CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Dans les années 1990, un mot nouveau fait son apparition à Douala: « feyman ». Le feyman, c’est celui qui « fait » (ou, mieux, qui « fey ») les autres, qui les arnaque [1]. Escroc voyageur, magicien multiplicateur de billets de banque, mais aussi « bandit social », frimeur et flambeur à ses heures, le feyman qui roule en 4 x 4 et bâtit de luxueuses demeures à Douala est devenu, en quelques années, une figure profondément ambivalente de la réussite socio-économique. Il est une figure de la ruse et de l’arnaque qui condense, à elle seule, tout un ensemble de pratiques et de représentations sociales de crise, et qui témoigne de l’inflexion des itinéraires d’accumulation classiques. Véritable phénomène de société, la « feymania » est intimement liée à toute une série de forces qu’il est fondamental de prendre en considération si l’on veut appréhender le passé récent, la conjoncture actuelle et l’évolution prochaine du Cameroun: espoirs et déboires nés d’un mouvement pour la démocratie aujourd’hui en faillite, d’une économie formelle longtemps au point mort; informalisation des marchés et des modes de financement; crises intra- et interethniques; exode rural et urbanisation sauvage; ajustement structurel ; globalisation, etc. La feymania, par ses structures, ses techniques, ses images de marque, les styles de vie et de consommation de ses adeptes, est à la fois le reflet et le moteur de mutations sociales dont la complexité, la fluidité et les contradictions internes sont les caractéristiques premières.

Portrait d’un « feyman »

2Le plus grand des feymen fut Donatien Koagne, alias le king. 1994, Pretoria. Le journaliste camerounais Pius Njawe est en Afrique du Sud pour y réaliser une série d’interviews auprès de la nouvelle équipe Mandela [2]. Au ministère des Affaires étrangères, on lui pose une question insolite. On vient de recevoir un fax de Sandton, quartier huppé de Johannesburg, où il est fait état de l’arrivée dans un hôtel de la place du roi du Cameroun ; la direction de l’établissement souhaite savoir quelles dispositions protocolaires il y a lieu d’adopter. Qu’en pense Njawe ?

3Non sans difficulté, le journaliste obtient un rendez-vous avec celui qui se prétend roi. À son hôtel, on le dirige vers la suite présidentielle. Il est reçu par un homme tout d’or vêtu – robe de chambre dorée, babouches couleur or et bijoux éclatants. C’est Donatien Koagne. Au Cameroun, on parle beaucoup de lui. On le sait richissime ; on dit illégale, voire maffieuse, l’origine de sa fortune, mais on n’en sait guère plus. Quarante-cinq minutes durant, Njawe tentera de lui tirer les vers du nez: que fait-il en Afrique du Sud ? Quel business y traite-il ? De façon plus générale, quelles affaires brasse-t-il ? Il n’apprend rien de précis. Par la suite, il découvrira que Koagne a tissé des liens étroits avec l’ANC : « Il avait complètement investi le parti de Mandela ; toute une section de l’entourage présidentiel avait été corrompue. » Mandela lui-même avait été berné, quoique l’on ne sache pas exactement comment : à Njawe, comme à d’autres par la suite, Koagne montra des photos dans lesquelles il apparaissait aux côtés du grand homme. Donatien aurait été présent à l’inauguration de Mandela en tant qu’invité officiel [3].

4Mandela n’était pas le seul chef d’État africain avec lequel Koagne avait établi des liens. Dans un album-photo qu’il aimait à feuilleter en public, on pouvait le voir aux côtés de nombreuses personnalités, dont le maréchal Mobutu et Denis Sassou-Nguesso. Depuis la fin des années 1980 au moins, il trempait dans toutes sortes d’activités illégales : faux-monnayage, trafic de drogue et d’uranium, contrôle de cercles de jeu illégaux… Il brillait en particulier dans un domaine : celui de l’escroquerie financière.

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« [S]a spécialité […] consiste à faire croire à de riches pigeons qu’il dispose d’un moyen ultra secret pour transformer le papier blanc en dollars […] La proie [est] convi[ée] à une séance privée destinée à la convaincre de l’efficacité du procédé. Avant [son] arrivée […] Koagne glisse un vrai dollar entre deux feuilles de papier blanc et [répète] l’opération jusqu’à constituer un épais bloc de papier prétendu “vierge”, prédécoupé au bon format. Quand la victime se pointe, ces sandwichs […] sont solennellement enduits d’un “liquide miracle” (en réalité un acide utilisé en photographie) [Celui-ci] dissout le papier […] de Koagne, mais pas celui, ultrarésistant, employé dans la fabrication des dollars. [D]u “bain magique” [on] ressort des poignées de [billets. Médusée,] la proie achète, fort cher (en moyenne 5 millions de francs), le “procédé magique” [4]. »

6Beaucoup s’y sont laissé prendre: Mobutu, à qui Koagne est censé avoir soutiré ainsi quinze millions de dollars ; Blaise Compaoré, président du Burkina Faso, qui en aurait perdu quarante ; le général Eyadéma, son homologue congolais Sassou-Nguesso, plusieurs ministres, dont un Gabonais, un Tanzanien, un Espagnol, plusieurs Kenyans et un ci-devant membre des services secrets israéliens. D’autres encore se feront prendre, parmi lesquels plusieurs personnalités à Djibouti et un haut fonctionnaire yéménite [5].

7Fin 1994, Koagne arrive à Sanaa, où il embobine un membre de la police secrète. Quelques mois plus tard, il fait une brève escale à Paris. Alors que son jet privé s’apprête à décoller du Bourget, un douanier demande à examiner la soute. Il y découvre quelque deux mille millions de dollars en coupures. Le magot est confisqué et le Camerounais écroué. Il sera libéré cinq heures plus tard, à la suite d’un appel mystérieux. L’argent, lui, reste avec les douaniers ; il s’agit d’établir si les dollars sont vrais ou faux. Authentiques, répondent les Américains. Mais l’affaire ne fait que commencer.

8Convaincu que sa supercherie n’a pas encore été découverte, Koagne met à nouveau le cap sur Sanaa. La police yéménite l’y attend de pied ferme. Le feyman est arrêté et mis au secret. Les choses en seraient peut-être restées là, n’était un détail : un carnet dans lequel Donatien avait noté l’identité de ceux qu’il avait escroqués et les sommes qu’il leur avait soutirées. Ce carnet, tout le monde le veut : les « grands » piégés par Koagne ; le gouvernement français, qui tient à protéger ses « amis » africains ; les Américains, que les dollars de Donatien intéressent passablement.

