CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Dès le 25 novembre, R. a su qu’on allait vers des jours extraordinaires quand sont descendues en rangs disciplinés, de la ville haute et moyenne, des masses de gens déterminés et joyeux organisées sur la base de la proximité d’habitat. Elles convergeaient vers le stade municipal de Mahamasina pour le premier meeting tenu par le maire, Marc Ravalomanana, PDG de la firme laitière et agroalimentaire Tiko. La campagne officielle n’avait commencé que le 15 novembre, et pourtant on parlait de 100 000 manifestants.

2De fait, la participation électorale fut exceptionnelle (66,32% [1]) et l’on se prit à attendre fébrilement les résultats. Dès leur proclamation contradictoire, ce fut le début des défilés, le 4 janvier, puis l’investiture de M. Ravalomanana comme président de la République-bis au stade le 22 février. Vint enfin l’installation des « ministres-bis » au siège des différents ministères. Ce sont ces trois phases, intervenues de janvier à mars 2002, qui sont analysées ici. Convaincus que leur candidat l’a emporté dès le premier tour – ce que refuse d’admettre la Haute Cour constitutionnelle [2] –, les foules d’électeurs descendues sur la place du 13 Mai assureront, dans un contexte de grève générale, le soutien légitimant qui l’amènera à poser les gestes d’un président victorieux : investiture, choix d’un Premier ministre et mise en place d’un gouvernement. Se présentant comme le peuple en dissidence, les manifestants commencent à construire sans violence les formalités d’un autre pouvoir. En Occident, où l’affrontement est la règle et quasiment le moteur de la vie politique, cela impliquerait une certaine habitude de traiter de la société en termes de conflit civil ; or, à la place d’une grammaire politique du conflit, ce qui affleure à Madagascar et se trouve confirmé par le néotraditionalisme des années 1990 est une grammaire de l’ordre étayée par des classements hiérarchiques, ainsi qu’un idéal de réconciliation générale.

3Il n’existe pas non plus de tradition « carnavalesque » permettant d’exhiber sur un temps limité des figures d’inversion de l’ordre, de couvrir de ridicule la suffisance ou le mépris des grands. Enfin, le savoir-faire politique est difficile à inventer en temps de crise, car il a peu à voir avec les conduites ordinaires, faites de politesses appuyées, de stratégies indirectes et de longues négociations, préférées aux affrontements. Il semble donc qu’il ne puisse s’inventer en dehors d’une position souveraine d’exercice du pouvoir, qu’il faut d’emblée affirmer. Cette construction qui se fait en miroir, donc en double, est alors menacée d’être enfermée dans un processus de reproduction mimétique. L’imagination de la différence s’y trouve bridée par le souci d’une copie parfaite entraînant un effort de ritualisation de tous les gestes publics. À deux reprises, déjà, ce processus s’est produit, en 1991 et en janvier-février 2002. Si, la première fois, la constitution du double avait été contrée par l’enlèvement des ministres nommés, en 2002 Didier Ratsiraka joue l’usure. Dans les deux cas, en payant (avec retard, certes) la masse des fonctionnaires grévistes, le pouvoir cherche à « déresponsabiliser » les acteurs, à leur faire vivre ce qui fut une sécession, un refus net, comme une fuite dans l’imaginaire que côtoie, de manière risquée, leur ligne symbolique [3].

4D’où un ensemble de questions : sur quelle assise, sur quels gestes forts pousser assez loin la réalisation pour que l’emporte dans l’ensemble du pays et dans l’opinion internationale la conviction de la légitimation [4] du nouveau pouvoir par la base ? Nous camperons dans un premier temps les moments essentiels de constitution du pouvoir en double, puis nous discernerons, dans l’investissement de l’espace et la gestion du temps, des caractères qui nous paraissent propres à la construction malgache du pouvoir à partir de la rue. Nous en marquerons les modalités spécifiques à chacune des trois crises survenues depuis l’indépendance. En conclusion, nous nous interrogerons sur les rapports entre le politique et le religieux, instances fortement unies sous la royauté, puis découplées sous la colonisation et les deux premières Républiques, et réunies lors des crises de 1991 et d’aujourd’hui.

5Ces questions seront posées à partir d’un point d’observation central, la place du 13 Mai, site de rupture collective avec le pouvoir en 1972 et 1991, donc lieu de mémoire porteur de symboles susceptibles d’accréditer les événements nouveaux.

Les journées de Tananarive, entre manifestation et rituel

Les manifestations sur l’avenue de l’Indépendance

6L’avenue de l’Indépendance s’amorce au bas du jardin public pentu d’Ambohijatovo. Sur 1 500 mètres environ, elle dessine en centre-ville une perspective, qui fut triomphale et pionnière en son temps, jusqu’à la gare, signe éminent de modernité, aujourd’hui quasiment hors service. Achevée en 1936, elle a symbolisé l’emprise coloniale du fanjakana (pouvoir et administration) sur un espace plat, par opposition aux sentiers escarpés de la haute ville, qu’on laissait vieillir intacte, en arrière-fond, sur son acropole couronnée de palais royaux. Une domination s’est donc juxtaposée à une autre sans l’effacer. Des temples de pierre érigés sur les sites des martyres attestent une capacité ancienne de résistance religieuse au pouvoir. Deux cathédrales, anglicane et catholique, achèvent de faire de la moyenne et haute ville une vitrine chrétienne. Très large, bordée de bâtiments à arcades vieillis, l’avenue est trouée, en son mi-temps, par un terrain vague entouré de palissades. Là s’élevait l’hôtel de ville, qui fut incendié par de jeunes manifestants le 13 mai 1972. La place tient son nom de cette journée où les balles ont sifflé, et qui décida de la chute de la première République.

7Avant d’accéder à ce lieu convoité pour sa capacité de rassemblement, les manifestants passent l’épreuve du « lundi noir », le 7 janvier 2002, où les forces armées [5] cherchent vainement à empêcher une marée humaine d’envahir, au milieu de l’avenue, la place du 13 Mai. Les slogans sont chauds : « Le couvercle va sauter, l’eau de la marmite bout. » Les gens tiennent, les forces de l’ordre refluent. Elles deviennent ensuite invisibles ou, pour ce qu’il en reste, passives. Au cinquième jour des manifestations, le 11 janvier, le ton est trouvé. Comme rodés, quelques centaines de milliers de gens s’avancent, telle une houle dans le calme, préservant de manière quasi ostentatoire le décor urbain, les commerces, les biens de la famille Ratsiraka (la fameuse pâtisserie « La Marquise » !). Le défilé, solennel, se refuse au rotaka dévastateur (à l’émeute) et traite par le mépris les propos de D. Ratsiraka tenus le 9 sur LCI, qualifiant le tout (comme il le fit en 1991) de « chienlit », et comparant les tee-shirts portés par la foule aux chemises brunes du nazisme.

8Ce matin-là, précisément, le meeting tient de la grand-messe, car le FFKM, le Conseil œcuménique des (quatre) Églises, organise au stade un culte contre l’injustice et pour la nation. Le cardinal Razafindratandra lance alors : « Nous, le peuple, avons exprimé notre choix ; ils seraient fous, ceux qui voudraient aller à l’encontre. » Une fois encore, la foule avance, les pancartes, serrées, se succèdent, signalant les entreprises de la zone franche, les syndicats, les directions des ministères, les associations, les ONG, les écoles primaires, les quartiers. Chaque groupe tient à s’identifier, tandis que les banderoles portent des slogans en français, malgache, anglais, stigmatisant le népotisme du président, la corruption et la fraude et réclamant « vérité et transparence ».

9Occuper la place à volonté, c’est quasiment occuper le pouvoir, puisqu’en 1972 celui-ci a chuté à la suite de l’insurrection née sur ce lieu et qu’en juin 1991 des manifestations de grande ampleur firent une place à Madagascar sur les écrans de télévision du monde entier, en prélude à la décision de marcher sur le palais présidentiel de Iavoloha, distant de 20 kilomètres.

