CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1L’entrée en fonction, en janvier 2001, de George W. Bush comme 43e président des États-Unis pourrait bien représenter le début d’une ère nouvelle dans la politique étrangère américaine à l’égard de l’Afrique. Comme ce fut le cas lors des deux passations de pouvoir précédentes entre un Président républicain et un Président démocrate (succession de R. Nixon à L. Johnson en janvier 1969 et de R. Reagan à J. Carter en janvier 1981), l’équipe de politique étrangère de Bush junior a accusé l’équipe démocrate sortante d’avoir mené en Afrique une « politique des bons sentiments » bien trop idéaliste, et finalement vouée à l’échec [1]. Le correctif à apporter, selon le tout nouveau triumvirat de politique étrangère composé du secrétaire d’État Colin Powell, du secrétaire à la Défense Donald Rumsfeld et de la conseillère de sécurité Condoleezza Rice, consiste à donner un coup de barre en direction d’une politique étrangère bien plus « réaliste », à la manière des administrations Reagan et surtout Nixon, s’appuyant sur une analyse plus froidement soucieuse des intérêts matériels et stratégiques de l’Amérique. Ou, pour résumer en une seule formule le noyau de cette nouvelle realpolitik à l’égard de l’Afrique : « Finie la rhétorique, vive la géopolitique [2] ».

2L’objet principal de cet article, écrit trois mois seulement après l’entrée en fonction du nouveau Président, est d’offrir une vue d’ensemble des premières tendances de la politique africaine de l’administration Bush. On ne saurait trop insister sur le fait qu’il faut aborder ces premières orientations avec une grande prudence, car la nouvelle équipe n’a pas encore nommé tous les titulaires des très nombreux postes de décision en charge de l’Afrique, notamment aux échelons inférieurs. Néanmoins, toute une série d’indicateurs, parmi lesquels les discours de campagne puis d’entrée en fonction des principaux responsables de l’équipe Bush, permettent de dessiner les contours de la politique que les africanistes peuvent attendre de cette nouvelle administration républicaine. Pour analyser ces premières tendances, il est nécessaire de se représenter le système de prise de décision à Washington sous la forme de trois cercles concentriques : d’abord, le cercle étroit de la Maison-Blanche ; puis un second cercle, intermédiaire, celui des sphères bureaucratiques de l’administration ; et un troisième cercle extérieur, enfin, qui comprend le Congrès et le lobby plus large des affaires africaines [3].

Le manque d ’intérêt pour l ’Afrique à la Maison-Blanche

3Le premier cercle, celui de la Maison-Blanche, se compose du président Bush et de ses principaux conseillers de politique étrangère, tout particulièrement le vice-président Dick Cheney (qui a réuni sa propre équipe parallèle de politique internationale, la plus importante de l’histoire de la vice-présidence) et la conseillère à la Sécurité nationale Condoleezza Rice, soviétologue de formation. Sous sa direction, le Conseil national de sécurité (NSC), où Michael Miller occupe le poste de directeur des affaires africaines, a été restructuré pour se concentrer en priorité sur les dossiers de sécurité et de défense, notamment le programme antimissile, ainsi que sur les dossiers économiques [4]. En ce qui concerne les dossiers africains, on peut cependant s’attendre à ce que le NSC de Bush pèse moins qu’avant, compte tenu de la concurrence de l’équipe de politique étrangère du vice-président, ainsi que des exigences formulées par Colin Powell de redonner au secrétariat d’État et au Département d’État un rôle central dans la décision (par contraste avec l’administration Clinton, sous laquelle le conseiller à la Sécurité Sandy Berger a joué un rôle central, en particulier durant le second mandat). Cette faiblesse potentielle du NSC de Bush par rapport aux autres acteurs de l’exécutif en charge de la politique étrangère est attestée par le fait que C. Rice, contrairement à ses prédécesseurs, ne s’est pas vu octroyer un statut de membre du cabinet (c’est-à-dire un rang de ministre, NDT).

4Aux yeux des observateurs étrangers, il pourrait sembler que le président Bush et ce premier cercle seront les acteurs plus influents et les plus actifs dans la politique étrangère à l’égard de l’Afrique. Pourtant, tout au long de la guerre froide et au cours de la décennie qui l’a suivie, les présidents ont traditionnellement consacré peu d’attention au continent africain par rapport à d’autres régions du monde perçues comme plus stratégiques, aux premiers rangs desquelles l’Europe de l’Ouest, l’Europe de l’Est et l’ancien bloc soviétique, et, plus récemment, l’Asie et le Moyen-Orient. Le manque d’attention portée à l’Afrique au plus haut niveau des sphères de décision américaines s’explique par divers facteurs: le simple manque de connaissance du Président pour ce continent et, de ce fait, l’absence d’intérêt réel pour une région du globe qui, historiquement, a eu peu de liens durables avec les États-Unis en comparaison avec les anciennes puissances coloniales que sont les pays européens ; une tendance à considérer que l’Afrique relève, précisément, de la responsabilité de ses anciens colonisateurs, notamment la France, dont les dirigeants ont souvent été enclins à prendre l’initiative dans les situations de crise ; la difficulté, pour un seul homme, de gérer des relations avec 189 pays de par le monde, dont pas moins de 53 en Afrique, et donc l’obligation, pour la Maison-Blanche, de déléguer aux échelons inférieurs ses responsabilités de politique étrangère pour des régions considérées comme marginales ; enfin et surtout, l’impérieuse nécessité, pour le Président, de se préoccuper non pas seulement des affaires étrangères mais aussi des affaires intérieures, tout particulièrement durant un premier mandat dont la priorité cardinale est d’assurer sa réélection – le simple bon sens électoral suggérant que l’Afrique ne figure pas au cœur des préoccupations de la majorité des électeurs. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si c’est sous son second mandat, en 1998 et 2000, que Bill Clinton a entrepris ses deux voyages en Afrique, voyages qui ont permis d’élever le continent à des niveaux de considération inconnus jusqu’alors aux États-Unis. Toutefois, s’il est vrai que ces deux voyages ont placé la barre plus haut en matière de politique africaine, ils doivent cependant, pour les administrations qui suivent, être replacés dans le contexte d’un plus grand activisme du Président à l’égard de toutes les régions du monde, au sein desquelles l’Afrique est restée, en termes relatifs, le continent de la moindre priorité [5].