9Le Quai d’Orsay s’implique. En 1996, un haut fonctionnaire de la place, une certaine Catherine Boher, s’envole pour Sanaa, où elle apprend qu’elle pourra récupérer Donatien et le fameux carnet si l’escroc rend l’argent qu’il a volé. De retour à Paris, Boher s’entretient de l’affaire avec un collègue, Jean-Michel Beaudoin. Celui-ci échafaude un plan : camouflée à bord d’un yacht de plaisance, une équipe de « spécialistes » sera subrepticement débarquée au Yémen pour récupérer le cahier, le magot et, accessoirement, Donatien (l’opération ne se fera pas). Il est question aussi d’une rançon qu’un groupe de chefs d’État africains serait prêt à verser pour obtenir la libération de Koagne, afin qu’il puisse les rembourser. L’affaire piétinant, Boher se tourne vers la famille de Donatien. Elle négocie avec sa sœur et reçoit de celle-ci une importante somme, qu’elle dit remettre aux Yéménites. Rien n’en résulte. Soupçonnant un détournement, la famille porte l’affaire devant les tribunaux [6].

10Qu’est-il advenu de Donatien ? On n’en sait trop rien. Il serait toujours en prison au Yémen. Au Cameroun, la rumeur court qu’il aurait été amputé des deux mains. Du carnet, aucune nouvelle.

Des « feymen » et de l’extraversion

11Comme Donatien, beaucoup de feymen se lancent dans les « affaires » à l’étranger. D’un feyman au travail en dehors du pays, on dit qu’il « voyage » ou qu’il est parti « au front ». Si son aventure tourne mal, on dira qu’il est « tombé sur le champ de bataille ». L’ailleurs – l’extraversion – est une dimension centrale de la feymania.

12L’intérêt des feymen pour l’étranger, en effet, ne relève pas d’une simple exit strategy. Il s’agit d’une décision soigneusement prise. Les pays élus le sont avec discernement, pour ce qu’ils peuvent offrir en matière de marchés, de structures économiques et de facilités. L’engouement du milieu pour l’Afrique australe est, à cet égard, révélateur. Koagne n’y fit pas d’affaires portant sur la multiplication des billets, mais il paraît clair que lui et un de ses frères s’y livrèrent au trafic de drogue et d’uranium [7]. D’autres feymen se sont essayés à l’arnaque et au deal en Afrique du Sud, certains avec succès, d’autres moins. Pour ces hommes – trafiquants comme multiplicateurs de billets –, le pays de Mandela constituait une excellente base d’opérations. Avec l’ouverture de ses frontières en 1990, suivie de l’accession au pouvoir de la majorité noire, la RSA, auparavant repliée sur elle-même, se tourne vers l’extérieur. Riche, dotée d’excellentes infrastructures, d’une Bourse des valeurs et d’un système bancaire sophistiqué, elle attire d’importants investissements. L’argent y afflue et, partant, le crime. À d’autres égards encore, l’Afrique du Sud était l’endroit rêvé pour les feymen. Une des caractéristiques de la feymania est que ses adeptes ont l’art de se faire passer pour des hommes du pouvoir dit « traditionnel ». Donatien, on l’a vu, se proclamait roi, d’où son surnom de king. D’autres se faisaient passer pour des chefs. Un autre encore adopta le pseudonyme de Georges Weah [8], un king également, du football celui-ci. Donatien affectionnait les vastes tuniques et les chapeaux brodés, tenues des cours de son pays. En quête de liens non seulement économiques mais aussi affectifs avec le reste du continent, le tout nouveau pays de Mandela était particulièrement réceptif à ce genre d’autoreprésentation. Aux yeux de « pigeons » ailleurs en Afrique, les liens tissés chez Mandela par Donatien et ses collègues étaient fort bien vus. Dans les années 1990, l’Afrique du Sud avait la cote : y travailler, c’était travailler à l’émancipation du continent tout entier. Le fait que des entrepreneurs camerounais tout ce qu’il y a de plus légitimes s’y étaient installés ajoutait encore à l’attrait du pays. On pouvait se réclamer de leur sérieux.

13L’Afrique du Sud ne fut pas, bien sûr, le seul pays ciblé par les feymen. Au Kenya, aussi, ils firent de belles affaires. C’est dans ce pays qu’opérait le faux Weah. Un de ses compatriotes, un certain Firmin Kamwa, fut longtemps recherché par la police kenyane : il avait « fey » un proche de Daniel arap Moï. Le Kenya, comme l’Afrique du Sud, avait été soigneusement choisi. Particulièrement intéressante pour les escrocs camerounais était la communauté des hommes d’affaires indo-pakistanais installée dans les grandes villes du pays. Ses membres, qui avaient souvent de gros moyens, étaient d’excellentes cibles, relativement faciles à atteindre. Bien qu’implantée depuis longtemps au Kenya, où ses avoirs faisaient d’elle un important acteur économique, elle s’y trouvait en butte à une hostilité politique qui, dans les années 1990, la fragilisa passablement [9].

14Si l’on prend en considération les pays où Koagne fut le plus actif, on est tenté de suggérer que, dans sa quête du gain, celui-ci suivait une filière en particulier : celle de la contrebande de diamants. C’est là où le diamant était roi que lui et les siens firent leurs meilleures affaires : au Zaïre, au Burkina et au Togo, dont on sait les liens étroits que leurs hommes forts entretinrent avec l’Unita dans les années 1990, via la traite des blood diamonds ; en Afrique du Sud, au Congo-Brazzaville (Pascal Lissouba, lui aussi, pactisa avec les trafiquants de l’Unita dans les années 1990) ; en Zambie, etc.

15Un dernier pays, enfin, où la feymania a fait parler d’elle : la Guinée-Équatoriale. Voici quelques années, un escroc camerounais parvint à convaincre trois hauts fonctionnaires équato-guinéens de lui remettre, pour multiplication, plus de 72 millions de francs CFA. Ici aussi, le choix du pays était excellent. On y trouvait une forte concentration de capitaux, produit de la découverte en 1995 de vastes réserves de pétrole et, à la suite de la suspension, en 1997, des programmes d’aide au régime du fait de sa corruption, une gent dirigeante particulièrement ouverte aux moyens « parallèles » de s’enrichir. Point capital, enfin, la proximité du pays avec le Cameroun, permettant un repli rapide en cas de besoin [10].

