrégationnistes, instruments phares de la politique d’apartheid. Il y a là une des sources de la popularité du libéralisme parmi les élites sud-africaines, blanches comme noires : il faut défaire le Léviathan de l’apartheid avec une politique libérale qui limite les moyens de l’État. Mais on peut s’interroger sur la pertinence de cette rhétorique hostile à l’État dans un pays où les tensions sociales et raciales sont très fortes, et où la transition s’est faite sans transformation de l’appareil productif, des rapports sociaux ou des formes de revenu. La mise en œuvre de politiques économiques libérales facilite ainsi en Afrique du Sud la persistance de la hiérarchisation raciale et sociale au nom des prétendus bienfaits du libre marché. Les orientations politiques et économiques adoptées, ainsi analysées au prisme de l’évolution des conditions de travail, ne révèlent ni volonté, ni capacité de transformation profonde.

30À la différence d’autres pays, où les crises ont été des périodes de redéfinition du rapport salarial, entraînant la mise en place de nouveaux rapports de production, de nouvelles modalités de gestion de la main-d’œuvre et de nouvelles formes de consommation [52], on assiste davantage en Afrique du Sud à l’émergence de nouvelles formes d’emploi qui reflètent la continuité de la subordination raciale, sans reconfigurer le rapport salarial hérité de l’apartheid. Les nouvelles formes d’emploi présentant plus de précarité facilitent cette mise à l’écart et minimisent la transformation de la société sud-africaine. L’observation des workplace politics (« politiques du lieu de travail ») met en lumière des conflits sociaux dont la signification est essentielle pour éclairer les mutations (ou les immobilités) économiques et politiques du pays. Il semble ainsi utopique de vouloir restructurer la société sud-africaine sur la base de réformes limitées. Les secteurs peu syndiqués (l’agriculture) ou caractérisés par la perte de combativité des syndicats, liée à leur rapprochement avec le pouvoir, offrent de bons exemples : la simple édiction de mesures visant à protéger leurs droits n’a eu d’autre effet que d’accélérer la détérioration des conditions de travail et de vie des moins protégés.

31La précarisation du travail est d’autant plus inquiétante qu’elle s’accompagne du retrait de l’État et de la fin du paternalisme d’apartheid. Comme le remarque Barchiesi :

32

« Des paradigmes macroéconomiques ont fortement contraint la capacité du gouvernement à utiliser les dépenses publiques et les subventions sociales pour réduire la pauvreté massive et l’inégalité sociale résultant de la crise croissante de l’emploi au sein du pays. Le gouvernement ANC s’est […], ironiquement, coulé dans le moule des politiques sociales de l’ère de l’apartheid et […] promeut l’entraide communautaire et le support familial comme alternatives au chômage et à la dépendance aux dépenses publiques [53]. »

33Tout d’abord, en raison de la faiblesse historique de l’État-Providence, il subsiste en Afrique du Sud une forte solidarité familiale ou communautaire : la plupart des ouvriers travaillent pour soutenir leur famille – et là se situe une conséquence, difficilement quantifiable mais dramatique, de la précarisation du travail. La capacité de ceux qui travaillent à économiser des fonds pour leur famille a été réduite de manière dramatique, touchant ainsi un nombre important (mais souvent invisible) de dépendants, chômeurs et inactifs, qui comptaient sur cette aide pour leur survie. Pour les salariés agricoles et leur famille, cela se traduit même par la perte d’accès à la terre et au logement. Un facteur aggravant est l’accroissement de la population active lié à la féminisation de la main-d’œuvre [54] et au nombre important d’étrangers en Afrique du Sud. Femmes et étrangers remplacent les hommes du pays, qui n’arrivent plus à subvenir aux besoins familiaux avec des revenus diminués, dans les emplois les plus précaires. La crise du travail – chômage et précarité – enclenche ainsi une crise générale de la reproduction sociale.

34Les ouvriers décrits dans cet article sont devenus, au sens propre du terme, des « travailleurs pauvres ». Ces difficultés, communes à une large frange de la population, ne sont pas niées, mais on leur oppose, avec plus ou moins de « mesures d’accompagnement », un appel solennel à l’adaptation nécessaire : le travail doit devenir flexible pour être compétitif. Cette orientation économique est, aux yeux du nouveau pouvoir, la seule voie pour restructurer et dé-racialiser l’économie sud-africaine, et reflète le compromis sur la transition entre l’ANC et les grands conglomérats sud-africains [55]. L’idée de développer les PME noires grâce à la sous-traitance préférentielle (BEE) s’est imposée comme un dogme car elle est perçue comme participant d’une trajectoire nécessaire (la création d’une bourgeoisie noire), et comme un moteur de la transformation de la société ; elle a cependant aussi conduit à accroître la flexibilité et l’exploitation de la main-d’œuvre noire.