10Une tribune est dressée chaque matin sur l’épicentre du nouveau séisme. Des chanteurs, des humoristes alternent avec des chorales de paroisse dont les cantiques sont repris par la foule [6]. Quand arrive Ravalomanana, en fin de matinée, on partage un moment de culte, on écoute une allocution d’une trentaine de minutes, puis le podium est prestement démonté et la place est rendue à la circulation. Le 19 février, le dispositif s’enraie. Après l’annonce de la rupture des négociations avec le camp Ratsiraka, le maire-candidat recule devant l’autoproclamation et déçoit, si l’on en croit les sifflets et les cris de déception qui fusent. Le 20, revenant sur sa décision de temporiser, il annonce : « J’ai écouté les appels des pasteurs et des prêtres qui me disaient : “Prenez le pouvoir.” Je suis prêt à le faire [7]. »

L’investiture au stade de Mahamasina

11Le deuxième lieu de rendez-vous est donc le stade de Mahamasina, à deux kilomètres au sud-ouest de l’avenue. C’est au centre de sa pelouse qu’a lieu l’investiture de M. Ravalomanana, sur un dispositif de trois estrades, dont deux abritent une trentaine de députés, les quatre chefs des grandes Églises, des militaires (surtout retraités) mais aucun membre du corps diplomatique. Sur la troisième, devant quatre magistrats de la Haute Cour constitutionnelle, M. Ravalomanana prête serment selon les modalités de rigueur sous la troisième République. Parmi les articles de la Constitution de 1998, le plus important est l’article 48, alinéa 2 : « Devant Dieu et devant le peuple, j’accepte la charge de président de la République et je m’engage à donner toutes mes forces et ma sagesse pour l’unité nationale et les droits de l’homme [8]. » Le président reçoit la bénédiction des chefs religieux. Une foule serrée couvre la pelouse et les gradins du stade avec ses ombrelles de couleur, s’accroche aux pentes de 200 mètres de dénivelé séparant la ville haute du stade. Prières et cantiques alternent avec des danses au son des derniers « tubes » malgaches. Une tribune de religieuses se joint à la foule pour la « ola » qui fait ondoyer les gradins. Ravalomanana quitte le stade debout sur le marchepied d’une limousine blindée. Il salue la foule en brandissant la Bible. On voit beaucoup le drapeau national aux fenêtres. C’est la liesse sur le « 13 Mai » où se tient un bal populaire.

L’installation des ministres

12Troisième et dernier mode de déploiement dans l’espace : le 4 mars, 18 ministres sont désignés à l’ancienne résidence française devenue mairie. Ils sont présentés en compagnie du Premier ministre sur la place du 13 Mai, où ils reçoivent la bénédiction des Églises associées, puis ils sont invités à gagner leurs lieux d’exercice du pouvoir. Il est demandé aux manifestants de les accompagner en cortège aux ministères et, de fait, le 4, onze de ces ministres sont ainsi conduits par le Premier ministre et par une foule immense, quittant pour cette occasion la place. Le gouvernement « parallèle » avance donc à pied et non plus dans les habituels 4 x 4, en procession, avec en tête Jacques Sylla, puis les ministres, suivis d’un groupe compact de blanches silhouettes (ce sont les mpiandry [bergers] du Fifohazana, le Réveil protestant), et enfin de manifestants chantant et dansant. À chaque lieu d’installation, la continuité est marquée pour les spectateurs. La foule, assise, entonne des cantiques, des huissiers entrent pour dresser un état des lieux, puis les soldats censés garder la place s’écartent, laissant passer les mpiandry. Alors vient l’affrontement, insolite car le partenaire est invisible. Pièce après pièce, de fortes femmes, munies d’une bible, la tête couverte d’un linge blanc, lèvent la main et prononcent l’exorcisme chassant les forces démoniaques supposées être associées aux précédents occupants. Les locaux purifiés sont prêts pour un travail au service du Bien. La place est enfin laissée au Premier ministre qui installe le ministre dans son bureau. Chose étonnante, il le fait le plus souvent grâce à la clef aimablement transmise de la main à la main par son prédécesseur [9].

13Les fonctionnaires, en grève générale depuis le 28 janvier, entrent à leur tour dans les bureaux. La placidité des uns, la déférence des autres tranchent sur le contexte légal : la loi martiale a été proclamée le vendredi précédent ! Lourdement armés et casqués, les militaires ovationnés à l’entrée des ministères répondent parfois d’un geste ou d’un sourire. « C’est fou, le pouvoir appartient au peuple ! » s’écrie un jeune homme dansant devant le ministère de l’Information. Certains rient aux éclats et dansent, certains pleurent. Tout le monde croit rêver.

14Mais le rituel dérape dans la violence lors de l’investiture du Premier ministre dans ses locaux, situés à l’intérieur du parc de Mahazoarivo, à cinq kilomètres à l’est du centre-ville. La prise de cette Bastille tourne mal [10]. Tandis que J. Sylla est enfin autorisé, au terme de deux heures de négociation, à franchir le portail, la foule perd patience, s’inquiète, force le barrage militaire: bilan, 43 blessés et un mort.

15Le 7 mars, les ministres mis en place viennent remercier la foule du « 13 Mai ». Le mouvement d’instauration d’un pouvoir double s’étend ensuite aux directions de service des ministères, à la présidence de l’Assemblée nationale, au gouvernement de la Banque centrale. Vrai clonage, s’inquiète L’Express de Madagascar le 21 mars. Passant aux provinces et voulant procéder par le haut avec le remplacement des gouverneurs par des présidents de délégation spéciale, il se heurtera, dès le premier cas à Fianarantsoa [11], à une résistance acharnée, mobilisant des éléments de l’armée. Six morts apportent un démenti à l’idéal de non-violence des manifestants de la capitale. D. Ratsiraka n’en a pas moins tiré les conclusions de l’installation. N’étant plus maître du pouvoir dans la ville, il annonce le transfert de la capitale dans sa province d’origine, à Tamatave. Les ministres, à l’exception de quatre démissionnaires, tous merina, gagnent la ville côtière.

16Bien entendu, l’action populaire est perçue négativement par les autorités. « On ne peut pas prendre le pouvoir par la rue », dit le président du Sénat aux médias, tandis qu’un responsable de la présidence, sous couvert d’anonymat, qualifie ensuite la cérémonie de « coup d’État » et de « mascarade » (dépêche AFP du 25 février). Ils ne tiennent pas à voir que ces innovations produisent du sens, que les défilés, l’investiture et les cortèges d’installation actualisent des constantes anciennes du politique et visent à rompre ainsi avec la comédie (ou la diablerie) de la politique politicienne. La population s’est mobilisée pour voter, manifestant par là qu’elle adhérait pour une large part au système de représentation démocratique. Méfiante à juste titre, elle a entretenu une forte pression autour de l’attente des résultats. Quand ils sont annoncés, elle en récuse l’authenticité et cherche à rendre visible le lien entre une nouvelle tête et sa base sociale.

Descendre dans la rue à Tananarive

La visibilité du lien de souveraineté

17Manifester, c’est ici comme en Occident [12] se déployer en foule dans l’espace, mais avec certaines spécificités que rendent bien les réticences à l’égard du vocabulaire politique français passé en malgache. Miliba, formé à partir de « liberté », signifie « prendre ses aises ou vagabonder ». Revolisiona (« révolution ») est très négatif dans une société où l’ordre est fondé sur une stricte hiérarchie, qui fut menacée le temps d’un court règne (1861-1863) placé précisément sous le signe de la liberté et de l’influence française. Manifester, c’est plutôt rendre manifeste, visible, un nouveau rapport de souveraineté. Dans l’Imerina ancienne, la souveraineté, mot porteur d’images très fortes, se traduisait dans la capacité à faire monter les sujets au lieu de résidence du pouvoir pour des kabary (échanges publics suivis de l’énoncé de décisions royales) ou pour un travail collectif sur les canaux et les digues, la construction d’un palais. Sur l’immensité vide des Hautes Terres, les hommes étaient des richesses stratégiques qu’on exhibait. Dans un but d’intensification du travail et du lien politique, on les obligeait à se tenir quasiment à portée de main, au centre du royaume. Ce que j’aime, « c’est que la population qui me sert soit nombreuse », insistait le grand refondateur du politique que fut Andrianampoinimerina, mort au début du xixe siècle. « Les gens constituent mon bien [13]. » Vrai moteur de la vie politique, le kabary[14], déplaçant parfois tout l’Imerina, signifiait, « par sa simple tenue, la capacité royale à rassembler la population en une unité dont l’existence physique formidable devenait soudain perceptible [15] ». Le déploiement a ici le même but. Les chiffres évaluant la foule en 2002 (un demi-million, voire un million) rendent cette impression et sont de portée symbolique, même s’il y eut de fait plusieurs fois au moins 500 000 participants. Il s’agit de « mille fois la “ville des mille” [16] ». C’est pourquoi la moindre contestation de leur ampleur sera vilipendée. Les journalistes étrangers, dont ceux de RFI, en feront les frais [17].

18La démonstration a contrario sera apportée le 5 février avec brio après l’annonce par le cardinal d’une « journée ville morte ». L’espace public se vide. Faire le plein, faire le vide, c’est « démontrer au pouvoir en place que c’est nous qui dirigeons ce pays [18] ». « Que le peuple exécute les ordres que je donne » (à l’antenne de RFI). Sur la place du 13 Mai se constitue en effet un autre « corps souverain ». Son nom est « peuple de Dieu ». De ce peuple, « Marc, élu de Dieu » ou « notre seigneur », comme disent les banderoles et les graffitis, sera le maître (ce que signifie le terme tompo).