16L’extraversion si caractéristique de la feymania se manifeste non seulement à l’étranger mais aussi au Cameroun, grâce au savant usage que font les feymen de l’idée de l’ailleurs. Dans l’imaginaire populaire, particulièrement chez les jeunes, l’étranger représente l’espoir. Cet espoir, les feymen l’exploitent avec habileté. L’arnaque porte ici sur le voyage – la possibilité d’accéder à des lieux où il y aura moyen de multiplier ses avoirs. Hommes et femmes (feymémés, mémés fey) sont impliqués. Ainsi l’exemple, relaté par le journal Le Messager, d’une certaine Sandrine Mengue, qui, en 1999, aurait soutiré plusieurs millions de francs CFA à des jeunes en quête de visas et d’emplois au Canada [11]. Le produit commercialisé dans cette affaire, outre le départ, était l’idéal d’une réussite immédiate. Une caractéristique fondamentale de la feymania, en effet, est la rapidité avec laquelle ses pratiquants accèdent à la richesse, rapidité que cherchent à égaler ceux qui tombent sous le charme des feymen. Pour les jeunes pris dans cette arnaque, il n’était pas question de reproduire les trajectoires classiques de l’émigration africaine : entrée frauduleuse dans le pays élu, longues années de travail exercé au noir, accumulation judicieuse, parcimonie. Le succès viendrait vite, pensaient-ils, ou ne viendrait pas du tout.

17Un deuxième exemple illustre l’usage, par les feymen, du rêve de l’ailleurs. Au cours des deux dernières années, Douala et Yaoundé se sont dotées de nombreux cybercafés. On y trouve à tout moment des jeunes femmes, les yeux rivés sur les écrans d’ordinateurs qu’elles louent à la demi-heure. Beaucoup s’intéressent en particulier aux services de courriel gratuits proposés par les portails Yahoo et Hotmail. Elles s’y rendent pour correspondre avec des hommes en Europe, au Canada, aux États-Unis. Le but ? Trouver au loin un conjoint et quitter le pays [12]. Pour exploiter ce marché, de nombreux escrocs ont mis sur pied des entreprises qui se présentent comme des réseaux de rencontres : clubs dont on devient membre (payant s’entend) pour avoir accès à des listes de correspondants étrangers, structures promettant aux candidates au voyage des emplois dans les pays industrialisés. D’après plusieurs personnes proches du milieu, cette dernière activité en particulier est un créneau porteur pour les feymen. Dans les années 1990, plusieurs grands de la feymania auraient fait fortune en embobinant des jeunes filles qu’ils vendirent par la suite à des maisons closes en Europe. Les complicités avec les milieux de la police seraient ici monnaie courante, et, les « voyageuses » ayant besoin de visas, au sein de consulats variés.

18Le rêve américain joue un rôle fondamental dans l’articulation de la feymania. Si, à l’étranger, la garde-robe de Donatien consistait principalement en vêtements censés paraître « traditionnels », au pays, le look feyman est tout autre. Deux approches le caractérisent, toutes deux empruntées au registre de la pop-culture américaine et à un aspect de celle-ci en particulier, le hip-hop. Au Cameroun, dans la seconde moitié des années 1990, dans les boîtes de nuit, les hôtels huppés et la classe Espace d’Air France, on voyait des jeunes gens vêtus de pied en cap de produits de sport Nike, trademark du hip-hop américain. À Douala, on disait d’un homme ainsi sapé (presque invariablement un feyman) qu’il était « niké ». À sa garde-robe Nike, un feyman ajoutait deux accessoires clés : plusieurs chaînes en or et une voiture 4 x 4. Dans les deux cas, le modèle choisi était celui du hip-hop : au tournant des années 1980-1990, aux États-Unis, le 4 x 4 était le véhicule par excellence des rappeurs ; quant aux chaînes en or – non pas une, mais trois, quatre ou cinq –, elles étaient une composante sine qua non de leur look, le style « New Jack » ou « gangsta rap ». L’adoption du style « New Jack » par les feymen correspond à l’arrivée, sur les écrans de télévision camerounais, de la chaîne musicale MCM, pourvoyeuse de clips dont un nombre important de rap videos diffusées par la mégachaîne américaine MTV. MCM fait son apparition en 1990, mais n’est alors accessible qu’à la bourgeoisie, dont les maisons sont équipées d’antennes paraboliques. Il faut attendre 1994 pour que le Camerounais moyen puisse y avoir accès. Dès lors, les boîtes qui en ont les moyens l’intègrent dans leurs promotions. Dans les soirées, on fait souvent une pause pour visionner une nouvelle vidéo ; des copies piratées de clips à la mode apparaissent sur le marché noir. À cela s’ajoutent des films américains qui véhiculent eux aussi l’image du rappeur (Les Pilleurs, Menace II, Society, Slam[13] ).

19Si, dans les vidéos, le « New Jack style » semble de rigueur, on rencontre souvent dans les films un second look, celui du « ghetto glamour ». Ici, ce n’est pas du Nike que l’on porte, mais de l’Armani, du Gucci, du Fendi. L’origine de ce style remonte aux années 1970. Au départ, il s’agit d’appropriations, souvent originales – un élément emprunté ici et là au registre de la high fashion, puis transformé, tels ces lunettes de la marque Cazals, portées sans verres, juste pour le look, par les premiers rappeurs, ou ces faux costumes Gucci, ostentatoirement subversifs, qu’arborent Eric B. & Rakim sur la couverture de leur album Follow the Leader (1988). Dans les années 1990, l’aspect subversif des emprunts cède la place à une fascination pour l’objet lui-même : ceux qui le peuvent, tel le rappeur Puff Daddy, s’habillent pour de bon en Gucci, en Fendi, en Versace. Les 4 x 4 sont remplacés par les sedans de luxe – Mercedes, BMW, Lexus [14]. De nombreux feymen optent alors pour ce style. Dans les dessins et les spectacles d’humoristes (El Pacho, caricaturiste du Messager, Tchop-Tchop, homme-orchestre auteur d’une cassette audio largement diffusée sur le thème de la feymania), les feymen sont représentés comme l’incarnation même du ghetto glamour :

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« Crâne entièrement tondu [typique du ghetto glamour], arcade sourcilière à demi couverte par une paire de lunettes noires Armani […] Veste noire Hugo Boss […] Stylo Mont-Blanc […] Mercedes 500 nouvelle série [15]. »

21Accessoire essentiel, aussi, le téléphone cellulaire. Celui-ci était très à la mode parmi les feymen avant l’arrivée du réseau Mobilis de France Telecom dans le courant de l’été 2000. Pour les feymen, les looks Nike et Armani sont d’excellents appâts. Preuves de leur réussite, ils permettent d’embobiner les pigeons. Il en va de même de leurs maisons, structures massives à nulles autres pareilles, qu’ils construisent à Douala et Yaoundé dans des quartiers chic surnommés « Denver » et « Santa Barbara ». Dans le style all-american qu’ils adoptent au pays, Donatien et ses « petits » trouvent un remarquable outil de marketing, particulièrement adapté à la clientèle ciblée. C’est là un aspect de leur démarche auquel on s’est trop peu intéressé, l’analyse se bornant souvent à voir dans leur engouement pour l’ostentatoire une forme assez primaire de conspicuous consumption.