35À l’amélioration des conditions de travail dans les dernières années du régime d’apartheid, sous la poussée des luttes syndicales contre des pratiques despotiques souvent violentes, a donc succédé une précarisation qui expose les ouvriers à la violence sans visage du marché, une violence présentée comme nécessaire et qu’ils doivent s’imposer à eux-mêmes. Il apparaît, douze ans après la fin de l’apartheid qui avait érigé la segmentation du marché du travail et de la société en modèle, que l’inégalité et les écarts « de marché » ont perpétué un marché du travail duel [56]. L’ironie est saisissante : l’accès à de nouveaux droits politiques tant attendus est concomitant d’un effondrement des moyens matériels d’en user pleinement ! Cette crise du travail révèle la contradiction consubstantielle, et potentiellement déstabilisatrice, aux politiques économiques paradoxales que le gouvernement sud-africain a suivies depuis 1994, mêlant libéralisme économique et volonté de redistribution. La grève violente des agents de sécurité annonce sans doute les limites auxquelles ce modèle de développement pourrait se heurter dans les années à venir.

Notes

  • [1]
    J. Chiahemen, « South Africa general strike », Infoshop News, 30 mai 2006, www.infoshop.org/inews.
  • [2]
    N. Makgetla, « The challenge of employment and equity in the workplace », in South African Human Rights Commission (SAHRC), Reflections on Democracy and Human Rights : A Decade of the South African Constitution, Johannesburg, SAHRC, 2006.
  • [3]
    H. Wolpe, « Capitalism and cheap labour-power in South Africa : from segregation to apartheid », in H. Wolpe (ed.), The Articulation of Modes of Production, Boston, Routledge and Kegan Paul, 1980.
  • [4]
    N. Makgetla, « The challenge of employment… », art. cit.
  • [5]
    K. Von Holdt, Transition from Below. Forging Trade Unionism and Workplace Change in South Africa, Pietermaritzburg, University of Natal Press, 2003.
  • [6]
    N. Makgetla, « The challenge of employment… », art. cit.
  • [7]
    En 1983, ces mouvements syndicaux se sont consolidés par la formation d’un rassemblement puissant comptant plus d’un demi-million d’adhérents et 34 syndicats, le Cosatu. Voir E. Webster et G. Adler, « Towards a class compromise in South Africa’s “double transition” : bargained liberalisation and the consolidation of democracy », texte présenté dans le cadre du séminaire « Labour and popular struggles in the global economy », New York City, Columbia University, 17 novembre 1998.
  • [8]
    L’employeur est obligé de reconnaître un syndicat à partir d’un taux de syndicalisation de 50 % + 1 personne. Voir E. Donnelly et S. R. Dunn, « Ten years after : South African employment relations since the negotiated revolution », British Journal of Industrial Relations, vol. 44, n? 1, 2006, p. 1-29.
  • [9]
    E. Donnelly et S. R. Dunn, « Ten years after… », art. cit.
  • [10]
    K. Von Holdt, Transition from Below…, op. cit.
  • [11]
    Le secteur minier employait 489 000 personnes dans les années 1940 et 758 000 au début des années 1990, soit en moyenne environ 10 % de l’emploi formel sud-africain. Voir Statistics South Africa (SSA), Labour Force Survey, Pretoria, SSA, Statistical release P0210, 2006.
  • [12]
    B. Fine et Z. Rustomjee, The Political Economy of South Africa. From Minerals-Energy Complex to Industrialisation, Londres, Hurst, 1996.
  • [13]
    T. D. Moodie et V. Ndatshe, Going for Gold : Men, Mines, and Migration, Johannesburg, Witwatersrand University Press, 1994.
  • [14]
    W. Anseeuw, La reconversion professionnelle vers l’agriculture marchande et politiques publiques. Le cas des mineurs du Northern Cape, Grenoble, département d’Économie internationale, UPMF, thèse de Doctorat en Sciences économiques, 2004.
  • [15]
    J. Wilmot, Our Precious Metal : African Labour in South Africa’s Industry, 1970-1990, Londres, James Currey, 1992.
  • [16]