Le temps suspendu

19Pareille opération est incompatible avec les affaires courantes; elle exige une suspension dans le cours du temps. On pensera à ce retour au chaos symbolique qui séparait, partout dans l’île, la mort d’un souverain de l’intronisation de son successeur, avec l’interdiction de pratiquer de nombreuses activités. Mais ici la grève générale pointe surtout le refus de travailler pour « l’Autre », alors que le lien de souveraineté reconnu oblige normalement au travail, forme primordiale de service dû à l’État. Les fonctionnaires sont les premiers à se croiser les bras, imités par les ouvriers de la zone franche et des industries de la capitale. Travailler en cette période, ce serait travailler pour deux maîtres, c’est-à-dire ne pas peser sur la partie politique qui se joue. On passe donc du tout économique, dont la nécessité, liée à l’accroissement du PIB, est assénée tous les jours comme vérité d’Évangile dans les médias, au tout politique qu’est l’établissement du lien de souveraineté. Et comme cette grève n’apparaît pas dramatique aux gens de la place, ce temps serait plutôt celui d’un dimanche prolongé [19], et la « manif » un culte qui descend dans la rue.

20De ce singulier dimanche – étalé sur deux mois en 2002, sur sept mois en 1991 – où l’on met toutes ses forces à manifester, le bilan économique se traduit chaque fois par une régression dramatique qu’il faut rattraper sur cinq ou six ans, bref, disons-le clairement, un non-sens aux yeux des experts et opérateurs. À un chercheur de Sciences Po qui demandait : « Et si cela durait des mois ? », une personnalité des Forces vives répondit en 1991 : « On s’en fout ». Dans le milieu des opérateurs, certains de s’exclamer en 2002 : « Vous ne me direz pas que trois jours de grève générale ne suffisent pas à faire tomber un pouvoir ! » Et, venant d’un diplomate : « C’est inimaginable qu’un gouvernement ne démissionne pas après deux semaines de grève générale qui paralyse la vie nationale entière et de surcroît avec plus d’un million de gens dans la rue [20]. » Une première réponse consisterait à rappeler qu’en 1991 les fonctionnaires ont été payés, même si ce fut avec quelque retard, ce qui peut paraître stupéfiant [21].

21La longueur des crises n’en reste pas moins singulière et dramatique par ses effets [22]. Il faudra deux ans pour arriver à une nouvelle Constitution et à des élections présidentielles en 1991-1992. Ajoutons, pour la crise actuelle, dont on ignore le terme, le temps de préparation invisible qui a précédé cette irruption de la foule dans l’espace public. Des mois de consultations et conseils réciproques entre amis, collègues, parents, pour convaincre les indécis et peser sur eux, entraînant un basculement invisible de l’opinion. Soudain, il devient honteux de balancer ou d’être minoritaire dans une société qui, pour ce type d’action, fait fond sur l’exigence ancienne d’unanimisme [23]. L’individu a en temps normal une conscience aiguë de sa fragilité et de son impuissance face au fanjakana, dont l’image est analogue à celle de Bula Matari au Congo. Il s’exprime peu, par crainte de voir ses confidences trahies. À l’inverse, puisqu’on est « tous ensemble », il n’y a plus de danger ; l’individu jubile au sein de ces immenses assemblées, découvrant qu’il n’existe pleinement que comme une pièce indispensable du corps social.

Une stratégie d’usure

22Comment comprendre la stratégie des adversaires ? La rue, en Occident, a le privilège de la rupture, de l’initiative, du mouvement. Le vocabulaire de la manifestation est celui, métaphorisé, de la guerre, tandis que, à Madagascar, que fait le prétendant au pouvoir ? Il a tout intérêt à bouger, à se montrer, à susciter d’autres rassemblements. Que fait le pouvoir en place ? Il est tenté par l’immobilisme, qui permet de réfléchir, à Iavoloha en 1991 comme aujourd’hui à Tamatave. Le conflit, vu en Occident comme le domaine de l’imprévisible, est compris par les stratèges malgaches comme obéissant à une nécessité interne que F. Jullien appelle, à propos de la Chine, « la propension des choses », qu’on peut prévoir et donc accompagner. On attend que toutes les possibilités d’une situation soient apparues, que l’autre, en faisant le premier pas, se démasque [24].

23Comme dans les danses merina kilalao[25], on avance au plus près, on recule, on évite de se toucher. Cette très longue patience (qui est également l’arme des faibles, du paysannat) use l’autre et rapproche de manière quasi invisible du dénouement. Ce déroulement permet accessoirement de ne pas personnaliser la responsabilité d’éventuels actes graves – comme tirer, tuer – mais d’en diluer le poids. Ce sont les circonstances qui auront fait que… et non les acteurs. De nouveau, ici, s’impose le danger du temps long, avec les accusations fatales d’incurie, de faiblesse, etc.

L’installation du pouvoir en double

24L’attente est consacrée à l’installation de ministres pour lesquels on retrouve la tradition du cortège attestataire. Ce pouvait être en Imerina de gigantesques tournées royales, entraînant des milliers de sujets (à Manerinerina, Fianarantsoa et Andevoranto sur la côte Est), marquant le territoire des signes rituels de la domination [26]. Ce sont des cortèges accompagnant les puissants, car un « grand » ne s’aventure, encore aujourd’hui, jamais seul dans l’espace public. L’Ouest a maintenu cet usage pour les rituels du bain des reliques royales, en Menabe comme à Majunga, où les objets rituels (tambours, clefs…) sont collectés sur le territoire au fil de processions. Le mouvement de Réveil de Soatanana, en Betsileo, a conservé cet usage de blanches processions reliant la « maison du trésor » au temple imposant. Dans la capitale, si inventive en termes d’hybridation d’imaginaires, les défilés sont le véhicule des innovations. À la charnière entre contestation et légitimation, nous évoquerons un défilé organisé par le futur Radama II en 1848, quand il n’était pas encore l’héritier désigné d’une mère traditionaliste dont le long règne (1829-1861) eut des conséquences dramatiques pour l’île. Sous le prétexte d’inaugurer des travaux par un carnaval importé, il joue dans ce cortège le rôle de roi de la fête et donne à regarder en images la présentation d’un programme de « bonne gouvernance » inspiré du christianisme, associant philanthropie et libre-arbitre [27]. Mais le sens attestataire des cortèges peut aussi s’inverser en cas d’urgence. Des foules d’esclaves et de serviteurs possédés par les ancêtres royaux parcoururent en 1863 l’Imerina et la capitale pour « manifester » contre l’interruption des grands festivals (bain, circoncision) par le prince libre-penseur devenu Radama II [28].

25Contestataire sur un autre mode que la manifestation, le cortège ne s’attaque qu’indirectement au pouvoir en place en mimant le rapport à un pouvoir supérieur (en ce cas: ancestral). Pour beaucoup, lors des manifestations de 2002, Ravalomanana devient l’émissaire de Dieu, et à ce titre le représentant d’un pouvoir supérieur. La solennité des processions d’installation de ses ministres renoue avec celle des anciennes formes de pouvoir, qui étaient toujours mise en relation de l’autorité d’un homme avec un lieu précis. L’ensemble de ces caractères constitue un modèle que l’on voit s’enrichir de 1991 à 2002. Le contraste avec le style de mai 1972 n’en est que plus flagrant.

La place du 13 Mai, symbole de trois crises: 1972, 1991, 2002

Les journées de mai 1972

26La place est un lieu de mémoire pour deux générations. Le rapport des événements actuels à ceux de mai 1972 qui lui ont légué un nouveau nom semble intime dans le fond, mais très distant dans le style. La journée du 13 mai 1972 [29] apparaît comme la dernière et la plus efficace des manifestations anticoloniales, celle qui condamne un régime car il a fait tirer sur ses enfants. On l’a d’ailleurs identifiée à la « vraie » indépendance, par opposition à l’indépendance octroyée de 1960. Ce n’est pourtant pas cet affrontement qui sera magnifié dans les commémorations ultérieures mais celui de 1929 [30], où des militants nationalistes défilent pour la première fois en chantant l’Internationale et la Marseillaise. Déjà inscrite dans la vulgate nationaliste, cette manifestation sera récupérée par l’Arema sous la double étiquette progressiste et anti-impérialiste.

27Les journées de mai 1972 ont, elles, été volontairement oubliées. Leur portée était révolutionnaire. Un versant libertaire inspirait nombre de banderoles (ainsi, « Nous n’acceptons pas le despotisme », sur celle, unique, ouvrant le défilé du 6 mai). Leurs leaders avaient prouvé leur inventivité musicale, inspirée du protest song américain, leur virtuosité verbale avec des tracts virulents mêlant analyses idéologiques et verlan, leur virtuosité de techniciens de la « manif » enfin. Ils savaient comment tenir la rue pour l’avoir entendu dire par les jeunes coopérants opposants à la guerre d’Algérie ou anciens de 1968. Formés par un enseignement français dont la place était restée inchangée, ils allièrent la culture de la rue française avec la maîtrise « par le bas » de la rue, terrain d’action des Zoam [31], et l’emportèrent ainsi, à coups de pierres et de cocktails Molotov, sur les Forces républicaines de sécurité. Du jamais vu à Madagascar ! Les jeunes de 1972 manifestaient par ailleurs une certaine impertinence à l’égard des instances traditionnelles de contrôle : la famille, les hiérarchies ecclésiales. Le climat de laïcité des études françaises avait développé des « esprits forts ». Laïc, le régime était une république d’instituteurs.