22Or, il y a plus. Dans l’idée de réussite fulgurante inhérente à la feymania comme au hip-hop, s’exprime aussi un désir de revanche sur le sort.

Fric et frime : l’art de la revanche

23Quand se font « feyre » des gens de peu, dont les moyens sont limités, au quartier, on n’apprécie guère. Quand les grands sont « fey », en revanche, il en va autrement. Un article relatant les déboires d’un ministre aux prises avec un feyman intéresse toujours. On y voit une certaine justice. C’est ainsi, certainement, qu’étaient perçues les activités de Donatien et de ses « petits » à New Bell, quartier très pauvre de Douala où vit une importante communauté originaire de l’ouest du pays. Pour un certain nombre de jeunes, à New Bell et au-delà, le feyman, dans la seconde moitié des années 1990, était sinon un héros, du moins un modèle. Dans la presse, à la radio, à la télévision, à l’église, on relevait encore et encore cette remarque : « Demandez à un jeune ce qu’il veut faire quand il sera adulte, il vous répondra “je veux devenir feyman”. » Un show à la télévision en 1995, et, quelques années plus tard, une émission de radio, firent en particulier mouche : dans toutes deux on entendait des jeunes dire, tel cet étudiant en deuxième année d’université, « je vais bientôt mettre un terme à mon cursus académique pour devenir un feyman ». « En quelques mois, disait un autre garçon, je peux devenir multimillionnaire et même milliardaire. [C’est] nettement plus facile que de chauffer son postérieur […] sur les bancs de l’école [16]. » Ce qui, sans doute, alarma le plus dans les réponses de ces jeunes, c’est le fait que ni l’un ni l’autre n’étaient des garçons de la rue. La feymania gagnait du terrain…

24On a beaucoup dit que l’attrait du « métier » pour les jeunes reposait sur l’argent. Conclusion simpliste, comme l’indique l’approche adoptée par les commentateurs new-bellois (ou plus largement doualais) face à la feymania. En 1998-1999, une histoire plaisait beaucoup. À Bali, ancien quartier duala peu enclin à s’ouvrir aux gens de l’Ouest, vivait un ex-ministre. Celui-ci souhaitait acheter un terrain en face de chez lui. Le propriétaire en était un vieux monsieur, duala comme le ministre. Mais c’est un autre acheteur qui réussit à acquérir le titre foncier : un feyman, originaire de l’Ouest. Sous peu se dressa un immeuble de plusieurs étages qui, dit-on, plongea dans l’ombre la maison du ministre. Mieux : ce dernier avait été le garde des Sceaux de Paul Biya. Alors qu’il était en exercice, il avait fait arrêter le feyman ; mais celui-ci s’en était tiré : des amis en haut lieu l’avaient fait relaxer.

25L’histoire est parlante. Bardé de diplômes, nanti, lié à la classe dirigeante, chez lui dans un quartier qui se targue de l’« autochtonie » des siens, le ministre est évincé par un cadet, un outsider. Pour bien marquer sa victoire, le feyman bâtit. On voit là un symbole : l’immeuble à étages érigé en un tournemain est l’incarnation même de la feymania. Construire grand, en faisant un usage ostentatoire de matériaux chers, tels le béton armé et les carreaux dont on couvrira des pans entiers de la façade, est caractéristique du milieu feyman, tout comme l’est le style adopté : colonnes néoclassiques, pseudo-frontons, baies vitrées.

26Arrêtons-nous un instant sur l’usage fait de la construction dans le vocabulaire de la feymania. Il y a là non seulement un symbole à l’intention des citadins, mais aussi une expression de rejet. Le feyman originaire de l’Ouest qui bâtit avec ostentation en ville s’inscrit en faux contre la structure sociale de sa région natale. L’homme qui souhaite être reconnu comme tel à l’Ouest, fief du peuple bamiléké, doit construire. Ce n’est cependant pas en ville qu’il doit le faire. Son premier devoir est de créer une concession (maison, dépendances, sites sacrés) « au pays ». Or, le feyman dont il est question ici, Donatien et d’autres encore qui venaient, à l’origine, de l’Ouest [17], tous choisirent de bâtir en ville et non « au village ». Symbolique, ce choix l’était, mais également et avant tout économique. Construire, en terre bamiléké, n’est pas une fin en soi. C’est un investissement, le moyen de se trouver des associés car, à moins d’être fabuleusement riche, ce n’est qu’avec l’aide d’autrui qu’on bâtit. C’est le moyen aussi d’avoir accès aux tontines (non seulement nécessaires à l’acquisition de droits de construction auprès de notables du cru et à l’achat des matériaux, mais aussi condition sine qua non de la réussite), d’obtenir des prêts à faible taux d’intérêt (indispensables pour le commerce) et de constituer des alliances qui vont de la collaboration en affaires au mariage [18]. Faire fi de ces impératifs revient à rejeter en bloc les fondements mêmes de la société bamiléké. Donatien et ses comparses furent les premiers à le faire. Bien des hommes de l’Ouest avaient choisi de quitter le village et de ne pas y revenir, mais, avant l’ère feyman, on ne trouve pas d’exemple de cadet qui ait fait fortune en ville, y ait bâti grand, mais n’ait rien érigé au pays. Victor Fotso, André Soen, Gilbert Kadji et Joseph Kadji Defosso, multimillionnaires bamiléké, cadets qui tous avaient réussi au loin, étaient revenus au village y construire. Mais ils appartenaient à une autre génération. Pour les cadets qu’étaient Donatien et les autres, les règles du jeu n’étaient plus les mêmes. Convaincus que le terroir n’avait plus rien à leur offrir, ils lui tournèrent le dos. De cadet, négligeable voilà peu, le feyman se muait en figure de la rupture au regard d’itinéraires d’accumulation fondamentaux au bien-être de la classe dirigeante en pays bamiléké. La décision était révolutionnaire.