5Les premiers discours du président Bush indiquent clairement un déclassement de l’Afrique aux yeux de la Maison-Blanche par rapport aux relatives avancées du second mandat de Bill Clinton. Deux de ses déclarations lors de la campagne électorale ont été particulièrement révélatrices à cet égard. À un journaliste qui l’interrogeait sur la place qui serait réservée à l’Afrique dans sa future administration, Bush a répondu que le continent « ne correspondait pas aux intérêts stratégiques nationaux » des États-Unis « tels qu’il les voyait [6] ». Cette réaction, tout à fait conforme à la vision réaliste qui considère l’Afrique comme marginale – dans le meilleur des cas – au regard de la sécurité nationale, a été suivie d’une déclaration portant sur l’absence d’intervention des États-Unis au Rwanda en 1994 pour empêcher le génocide. « Personne n’aime voir cela sur son écran de télévision », a expliqué George W. Bush, ajoutant que la décision prise par l’administration Clinton de ne pas intervenir était la bonne [7]. Cette dernière prise de position rappelle la forte opposition de principe de George W. Bush à l’implication des États-Unis dans des opérations de rétablissement de la paix, généralement qualifiées, durant la campagne, d’exercices vains de « construction nationale » (nation building). Il est donc fort probable que la Maison-Blanche opposera son veto à toute tentative de l’Onu de mener des opérations de rétablissement de la paix en Afrique, et qu’elle sera même extrêmement réticente à l’emploi de troupes américaines dans des opérations de maintien de la paix, présentant un moindre danger, dans lesquelles toutes les parties en conflit souhaiteraient voir une force neutre s’interposer sur le terrain.

6Ces orientations réalistes de la présidence Bush permettent sans nul doute de prévoir deux conséquences quant à la place qu’occupera le continent africain dans ce premier cercle de décision. D’abord, l’Afrique sera au mieux marginalisée par une Maison-Blanche qui la considère comme quantité négligeable dans le paysage stratégique international. Dès lors, il ne faut pas s’attendre à ce que la présidence Bush entreprenne de grandes opérations de relations publiques, comme la Conférence de la Maison-Blanche sur l’Afrique de 1994 ou une visite présidentielle sur le continent. Ce sont précisément de tels exercices de rhétorique, suivis par trop peu d’actions concrètes aux yeux des Républicains, que les stratèges de l’administration Bush souhaitent éviter. Comme l’a symbolisé le choix du Mexique comme premier voyage présidentiel (ces dernières années, c’était plutôt le Canada qui bénéficiait de tels égards), l’Amérique latine sera la région du monde en développement qui retiendra l’attention de la présidence Bush, au-delà des préoccupations traditionnelles pour l’Europe, l’ex-URSS et les autres démocraties développées de l’hémisphère Nord (Canada et Japon).

7Autre conséquence inévitable, l’attention du Président pour les questions africaines sera tout au plus sporadique, et généralement provoquée par l’émergence d’une situation de crise, comme la mort de 18 soldats américains en octobre 1993 à Mogadiscio. Cet événement avait forcé une présidence Clinton jusqu’alors peu impliquée dans Le dossier à procéder à une analyse de fond et à une révision de la politique américaine en Somalie. Ce qui a été qualifié de « débâcle » des États-Unis en Somalie a eu un impact profond sur la perception qu’avaient Bill Clinton et son équipe du rôle des interventions américaines en Afrique, comme en a témoigné la réticence de cette administration à agir lorsqu’elle a été confrontée au génocide rwandais l’année suivante. Cette conviction que toute implication dans les crises africaines serait un investissement de temps inutile pour le Président et risquerait d’entraîner la Maison-Blanche dans des controverses intérieures indésirables s’est ancrée au sein de l’équipe Clinton à partir de 1993, et elle a été adoptée sans aucune réserve par la nouvelle administration Bush.

L’indifférence du Congrès à l’égard de l’Afrique

8Si l’on passe directement au dernier cercle concentrique du processus décisionnel, on observe que celui-ci est organisé à la fois autour du Congrès (Sénat et Chambre des représentants) et de divers groupes d’intérêts comme le Congressional Black Caucus (CBC), d’autres groupes afro-américains (tel l’African-American Institute), ainsi que toute une série de lobbyistes représentant les intérêts de divers pays africains (surnommés « la foule de K. Street », du nom de la rue où siègent les grands cabinets de lobbying). La sous-commission Afrique de la Commission des relations internationales (Chambre des représentants) et la sous-commission aux affaires africaines de la Commission des relations extérieures (Sénat) étaient traditionnellement, côté législatif, les deux « chiens de garde » de la politique étrangère américaine en Afrique. Après la guerre froide, cependant, d’autres commissions du Congrès ont vu leur importance s’accroître à l’occasion de débats portant sur l’importance respective de l’aide par rapport au commerce, sur le degré d’implication des États-Unis dans le rétablissement et le maintien de la paix, ou encore sur l’objectif normatif de promotion de la démocratie. Parmi les commissions influentes au Sénat (qui ont leur équivalent à la Chambre) figurent la sous-commission aux opérations extérieures de la Commission des finances, la sous-commission des affaires financières internationales de la Commission des affaires bancaires, urbaines, et de logement, et la sous-commission du commerce international de la Commission des finances.