28Cette génération montante exalte enfin une figure du peuple incarnée dans le mot fokonolona[32], signifiant « communauté villageoise », dont le pouvoir d’évocation revêt une dimension mystique pour les petits-bourgeois urbains. Les paysans détiennent à leurs yeux l’authenticité du savoir-faire nécessaire à un pouvoir malgache: délibérations où chacun s’exprime à son tour, décisions prises à l’unanimité.

29Cet effort d’« imagination instituante [33] » sera démenti par la réforme (dénaturée) du fokonolona, qui laissera les sociétés rurales sans moyens. La répression des manifestations urbaines et le constat des effets pervers, à long terme, du recours à la violence, qui avait été un jeu dangereux en 1972, atteignent étudiants et lycéens. Décidés à tenir un meeting en 1981 sur la place du 13 Mai en raison de sa valeur de symbole, ils se heurtent aux forces de l’ordre. On compte sept morts en une semaine. L’inquiétante mémoire du 13 mai a été dès lors occultée. La place, surpeuplée, occupée par un grand marché du vendredi devenu permanent, par des sans-logis, des prostituées et des voleurs à la tire, sombre dans le délabrement. Inventive, impertinente, la génération 1972 s’est vécue comme une génération perdue.

De la violence maîtrisée à la prise de pouvoir non violente de 1991

30Les débats se recentrent, après 1980, sur la ville (et non plus les campagnes) comme lieu privilégié d’où penser la nation, et sur les méthodes possibles de résistance à la violence de l’État. L’identification à l’Asie chez les Merina, dont la présentation de soi est très contrôlée et réservée, permet de marquer la distance vis-à-vis de la violence régnant en Afrique [34]. Un rejet est affirmé dans la seconde moitié des années 1980 à l’égard de ce que A. Mbembe appelle l’« imagination instituante de l’état de guerre [35] », c’est-à-dire non ses aspects empiriques mais ceux relevant d’une « expérience culturelle générale formatrice d’identité au même titre que la famille, l’école ». La hantise du « passage à l’acte », toujours imaginé comme un recommencement du cauchemar de 1947 (dont certaines composantes mineures sont de guerre civile), avec en surimpression les images télévisées ultérieures du Rwanda et du Congo, sert à tous de garde-fou. L’imaginaire instituant revient, à Madagascar, à la souveraineté restauratrice de l’ordre, de la justice, voire des hiérarchies statutaires.

31Liée à l’Asie grâce aux films de kung-fu, puis à la fondation sur place de nombreux clubs d’arts martiaux, l’idée de résister par l’exercice de la violence maîtrisée fait des adeptes. Le massacre des Kung-Fu en 1985 (voir encadré) amène une éclipse, puis le courant trouve un nouvel enracinement dans les milieux religieux, où se multiplient les sessions. C’est alors qu’on apprend à s’asseoir par terre dans les meetings de la place du 13 Mai, évitant ainsi les mouvements de foule et les débordements. Mais on ne fait que reprendre sans le savoir, avec le mot « sit in », la position accroupie ou assise des auditeurs de kabary[36]. C’est aussi l’époque des dénouements politiques en douceur, aux Philippines, en Tchécoslovaquie, au pied du Mur de Berlin.

32À la faveur de la levée de la censure, sur un fond de mieux-être sensible dès 1989, la population relève la tête. On veut une nouvelle Constitution, de vraies élections. Celles qui viennent de se dérouler, truquées, ont accordé à peine plus de 62 % à Ratsiraka. Les maigres défilés rituels du 1er mai 1991 cèdent la place, en juin-juillet, à d’énormes manifestations où les catégories sociales sont indistinctes. Le « 13 Mai » est occupé chaque matin par la marée des jeunes en jeans [37]. Le Lumpenproletariat a disparu. On commence avec un culte œcuménique, des cantiques du Réveil, ainsi que celui, catholique, de la Nouvelle Jérusalem. Cette masse compacte, c’est le peuple de Dieu et non plus celui du président. La citation biblique sans cesse reprise provient du livre de l’Exode (33, 12): « Fais monter ce peuple. » Identifiant le peuple malgache aux Hébreux prisonniers du pharaon en terre d’Égypte, elle désigne en négatif D. Ratsiraka comme un pouvoir étranger, illégitime, qui ne pourra résister au bras de Jéhovah. Une deuxième citation illustre la force divine : à la demande de Josué, Dieu fit tomber les murailles de Jéricho. Il reste donc à tourner (manifester) dans la ville et, le septième jour, tomberont les murailles du pouvoir. Les responsables de ces cultes qui ritualisent les manifestations sont les quatre chefs religieux du FFKM, le Conseil œcuménique des Églises, dont la présidence est tournante [38]. Fondé en 1979, il a su devenir crédible, du fait de la substitution des Églises à l’État défaillant en de multiples domaines qui fait d’elles et de leurs ONG un deuxième fanjakana.

33Le discours politique n’en conserve pas moins sa spécificité dans la deuxième partie des meetings. Trois anciens briscards trouvent encore grâce, au prix d’un retournement risqué contre le président, et siègent parmi un carré de personnalités. Le pasteur Andriamanjato, orateur magique d’un des grands temples de la haute ville, entré en politique, au congrès de Tamatave, en… 1958 en fondant l’AKFM, joue de sa double étiquette, politique et religieuse ; le général et ancien Premier ministre Rakotoarijaona est l’inoffensif représentant d’une armée divisée et paupérisée, enfin Albert Zafy, professeur de médecine, sera président de la troisième République. Pasteur, militaire, professeur : ces statuts honorifiques légitiment pour la dernière fois des leaderships d’influence.

34On ne sait à qui revient l’idée de créer un « pouvoir en double ». Il ne s’agit en tout cas pas d’un shadow cabinet à l’anglaise. Celui-ci regroupe les membres de l’opposition parlementaire reconnus pour leur influence dans tel ou tel secteur de compétence [39]. Ici, les ministres sont issus de la société civile, à la faveur de deux mois de manifestations. À la fin juin, six ministres sont donc désignés sur la place, puis enlevés par le pouvoir ratsirakiste en guise de rétorsion. Le 23 juillet, un ancien chef d’état-major disgracié est proclamé chef de l’État et Zafy Premier ministre. Le 8 août, trop tard, Ratsiraka pressent de son côté un nouveau Premier ministre. L’ensemble composite issu de la société civile, intitulé les « Forces vives », entame alors une marche vers la forteresse-palais présidentiel qui se terminera le 10 août 1991 dans le sang, entraînant le discrédit international du régime.

35Les Églises ont fourni jusque-là l’encadrement cultuel qui permet de rompre avec les usages codifiés de l’espace et du temps, de prendre la rue sans que les manifestions soient pour autant qualifiées de révolutionnaires. C’est leur présence, gage d’honorabilité, voire de légitimité, qui a rallié plusieurs générations et non la seule jeunesse. Une certaine retenue permet au FFKM de jouer un rôle de médiateur entre le président et les « Forces vives » de l’opposition, au mois d’octobre, pour aboutir à la convention instituant un gouvernement de transition.

36Il en ira tout autrement par la suite. Le FFKM fournira la masse des participants, tous les présidents de commission (en général des pasteurs) et une grande partie de leur argumentaire pour le Forum de 1992 qui met au point la nouvelle Constitution. Au regard des tâches de médiation ecclésiales, fréquentes à l’époque en Afrique noire dans les Conférences nationales [40], parfois dirigées par des prélats, ou encore en Allemagne de l’Est, le FFKM va beaucoup plus loin. Il avait, dès ses débuts, assumé un rôle critique beaucoup plus marqué que la plupart des Églises africaines, à l’exception de l’Église catholique au Zaïre. Le vendredi saint, des incendies symboliques (trois temples, plusieurs églises) sont allumés pour protester contre l’ouverture du Forum. La manifestation, durement réprimée, se solde par plusieurs morts et, parmi les blessés, on compte le vieil homme vénéré qu’est Monja Jaona. Le vingtième anniversaire du 13 Mai passe inaperçu.

37Albert Zafy, élu président, fera par la suite preuve d’incapacité à faire des choix et à assumer une image nationale ; son entourage sera dénoncé pour malhonnêteté. Dès lors, les critiques concernant la transition « ratée », un temps refoulées, seront entendues. Les laïcs catholiques reprochent au clergé autochtone son cléricalisme triomphaliste et son absence de sens du politique [41]. Sous sa houlette, les jeunes ont vécu le lyrisme fusionnel de l’harmonie sociale tout en écoutant d’insipides sermons, tandis que repartait la crise économique et que s’accroissaient les écarts sociaux. Du côté protestant, les partisans de la neutralité en politique attirent des adeptes vers les Églises nouvelles, dont certains pasteurs, mêlés aux jours de 1991 et à la préparation du Forum, sont furieux d’être ensuite écartés. Ils prêchent la rupture avec le politique, la construction d’une communauté pure, vraie et sainte, à l’écart du monde. Tout le monde ou presque oublie que, dans un pays où la moitié seulement de la population est chrétienne, pas une référence n’a été faite aux cultes autochtones, pas un représentant n’a été convié à ce titre. Quelle différence avec la Conférence nationale du Bénin dont on dit s’être inspiré !