27Certes, il ne faudrait pas se méprendre sur les motivations des feymen. S’il y a sans aucun doute chez eux quelque chose du social bandit de Hobsbawm [19], ils ne sont pas pour autant des Robins des Bois. Les transformer en personnages romantiques serait leur faire une injustice. Ils sont en effet bien plus complexes. En témoignent leurs relations avec le pouvoir en place et les sentiments ambigus qu’elles engendrent. Il existe des liens étroits entre les feymen et la classe politique. Les premiers exercent leur métier avec l’aval de personnages clés de la seconde, qui y trouvent leur compte. L’affaire du « coup de cœur », de triste mémoire, l’illustre. Elle concerne les Lions indomptables, l’équipe nationale de football du Cameroun. Qui a vécu dans le pays le sait : les Lions ne sont pas seulement une équipe ; ils sont aussi, et surtout, une force politique. En 1994, les Lions étaient sélectionnés pour participer à la Coupe du monde, aux États-Unis. Il était hors de question de ne pas être au rendez-vous: il y allait de l’honneur du Cameroun. Mais le gouvernement ne pouvait guère s’offrir le coût d’une telle opération (les bailleurs de fonds étrangers ne l’auraient pas apprécié) et, pour compliquer la donne, une sombre affaire de détournement de fonds planait sur les organismes et ministères concernés [20]. On décida alors de lancer une campagne dite de « coup de cœur » : les citoyens étaient appelés à contribuer, en fonction de leurs moyens, au voyage des Lions. C’est alors que Donatien acquit la visibilité dont il jouit aujourd’hui. En direct à la télévision nationale, il offrit 10 millions de francs CFA pour les Lions. Par certains, il fut salué en héros. Ce ne fut pas le cas pour d’autres. On ne tarda pas, en effet, à jaser sur l’origine de sa fortune. Au quartier, on se demandait s’il fallait voir en lui un escroc à la solde du parti au pouvoir ou un petit qui, contre tout espoir, s’était taillé une place au sein de la nomenklatura. Koagne méritait-il d’être célébré pour avoir fait de l’ombre au gouvernement, pour l’avoir embarrassé en jetant la lumière sur le peu de cas que ses hauts fonctionnaires faisaient de la loi ou de la morale ?

28S’il devint, grâce au « coup de cœur », le plus célèbre des feymen, Donatien ne fut pas le seul à briguer la notoriété. À la grande époque des feymen, de 1994-1995 à 1998, ces derniers, semble-t-il, faisaient tout pour se faire remarquer. Particulièrement efficace à cet égard était leur usage outrancier de produits symboles de la classe dirigeante. Dans les années 1980, le Cameroun était l’un des plus gros importateurs de champagne au monde. La crise y mit bonne fin. À entendre les descriptions de certains de ceux qui côtoyèrent la « bande à Donatien », on est toutefois tenté de croire que les feymen s’étaient donné pour but de redorer le blason de leur pays dans ce domaine. Lorsqu’ils étaient à Douala, deux des « petits » de Donatien, un certain Emmanuel et son acolyte, Samuel Kamga, descendaient à La Falaise, hôtel prisé par la première génération de feymen. Ils étaient connus pour l’étonnante abondance d’alcool qu’ils y consommaient. Une accointance raconte à ce sujet une veillée organisée par Emmanuel à l’occasion de funérailles. Champagne Cristal, Château-Margaux, les meilleurs scotchs : on pouvait à peine se déplacer à l’intérieur de sa suite, tant il y avait de cartons empilés. En boîte, il était courant de voir, attablés avec une cour de belles filles, des feymen devant qui défilaient bouteille sur bouteille du meilleur champagne. Les tournées offertes étaient monnaie courante. S’attirer l’attention d’une jolie fille, fait remarquer un habitué des belles nuits d’alors, devenait quasiment impossible : on n’arrivait tout simplement pas à rivaliser avec les feymen. Les femmes elles-mêmes devenaient des symboles, collectionnées et exhibées pour mettre en valeur les hommes au bras desquels elles paraissaient. La femme de référence était la métisse, maîtresse de choix dans les milieux de la nomenklatura. Le comédien Tchop-Tchop y fait joliment allusion dans un de ses sketchs : deux amis s’extasient – quel homme, ce feyman : à l’arrière de sa voiture, il a non pas une mais deux métisses ! Vêtements, voitures, aménagement intérieur, tout était choisi en fonction des goûts de la classe dirigeante.

29Émulation ou appropriation ? Le romancier Yambo Ouologuem l’a bien montré : plagier n’est pas simplement copier ; c’est aussi accaparer pour déstabiliser, miner [21]. On ne peut cependant pas s’empêcher de voir dans le mimétisme des feymen un désir d’être comme, voire de devenir, ceux qu’ils imitent. Les relations qu’en très haut lieu beaucoup d’entre eux entretiennent avec la police sont à cet égard parlantes. Pour plusieurs des personnes que j’ai interrogées, c’est là une caractéristique marquante de la feymania : n’est feyman au sens propre du terme que celui qui peut prétendre à de tels appuis.

30Bien qu’aucune enquête officielle ne l’ait jamais établi, il est clair qu’un homme en particulier au sein du gouvernement Biya joua un rôle de premier plan dans l’évolution de la feymania : Jean Fochivé (1931-1997). Patron des services secrets sous Ahidjo puis, de 1989 à 1996, sous Biya, il fut finalement limogé par ce dernier, en partie sans doute parce que ses liens avec la feymania devenaient trop visibles, donc gênants. Qui connaît le Cameroun, connaît le nom du « Père Foch ». Sous sa houlette, on réprima dans l’illégalité la plus flagrante, dans la violence et souvent dans le sang toute opposition au pouvoir central, à plus d’une occasion avec le soutien de la SDECE. Donatien en particulier aurait été lié à Fochivé ; il est communément admis qu’il était le protégé du patron de la Sécurité [22]. C’est de toute évidence grâce à ses liens avec Fochivé et aux liens de celui-ci avec le réseau Foccart que Koagne put si rapidement quitter le Bourget après qu’on eut découvert les millions dissimulés dans son avion. D’après un proche du président Biya qui côtoya longtemps Fochivé, ce dernier voyait en Donatien et ses collègues une source de devises pour le pays. Pour un ex-membre du gouvernement, les motivations du patron des services n’avaient rien d’aussi noble : c’était tout simplement un bandit, « un escroc raffiné qui avait la capacité de se retrouver dans tous les domaines de l’illégalité ». Quoi qu’il en soit, une chose est claire : Donatien avait le nfinga kié – « la couverture de fer [23] ». Qu’on l’arrête et il était invariablement relaxé. Et gare à ceux qui s’en prenaient à lui ! On se souvient du commissaire Ondo, de la police judiciaire, qui, pour l’avoir fait écrouer, se vit démis de ses fonctions [24].

31Le départ de Fochivé ne changea pas grand-chose. Les réseaux qu’il avait mis en place restaient bien verrouillés. Quand l’affairiste Jean-Paul Sa’ah fut arrêté à Yaoundé sur ordre du Président, on crut brièvement que la donne avait changé. Mais il fut bientôt élargi. Selon une des personnes les mieux versées dans l’affaire, il aurait eu des attaches en très haut lieu au sein de l’équipe constituée pour remplacer celle de Fochivé. Des liens du même ordre à Douala lui auraient permis de se débarrasser de rivaux encombrants qui, comme l’explique un haut responsable de la Sécurité, furent tout bonnement exécutés par la police, dans une embuscade tendue par Sa’ah [25]. Tout cela a amené plus d’un commentateur à se demander si les successeurs du Père Foch, quand bien même leurs intentions seraient bonnes, pourraient réellement mettre un terme à l’impunité des feymen, comme affirmait le vouloir, en 1998, le délégué général à la Sûreté nationale, Luc René Bell [26].