9Diverses prérogatives constitutionnelles, notamment le pouvoir de confirmer certaines nominations effectuées par le Président en politique étrangère, celui de procéder à des auditions, ou encore la rédaction et le vote des lois, pourraient laisser penser que le Congrès joue un rôle important dans la définition de la politique étrangère américaine à l’égard du continent africain. Cependant, tout comme leurs homologues à la Maison-Blanche, les membres du Congrès ont traditionnellement négligé l’Afrique en comparaison avec d’autres régions du monde jugées plus importantes. Les exigences électorales et les contraintes de temps imposées par la brièveté des mandats (deux années pour un représentant, six pour un sénateur) forcent chaque parlementaire à procéder à une hiérarchisation stricte des dossiers intérieurs et internationaux et à sélectionner, parmi ces derniers, le petit nombre qui fera l’objet de son attention. Étant donné que le premier objectif de la plupart de ces élus est de conserver leur poste, et que la majorité des électeurs américains connaît peu le continent africain et s’y intéresse tout aussi peu, le simple bon sens suggère qu’il est politiquement judicieux de ne pas prendre le risque de s’aliéner l’électorat en paraissant se concentrer sur les affaires africaines. C’est aussi la raison pour laquelle les présidences des sous-commissions « africaines » de la Chambre ou du Sénat sont parmi les moins disputées des fonctions d’autorité dans chaque assemblée, et qu’elles échoient généralement à des parlementaires plutôt novices. Ainsi, à la Chambre, le président de la sous-commission Afrique est Edward R. Royce (républicain de Californie [8]), tandis que son homologue au Sénat est Bill Frist (républicain du Tennessee [9] ). Tous deux sont des parlementaires assez récents, élus pour la première fois en 1994.

10L’une des conséquences importantes du manque d’intérêt pour l’Afrique au Congrès est que même les présidents très motivés des sous-commissions concernées doivent mener une lutte à contre-courant de leurs collègues pour pousser les questions africaines vers le haut de la liste des débats parlementaires. Autrement dit, en l’absence de crise, les divergences partisanes et idéologiques au sein du Congrès empêchent les groupes d’activistes d’obtenir des changements d’orientation dans la politique africaine des États-Unis via le pouvoir législatif. Et, lorsque survient une crise, au moment où l’actualité permettrait que de nombreux parlementaires s’intéressent à l’Afrique, le contrôle de la prise de décision revient plus que jamais à la Maison-Blanche et aux agences de l’exécutif. Ainsi, ni la résurgence de la guérilla dans les provinces orientales de la République démocratique du Congo (Congo-Kinshasa, ex-Zaïre) début 1999, ni l’implication d’armées étrangères dans ce conflit (ce qui lui vaut d’être couramment désigné de « première guerre mondiale de l’Afrique » par les responsables américains) n’ont réussi à atteindre le statut de véritables crises de politique étrangère dans le contexte non idéologique de l’après-guerre froide – ce qui constitue une différence radicale avec l’atmosphère de crise qui a prévalu au début des années 1960 quand, dans les mêmes régions, une rébellion armée avait été perçue par les décideurs américains comme une menace d’installation d’un régime pro-soviétique sous l’égide de Patrice Lumumba.

11L’indifférence traditionnelle du Congrès pour les affaires africaines a été renforcée par la cuisante défaite du Parti démocrate aux élections de novembre 1994, élections qui ont amené, pour la première fois depuis des décennies, un contrôle républicain à la fois sur la Chambre et sur le Sénat. Entre janvier 1995 et janvier 2001, une Maison-Blanche aux mains des Démocrates a dû composer avec un Congrès de plus en plus hostile, dominé par des Républicains dont les conceptions en matière internationale étaient en désaccord avec de nombreux aspects de la politique étrangère de la présidence, notamment concernant l’Afrique. « À plusieurs reprises, cette situation a conduit les deux branches du pouvoir à traiter les dossiers de politique étrangère de manière partisane et à chercher à exploiter les divergences de politique étrangère à des fins politiciennes », explique Daniel P. Volman, spécialiste du rôle du Congrès dans la politique africaine des États-Unis. « L’un des exemples de cette tendance dont l’impact a eu une importance particulière pour les relations avec l’Afrique a été l’instrumentalisation par les parlementaires républicains de l’insatisfaction de l’opinion publique au sujet du rôle des États-Unis à l’Onu […] afin de renforcer leurs demandes de coupes dans la participation financière américaine à celle-ci et de réduction des activités de maintien de la paix de l’Onu en Afrique et dans d’autres régions du monde [10]. » C’est précisément cet état d’esprit qui a permis au sénateur Jesse Helms (républicain de Caroline du Nord), président ombrageux de la Commission des relations extérieures du Sénat, de bloquer pendant plusieurs années le financement de l’Onu, jusqu’à ce que l’organisation finisse par accepter une réduction des contributions américaines au budget général (22 % au lieu de 25 %) et au budget des opérations de maintien de la paix (27 % au lieu de 30 %), non sans conséquences sérieuses, entre-temps, pour les activités de l’Onu en Afrique [11].

12Une convergence intéressante entre les intérêts des parlementaires républicains et ceux de la Maison-Blanche s’est cependant fait jour autour d’un aspect particulier de la politique étrangère américaine en Afrique : la traditionnelle utilisation (du temps de la guerre froide) de l’aide au développement comme instrument prééminent de l’action extérieure des États-Unis à l’égard du continent. La tendance traditionnelle des Républicains conservateurs à s’opposer à l’aide au développement, conjuguée avec la faible priorité accordée à l’Afrique par la Maison-Blanche, a accentué la tendance d’après-guerre froide à réduire les engagements financiers d’aide au développement pour le continent africain. Selon une étude, l’aide américaine à l’Afrique (comprenant l’aide au développement, l’aide alimentaire et l’assistance humanitaire d’urgence) a décru d’un niveau de 1,93 milliard de dollars en 1992 à 933 millions de dollars en 2000, soit un recul global de 52 % [12]. Il est hautement probable que cette baisse tendancielle se poursuivra dans la nouvelle configuration du pouvoir, où la Maison-Blanche et les deux Chambres sont aux mains des Républicains [13], et ce en dépit du fait que George W. Bush a promis de renforcer le soutien américain à la lutte contre la pandémie du sida sur le continent africain. Comme l’a relevé Bill Jackson, directeur des programmes de politique publique à l’African-American Institute, le sérieux de l’administration Bush sur ce point, par-delà la rhétorique, connaîtra son épreuve du feu lors de la première proposition de budget adressée au Congrès [14].

