CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1En anthropologie, la dernière décennie du xxe siècle a généré une reprise remarquable des études sur la sorcellerie en Afrique, mais aussi ailleurs – reprise étonnante à la fin d’un siècle largement dominé par la préoccupation du moderne. En effet, ce retour s’est réalisé sous le signe de la modernité : après plusieurs décennies d’une négligence relative, une bonne partie des publications anthropologiques des années 90 reliaient plus ou moins explicitement la sorcellerie à la modernité [2]. Évidemment, ces deux termes posent problème. « Sorcellerie » est une traduction précaire de notions africaines ayant souvent un sens beaucoup plus large, et qui pourraient donc être mieux traduites de façon plus neutre (par exemple comme « force occulte » ou « énergie spéciale »). Toutefois, la notion occidentale de « sorcellerie » (witchcraft) est maintenant employée par les Africains à une si grande échelle qu’il devient impossible d’en éviter l’usage. Quant au terme de « modernité », d’une fluidité extrême, je l’utilise – comme d’autres auteurs qui le relient à la sorcellerie – dans le sens d’un idéal ou même d’un mythe jamais réalisé dans lequel l’autonomie de l’individu, une approche scientifique qui rend le monde de plus en plus transparent, mais aussi l’accès à la technologie nouvelle et aux biens de consommation industriels, sont des éléments récurrents.

2Certains chercheurs – surtout ceux qui critiquent cette nouvelle tendance – voient dans le lien entre sorcellerie et modernité l’émergence d’un nouveau paradigme avec ses propres contraintes. Ainsi, pour Harri Englund et James Leach [3], la modernité fournit une sorte de meta-narrative (méta-récit, ou récit implicite) qui « organis[erait] » de plus en plus l’ethnographie des anthropologues et qui « bloqu[erait] la production d’un savoir proprement anthropologique ». Même si les anthropologues insistent sur les appropriations différentes de la modernité, ils sous-entendent en fait l’existence d’une similarité sous-jacente qui engendrerait ces différences culturelles. Pour Englund et Leach, la référence systématique à la modernité ou aux processus de marchandisation (commodification en anglais) – par exemple dans l’étude des transformations nouvelles des représentations de la sorcellerie ou des courants religieux comme le pentecôtisme – revient à pratiquer une anthropologie à thèse, restreignant le regard de l’anthropologue et péchant contre les principes mêmes de la méthode ethnographique. Blair Rutherford dénonce également les travers d’une « analytique anthropologique émergente » reliant la sorcellerie à la modernité et ses épiphénomènes (capitalisme global et formation d’États). Mais, pour lui, cette analyse n’a rien de nouveau : elle continue à donner « une exégèse fonctionnaliste » de la sorcellerie africaine en la reliant à la modernité, comme les anthropologues des générations précédentes reliaient celle-ci aux exigences de l’ordre social (social control[4]).

3Dans ce contexte, il convient néanmoins de souligner que relier « sorcellerie » et « modernité » n’est pas simplement un produit de l’imaginaire de certains chercheurs. Au contraire, dans de nombreuses régions d’Afrique, on s’interroge de plus en plus sur la prolifération supposée de la sorcellerie, notamment dans des secteurs modernes de la société – surtout en ville, par rapport à de nouvelles formes d’enrichissement et d’entreprise, aussi bien dans la politique qu’à l’université, à l’hôpital, etc. En effet, le rapport entre « sorcellerie » et « modernité » n’émerge pas seulement d’un nouveau paradigme construit dans l’environnement protégé de l’université : c’est surtout une constatation qui s’impose de façon insistante « sur le terrain ». S’il est difficile d’affirmer qu’il y a vraiment une augmentation de la sorcellerie – de ses rumeurs, accusations, ou même de ses pratiques [5] –, il est clair en revanche qu’elle se manifeste de plus en plus de manière publique. Après l’indépendance, au cours des années 60 et 70, il était mal vu de parler ouvertement de la sorcellerie : c’était « primitiviser » l’Afrique et nier son progrès rapide sur le chemin de la « modernisation ». Mais, au cours des deux dernières décennies, la sorcellerie a envahi l’espace public : elle domine dans les rumeurs de radiotrottoir, mais aussi dans les médias officiels (journaux, télévision). Les nganga (« guérisseurs ») ne se cachent plus, et font de la publicité pour leurs « hôpitaux » au moyen de grandes affiches vantant leur expertise dans des formes « modernes » de magie (comme la Rose-Croix ou certains savoirs occultes de l’Orient).