38Il apparaît au terme de ce bilan que, même si la dénonciation par les ratsirakistes d’une dérive vers un Front chrétien du Salut analogue au Front islamique d’Algérie relève de la calomnie, les Églises prêtent le flanc à la critique de citoyens désireux de plus de neutralité [42]. Que dire alors de leur attitude en 2002 !

Les événements de 2002, répétition inattendue ou volontaire ?

39Les événements de 2002 nous apparaissent, dans cette série, à des années-lumière de ceux de 1972 [43], étroitement parents avec ceux de 1991, même s’ils n’interviennent pas « hors saison » mais sont liés à la régularité du déroulement des élections. Ils en accusent beaucoup de traits : affirmation du lien de souveraineté sur la place réhabilitée par la coopération japonaise et vidée de tout étalage par deux maires successifs, entrée dans le « temps suspendu » et cortèges pour les ministres. Les politiques, acteurs vieillis, sont repoussés dans les coulisses par une figure unique de candidat-président. Le FFKM est au rendez-vous, avec calottes, vêtements liturgiques et croix de procession. L’espace [44], le temps, l’ordre du discours se trouvent unifiés comme sur un théâtre par les signes religieux. Les références restent vétéro-testamentaires, avec un accent mis sur l’alliance. L’imaginaire instituant de la démocratie est aux prises avec l’avancée d’un autre langage de contenu religieux qui ne part pas du bas, du concept de peuple souverain, mais du haut, de la souveraineté divine [45]. Pourvoyeur majeur de sens, il vise la descente du pouvoir divin au sein des hommes, de la cité céleste au sein de la cité terrestre. Dans une aire vidée de ses concurrents, M. Ravalomanana est l’homme providentiel appelé dans ce but. La ville se reconnaît en lui.

40La nouveauté de 2002 tient dans la sublimation de l’image unique de « Marc », identifiable à celle de l’évangéliste éponyme dont il tient sa devise : « Ne crains point ; crois seulement », apposée sur tous les véhicules du groupe. Vice-président de l’Église FJKM, l’homme est connu pour ses talents d’opérateur économique, mais plus encore peut-être pour son efficacité dans le marketing de ses produits. Ainsi, se demandera-t-on, n’est-ce pas en fin de compte lui-même que promeut Ravalomanana par le détour de Dieu ? N’est-ce pas en lui-même qu’il demande de « croire », avec cette portée très forte du verbe mino, dont le radical ino signifie « acquiescer sans réserve ». Tous les soirs, sur MBS, sa station privée, est répété le slogan « Momba antsika Andriamanitra » (Dieu est avec nous), qui récupère Dieu dans un camp. La figure de D. Ratsiraka est désormais celle du mal et non plus celle du pharaon, pouvoir étranger au peuple. Cette aura maléfique s’étend à son entourage, comme on le perçoit lors de l’investissement des ministères, avec le rituel d’exorcisme confié au Réveil. Il serait logique que le rituel ne s’attache pas aux seuls objets mais frappe les responsables. Or, on a concilié deux codes de sens opposé : poignée de mains et remise de la clef signifient que les partenaires appartiennent au même champ politique et qu’il y a continuité !

41La campagne serait donc en fin de compte un chef-d’œuvre de communication, la première à s’être déroulée sur fond de téléphones portables et de radios privées informant le service d’ordre, muni d’oreillettes, des consignes de la journée, des mouvements à opérer, voire des dangers. La communication se met aussi au service des rites. La ritualisation garantit toujours que la rue n’est pas révolutionnaire, elle aide à respecter la non-violence, mais elle porte aussi au rang de vérités d’Évangile le contenu de la communication selon laquelle le candidat a obtenu 52 % des voix dès le premier tour. Elle s’étend à l’investiture présidentielle, rituel religieux dans le rituel républicain, avec la bénédiction des chefs d’Église, pour en surdéterminer le sens. L’armée n’existe pas, elle est comme dissoute. L’investiture se déroule à Mahamasina, lieu du couronnement royal où le souverain montait sur une pierre sacrée. Lui aussi s’autoproclamait. C’est ici qu’en 1868 s’assit Ranavalona II, entourée par les représentants du peuple, les juges, les militaires, les missionnaires (un peu en retrait) et les pasteurs protestants, la Bible à sa droite, posée sur un guéridon, sous une banderole marquée d’une citation évangélique [46]. La fraction protestante de la population urbaine, dont l’homogénéité ethnique est restée sidérante pour une vieille capitale [47], est apte à rapprocher les deux événements et les vit sans doute avec d’autant plus de fierté et de jubilation.

42La conception en double du pouvoir, déployant ses virtualités, est montée jusqu’au président et descend dans les profondeurs des services publics. Le camp d’en face, surpris par l’ampleur de la vague, s’est replié sur un contre-scénario qui sert de parade face à la séduction de la non-violence, exaltée désormais en direction de l’étranger comme un absolu lié à la culture malgache par M. Ravalomanana et ses ministres [48]. Face au canon des Écritures, D. Ratsiraka brandit l’absolu respect de la lettre de la loi. Puis il se retire en province, territorialisant la rivalité entre le pouvoir et son double, mais il échoue à développer, sur ses bases côtières, l’exhibition du rapport de souveraineté joué dans la capitale. À une stratégie du mouvement, qui aurait consisté à se déplacer très vite vers les grandes villes côtières, dès le lendemain de la proclamation des résultats du premier tour, et à visiter les rois de l’Ouest, Ravalomanana et ses conseillers ont préféré la prudence. S’ils répondaient de la place du 13 Mai, ils n’étaient pas sûrs des assemblées de province. Dès lors, il faut du temps, beaucoup de temps, pour se mesurer à distance. Le processus des danses kilalao se joue désormais entre deux pouvoirs que retient la peur de déclencher l’« événement » sanglant. L’attente est décidément un maître mot chez les grands. Mais en bas, sans travail dans la zone franche, sans route pour écouler les récoltes, sans électricité ni médicaments, comment attendre ?

43Avant d’atteindre ce degré de paralysie, la crise s’est déroulée sur le mode de la répétition, avec à l’affiche le même acteur principal, D. Ratsiraka, le FFKM prenant parti quasiment d’emblée pour son challenger, la foule convaincue de la place et, apparaissant déjà dans le « gouvernement bis » ou agissant à Dakar, des personnalités politiques rompues aux astuces du marchandage. Certes, on peut avancer l’hypothèse de raisons structurelles pour expliquer ce retour : le président ayant plus que jamais placé ses hommes à la tête des institutions, l’armée étant plus que jamais divisée, ainsi que les partis, les Églises ne constituent-elles par le recours unique de la société civile ? Pourtant, le FFKM a annoncé qu’il ne soutiendrait aucun candidat. Il a certes publié dix critères de choix – dont l’intégrité, l’honnêteté, une bonne santé, ce qui équivalait à détourner les électeurs de Ratsiraka –, mais laissait le choix, si on l’écoutait, entre cinq candidats [49]. Or, au mois d’octobre, on était au bord de la volte-face. En vain, le pasteur Rafransoa insistait : « Aucun candidat, fût-il vice-président de la FJKM, ne peut faire de la FJKM et encore moins du FFKM sa monture. »

44Monture : le terme, péjoratif en malgache, employé par ce non-ravalomananiste vise à prévenir une répétition volontaire, bénéficiant de l’expérimentation de 1991 mais s’interdisant d’avance le risque de Iavoloha. La position de chevauchement (de l’anglais straddling) du challenger représente dans cette perspective un avantage décisif. C’est l’homme d’affaires qui, au cours d’une campagne très active, multiplie les promesses d’implantation régionale de sa firme, puis utilise sept hélicoptères pour transporter les procès-verbaux électoraux ; c’est le patron des Églises qui multiplie les dons au Réveil (à Ankaramalaza), au FFKM (dont il fait réhabiliter les locaux), aux prélats (des 4 x 4 peut-être, selon une rumeur, de fortes sommes selon Ratsiraka). Une société qui n’attend plus rien des mécanismes politiques protecteurs des petits ou égalisateurs des ressources reconnaît à l’évergète la vocation à être un leader national [50]. Ratsiraka est à l’inverse stigmatisé comme l’homme ruinant le pays au profit des siens.

45L’engagement du côté catholique a probablement été facilité par un lien d’amitié avec le cardinal et par la crainte que le mouvement ne soit trop marqué du côté protestant. Le chevauchement de fonctions religieuses et politiques est, de fait, un classique du protestantisme. Homme d’initiatives parfois non partagées, le cardinal écrit le 6 mars 2002 aux épiscopats du monde entier, détaille le conflit avec la HCC, mentionne les 52 % du premier tour dont il se dit assuré. Les chefs d’Église refaisant 1991 cherchent peut-être aussi en agissant à cantonner les partis, impliqués dans l’expérience malheureuse de A. Zafy, qui s’est achevée sur une procédure d’empêchement. Quand, le 14 octobre, au stade municipal, les représentants de six partis se prononcent en faveur du nouveau candidat, le commentaire du BEMOI est glacial : partis en déroute, sans projet de société, base militante qui s’effrite. « Leur soutien à M. Ravalomanana ne fait que les discréditer eux-mêmes et ne donne plus la définition exacte d’un parti politique [51]. » On peut déjà, en tout cas, augurer de tensions encore plus fortes que celles de 1991 à l’intérieur de chacune des quatre Églises.