32Que penser, se demandait-on au quartier, d’hommes qui escroquaient les grands et pactisaient en même temps avec eux ? On était en pleine ambiguïté. Une pratique en particulier, chère à la première génération de feymen, fait ressortir cette ambiguïté. Koagne et ses « petits » descendaient régulièrement faire bombance au quartier. S’installant dans une gargote, ils commandaient poissons et poulets braisés, frites, plantains et bière. Si la facture s’élevait à 25 000 francs CFA, ils en laissaient 100 ou 150 000, se faisant ainsi amis et publicité. « Les feymen faisaient du social, me confiait un écrivain doualais, bien plus efficacement que l’État » ; leur manière à eux de « donner » avait un impact autrement plus puissant que « les quelques cageots de bière distribués par le Parti avant une élection ». Pour beaucoup, cependant, une question se posait : par leurs « dons », les feymen cherchaient-ils seulement à se faire bien voir? Pour l’écrivain précédemment cité, ce n’est pas une coïncidence si la feymania a connu toute sa gloire au sortir de la période des « villes mortes », alors que, de plus en plus, se faisait entendre la voix d’une jeunesse bien décidée à imposer au gouvernement le pluralisme politique.

33À ses yeux, Donatien et les autres furent, entre les mains du pouvoir, de remarquables outils de répression. Au quartier, à l’aide de leur fric et de leur frime, ils détournaient l’attention des jeunes du politique. « Ils sapaient l’énergie des quartiers, des cadets sociaux. » Face au modèle de l’« opposant », idéal de la jeunesse des années 1991 à 1994, les feymen incarnaient, en collusion avec la gent dirigeante ou manipulés par elle, celui de la corruption, de l’illégalité, de l’argent facile. « On détruisait les mœurs, les idéaux, pour saper la volonté de changement politique. » Pour d’autres, dont le journaliste T. Kameni, Donatien et consorts étaient activement soutenus par Fochivé et, plus largement, par le Parti, en échange de fonds employés pour faire violence à l’opposition et, là où on le pouvait, acheter en bloc les voix de communautés qui, autrement, auraient voté SDF [27]. Et pourtant… Dans un pays où les hautes sphères du politique sont, depuis près de trois décennies, fermées en grande partie aux cadets et sont devenues, sous la férule de Paul Biya, le fief de l’ethnie sudiste du Président, on imagine assez bien le plaisir des petits de New Bell à voir les « leurs » appelés à l’aide par le Parti. Il n’est pas très difficile de comprendre l’ambivalence suscitée par ces hommes qui réussissent là où, avant eux, rares étaient ceux qui avaient eu du succès.

34Cette ambivalence trouve son expression la plus éloquente dans ce que l’on dit des relations des feymen avec l’occulte. Entre feymania et sorcellerie, dit-on, il y a des liens étroits. De ces liens présumés résultent de profonds sentiments d’ambivalence, la sorcellerie étant elle-même un sujet ambigu, touffu. De l’extrême nord du Cameroun aux confins du Gabon, on parle de sorcelleries de la richesse, pratiquées à seule fin d’accumuler biens, pouvoirs et symboles de la « modernité ». Entre peuples et régions, les croyances se recoupent. Thèmes, méthodes, géographies de l’invisible, vocabulaire (ekong chez les Duala, ekom chez les Bakossi, ou encore kong en pays beti ; famla chez les Bamiléké ; djambe chez les Maka) : partout on rencontre des idées qui se font écho. Mais il est rare que l’on trouve un amalgame de ces sorcelleries. D’un Duala accusé d’avoir eu recours à l’occulte pour s’enrichir, on dira sans hésiter que c’est l’ekong dont il a fait usage ; de même, un Bamiléké dont la nouvelle richesse paraît suspecte est généralement taxé d’association au famla. S’agissant des feymen, la chose est plus compliquée. Les sorcelleries dont on les accuse semblent être pan- ou transethniques. Le jeune qui souhaite devenir riche par magie se tournera vers un sorcier qui ne sera pas nécessairement de son terroir. Une affaire de trafic d’ossements liant un jeune Bamiléké à un sorcier duala, lui-même accusé de « feyre », fit ainsi la une des journaux en 1994. Le sorcier avait sommé son jeune client de lui apporter des restes humains. Ce dernier déterra le squelette de l’une des femmes de son père. Praticien et client furent appréhendés par la police « en plein délit de sorcellerie [28] ».

35Au caractère transethnique de l’alliance entre le sorcier duala et son client bamiléké s’ajoute un autre élément, apparemment typique de la feymania. La sorcellerie est en général une affaire familiale. Qu’il s’agisse de sorcellerie dite « ordinaire » ou de magie liée à la quête de la richesse, les victimes du sorcier sont généralement des membres de sa parentèle. Ce n’est pas le cas ici. Les morts dont le sorcier entend s’approprier les os ne sont en rien liés à lui. Quant au jeune homme, on notera que le squelette qu’il déterre n’est pas celui d’une personne à qui l’unissaient des liens de sang.

36Fondamentales, les différences qui apparaissent ici éclairent un aspect particulièrement original de la feymania. Celle-ci n’est pas un phénomène unique, distinct. Tout au long de cet article, on a cherché à le souligner : il s’agit d’un phénomène intimement lié à d’autres, tant dans le présent que dans la longue durée. À plus d’un égard, cependant, la feymania rompt avec ce qui l’entoure. C’est ainsi qu’elle tourne le dos à la famille et à l’ethnie. Dans un contexte moins troublé que celui du Cameroun contemporain, voilà qui serait déjà surprenant. Dans un pays aussi profondément marqué par les clivages ethniques, c’est tout bonnement révolutionnaire. Consciemment ou non, les feymen s’en prennent aux assises mêmes de l’État postcolonial pour lequel l’ethnicisation à outrance sert d’arme, de moyen de répression. Ils fragilisent la culture politique du gouvernement auquel ils ont rendu tant de services et dont, paradoxalement en l’occurrence, ils dépendent pour leur survie.