4De manière générale, on peut dire que les discours de sorcellerie offrent un idiome de prédilection, pour les riches comme pour les pauvres, qui tente d’interpeller les changements modernes. Ceux-ci sont perçus à la fois comme énigmatiques et fascinants parce qu’ils ouvrent des horizons nouveaux, mais aussi comme décevants, parce que peu de gens ont réellement accès à ces opportunités nouvelles. Le lien conceptuel entre « sorcellerie » et « modernité » s’impose donc dans les études universitaires en raison du défi urgent de mieux comprendre pourquoi cette association est si persuasive pour la population. Mieux savoir quels sont les effets de la tendance à expliquer les changements modernes – et les inégalités qui s’ensuivent – par des forces occultes devient dès lors une question importante.

5Une autre vision du rapport entre sorcellerie et modernité semble émerger d’un des livres les plus audacieux, mais aussi les plus accessibles, sur la politique en Afrique postcoloniale, L’Afrique est partie, écrit par deux politologues français, Patrick Chabal et Jean-Pascal Daloz [6]. Ces auteurs se réfèrent plusieurs fois à mon livre Sorcellerie et politique en Afrique[7], mais ils le font dans un chapitre sur « la retraditionalisation de la société » (souligné par moi), ce qui semble donc en contradiction, à première vue, avec l’idée véhiculée par le titre de mon livre. Mais, à y regarder de plus près, la différence n’est peut-être pas si grande. Si l’on suit bien leur argumentation, cette « retraditionalisation » de la société fait partie, assez paradoxalement, d’une modernité propre à l’Afrique où des éléments « traditionnels » (ou pseudo-traditionnels) s’articulent avec des perceptions plutôt « modernes ». La dynamique de la sorcellerie est pour eux, justement, un bon exemple de l’impossibilité de maintenir en pratique une dichotomie entre « traditionnel » et « moderne » – termes qu’ils mettent systématiquement entre guillemets mais qu’ils retiennent tout de même. Pour Chabal et Daloz, cette ténacité de la sorcellerie semble caractéristique d’une « modernité africaine ». Évidemment, cette dernière notion évoque toute une série d’autres questions (y a-t-il une modernité spécifiquement africaine, donc asiatique, européenne, etc. ?), questions sur lesquelles je reviendrai ci-dessous.

6Il est clair que le rapport entre « sorcellerie » et « modernité » peut mener à des interprétations et des réactions assez divergentes. Lorsque je devais imaginer un titre pour la version anglaise de mon livre, Janet Roitman (qui m’avait aidé à traduire et réécrire certains chapitres de la version française) et moi sommes tombés d’accord plus ou moins automatiquement sur celui de The Modernity of Witchcraft[8]. La problématique du livre semblait l’imposer. Mais il est certain qu’une réflexion théorique plus approfondie n’aurait pas été superflue. La question reste donc de savoir à quel point il est éclairant de lier « sorcellerie » et « modernité ». Un tel lien conceptuel apporte-t-il un certain nombre de gains analytiques ? Ou bien la notion de « re-traditionalisation » rend-elle mieux compte de l’explosion de la sorcellerie dans la vie quotidienne de nombreuses parties du continent ?

La « sorcellerie de la richesse » : l’osmose du « moderne » et du « traditionnel »

7Un exemple pourra servir à illustrer ces questions. Dans de nombreuses régions d’Afrique de l’Ouest, au cours du siècle dernier – surtout sur la côte, mais aussi de plus en plus à l’intérieur des terres –, de puissantes rumeurs ont circulé sur les causes profondes et secrètes de l’apparition de richesses nouvelles. Pour le Cameroun, une série d’études régionales ont permis d’éclairer l’émergence de ces rumeurs sur la « sorcellerie de la richesse », que les gens caractérisent toujours comme une forme nouvelle de pratiques occultes. L’idée centrale qui s’en dégage est que l’on a affaire à un nouveau type de sorciers qui ne mangent plus leurs victimes – comme les sorciers ordinaires – mais les transforment en sortes de « zombies » qu’ils font travailler pour leur compte. La nouvelle richesse serait ainsi fondée sur l’exploitation du travail de ces zombies.