13L’éventualité d’un Congrès plus actif sur les dossiers africains est en outre rendue improbable par l’étroitesse de la majorité républicaine dans les deux Chambres à la suite des élections de novembre 2000. Le Sénat est divisé à parts égales (50 Démocrates, 50 Républicains), mais le vice-président Dick Cheney a le pouvoir, en tant que président de droit du Sénat, d’ajouter sa voix à celle des Républicains, et donc de faire pencher la balance en leur faveur [15]. À la Chambre, l’avance républicaine est un peu plus solide (220 Républicains, 210 Démocrates, 2 indépendants et 3 sièges vides). Dans les deux cas, toutefois, ces courtes majorités républicaines jouent contre toute politique active dans les régions jugées d’importance secondaire comme l’Afrique, chaque parti essayant d’éviter le moindre faux-pas en vue des élections de mi-mandat de novembre 2002.

Le rôle par défaut du cercle intermédiaire, ou l ’« influence bureaucratique »

14Le manque d’intérêt de la Maison-Blanche et du Congrès pour l’Afrique – un constat historique que la fin de la guerre froide est venue renforcer – fait que la politique étrangère de George W. Bush sur le continent, à un degré plus fort encore que pour n’importe quelle autre région, sera pour l’essentiel déléguée aux hauts fonctionnaires et aux politiques nommés au sein de l’administration. Afin de mieux comprendre la dialectique de la continuité et du changement qui sera à l’œuvre dans l’administration Bush, il faut s’intéresser aux politiques (et aux interactions entre celles-ci) de chaque « bureau africain » des agences gouvernementales traditionnellement en charge de la sécurité nationale : Département d’État, Département de la défense (Pentagone) et CIA, ainsi que leurs homologues dans le domaine économique, sans cesse plus important, et avant tout le Département au commerce. En un mot, on peut estimer que ce que j’ai appelé ailleurs l’« influence bureaucratique » sur la prise de décision imprimera le plus souvent sa marque sur la définition et sur la mise en œuvre de la politique étrangère de l’administration Bush à l’égard de l’Afrique, du moins dans toutes les situations de « routine », c’est-à-dire en l’absence de crise majeure [16].

15Le secrétaire d’État Colin Powell et le Département d’État, notamment son bureau des affaires africaines, se sont imposés comme l’organe bureaucratique le plus important pour la formulation et la mise en œuvre de la politique étrangère américaine en Afrique au cours des premiers mois de l’administration Bush. Colin Powell, un Afro-Américain qui a connu une brillante carrière militaire de trente-cinq années – marquée notamment par sa nomination comme conseiller à la sécurité du président Reagan et comme chef d’état-major des Armées sous G. Bush (père) et la première année de Bill Clinton –, a cherché à souligner sa détermination à faire de l’Afrique une priorité en visitant symboliquement en premier le bureau des affaires africaines lors de sa prise de contact avec ce qu’il appelle ses « troupes » du Département d’État. Tout comme pour Condoleezza Rice, les racines africaines de Colin Powell ont été vues par de nombreux observateurs comme un lien naturel propre à faciliter les contacts avec les leaders africains et leurs corps diplomatique. Certains comptes rendus de presse des premiers jours, par exemple, ont suggéré que plusieurs hauts responsables africains se prenaient à espérer que C. Powell et d’autres au sein de l’administration conféreraient une plus grande importance à l’Afrique à Washington. « Mon sentiment est qu’il a un intérêt très vif pour les affaires africaines », confiait Seth Kimanzi, secrétaire général du ministère des Affaires étrangères du Rwanda, un pays qui était considéré comme l’un des « chouchous » de l’administration Clinton. « Il pourrait se démarquer de l’image qui a été propagée dans les médias – celle d’une administration Bush ignorante des affaires africaines [17]. » D’autres, bien sûr, ont déploré ce qu’ils perçoivent comme un mauvais tournant sous une administration républicaine, comme le résume le titre du magazine Africa Business : « Après le sourire de Clinton, la grimace de Bush ? »

16Que Colin Powell parvienne ou non à maintenir un certain intérêt pour l’Afrique, qu’il soit capable ou non d’inciter la Maison-Blanche et le Congrès à élever le continent dans la hiérarchie des Affaires étrangères (ce dont on peut sérieusement douter), le témoignage qu’il a donné lors de son audition devant le Congrès le 17 janvier 2001 a fourni d’importants indices sur la manière dont la politique africaine des États-Unis pourrait concrètement évoluer sous sa conduite [18]. Ses remarques ont tout d’abord souligné un impératif stratégique: cultiver des liens étroits avec les puissances régionales du continent, aux premiers rangs desquels le Nigeria et l’Afrique du Sud, renouant ainsi avec la politique de l’administration Nixon qui consistait à se reposer sur de telles puissances pour assurer la stabilité dans la région. Cette vision se distingue donc de celle de l’administration Clinton, qui s’était appuyée sur le « nouveau bloc » des leaders africains, comme on les a appelés, parmi lesquels Issaias Afeworki (Érythrée), Meles Zenawi (Éthiopie), Yoweri Museveni (Ouganda) et Paul Kagame (Rwanda), qui avaient en commun la même volonté de créer des gouvernements « sensibles à la critique et responsables », bien que non nécessairement démocratiques [19]. Les principaux détracteurs de la politique menée par l’administration Clinton, qui, à l’instar de C. Powell, font passer l’impératif du maintien de la stabilité avant l’objectif normatif de promotion de la démocratie, estiment que les défauts de cette politique ont été amplement démontrés par l’émergence de conflits interétatiques entre les membres de ce « nouveau bloc » (comme l’attestent la guerre de frontière entre l’Éthiopie et l’Érythrée et les accrochages militaires entre l’Ouganda et le Rwanda au Congo-Kinshasa). D’après Colin Powell, le principal problème de la politique adoptée par l’administration Clinton a été de s’appuyer sur des liens personnels avec des leaders qui, pour une raison ou pour une autre, à un moment donné, avaient le rapport de forces dans le jeu régional, quel que soit le pouvoir réel de leur État (en témoigne l’influence excessive acquise par le Rwanda sur son voisin bien plus important, le Congo-Kinshasa). À en croire la vision proposée par C. Powell, une stratégie de long terme plus efficace consiste à se concentrer sur les véritables puissances régionales, celles qui conjuguent puissance économique et puissance militaire (sans parler de leurs intentions politiques) pour assurer la stabilité à leur région.