46On constate que la configuration de pouvoir constituée deux fois par l’alliance des Églises et du politique est conforme au passé merina préchrétien et chrétien (avec l’Église du Palais). La société merina chercherait-elle, par le haut, à reconstituer cette configuration en s’appuyant sur le rejet massif de Ratsiraka qui motive les foules ? Ou bien s’agit-il seulement d’une conduite de temps de crise ? L’emprise du religieux sur l’espace public correspondrait-il alors, comme au temps de la colonisation, dans une société qui se désarticule, à la recherche d’une manifestation de puissance et de miracles [52] polarisée par la rencontre d’un sauveur ? Ces mois d’intense émotion [53] n’auraient alors qu’un temps.

Les limites des conduites symboliques

47En termes de droit, la crise récente touchait les conditions d’un scrutin et ses résultats. En termes politiques, il s’agissait d’une transition démocratique. Or, faute de libre jeu institutionnel, la rue s’est soudain imposée, comme déjà en 1972 et 1991, en acteur majeur. On s’est beaucoup éloigné, sur la place du 13 Mai, des étudiants de 1972, héritiers du droit à l’insurrection violente inscrit dans l’histoire et l’imaginaire français. Dès 1991, de nouveaux partenaires religieux de poids siègent sur la place et contribuent à légitimer et à ritualiser les manifestations. Aujourd’hui, ils encouragent une adhésion qui relève plus du domaine de la croyance que de celui de la conviction à l’égard d’un homme présenté comme l’élu de Dieu. Les modes d’action du mouvement récent sont hybrides, combinant une campagne à l’américaine, signe de modernité mondialisée, des apports de différents âges du christianisme local et des rituels de pouvoir anciens pris dans le contexte actuel de « re-traditionalisation ». Le politique et le religieux ont été quasi indissociables au sein des pouvoirs anciens et le religieux fut placé au service du politique [54]. Les grandes Églises, implantées depuis l’extérieur, sont elles-mêmes plus « patrimonialisées » et malgachisées que les institutions politiques. Sous les feux de la rampe, leurs hiérarchies ont joué un rôle considérable dans la crise. Mais cela pourrait rester sans lendemain. Le rapport pourrait s’inverser, et le pouvoir se servir sans ménagement du religieux ; ou bien encore la vaste scène du 13 Mai tout comme le stade de Mahamasina pourraient bien devenir demain le lieu d’assemblées évangéliques, signe d’une nouvelle configuration de l’espace public.

48On peut surtout s’interroger sur les limites des conduites symboliques. L’efficacité du rite ne peut pas être purement symbolique. Il doit affronter la sanction du réel. Le problème qui se pose après le nouveau verdict de la HCC, favorable à M. Ravalomanana, et après l’investiture recommencée du 6 mai, est celui de la maîtrise de l’île [55]. Indiscutablement, il y a eu, en dépit du mouvement fédéraliste et de la menace de sécession de plusieurs provinces, un « effet » profond du candidat. L’investissement symbolique des lieux de pouvoir dans la capitale a certes été bien pensé, ainsi que l’enjeu du lieu de négociation entre les candidats, qui ne pouvait bien entendu être ni Iavoloha ni la résidence proche de Tamatave, où Ratsiraka aurait traité Ravalomanana en « petit frère » (sic), et qui dut donc être trouvé à l’étranger. Mais le nouveau président n’a-t-il pas trop tardé à circuler en province, où se concentre la partie neuve de son électorat ?

49Rendre manifeste un lien de souveraineté avec les habitants de la capitale trop uniment merina est insuffisant. Faire de l’Ancien Testament son argumentaire politique également. Pendant que se déroulait ce lent scénario dans une capitale portée à l’autosatisfaction (« nous sommes les meilleurs car nous sommes pacifiques ; il faut surveiller les autres qui sont des “violents” »), D. Ratsiraka étendait à l’île une stratégie bien réelle qui menace (à la date du 28 mai où s’est achevée la rédaction de ce texte) le président élu de n’être que le président d’une capitale cernée par un blocus. Les électeurs du Nord (Diego-Suarez, Sambava, Antalaha) ont attendu « Marc ». « Qu’il vienne nous délivrer », s’écriaient les militants obligés de se réfugier en forêt, arrêtés, déportés, torturés. Comment s’imposer dans l’île sinon en assumant les attributions de tout pouvoir légal, dont la violence maîtrisée, ingrédient du pouvoir réel ? Le risque n’est-il pas de voir le pouvoir interminablement dédoublé selon d’autres modalités (provinces/capitale? Tamatave/Tananarive? ancienne/nouvelle équipe ministérielle ?) pour aboutir, dans le désenchantement de la Jérusalem céleste, à un « compromis à la malgache », en l’absence de programme clair, et au retour d’une nuée de politiciens usés ? Situation où se confirmeraient les aspects pernicieux de la construction mimétique « en double ».

50mai 2002

Les Kung-Fu

Les clubs d’arts martiaux sont anciens à Madagascar. Le jiu-jitsu et le judo étaient déjà pratiqués dans la capitale dans les années 1950, et le karaté, porté par les films de Bruce Lee, dans les années 1960. Ces deux sports ont attiré des jeunes de familles bourgeoises, d’où la localisation du club majeur à l’ESCA, collège de frères canadiens. Les clubs de kung-fu se sont développés dans la capitale après 1975. D’origine chinoise, le kung-fu (terme signifiant « savoir vivre ») a été popularisé par les films asiatiques mettant en scène les coolies révoltés de Chine. Ils attiraient les jeunes sans espoir social. En 1980, une première école de kung-fu wisa a été ouverte par Pierre Mizael Rakotoarijaona, dit Pierre Be ou maître Pierre. Grand, dégageant calme et autorité, cet ancien instituteur s’est formé dans un monastère au Japon pendant presque vingt ans. Il rentre avec une technique sportive, mais aussi une philosophie de la maîtrise de soi, et fonde un club dans un hangar de Behoririka.
À la faveur de la crise, son public s’étend aux scolaires, étudiants, petits fonctionnaires venus apprendre à se défendre contre les multiples exactions subies au quotidien. Il essaie d’adapter la philosophie du kung-fu à l’héritage culturel malgache, encourage le recours aux plantes médicinales et les visites des sites anciens de la plaine de Tananarive, où l’on vient prier les ancêtres royaux. Ses disciples vont puiser au pied d’Ambohimanga et dans plusieurs autres sites l’eau (la rano mahery utilisée dans la cérémonie de circoncision) qui rend invincible. Ses mots d’ordre sont : discipline, vertu, justice.
En 1982, il se voit offrir par le président de former sa garde prétorienne dans un contexte d’amitié officielle avec les Nord-Coréens, qui l’entraînent sur le plan militaire. Il refuse, insistant sur les aspects « spirituels » de sa discipline, dit son intention de substituer les principes du kung-fu à ceux du Petit Livre rouge et se brouille avec le ministre de l’Intérieur. La garde présidentielle sera par la suite formée à l’école du kung-sul coréen. Il fonde des clubs dans son milieu d’origine, à 200 kilomètres au sud-ouest de Tananarive, où les paysans sont isolés face aux voleurs de bœufs. Il en fonde aussi dans les métropoles côtières.
Des recours à la place des forces de l’ordre contre les TTS
Les Kung-Fu sont appelés à l’aide par les commerçants des grands marchés pour lutter contre le racket et les prélèvements en nature opérés par les TTS (« Jeunes conscientisés »). Ceux-ci sont un avatar lointain des ZWAM de 1972. Une partie de ce groupe, installée derrière la gare, au camp Pochard, devait recevoir un enseignement technique. En fait, il est utilisé en sous-main par le ministre sakalava de la Jeunesse et des Sports, Tiandraza. Le camp Pochard, caverne d’Ali Baba du groupe, est interdit à la police et à la gendarmerie. Enlèvements avec rançon, meurtres sèment la terreur. En juin 1984, les Kung-Fu manifestent devant le commissariat central pour dénoncer l’incurie de la police, dont les jeeps sont « empruntées » par les TTS. Les autorités interdisent alors la pratique du kung-fu.
Les deux groupes se toisent dans un face-à-face ponctué d’incidents graves. Le 4 décembre 1984, les Kung-Fu prennent d’assaut le camp avec le soutien d’une foule énorme (80 000 personnes ?). On libère des otages féminins. Les TTS sont déshabillés et tués en public (une cinquantaine de morts). Un trésor de guerre ahurissant est exhibé, mais aussi des ossements humains. Les forces de l’ordre se sont éclipsées ou ont laissé faire. Pourquoi ? Peut-être le président a-t-il laissé tuer des éléments devenus incontrôlables pour pouvoir ensuite incriminer les Kung-Fu, justiciers improvisés.
La réplique du pouvoir
Les Kung-Fu triomphent. Leur maître entre dans la légende. Le feu qui a détruit le camp serait sorti du maître ; il laisse entendre qu’il serait aussi apte que le président à gouverner le pays. La télévision, organe de totale désinformation, accuse les Kung-Fu de terroriser la ville. Dans la nuit du 31 juillet au 1er août 1985, des para-commandos venus de Diego et des blindés d’Arivonimamo investissent plusieurs quartiers du centre. Des civils sont brûlés vifs par des lance-flammes amenés en hélicoptère, ou écrasés dans leur maison. Le maître est tué dans sa demeure avec une vingtaine de disciples. Le nombre total des morts est d’environ 70. On les enterre très vite dans des fosses communes, crime majeur dans un pays où les corps sont l’objet de rites d’ancestralisation et, une fois placés dans la tombe familiale collective, sont essentiels à la bénédiction des vivants. Puis on se ravise, on déterre les corps, qui sont mis, sans vérification d’identité, dans des cercueils. On procède à 208 arrestations. Partout, les jeunes se cachent. Il est interdit d’évoquer les événements.
Un procès est intenté à 286 jeunes, dont une quarantaine de mineurs, accusés d’atteinte à la sûreté intérieure de l’État. Il se déroule à 70 kilomètres de la capitale, en 1988, avec des avocats commis d’office. Les peines de prison seront assez légères. Plusieurs dojo clandestins subsistent. Les anciens Kung-Fu, longtemps tenus en lisière, seront ensuite récupérés comme gardiens chez des particuliers, dans l’organisation de cérémonies (célébration de l’Alahamadibe en 1994), dans les services d’ordre des manifestations (1991 et 2002), et enfin comme gardes du corps d’hommes politiques, en particulier de Marc Ravalomanana, à qui l’on a retiré ses gardes du corps officiels à la suite de l’investiture du 20 février. Ils ont en 2002 des instructeurs d’Afrique du Sud.
Dans les jours les plus tendus d’avril, certains n’ont pas échappé à la tentation de la violence. Le 9 avril, la garde rapprochée de Ravalomanana, composée de quelques dizaines de Kung-Fu, dont Avoko Rakotoarijaona (probablement le fils du maître Pierre), fait une descente à l’hôtel Colbert. Elle a été avisée de la présence de trois hommes recherchés, dont Ravolomaso, rugbyman célèbre. On craint qu’il ne vienne enlever J. Sylla, « Premier ministre bis », attendu à l’hôtel. Confiés à la police, les trois hommes sont passés à tabac dans les locaux de la mairie ; l’un meurt sur le champ. L’affaire est semble-t-il étouffée ; elle nuit à l’aura du groupe, idéalisé dans les mémoires comme le montrent les nombreuses banderoles dans les défilés rappelant le 1er août 1985.
La passion pour les arts asiatiques est plus récente que l’intérêt des intellectuels et des notables pour le Japon (manifesté dès 1890) et pour l’Asie du Sud-Est aujourd’hui. Elle ne se limite pas à des projections. Elle contribue à l’invention de soi et au travail sur le corps, son maintien, sa maîtrise, en homologie avec la construction de la société. Les éléments rapprochés dans cette perspective sont toujours les mêmes : Asie, christianisme, ancêtres et valeurs malgaches. Une fresque de dojo représente le Christ avec la devise « Toujours vainqueur, jamais vaincu ».