8On trouve la meilleure analyse de l’impact de ces représentations dans les travaux passionnants d’Éric de Rosny, un prêtre catholique qui étudie depuis les années 50 l’épanouissement de cette nouvelle sorcellerie chez les Douala (Cameroun) et s’est fait initier comme nganga[9]. Chez les Douala, cette nouvelle forme de sorcellerie s’appelle ekong. Selon Rosny, elle est devenue particulièrement redoutée dans la ville de Douala (grand port et capitale économique du Cameroun) ; sa phrase-clef est que l’on « vend quelqu’un » – la notion même de « vendre » se chargeant ainsi d’une signification très lourde. Pour les Douala, les détenteurs de l’ekong sont surtout des trafiquants de zombies qui les transportent dans la nuit vers des « plantations invisibles » sur les pentes du mont Kupe (à 100 kilomètres de la côte), où ils sont mis au travail ou vendus à d’autres propriétaires. En effet, le mont Kupe – « le mont magique » – est devenu un lieu central dans l’imaginaire de la richesse nouvelle. Des brochures affichant en couverture les contours imposants de cette montagne boisée trouvent partout au Cameroun des acheteurs avides, parce qu’elles sont censées dévoiler les secrets de l’enrichissement rapide, au cours des dernières décennies, d’une petite élite.

9Éric de Rosny résume très bien le revers de cette fantasmagorie de la richesse : l’angoisse des victimes potentielles qui craignent être sacrifiées dans la course aux nouveaux signes de la richesse. « Quand quelqu’un rêve qu’il est emmené, les mains liées, vers le fleuve ou l’Océan, comme esclave, sans pouvoir reconnaître le visage de ses ravisseurs, il est angoissé et cherche à rencontrer un nganga le plus vite qu’il peut [10] ». Douala ayant servi de port principal pour la traite des esclaves dans la région, ce rêve effrayant semble refléter la terreur de ces invasions d’autrefois. Les interlocuteurs de Rosny affirment en effet le caractère importé de l’ekong « où l’on tue et où l’on vend », en le distinguant du lemba, la sorcellerie de l’anthropophagie, censée être la forme traditionnelle. Pour eux, l’ekong est surtout lié à la ville, mais il serait né bien avant la conquête coloniale. Il s’agissait alors d’une association qui regroupait les chefs, les notables et les commerçants ; « il représentait en somme la classe opulente ». Récemment, l’ekong se serait démocratisé : « il n’est plus l’apanage des grosses fortunes, mais se trouve à la portée de tous ». Mais, du fait même de sa généralisation, il inquiète davantage [11].

10Rosny attribue ce changement à l’émergence du salariat et à la diffusion de l’argent : le pouvoir d’acheter et de vendre n’est désormais plus à la discrétion des chefs de famille ou de grands négociants. Pourtant, l’économie n’est pas devenue plus transparente pour autant. Les variations du marché du travail, qui est devenu fondamental pour la survie des gens, paraissent échapper à tout contrôle et à toute prédiction. Un des attraits de l’ekong serait donc – toujours selon Rosny – qu’il a pu intégrer certains des mystères de l’économie nouvelle. La persistance de cette croyance dans les couches populaires montre qu’elle continue à fournir une explication à la richesse des happy few et à la misère de la masse.

11Si, chez les Douala, l’ekong semble refléter l’histoire de la traite – les Blancs sont d’ailleurs toujours censés jouer un rôle suspect dans le trafic des zombies –, dans les Grassfields de l’Ouest et du Nord-Ouest, des notions parallèles semblent surtout liées à l’émergence, au cours des années 60 et 70, d’une nouvelle bourgeoisie. Ces représentions sont apparues à une date plus récente et sont désignées par des termes différents : on parle plutôt de kupe (d’après le nom du « mont magique », source de richesse) ou de famla (quartier huppé de Bafoussam, chef-lieu de la célèbre bourgeoisie bamiléké qui domine l’économie nationale). Selon Jean-Pierre Warnier, les riches commerçants de cette région sont souvent soupçonnés de devoir leur richesse au famla, mais, selon le même auteur, « ces accusations […] ne semblent guère avoir prise sur eux ni les contraindre à redistribuer [12] ». Cyprian Fisiy, dans un article que nous avons écrit ensemble, montre comment la structure très hiérarchisée de ces sociétés, où les chefs ont gardé une certaine autorité morale, offre des possibilités particulières aux entrepreneurs de « blanchir » les nouvelles richesses suspectes qu’ils ont accumulées ailleurs [13]. En dédiant sa richesse au chef – c’est-à-dire en achetant un des titres néo-traditionnels que le chef a créés pour pouvoir intégrer ces nouvelles élites (souvent d’origine non noble) dans sa cour –, un nouveau riche peut se protéger contre des rumeurs de famla. Mais Fisiy – comme d’autres auteurs – ajoute que l’avidité avec laquelle le chef s’allie à ces nouveaux riches risque de miner gravement son autorité morale auprès du reste de la population.