17Le deuxième élément de la position de Colin Powell consiste à prendre appui sur les succès de l’administration Clinton dans la promotion des échanges commerciaux et des investissements américains afin de récompenser les pays africains qui favorisent l’établissement d’économies libérales ouvertes. La pièce maîtresse d’une telle doctrine est le renforcement de la loi Africa Growth and Opportunity Act (AGOA) qui a été adoptée par les deux chambres du Congrès sous l’impulsion de la seconde présidence Clinton. À cet égard, C. Powell, tout comme ses prédécesseurs de l’après-guerre froide, est convaincu que la politique étrangère doit servir de soutien aux entreprises privées américaines partout dans le monde, y compris en Afrique. « Le libre commerce représente une force gigantesque, explique C. Powell. Il fait plus que nourrir la réforme économique et la croissance; il crée aussi de meilleures relations entre les nations [20]. »

18Le dernier élément de l’approche africaine de C. Powell, qui se trouve également dans la droite ligne de celle de l’administration Clinton, est la conviction que les Africains doivent « en faire davantage pour eux-mêmes » dans le domaine du maintien de la paix [21]. « En Sierra Leone, au Liberia, en Angola, au Congo [-Kinshasa] et ailleurs, cela signifie arrêter les massacres, retirer les armes des mains des enfants, faire cesser la corruption, chercher des compromis, et commencer à travailler dans la paix et le dialogue plutôt que dans la guerre et les tueries », expliquait-il lors de son audition devant le Congrès. « Cela signifie consacrer les profits du pétrole et des diamants, ainsi que les autres sources de revenus, aux écoles, aux hôpitaux, à la construction de routes décentes plutôt qu’aux bombes, aux balles et aux seigneurs de la guerre [22]. » Bien sûr, selon la « doctrine Powell » pour l’Afrique, c’est aux diplomates et aux forces armées africaines, et non aux puissances étrangères (y compris les États-Unis), qu’il incombe de prendre l’initiative dans la réponse aux crises et aux conflits qui secouent le continent. Si une telle vision l’emporte, il est peu probable que l’on trouve l’administration Bush aux premiers rangs des efforts internationaux pour résoudre les conflits africains ; elle aura tendance à résister à toute implication de troupes américaines aussi bien dans les opérations de maintien que de rétablissement de la paix. À l’inverse, elle tendra à soutenir certains programmes existants, notamment l’ACRI (African Crisis Response Initiative), visant à renforcer les capacités des pays africains à intervenir militairement dans les conflits touchant le continent. L’exemple modèle de cette approche qui, tout comme l’ACRI, a vu le jour sous l’administration Clinton et sera solidement défendue par l’administration Bush, a été la décision, en 2000, d’envoyer plusieurs centaines de spécialistes des forces spéciales de l’armée de terre américaine stationnés à Fort Bragg (en Caroline du Nord) entraîner et équiper cinq bataillons nigérians pour qu’ils puissent intervenir efficacement en Sierra Leone [23].

19Rien ne garantit cependant que la position réaliste défendue par C. Powell, qui consiste à renforcer les puissances régionales alliées, à promouvoir le commerce et les investissements américains, et à limiter l’implication des États-Unis dans les conflits africains, pourra être appliquée pour chacun des 53 pays africains. L’un des effets les plus importants de cette « influence bureaucratique » sur le processus de décision est que, en l’absence de coordination au plus haut niveau (celui de la Maison-Blanche), la politique étrangère américaine à l’égard de chaque pays africain tend à se fragmenter, à faire l’objet d’interprétations divergentes, inspirées par les missions propres de chacune des organisations créées pour gérer un aspect de cette politique. À titre d’exemple, la première mission du bureau des affaires africaines au Département d’État est de maintenir des relations stables et sans heurts avec tous les États du continent. Sa priorité est donc de résoudre dans la discrétion des chancelleries tout conflit pouvant survenir. Le contraste ne saurait être plus grand avec la mission traditionnelle, pendant la guerre froide, de la division africaine de la CIA : conduire la lutte idéologique contre l’URSS et le communisme sur le continent par toute une série de moyens, depuis l’entretien d’agents de renseignements locaux jusqu’à l’organisation d’opérations secrètes. Ouvertement méprisante à l’égard des régimes se proclamant marxistes ou gauchistes, des mouvements de libération nationale et, plus récemment, des régimes islamistes radicaux, la CIA privilégie les contacts avec les services de sécurité des alliés européens et des régimes africains amis. Dans le cas du Pentagone, la première mission du bureau des affaires africaines (au sein des affaires de sécurité internationale) est de s’assurer un accès continu aux bases et aux installations militaires, afin d’être toujours en mesure de répondre aux crises locales et, surtout, aux événements imprévus qui pourraient survenir au Moyen-Orient et en Europe. La première mission bureaucratique du bureau africain du Département au commerce, enfin, est de favoriser un accroissement permanent des investissements et du commerce américain sur tout le continent.

20Chaque organe bureaucratique secrète une culture institutionnelle qui lui est propre, culture soutenant sa mission et façonnant les individus y travaillant. Bien sûr, d’autres facteurs peuvent compter dans la conduite des organisations bureaucratiques, comme les opinions et les ambitions personnelles de leurs responsables ; mais le phénomène le plus important reste l’intériorisation, par ses membres, de la culture d’une organisation bureaucratique, qui transforme ces derniers en avocats de leur organisation et leur fait interpréter la politique étrangère américaine uniquement d’après la mission et le rôle de leur agence, ce qui entraîne évidemment une dysharmonie d’ensemble. Il ne s’agit pas, bien sûr, de prétendre que les organisations bureaucratiques n’en font qu’à leur guise dans un contexte de vide politique ; mais elles participent incontestablement au processus de décision interne. Dans les « guerres bureaucratiques », elles marchandent, négocient des compromis, cherchant au bout du compte à maximiser leur position à l’intérieur du champ institutionnel.