Notes

  • [1]
    Chiffre revu ensuite à la hausse par la HCC.
  • [2]
    Voir ici la contribution de M. Razafindrakoto et F. Roubaud à ce même dossier.
  • [3]
    Voir G. Althabe, Oppression et libération dans l’imaginaire. Les communautés villageoises de la côte orientale de Madagascar, Paris, Maspero, 1969. Dans l’analyse de G. Althabe, les paysans de la côte Est, hostiles au pouvoir postcolonial, participent à des cultes de possession par des ancêtres royaux extérieurs à la zone, les tromba, qu’ils instituent comme leurs maîtres dans l’imaginaire.
  • [4]
    Le concept de « domination légitime » chez Max Weber implique une corrélation entre la croyance en la légitimité des dirigeants, de leurs décisions, et la validité effective de ces décisions.
  • [5]
    On évoque les « Ninjas » du groupe d’élite de la gendarmerie.
  • [6]
    Sareraka chante « Méditations ». C’est un enfant terrible de l’après-mai 1972, héritier de la culture mafana (chaude), entretenue par l’Atelier culturel qu’ouvre le MFM, parti d’extrême gauche né dans la foulée du 13 mai, et un cadet des célèbres Mahaleo. Après plusieurs traversées du désert, sa réapparition est signe de retour de la contestation. Jaojaoby a commencé à chanter dans une boîte de Diego-Suarez, a fait de la sociologie et du journalisme et se produit régulièrement à Tananarive. Il incarne les rythmes du Nord (dont le salegy) et la liberté d’esprit.
  • [7]
    Le Monde, 22 février 2002.
  • [8]
    Les légalistes, en la personne de Vanf, juriste auteur de billets d’humeur dans L’Express de Madagascar, rappelleront le contenu de l’alinéa 1 : « Le président de la République prête serment en audience solennelle de la Haute Cour constitutionnelle et en présence du gouvernement, de l’Assemblée nationale, du Sénat, de la Cour suprême, des membres des gouvernorats et des conseils provinciaux. » Il conclut qu’il s’agit légalement d’un « acte nul réputé n’avoir jamais existé » !
  • [9]
    Ce geste rend flagrant le hiatus entre deux codes sur lequel nous reviendrons plus loin.
  • [10]
    Peut-être du fait de l’humiliation subie par le Premier ministre en titre, surpris quelque temps auparavant alors qu’il s’échappait de son domicile privé, bloqué par le fokonolona (communauté villageoise), et traversait des rizières à pied. La primature sera définitivement occupée le 27 mai.
  • [11]
    C’est la seule ville de province où le nouveau pouvoir ait réellement été mis en place.
  • [12]
    Voir, pour la France, D. Tartakowsky, Le pouvoir est dans la rue, Paris, Aubier, 1998.
  • [13]
    Cité par F. Raison-Jourde, « Le travail et l’échange dans les discours d’Andrianampoinimerina (xviiie siècle) », in M. Cartier (dir.), Le Travail et ses représentations, Paris, Éditions des Archives contemporaines, 1984, pp. 224-273.
  • [14]
    Les premières descriptions de kabary, par les traitants français, sont présentées sur le mode des états généraux de 1789.
  • [15]
    F. Raison-Jourde, Bible et pouvoir à Madagascar au xixe siècle. Invention d’une identité chrétienne et construction de l’État, Paris, Karthala, 1991, p. 50.
  • [16]
    C’est le sens du toponyme Antananarivo (Tananarive).
  • [17]
    Radio Vatican y va d’une mise au point le 2 mars, critiquant la désinformation. Pourtant, 1 million, c’est l’estimation de la population de la capitale. « À moins de les empiler les uns sur les autres, l’avenue de l’Indépendance, de Soarano au “Glacier”, ne peut pas contenir plus de 170 000 personnes aux normes internationales », écrit un journaliste sceptique (16 mars).
  • [18]
    Madagascar Tribune, 5 février 2002.
  • [19]
    Sur les Hautes Terres, le dimanche fut compris par la population rurale poussée vers les temples par la conversion royale (1869) comme un jour fady (tabou), où, sans même cuisiner, on se rassemblait, écoutait des sermons et chantait des heures durant. Le dimanche dans la capitale se vit encore aujourd’hui comme un sabbat anglais.
  • [20]
    Lettre d’un pasteur du FFKM à un groupe de Montpellier.
  • [21]
    Selon une source privée fiable, les facilités de trésorerie vinrent de la Coface, avec le soutien discret de la France. Le président de la Ligue pour la lecture de la Bible, proche du mouvement actuel, répond à ce sujet dans une interview, en 1996 : « Ici, pendant les huit mois qu’a duré la grève, les fonctionnaires ont toujours été payés. Comment ? Je n’en sais rien ; pour moi c’est un miracle. Je ne suis pas économiste, mais quand même, pour moi c’est un miracle ! » (source privée).
  • [22]
    Le hiatus entre deux usages du temps apparaît dans l’interview de M. Ravalomanana par Karl Zéro sur Canal Plus en janvier. « Rassurez-vous, dit-il, d’ici une semaine tout sera rentré dans l’ordre et fonctionnera. » Sans doute estime-t-il devoir tenir ces propos pour être crédible en France, mais ils sont démentis par la réalité malgache.
  • [23]
    Celui qui reste en dehors devient vite un « déviant », montré du doigt dans une société où la violence, pour être dissimulée ou déplacée, n’en pèse pas moins fort. Voir J. Dez, « L’illusion de la non-violence dans la société traditionnelle malgache », Cahiers du Centre de recherches de l’UER de sciences juridiques, n° 2, 1981, pp. 21-44. Le ciment de cette contre-société ne prend que sous forte pression, attestée ici par nombre de menus gestes.
  • [24]
    Ainsi le prince Andriantompokoindrindra, selon la tradition, jouait au fanorona (jeu qui tient des échecs et du go) au lieu d’aller à la guerre. On peut dresser un parallèle avec la conduite des conflits dans la Chine ancienne. L’idéal y était de ne pas avoir à combattre : une minutieuse analyse des alliances et de la disposition des forces devait permettre de définir qui l’emporterait sans qu’il soit nécessaire de passer à l’acte.
  • [25]
    Je suis redevable à J. Ramamonjisoa de cette comparaison.
  • [26]
    Ainsi le voyage de Ranavalona I sur les confins du royaume, analogue aux déplacements royaux à Java. Voir C. Geertz, Savoir local, savoir global. Les lieux du savoir, Paris, PUF, 1986, pp. 153-182.
  • [27]
    F. Raison-Jourde, Bible et pouvoir à Madagascar au xixe siècle, op. cit., chap. V.
  • [28]
    F. Raison-Jourde, « Les Ramanenjana, une mise en cause populaire du christianisme en Imerina », ASEMI, VII, 1976, pp. 271-293.
  • [29]
    Voir l’analyse synthétique de G. Althabe, « Les luttes sociales à Tananarive en 1972 », Cahiers d’études africaines, XX (80), 1981, pp. 407-447.
  • [30]
    Étudiée par S. Randrianja dans Société et luttes coloniales à Madagascar, Paris, Karthala, 2001, pp. 178-181. Voir le plan de son itinéraire in F. Koerner, Madagascar. Colonisation française et nationalisme malgache, Paris, L’Harmattan, 1994, p. 281. Elle réussira à atteindre par surprise la résidence du gouverneur général, en moyenne ville.