12Dans les Grassfields, les gens insistent aussi sur le caractère nouveau de cette sorcellerie, et sur son contraste avec les formes sorcières plus anciennes. Pourtant, il est clair qu’au moins à certains égards cet imaginaire émerge en continuité avec des notions anciennes. Ainsi, il est frappant de constater que même dans la métropole de Douala, auprès de gens vivant en ville depuis plusieurs générations, l’ekong – comme les formes plus anciennes de la sorcellerie – est toujours étroitement lié à la parenté. Pour l’acquérir, on doit « vendre » un proche parent. Ainsi, les thérapies des nganga destinées à guérir les victimes de l’ekong – décrites de manière si vivante par Rosny – exigent toujours une réunion de la famille, même quand les parents doivent venir de loin. Si la famille refuse de coopérer, le nganga doit abandonner le cas parce qu’il ne peut plus rien faire.

13La notion de dette est un autre élément que l’on pourrait qualifier de « traditionnel » dans l’imaginaire de l’ekong/famla. Dans les histoires qui racontent comment on peut attraper le famla, on rencontre de manière récurrente le trope suivant : un jeune homme arrive en ville, il a faim et soif, un étranger lui offre de la bière et à manger ; le jeune commence à se méfier, mais il est déjà trop tard : il a été recruté dans une famla/tontine et il a contracté une dette dont il ne pourra s’acquitter qu’en « vendant » un de ses parents. C’est un motif familier qui revient dans d’autres contextes. Dans cette région, on dit souvent d’un homme (ou d’une femme) venant de mourir que c’était un sorcier qui n’a pas voulu offrir ses parents pour s’acquitter de sa dette vis-à-vis de ses complices, et qui a préféré s’offrir lui-même : ainsi le sorcier devient-il une sorte de martyr. Or, si la notion de dette en sorcellerie n’est pas neuve, elle acquiert de nouvelles dimensions en étant mise en rapport direct avec le famla, et donc avec les nouveaux biens de consommation fournis par l’économie de marché. En toute apparence, certains éléments de l’imaginaire de la sorcellerie – comme la notion de l’accumulation de dettes ou d’un contrôle caché sur la force et le travail des autres – se combinent très bien avec la logique capitaliste. C’est en ce sens que le discours de la sorcellerie s’articule si facilement aux changements modernes [14].

14Les termes que les gens utilisent peuvent certes différer – ekong, famla, kupe –, il y a toujours une notion de base commune à toutes ces représentations ; celle qui décrit le lien étroit entre nouvelle forme de sorcellerie et biens de consommation introduits par le marché mondial, biens hautement convoités parce que devenus les symboles mêmes de la vie « moderne » : maisons « en dur » équipées de frigidaire, de télévision et de tout ce qui rend la vie moderne si agréable ; voitures de luxe (Mercedes, ou maintenant Pajero), etc. Autant de possessions par lesquelles on reconnaît ceux qui détiennent l’ekong / famla. Le terme de « re-traditionalisation » apparaît donc comme problématique et même dangereux si l’on veut dénouer le nœud conceptuel qui se trouve au cœur de l’obsession des gens quant à la prolifération supposée d’une sorcellerie « en liberté [15] ». D’autre part, un tel concept semble nier que cet imaginaire exprime, chez les gens qui l’expérimentent et le produisent, un effort concerté pour participer aux changements modernes, voire pour les maîtriser. Ou, pour reprendre les termes de B. Jewsiewicki : « […] le travail de longue haleine que les hommes et les femmes – nous avons l’habitude de dire les sociétés – parmi les plus exclus du monde de la globalisation, entreprennent pour repenser le monde et pour s’y représenter en tant qu’acteurs et non pas en tant que victimes passives [16] ». L’enjeu est plutôt de comprendre pourquoi le discours de sorcellerie – qui n’est, pour certains spécialistes, qu’un épiphénomène de l’ordre « traditionnel » – a une telle capacité à intégrer les nouveautés venues d’ailleurs. En d’autres termes, pourquoi ce discours paraît-il fournir aux gens un récit de prédilection pour interpeller les changements modernes ?