21Les premières fissures dans la politique étrangère sont d’ores et déjà apparues, par exemple entre l’aile modérée et l’aile conservatrice du Parti républicain, comme en témoigne la concurrence bureaucratique croissante entre le Pentagone de Donald Rumsfeld et le Département d’État de Colin Powell [24]. Donald Rumsfeld, avec le soutien du vice-président D. Cheney, a pris position en faveur d’une politique étrangère américaine très ferme dans toute une série de domaines, et notamment sur la nécessité de mettre au point au plus vite un système de défense antimissile opérationnel ; la réticence à poursuivre la politique d’engagement suivie par B. Clinton en Corée du Nord (ce qui n’est pas surprenant, compte tenu du caractère central de la menace nord-coréenne pour justifier le bouclier antimissile si ardemment souhaité); le choix d’une attitude plus conflictuelle à l’encontre des grandes puissances potentielles que sont la Chine et la Russie ; et la nécessité d’adopter, vis-à-vis de Saddam Hussein, une position bien plus agressive (certains « faucons » au Congrès souhaitant le lancement d’un programme paramilitaire visant à renverser le régime irakien). L’influence de l’aile conservatrice dans l’administration Bush a d’ores et déjà forcé C. Powell à se rétracter, à la fois sur la politique d’engagement avec la Corée du Nord – qu’il voulait poursuivre – et sur son souhait de faire adopter un nouveau régime de sanctions plus souple à l’encontre de l’Irak, afin d’éviter un effondrement total de l’actuel. Toutefois, dans le cas particulier de la politique étrangère américaine à l’égard des pays africains, on peut penser que C. Powell et le Département d’État auront, dans le paysage bureaucratique, le leadership. Hypothèse que l’on peut appuyer sur le faible degré de priorité représenté par l’Afrique dans le programme global des conservateurs, et sur l’idée un peu simpliste que cette région aura une importance particulière pour le premier secrétaire d’État afro-américain.

22Deux cas d’étude démontrent cependant qu’un conservatisme plus « belliqueux » pourrait souvent l’emporter sur les tendances modérées de C. Powell et du Département d’État. Premier exemple : le refus de l’administration Bush d’abandonner les sanctions contre la Libye bien que le régime de M. Khadafi se soit finalement résolu à livrer les deux suspects impliqués dans l’attentat de Lockerbie en 1988 et qu’une Cour internationale ait reconnu, en janvier 2001, l’un des deux suspects coupable, tout en relâchant le second. Dans le contexte d’un durcissement de la politique américaine à l’encontre des États parias demandé par les conservateurs, la nouvelle administration Bush a ajouté des conditions supplémentaires à la levée des sanctions, comme la reconnaissance formelle de sa culpabilité par le régime de Khadafi et une compensation pour les familles des victimes [25].

23Second exemple témoignant de la volonté de durcir le ton face aux États parias : la nouvelle politique étrangère américaine adoptée à l’égard du régime soudanais d’Omar Hassan al-Beshir, en dépit des mesures prises par celui-ci pour isoler les forces islamistes d’Omar Hassan al-Tourabi. Là où l’administration Clinton s’intéressait surtout à la menace régionale que représentaient les tentatives du Soudan d’exporter son message de renouveau islamiste, l’administration Bush s’est d’abord concentrée sur les violations des droits de l’homme qui accompagnent une guerre civile soudanaise vieille de dix-huit ans, la plus longue d’Afrique à ce jour. Colin Powell a par exemple déclaré, lors de son audition du 7 mars 2001, qu’« il n’existe probablement aucune tragédie plus grande dans le monde aujourd’hui [26] ». Le principal déterminant de la politique étrangère américaine actuelle à l’égard du Soudan n’est cependant pas l’intérêt personnel de C. Powell, mais la pression croissante exercée par de nombreux groupes chrétiens – qui comptent parmi les soutiens électoraux les plus importants du président Bush – en faveur d’une politique plus active pour faire cesser ce qu’ils perçoivent comme un génocide perpétré par le régime islamique nordiste contre des populations majoritairement chrétiennes du Sud. Ces groupes chrétiens américains sont particulièrement choqués par la pratique courante de réduction en esclavage de Soudanais chrétiens du Sud vendus au nord du pays, et ils ont reçu le soutien de membres du Congrès sensibles à leur cause, tel Sam Brownback (républicain du Kansas), pour réclamer une politique beaucoup plus énergique, pouvant aller jusqu’à une aide militaire américaine aux mouvements de guérilla du Sud [27].

24Cette position de la nouvelle administration Bush face à la Libye et au Soudan n’est pas sans paradoxes : en effet, une politique étrangère authentiquement réaliste aurait certainement répondu aux propositions d’ouverture des régimes Khadafi et Beshir par une politique d’engagement prudent – à la manière de ce qui s’est passé au cours des derniers mois de l’administration Clinton. Bien qu’une telle stratégie ait probablement les faveurs d’un modéré tel que C. Powell, comme peut le laisser penser sa prise de position sur la Corée du Nord, une approche d’ensemble plus conservatrice, non dénuée d’un certain parfum de guerre froide, rend cette stratégie, du moins dans les cas de la Libye et du Soudan, très peu probable. C’est particulièrement net pour le Soudan, où le concert de voix anti-Beshir qui s’est élevé dans la communauté chrétienne des États-Unis rend quasi inéluctable un durcissement qui pourrait bien aller, au bout du compte, jusqu’à l’envoi d’une aide militaire aux mouvements de guérilla du Sud.

Changement « vs » continuité

25On ne saurait toutefois exagérer le changement que l’administration Bush est susceptible d’amener dans la politique extérieure américaine à l’égard de l’Afrique. En effet, l’un des phénomènes consubstantiels à l’« influence bureaucratique » – trait dominant de cette politique – est l’émergence d’un état d’esprit hostile à tout changement, une prédilection pour le statu quo chez les hauts fonctionnaires. Parmi les facteurs permettant d’expliquer ce phénomène, on peut citer l’habitude sécurisante de se conformer à des procédures standardisées et acceptées depuis longtemps, ainsi que la conviction qu’une trop grande prise de risque peut créer de sérieux aléas dans une carrière, et bloquer tout espoir de progression. Ainsi que l’explique Morton A. Halperin, il résulte de tout cela que « la majorité des bureaucrates préfère le maintien du statu quo, et seul un petit nombre d’entre eux se fait, à un moment donné, l’avocat du changement [28] ». Dès lors, les membres d’une organisation bureaucratique, en particulier son chef, livreront toujours une bataille féroce avant d’accepter des changements susceptibles de restreindre leur « territoire » ou de menacer l’intégrité de la mission qui leur revient. Bref, la nature fondamentalement conservatrice de toute organisation bureaucratique induit une résistance au changement chez ses membres.