  • [31]
    Zoam, Zoma en verlan, marché où ils trouvent de petits jobs, ou Zwam, acronyme pour Jeunes Western Amicale de Madagascar ; réinterprété en Zatovo orin’asa malagasy (jeunes chômeurs) pour marquer leur « conscientisation ».
  • [32]
    Voir la synthèse de F. Raison-Jourde, « La constitution d’une utopie du fokonolona comme mode de gouvernement par le peuple dans les années 1960-1973 à Madagascar », Omaly sy Anio, n° 33-36, 1994, pp. 675-712.
  • [33]
    Au sens de C. Castoriadis, L’Institution imaginaire de la société, Paris, Le Seuil, 1975.
  • [34]
    Une exception récente, d’autant plus intéressante, notée sur Internet : « Je trouve cela de plus en plus inacceptable que l’on puisse dire que le peuple malgache est africain de par sa position géographique mais asiatique de culture. Je réclame mon africanité haut et fort […]. Nous sommes le résultat d’un mélange entre l’Afrique et l’Asie […] affirmer que le soi-disant pacifisme nous vient du côté asiatique est un peu déplacé vu les soulèvements […] très meurtriers qu’il y a eu en Indonésie à la fin des années 1990. »
  • [35]
    A. Mbembe, « À propos des écritures africaines de soi », Politique africaine, n° 77, mars 2000, pp. 38-39.
  • [36]
    La place d’Andohalo était réputée contenir 100 000 personnes au xixe siècle. « Dans cette immense masse où la moindre bousculade aurait provoqué un désastre régnait un silence religieux » (F. Raison-Jourde, Bible et pouvoir à Madagascar au xixe siècle…, op. cit., p. 50).
  • [37]
    Restent quelques carrés de la petite bourgeoisie, femmes en tailleurs d’un autre âge, épaules couvertes d’un lamba blanc, comme d’une étole, réchappées d’un naufrage.
  • [38]
    Il s’agit de la FJKM (réformés, fusion de trois sociétés missionnaires en 1968), des Églises catholique, luthérienne et anglicane. Le premier culte œcuménique a lieu en mai 1972. La capacité d’entente pragmatique des Églises tranche ensuite sur la rivalité aiguë qui régna entre missions.
  • [39]
    Le shadow cabinet est impensable, tant la situation d’opposant extérieur apparaît intenable. On est donc opposant de l’intérieur. D’où le partage du PSD, puis de l’Arema, présidentiels, en deux ou trois camps.
  • [40]
    Voir F. Boillot, « L’Église catholique face aux processus de changement politique au début des années 90 », L’Année africaine, 1992-1993, pp. 115-144. C’est à Madagascar que le processus est le plus lent. S. Andriamirado note l’ironie d’amis originaires du Congo qui ont mis quatre mois à faire une conférence : « Les Malgaches n’ont même pas encore fait leur Conférence… Ils se contentent de tourner en rond sur la place du 13 Mai depuis sept mois. » S. Andriamirado, Jeune Afrique, n° 1612, 20-26 novembre 1991.
  • [41]
    Voir le texte envoyé aux évêques, « Des laïcs s’interrogent », et l’analyse de S. Urfer dans Politique africaine, « Quand les Églises vont en politique », n° 52, décembre 1993, pp. 31-39.
  • [42]
    Analyse du pasteur B. de Luze, Libertitres, 11 avril 1992, p. 6, reprise dans DMD le 10 mars 1992 pour Madagascar.
  • [43]
    L’anniversaire du 13 Mai n’en a pas moins été une véritable commémoration, préparée par un universitaire, historien et homme politique, ancien de 1972.
  • [44]
    La place est rebaptisée place de la Vérité, de la Justice et de la Sainteté.
  • [45]
    M. Gauchet montre que dans le système démocratique la société ne peut qu’être divisée entre minorité et majorité autour de programmes d’action, ce qui reste très difficilement pensable à Madagascar, où l’unanimité est une vertu sociale cardinale. M. Gauchet, « L’expérience totalitaire et la pensée de la politique », Esprit, n° 7-8, 1976, pp. 3-28.
  • [46]
    Voir F. Raison-Jourde, Bible et pouvoir à Madagascar au xixe siècle…, op. cit., pp. 296-306. Le journal Midi Madagascar (23 février) note que les estrades d’investiture sont érigées à proximité de la pierre sacrée.
  • [47]
    L’observatoire Madio comptait, en octobre 1997, 88,9 % de Merina, 5,1 % de Betsileo, 5,3 % de Côtiers seulement.
  • [48]
    Gandhi et Martin Luther King sont les deux figures dont M. Ravalomanana se réclame dans l’ouvrage Iza moa [qui est] Ravalomanana ?, paru récemment à Tananarive.
  • [49]
    Bulletin des Églises de Madagascar et de l’océan Indien, n° 36, 25 novembre 2001.
  • [50]
    Le récit par le catéchiste Rapatrice de ses entretiens avec la Vierge, lors d’apparitions datant d’une dizaine d’années, le montre bien. Elle lui demande de construire une basilique et une salle de réunions. « Comment ferai-je, je n’ai aucun argent ? » « Adresse-toi aux opérateurs économiques. Il faut faire un montage. » Et, de fait, Rapatrice trouve de l’aide auprès de la veuve d’un ancien ministre de Ratsiraka.
  • [51]
    Bulletin des Églises de Madagascar et de l’océan Indien, op. cit.
  • [52]
    On se reportera à l’analyse de L. Jacquier Dubourdieu sur le Réveil entre 1939 et 1947, ainsi qu’à M. Rakotomalala et al., Usages sociaux du religieux sur les Hautes Terres malgaches. Les ancêtres au quotidien, Paris, L’Harmattan, 2001, pp. 120-136. Ce sont des années de crise : paludisme, peste sur les Hautes Terres, crise économique, soulèvement de 1947.
  • [53]
    Voir F. Champion et D. Hervieu-Léger, De l’émotion en religion. Renouveaux et traditions, Paris, Centurion, pp. 217-248.
  • [54]
    J.-P. Domenichini, Les Dieux au service des rois. Histoire orale des sampin’andriana ou palladiums royaux de Madagascar, Paris, Éditions du CNRS, 1985.
  • [55]
    Comme l’écrit ironiquement, dans une lettre ouverte, le général Mounibou (Madagascar Tribune du 8 mars) au général Mamizara: « Sous quelle forme comptez-vous briser les barrages? En emmenant la Bible, en citant des versets bibliques ou autrement ?… À mon avis, le peuple malgache ne s’arrête pas à la seule ville d’Antananarivo. »
Français

Les élections présidentielles de décembre 2001, au résultat contesté, ont été suivies d’énormes manifestations dans la capitale. Non violentes et fortement ritualisées, appuyées par les représentants des Églises, elles étaient l’affirmation, contre D. Ratsiraka, du lien de souveraineté entre M. Ravalomanana et le « peuple de Dieu ». Elles ont été suivies de l’investiture d’un « président-bis » et de la constitution d’un pouvoir en double. Cette mobilisation dans l’ordre du symbolique a remarquablement joué des ressources de la ville, vitrine historique du pouvoir monarchique puis colonial, et de la place du 13 Mai, lieu de mémoire de trois mouvements populaires.

Françoise Raison-Jourde
Université Paris-VII
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Mis en ligne sur Cairn.info le 15/11/2012
https://doi.org/10.3917/polaf.086.0046
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