    Les concentrations de main-d’œuvre ont facilité l’organisation de syndicats puissants. Ainsi, la National Union of Mineworkers, créée en 1982 pour rassembler les mineurs, a longtemps été le syndicat le plus puissant d’Afrique du Sud et constitue un maillon essentiel du Cosatu.
  • [17]
    J. Hayem, « Fin de l’apartheid en Afrique du Sud : quels enjeux pour l’industrie minière et les mineurs sud-africains ? », in J.-C. Rabier, Actes du Colloque International de Béthune « Formes de mobilisation dans les régions d’activités minières », Lille, Université Lille 1, Ifresi, 24-26 mai 2000.
  • [18]
    SSA, Labour Force Survey, op. cit. Le nombre de mineurs s’est depuis stabilisé, principalement en raison de l’accroissement de la demande mondiale de titane et de platine, ainsi que de la montée des cours de l’or.
  • [19]
    W. Anseeuw, La reconversion professionnelle…, op. cit., p. 155.
  • [20]
    E. Webster et R. Omar, « Work restructuring in post-apartheid South Africa », Work and Occupations, vol. 30, n° 2, 2003, p. 194-213 ; E. Webster et K. Von Holdt (dir.), Beyond the Apartheid Workplace : Studies in Transition, Pietermaritzburg, University of KwaZulu-Natal Press, 2005.En ligne
  • [21]
    W. Anseeuw, La reconversion professionnelle…, op. cit., p. 149-152.
  • [22]
    J. Crush, « Contract migration to South Africa : past, present and future », Kingston, Queen’s University, South African Migration Project, rapport de recherche préparé pour le Green Paper on International Migration, 1997, www.queensu.ca/samp/transform/crush.htm.
  • [23]
    B. Streek, « Subcontracting explodes on mines », Mail & Guardian, 1-7 octobre 1999.
  • [24]
    W. Anseeuw, La reconversion professionnelle…, op. cit., p. 154.
  • [25]
    Ibid., p. 160-165.
  • [26]
    La « filière bois » comprend la foresterie et les industries de transformation primaires (scieries, papier, etc.). Le terme « foresterie », fréquent au Québec, est préféré dans cet article à celui de « forestage ». Ce dernier, utilisé dans le sud de la France, ne désigne en effet que la phase productive de l’activité (bûcheronnage-débardage), alors que la foresterie recouvre aussi la sylviculture, et correspond donc au terme sud-africain forestry.
  • [27]
    J. Mayers, J. Evans, T. Foy, Raising the Stakes. Impacts of Privatisation, Certification and Partnerships in South African forestry, Londres, International Institute for Environment and Development, 2001.
  • [28]
    B. Fine et Z. Rustomjee, The Political Economy…, op. cit.
  • [29]
    D. Chamberlain et alii, « The contribution, costs and development opportunities of the forestry, timber, pulp and paper industries in South Africa », Johannesburg, Genesis, 2006.
  • [30]
    E. Webster, « Defusion of the Molotov cocktail in South African industrial relations : the burden of the past and the challenge of the future », in S. Kurivilla et B. Mundell (eds), Colonialism, Nationalism and the Institutionalization of Industrial Relations in the Third World, Greenwich, JAI Press, 1999.
  • [31]
    R. Morkel, « The real reasons for outsourcing », SA Forestry, 2000.
  • [32]
    N. Pons-Vignon, « Forestry workers buckle under outsourcing pipedream », South African Labour Bulletin, vol. 30, n° 2, 2006, p. 27-30.
  • [33]
    Ibid.
  • [34]
    J. Clarke et M. Isaacs, « What role for forestry in reducing poverty ? Case studies of contractors in the forestry sector », Londres, International Institute for Environment and Development, 2005, p. 14.
  • [35]
    Au moment de la rédaction de cet article à la fin 2006, un rand valait 0,11 euros.
  • [36]
    Communiqué de presse publié le 15 mars 2006 sur www.info.gov.za/speeches.
  • [37]
    C. Van Onselen, The Seed is Mine : The Life of Kas Maine, a South African Sharecropper 1894-1985, New York, Hill and Wang, 1996.
  • [38]
    M. Legassick et H. Wolpe, « The bantustans and capital accumulation in South Africa », Review of African Political Economy, vol. 3, n° 7, 1976, p. 87-107.
  • [39]
    C. Bundy, The Rise and Fall of the South African Peasantry, Londres, Heinemann, 1979.
  • [40]