26Ces organisations bureaucratiques, de par la « vie propre » qu’elles acquièrent en quelque sorte, poussent aussi leurs membres à rechercher un accroissement de leur zone d’influence. Compte tenu du fait, déjà noté, que chaque bureaucratie tend à interpréter l’intérêt national à travers le prisme de sa propre mission, il est logique que ses membres cherchent à élargir le rôle de leur organisation. Le principal moyen d’atteindre ce but a généralement été la multiplication des activités propres à cet organe avec chacun des 53 pays d’Afrique. Pour le bureau des affaires africaines, c’est l’encouragement de visites des chefs d’État africains à la Maison-Blanche ; pour le Pentagone, c’est le renforcement de manœuvres militaires conjointes avec les armées africaines, notamment le développement de multiples programmes d’assistance militaire au Nigeria ; pour la CIA, c’est l’intensification des échanges d’informations avec les pays africains amis, tel le régime Kagame au Rwanda ; pour le Département au commerce, c’est la multiplication des accords d’investissement et de commerce, aussi bien avec l’Afrique du Sud qu’avec les divers pays producteurs de pétrole (par exemple l’Angola), qui sont au cœur de la politique économique des États-Unis. Quelle que soit la stratégie particulière suivie dans le renforcement des liens avec tel ou tel pays africain, le terme d’« incrémentalisme » exprime parfaitement le processus d’évolution à l’œuvre : une fois établies des relations diplomatiques avec un pays africain, la dynamique propre aux organisations bureaucratiques conduit souvent à une poursuite automatique des liens avec ce pays qu’il est très difficile de renverser.

27Ce processus incrémental contribue à expliquer la rareté des tournants drastiques observés dans la politique étrangère des États-Unis à l’égard de la plupart des 53 pays africains, même lorsqu’une administration qui paraît avoir des orientations très différentes de la précédente prend ses fonctions (ce qui était le cas lors de la transition entre les administrations Clinton et Bush). Comme nous l’avons noté, les contraintes de temps induites par la brièveté des mandats, aussi bien pour le Président (quatre années) que pour la majorité des parlementaires (deux années pour les représentants), ajoutée au peu d’attention traditionnellement accordée aux affaires africaines tant par le Président que par le Congrès, favorisent l’« influence bureaucratique » et jouent finalement en faveur du statu quo. Mais le plus puissant rempart contre le changement provient sans doute du fait que les activités multiples des différentes administrations ne font tout simplement pas partie du domaine d’action du Président. Comme le disait Dean Rusk, secrétaire d’État du président L. Johnson, commentant la transition entre les administrations Johnson et Nixon : « Une transition n’est pas si cataclysmique qu’elle en a l’air. Sur environ un millier de télégrammes diplomatiques qui partent chaque jour, j’en vois seulement cinq ou six, et le Président un ou deux. Et ceux qui sont responsables de l’envoi des 994 autres seront encore là [bien après que l’administration a quitté ses fonctions] [29]. » Utilisant une métaphore ferroviaire pour préciser ses pensées, D. Rusk ajoutait qu’une transition « est un peu comme un changement de mécanicien dans un train qui suit sa route régulièrement. Le nouveau mécanicien peut certes choisir de modifier quelques réglages, mais certainement pas les 4 500 traités intergouvernementaux [30] ».

28Même si elle tend à exagérer l’importance de la bureaucratie lors des phases de transition, la métaphore ferroviaire de D. Rusk est parfaitement exacte sur un point crucial. Elle rappelle en effet que l’inertie des « missions bureaucratiques » de chaque organisation a toutes les chances de renforcer le « train-train » de la politique étrangère américaine en Afrique, jusqu’à ce qu’un événement (une situation de crise par exemple) attire soudainement l’attention de la Maison-Blanche ou d’autres acteurs intérieurs et conduise à une révision du statu quo. En l’absence de crise, l’attention de la présidence se portera toujours sur d’autres régions du monde, et les politiques en place continueront d’être mises en œuvre et renforcées par les tendances propres à chaque organisation bureaucratique. C’est la raison pour laquelle, même si la politique américaine à l’égard de certains pays africains pourrait changer du fait de la volonté de C. Powell de faire évoluer les priorités, ou de celui des intérêts particuliers de tel ou tel parlementaire, ou encore sous l’influence croissante d’un groupe de pression donné (par exemple la coalition chrétienne), la politique africaine de l’administration Bush restera, pour l’essentiel, dans le droit fil de celle de l’administration Clinton. Du reste, seule l’une des trois priorités énoncées par C. Powell pour l’Afrique – le souhait de se concentrer sur les réelles puissances régionales – marque un relatif tournant, qui peut d’ailleurs bénéficier de l’attention privilégiée déjà portée par la politique étrangère de l’équipe Clinton tant à l’Afrique du Sud qu’au Nigeria (au moins au cours du second mandat).

29À ce titre, le tournant le plus significatif sera la distance prise avec ce que ses critiques ont appelé la « rhétorique des bons sentiments » de l’administration Clinton à l’égard de l’Afrique. Bien que cette nouvelle posture ait le mérite d’éviter le creusement d’un fossé entre les discours et les actes susceptible de faire naître chez les Africains et les africanistes des espérances finalement déçues, elle n’en souligne pas moins la marginalisation de l’Afrique au sein de l’administration Bush, conduisant même un africaniste à évoquer l’« avènement de l’apathie » – jeu de mots sur le titre de l’article très débattu de Robert Kaplan, « L’avènement de l’anarchie [31] ».

30Le plus grand défi pour l’Afrique, aussi bien sous les administrations démocrates que sous les administrations républicaines, a toujours été en effet de secouer l’apathie rencontrée chez les principaux responsables de la politique étrangère américaine. Bien que l’attention portée par le président Clinton au continent africain ait pu suggérer que cette situation était sur le point de changer, il est clair que l’administration du président Bush ne montre aucune inclination particulière à suivre l’exemple de son prédécesseur. Bien au contraire, la devise « Finie la rhétorique, vive la géopolitique » laisse présager le retour à une vision essentiellement géostratégique de l’Afrique, qui rappelle celle de la guerre froide, lorsque le continent n’existait aux yeux des décideurs de Washington qu’à travers le prisme d’un jeu politique international – l’endiguement du communisme – sans rapport véritable avec les réalités africaines.