37Les liens que les feymen entretiennent (ou, pour certains, qu’ils prétendent entretenir) avec l’occulte sont à replacer, aussi, dans un contexte plus large, celui de l’émergence, dans les années 1990, de nouvelles religions qui mettent à mal l’hégémonie des grandes Églises, religions qui se targuent à la fois de combattre la sorcellerie et, comme elle, d’offrir l’accès à la richesse. Les distinctions entre Église et églises, médecine vernaculaire et sorcellerie s’estompent. Dans ce contexte, né en grande partie de la crise, et étant donné l’usage fait en haut lieu de pratiques considérées par d’aucuns comme de nouvelles formes de sorcellerie (la Rose-Croix, par exemple, dont on a longtemps dit que Paul Biya était un adepte), le feyman est une figure clé. Il fait partie, selon Rosny, de ces alternatives sociales dont les gens de Douala ont besoin pour espérer.

Feymania future

38Qu’en est-il de la feymania en l’an 2000 et qu’en attendre ? Le feyman reste un personnage envoûtant, qui fait rêver et qui fait peur à la fois, avec lequel on voudrait rivaliser et que pourtant l’on fuit. Le feyman d’aujourd’hui, cependant, n’est pas celui d’il y a un an ou deux. Il continue à feyre, au sens originel du terme, à mettre sur pied des arnaques, comme me les décrivait un interlocuteur doualais, « dans lesquelles tu n’es pas simplement pris: tu es complètement déshabillé, des esbroufes fabuleuses, des coups de génie ». Un survol des grands titres de la presse indique cependant que le terme feyman recouvre aujourd’hui plus d’activités qu’auparavant. De plus en plus souvent, il sert à désigner des escrocs ordinaires, si l’on peut dire, dont les arnaques sont relativement classiques. Détournements de fonds, exploitation de marchés fictifs, paiements frauduleux obtenus grâce à des complicités au sein d’une entreprise ou d’une banque, surfacturations : de tous ces tours de passe-passe, on dit qu’ils appartiennent au monde de la feymania. Cette évolution est le reflet de transformations subies par la société camerounaise au cours des dernières années, période qui a vu l’économie s’effondrer complètement pour se redresser peu à peu, avec l’appui conditionnel des institutions financières internationales qui voient d’un mauvais œil l’activité des feymen.

39Dans la nouvelle conjoncture économique et politique, note un membre du Barreau, la feymania devient plus discrète, l’arnaque plus sophistiquée. L’arnaqueur, lui, se fait moins flamboyant. Il vit à Denver, à Santa Barbara, dans une luxueuse maison, il a plusieurs belles voitures, mais on le voit moins souvent en boîte ou au bar du Méridien, entouré de bouteilles de champagne, de gardes du corps et de belles filles ; ses cortèges de Mercedes et de Pajeros soulèvent moins souvent la poussière des rues de Douala. Entre feyman au sens propre du terme, businessman peu scrupuleux et même homme d’affaires légitime, les différences ont tendance à s’estomper. Dans la manière de se comporter, les choix de vie, la gestuelle, les uns ressemblent de plus en plus aux autres. C’est le cas notamment dans le domaine de l’habitat. Là, comme ailleurs, on assiste à ce que plusieurs interlocuteurs décrivent comme une « feymanisation » de la société. Les maisons d’une certaine nouvelle bourgeoisie doualaise – fonctionnaires qui se sont enrichis on the job, adeptes de la surfacturation et du blanchiment, mais aussi hommes et femmes d’affaires réputés sérieux, membres des professions libérales – empruntent de plus en plus d’éléments stylistiques au registre de l’architecture feyman. Colonnes et portiques, frises et frontons néoclassiques abondent, tuiles et carreaux importés, béton armé, vastes baies vitrées. Une compagnie – le cabinet Solidmaison, implanté dans les grandes villes – se spécialise dans cet étonnant look postmoderne. À Akwa, grand quartier commerçant de Douala, il s’est ouvert une boutique de créations en stuc, ornements obligés de la maison néoclassique. En matière de décoration intérieure, aussi, et plus largement de goûts affichés, les distinctions entre trafic et business légitime tendent à se gommer.

40L’idée d’une feymanisation de la société camerounaise renvoie à une autre considération, celle de l’originalité du phénomène. À plus d’un égard, on l’a vu, la feymania est novatrice. Lorsque, en 1993-1994, Donatien se lance dans les affaires en Afrique australe, le choix de s’implanter ailleurs, non seulement loin de sa patrie mais aussi loin de la France, est assez singulier. Aujourd’hui, le Cameroun s’intéresse de plus en plus au reste du globe. La mondialisation, on en parle au gouvernement mais aussi au quartier. L’Internet fait florès ; les collectivités tissent de nouveaux liens avec l’étranger (en août 2000, Douala signait un accord de développement économique avec la ville de Windhoek) ; le projet de pipeline Tchad-Cameroun sponsorisé par la Banque mondiale s’étant finalement concrétisé, on frémit un peu moins à Yaoundé à l’idée d’une présence américaine sur le territoire. De plus en plus d’entreprises se créent qui portent leur regard sur l’étranger. On voit apparaître de nouvelles compagnies d’aviation (Afrinat International Airlines, qui promet des vols directs Douala-New York) ; un businessman établi se fait armateur ; la téléphonie mobile a la cote. Dans la rue, aussi, les boutiques adoptent des noms évocateurs : « Moving », « Megastore », « Worldwide »… Si la feymania n’est pas seule à l’origine de tout cela, force est de constater que ses adeptes furent parmi les premiers à se lancer à l’assaut de l’étranger. Ils furent, à leur manière, des vecteurs de la globalisation.

41Sur d’autres points encore, les feymen ont tracé le chemin. Longtemps illicite, le jeu est aujourd’hui légal au Cameroun. Mieux, avec l’implantation du PMU voici peu, il est devenu une affaire d’État. Dans ce domaine aussi les feymen font figure de précurseurs. L’usage du jeu comme moyen de financement de l’État date de la grande ère de la feymania. Tous les grands de la profession tâtèrent du jeu, fondèrent ou contrôlèrent des casinos. Certains patrons de maisons de jeu, dont l’illustre Claude « le Parisien », furent liés, et de près, dit-on, au pouvoir en place. En France, aux États-Unis, ailleurs, le jeu et l’État vont main dans la main depuis fort longtemps. Au Cameroun, la chose aura attendu les feymen pour prendre racine.

42La feymania des années 1990 ouvre ainsi la voie à d’autres formes d’arnaque, dont un certain nombre « licites ». Un phénomène tout ensemble troublant et révolutionnaire a été phagocyté par l’establishment dont il est né et qu’il a su, brièvement, mettre à mal. L’État semble reprendre le dessus, mais les choses ont irrémédiablement changé. L’escroquerie financière de haut vol, qui fut longtemps la chasse gardée de la classe dirigeante et, à un moindre degré, d’un petit groupe d’affairistes liés à celle-ci, s’est démocratisée. Une nouvelle nouvelle bourgeoisie est en train de se constituer. Force vive ou frein au développement ? La question reste ouverte.