    Nkuzi Development Association, « National evictions survey », Pretoria, Briefing to Parliamentary Portfolio Committee for Agriculture and Land Affairs, 30 août 2005.
  • [41]
    A. Du Toit, « Farm workers and the agrarian question », Review of African Political Economy, vol. 21, n° 61, 1994, p. 375-388.En ligne
  • [42]
    Department of Labour, « Sectoral determination 8 : Farm worker sector », Pretoria, Ministry of Labour, document n° R 1499, 2 décembre 2002.
  • [43]
    Voir SAHRC, Inquiry into Human Rights Violations in Farming Communities, Pretoria, SAHRC, Rapport final, 2003 ; et Nkuzi Development Association, « National evictions survey », doc. cit, p. 10-14.
  • [44]
    P. O’Keeffe, « South Africa : nearly one million farm workers evicted since 1993 », World Socialist Web Site (WSWS), www.wsws.org, 24 octobre 2005.
  • [45]
    Nkuzi Development Association, « National evictions survey », doc. cit, p. 15.
  • [46]
    Ibid., p. 5.
  • [47]
    SAHRC, Inquiry into Human Rights…, op. cit.
  • [48]
    Nkuzi Development Association, « National evictions survey », doc. cit, p. 10.
  • [49]
    Depuis 1994, 500 propriétaires fonciers et exploitants agricoles auraient été assassinés. Voir Institute for Security Studies, Report on Farm Attacks, Johannesburg, 2003.
  • [50]
    Si la libéralisation a été amorcée en 1994, après les premières élections démocratiques, avec le Reconstruction and Development Programme (fin des subventions industrielles et agricoles, fin d’une politique de soutiens aux Blancs), elle a été accélérée en 1996 avec la mise en place de la politique économique Growth, Employment and Redistribution (Gear), visant la redistribution par la croissance, considérée par beaucoup comme un ajustement structurel que l’Afrique du Sud s’est imposée à elle-même. Voir J. Michie et V. Padayachee, « Three years after apartheid : growth, employment and redistribution ? », Cambridge Journal of Economics, vol. 22, n° 5, 1998, p. 623-636.En ligne
  • [51]
    Voir L. Boltanski et E. Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.
  • [52]
    R. Boyer, « Du rapport salarial fordiste à la diversité des relations salariales. Une mise en perspectives de quelques recherches régulationnistes », Cepremap, CNRS, EHESS, Série Couvertures Oranges, n° 14, 2001.
  • [53]
    F. Barchiesi, « The debate on the basic income grant in South Africa : social citizenship, wage labour and the reconstruction of working-class politics », texte présenté au colloque « Engaging silences and unresolved issues in the political economy of South Africa », Harold Wolpe Memorial Trust, Noordhoek, 22-23 septembre 2006.
  • [54]
    D. Casale et D. Posel, « The continued feminization of the labour force in South Africa : an analysis of recent data and trends », South African Journal of Economics, vol. 70, n° 1, 2002, p. 156-184.En ligne
  • [55]
    Voir à ce sujet le chapitre « Was the ANC trumped on the economy ? » in W. M. Gumede, Thabo Mbeki and the Battle for the Soul of the ANC, Le Cap, Zebra Press, 2005.
  • [56]
    T. Hinks, « Economic differences in terms of employment contracts : evidence from the 1999 October Household Survey », Johannesburg, NIEP Policy Brief, 2003.
Français

On ne peut rester insensible au progrès que représente, dans l’Afrique du Sud post-apartheid, l’adoption d’une Constitution et d’une législation très progressistes, à la pointe de la protection des droits civils, économiques et sociaux. L’analyse de l’évolution des conditions de travail au sein de trois secteurs (mines, foresterie et agriculture) indique cependant une précarisation accrue des statuts et situations des travailleurs. Le paradoxe est saisissant au regard des attentes importantes qui avaient accompagné la transition, et reflète la difficile restructuration de la société sud-africaine.

Nicolas Pons-Vignon
Institut français d’Afrique du Sud et Centre d’études africaines, EHESS
Ward Anseeuw
Cirad et Université de Pretoria
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 15/11/2012
https://doi.org/10.3917/polaf.106.0149
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