Notes

  • [1]
    Pour une analyse de la logique inversée qui a sous-tendu les critiques adressées par les démocrates à leurs prédécesseurs républicains, voir P. J. Schraeder, « Continuity and change in US foreign policy towards Africa : comparing the Bush and Clinton administrations », Africa Contemporary Record, Annual Survey and Documents, 1992-1994, New York, Londres, Holmes, Meier Publishers, 2000, vol. 24, pp. A80-A104.
  • [2]
    Cette devise est censée résumer l’approche de l’Afrique par C. Powell. Voir J. Perlez, « Powell gives Africa a hard new look », The New York Times, 14 janvier 2001, p. A6.
  • [3]
    Pour un tour d’horizon plus large de cette question et des applications concrètes, voir P. J. Schraeder, United States Foreign Policy Toward Africa : Incrementalism, Crisis and Change, Cambridge, Cambridge University Press, 1994. Voir aussi P. J. Schraeder, « Speaking with many voices : continuity and change in US Africa policies », The Journal of Modern African Studies, 29 (3), septembre 1991, pp. 373-412.En ligne
  • [4]
    K. De Young et S. Mufson, « Aleaner and less visible NSC. Reorganization will emphasize defense, global economics », Washington Post, 10 février 2001, p. A1.
  • [5]
    P. J. Schraeder, « Guest editor’s introduction : trends and transformation in the Clinton administration’s foreign policy toward Africa (1993-1999) », Issue : a Journal of Opinion, 26 (2), 1998, pp. 1-7.
  • [6]
    I. Fisher, « Africans ask if Washington’s sun will shine on them », The New York Times, 8 février 2001, p. A3.
  • [7]
    Cité dans H. W. French, « In Congo, a lesson on where easy paths lead », The New York Times, 21 janvier 2001, p. 3.
  • [8]
  • [9]
  • [10]
    D. P. Volman, « The Clinton administration and Africa : role of Congress and the Africa subcommittees », Issue : a Journal of Opinion, 26 (2), 1998, p. 14.
  • [11]
    B. Crossette, « UN agrees to pay dues paid by US, easing an irritant », The New York Times, 23 décembre 2000, pp. A1 et A6.
  • [12]
    Voir D. Rothchild, « The US foreign policy trajectory on Africa », SAIS Review, 21 (1), hiver-printemps 2001, pp. 179-211.En ligne
  • [13]
    Depuis la rédaction de cet article, la démission du sénateur Jeffords du Parti républicain a bouleversé cet équilibre, faisant basculer la majorité du Sénat dans le camp démocrate.
  • [14]
    Remarques de Bill Jackson. Adresse de l’AAI online newsletter : http://www.aaionline.org/webzine/feb2001/event.html.
  • [15]
    Voir note 13.
  • [16]
    P. J. Schraeder, « Bureaucratic incrementalism, crisis and change in US foreign policy toward Africa », in J. A. Rosati, J. D. Hagan et M. W. Sampson (eds), Foreign Policy Restructuring : How Governments Respond to Change, Columbia, University of South Carolina Press, 1994, pp. 111-137.
  • [17]
    Cité dans I. Fisher, « Africans ask if Washington’s sun will shine on them », The New York Times, 8 février 2001, p. A3.
  • [18]
    « Statement of secretary of State-Designate Colin L. Powell prepared for the confirmation hearing of the US Senate committee on foreign relations scheduled for 10:30 AM, January 17, 2001 », disponible sur le site http://www.senate.gov/eforeign/testimony/wtpowell011701.txt.
  • [19]
    Voir D. Connell et F. Smyth, « Africa’s New Bloc », Foreign Affairs, 77, mars-avril 1998, pp. 80-94 ; ainsi que M. Ottaway, Africa’s New Leaders : Democracy or State Reconstruction ?, Washington DC, Carnegie Endowment for International Peace, 1999.
  • [20]
    « Statement of secretary of State-Designate Colin L. Powell… », op. cit., p. 12.
  • [21]
    Ibid.
  • [22]
    « Statement of secretary of State-Designate Colin L. Powell… », op. cit., p.12.
  • [23]
    J. Perlez, « US to send GI’s to train Africans for Sierra Leone : “agonizing reappraisal” by the administration », The New York Times, 9 août 2000, p. A1.
  • [24]
    J. Perlez, « Two sides of a coin : Pentagon vs State », The New York Times, 27 mars 2001, p. A3. Voir aussi T. L. Friedman, « Fractured foreign policy sets up many danger zones », The New York Times, 21 mars 2001, p. A13.
  • [25]
    J. Perlez, « Unpersuaded by verdict, Bush backs sanctions », The New York Times, 1er février 2001, p. A8.
  • [26]
    Cité in A. Lewis, « No greater tragedy », The New York Times, 24 mars 2001, p. A27.
  • [27]
    J. Perlez, « Pair of views about Sudan : help rebels or end war », The New York Times, 25 février 2001, p. A5.
  • [28]
    M. H. Halperin, Bureaucratic Politics and Foreign Policy,Washington DC, The Brookings Institution, 1974, p. 99.
  • [29]
    Ibid., p. 292.
  • [30]
    Ibid.
  • [31]
    S. Booker, « The Coming apathy », Current History, 2001.
Français

Du fait du faible intérêt de l’équipe Bush et du Congrès pour les affaires africaines, la politique américaine à l’égard du continent africain devrait, comme par le passé, être définie en priorité par le Département d’État et par les fonctionnaires du bureau Afrique. Par rapport à l’administration Clinton, la principale rupture devrait résider dans une vision géostratégique fondée sur un appui aux principales puissances régionales du continent.

Peter J. Schraeder
Loyola University Chicago mars 2001
Mis en ligne sur Cairn.info le 15/11/2012
https://doi.org/10.3917/polaf.082.0133
Pour citer cet article
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