Notes

  • [1]
    Pour une version plus fouillée de cet essai, voir les Études du CERI, n° 77, juin 2001. Je tiens à remercier de leur aide R. Banégas, J.-F. Bayart, J. Burko, H. Davies, P. Geschiere, B. Hibou, S. Kala-Lobé, B. Legum, E. Malaquais, G. Nitcheu, P. Njawe, B. Ndjio, J. Roitman, E. de Rosny et J.-P. Warnier.
  • [2]
    Le Messager (Cameroun), 13 novembre 1998.
  • [3]
    Communication personnelle, août 2000.
  • [4]
    Capital, mai 1999.
  • [5]
    Libération, 14 et 15 novembre 1998.
  • [6]
    Capital, mai 1999.
  • [7]
    Libération, 14 et 15 novembre 1998 ; Capital, mai 1999 ; Wagne online (Cameroun), 18 mai 1999.
  • [8]
    Le Messager online (Cameroun), décembre 1999.
  • [9]
    T. Forrest, « Le retour des Indiens en Ouganda », Politique africaine, n° 76, 1999, et D. Himbara, « The “asian” question in East Africa », African Studies Review, 56 (1), 1997.
  • [10]
    Le Messager online, 1999 ; « Guinée-Équatoriale : être “off-shore” pour rester “national” », J. Roitman et G. Roso, Politique africaine, n° 81, mars 2001, pp. 121-142..
  • [11]
    Le Messager online, 1999.
  • [12]
    G. Nitcheu, « Cameroun : l’Internet prend son vol », 1999, sur le site d’Africultures.
  • [13]
    À noter, également, l’influence de musiciens congolais, tel Koffi Olomide. Dans les années 1980, son mentor, Papa Wemba, s’était érigé contre l’« authenticité » prônée par le maréchal Mobutu. À l’abacost du dictateur, Wemba et ses disciples opposèrent la « Sape », mouvement caractérisé par un look français à outrance (costumes Hermès, cravates Dior, chaussures Weston). Dans les années 1990, Olomide et ses comparses, créateurs d’un style musical nommé « ndombolo », rejettent la francophilie de la « Sape ». Au « design chic » parisien de Wemba, ils opposent un look hip-hop emprunté à la « street » new-yorkaise. À Douala, où la musique d’Olomide fait rage, les rythmes en staccato du ndombolo se frayent une place au sein du makossa, musique phare du Cameroun. Pour beaucoup d’auditeurs duala, il s’agit d’un métissage inacceptable, le makossa étant à leurs yeux une musique fondamentalement duala. Dans les quartiers pauvres de la ville, tel New Bell, dont la majorité des habitants sont des immigrés que regarde de haut la bourgeoisie francophile du cru, les sonorités métissées et, surtout, le look hip-hop du ndombolo sont, au contraire, fort appréciés. Cela a un impact certain sur le look feyman : nés en même temps et, en partie (on le verra) dans les mêmes quartiers, la feymania « nikée » et le « street style » du ndombolo/makossa deviennent des extensions l’un de l’autre (entretien avec Ntone Edjabe, mai 2001).
  • [14]
    N. George, Hip-Hop America, New York, Viking, 1998 ; D. Toop, RapAttack #3, Londres, Serpent’s Tail, 2000 ; E. de Waresquiel (dir.), Le Siècle rebelle, Paris, Larousse, 1999.
  • [15]
    Le Messager online, 1999.
  • [16]
    Planète jeunes, n° 42, décembre 1999.
  • [17]
    Si l’on ne peut en aucun cas désigner celle-ci comme un phénomène bamiléké – il s’agit bien plutôt, on le verra, d’une manifestation pluri- ou transethnique –, la feymania, à ses débuts surtout, compte bon nombre d’adeptes originaires du pays bamiléké. L’importance du contingent bamiléké n’est pas (n’en déplaise aux partisans de l’ethnopolitique, bien trop nombreux en haut lieu) qu’elle révèle la prédilection des Bamiléké pour le crime économique, mais qu’elle souligne le rôle fondamental que joue la désintégration simultanée des tissus économique, urbain et, en conséquence, social dans le Cameroun des années 1980 et 1990, désintégration qui frappa de plein fouet les plus démunis, parmi lesquels une majorité de jeunes Bamiléké.
  • [18]
    D. Malaquais, Architecture, pouvoir et dissidence au Cameroun, Paris, Karthala, 2001.
  • [19]
    E. Hobsbawm, Bandits, New York, The New York Press, 2000 (1969).
  • [20]
    Le Monde, 9 mai, 23 mai, 27 juin, 4 et 18 juillet 1994.
  • [21]
    Y. Ouologuem, Le Devoir de violence, Paris, Le Seuil, 1968, et Lettre à la France nègre, Paris, E. Nalis, 1969 ; voir aussi C. Miller, Blank Darkness, New Haven, Yale University Press, 1985, et Theories of Africans, Chicago, University of Chicago Press, 1990.
  • [22]
    Le Messager, octobre 1999.
  • [23]
    Cameroun actualité, 6 novembre 1999.
  • [24]
    Le Messager online, octobre 1999.
  • [25]
    Sa’ah vit aujourd’hui en France, où il a fondé une maison de disques qui produit une brochette d’artistes parmi les plus célèbres d’Afrique. Pour ceux qui, en (très) haut lieu comme au quartier, sont persuadés qu’il continue à évoluer dans le monde de la feymania, il bénéficierait en métropole de soutiens au sein du réseau Foccart nouvelle série. Longtemps hors du Cameroun, il y reviendrait plus souvent ces jours-ci – il a fondé récemment une unité de fabrication de cassettes audio high-tech à Douala – et, armé d’une mallette pleine de dollars, de francs et de deutsche Mark, se serait récemment présenté dans une banque de la place pour y traiter une importante affaire.
  • [26]
    Cameroun tribune, 25 février 1998.
  • [27]
    Le Messager, 20 novembre 1998.
  • [28]
    Le Messager, 21 octobre 1998.
Français

Au Cameroun, ces dernières années, sont apparues de nouvelles figures de la réussite au statut ambivalent : les « feymen ». Ces nouveaux riches, qui ont bâti leur fortune sur l’escroquerie, l’arnaque et l’exploitation des ressources de l’extraversion, ne suscitent pas simplement l’envie des jeunes « conjoncturés » de Douala. Ils ont donné naissance à un véritable phénomène de société, la « feymania », qui témoigne de l’inflexion des itinéraires classiques d’accumulation dans un contexte de criminalisation de l’État.

Dominique Malaquais
Sarah Lawrence College, New York
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 15/11/2012
https://doi.org/10.3917/polaf.082.0101
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