15J’ai essayé de démontrer ailleurs [17] que le secret de la dynamique « moderne » des discours sorciers réside dans le fait qu’ils sont centrés autour des notions de flux et d’ouverture. À maints égards, le discours de la sorcellerie ouvre une brèche dans une unité communale qui tend à se fermer. L’instinct de base d’un sorcier – qu’il se situe dans l’ekong ou dans une sorcellerie anthropophage plus ancienne – serait de trahir ses propres parents au profit de personnes venues de l’extérieur. C’est pour cela que cette sorcellerie peut être caractérisée comme le versant noir, mais aussi l’inverse de la parenté. L’ordre de la parenté tend vers une clôture de la communauté locale. La nécessité de l’exogamie peut y créer des ouvertures, mais on s’efforce de les circonscrire de toutes sortes de façons. La sorcellerie, en revanche, ouvre des brèches, beaucoup plus radicales parce que secrètes, dans ces effets de clôture. Elle constitue une fuite qui risque de drainer les forces vitales de la communauté vers un extérieur hostile et menaçant. En même temps, elle sert à « blinder » les représentants de la communauté qui doivent démontrer leur valeur dans un monde extérieur à la fois plein de dangers et de promesses. Ces principes de fond permettent de comprendre pourquoi la sorcellerie se prête si bien à l’interprétation des changements modernes. Le marché mondial représente, comme la sorcellerie, une brèche dangereuse dans la clôture de la communauté locale. Il impose une ouverture, souvent forcée, qui semble saper les forces vitales de la communauté tout en offrant des possibilités inédites de promotion et de valorisation personnelle. Il n’est donc guère étonnant que la sorcellerie fournisse un discours si efficace pour interpréter les énigmes du marché. Peu étonnant aussi que ce discours réussisse à relier si aisément les réalités locales de la famille et de la maisonnée aux changements nouveaux. La sorcellerie paraît intimement liée à la fois à l’ordre local de la parenté, et aux ouvertures créées par l’impact du marché mondial. C’est cette étonnante capacité à relier le « macro » et le « micro » qui continue à rendre son discours si actuel.

16Mettre en rapport sorcellerie et modernité n’est donc pas un caprice académique. Ce lien conceptuel peut aider à comprendre comment l’imaginaire sorcier imprègne et conditionne la manière dont les gens essaient d’interpeller les changements modernes. Il peut, de plus, éclairer la dynamique même de cet imaginaire : pour ne citer qu’un exemple rapide, jusqu’aux années 90, le mont Kupe était généralement décrit comme la destination finale des victimes de la nouvelle sorcellerie de la richesse. Plus récemment, les interlocuteurs le caractérisent davantage comme une station de transit d’où les zombies sont ensuite envoyés partout dans le monde. La sorcellerie est un discours de flux qui transgresse toutes les frontières. C’est pour cela qu’elle s’articule si facilement avec des processus de globalisation, fussent-il d’une époque récente ou de périodes antérieures [18].

Un renouvellement épistémologique ?

17Le rapport entre « sorcellerie » et « modernité » signale-t-il un renouvellement épistémologique, comme le suggèrent les coordonnateurs de ce dossier ? Cela risque d’être aussi prétentieux que de parler d’un nouveau paradigme. Mais il est vrai qu’essayer de comprendre la dynamique du discours sorcier, comme sa continuelle emprise sur la pensée des gens malgré tant de changements, exige une reconsidération des approches courantes.

18Un premier problème est que la question toujours délicate de la « réalité » de la sorcellerie paraît de plus en plus difficile à contourner. Si l’on prend ses distances vis-à-vis de l’idée que la sorcellerie n’est qu’un reste « traditionnel » qui disparaîtra automatiquement avec la modernisation, et si, d’autre part, on suit l’idée selon laquelle les anthropologues – comme Michael Taussig le formule dans son livre tonique sur les chamans indiens de l’Amazonie [19] – doivent oser « se laisser entraîner » par l’imaginaire mobilisé par de tels « guérisseurs », la question de la « réalité » de tout cet imaginaire semble s’imposer. Taussig a certainement raison d’insister sur la difficulté à comprendre comment les pintas (images) évoquées par les chamans peuvent acquérir tant de force si l’on continue de les écarter comme « irréelles ». Mais, si l’on accepte de se « laisser entraîner » par un tel imaginaire – et il y a beaucoup d’exemples récents d’anthropologues sérieux ayant complété leur initiation dans le monde occulte –, doit-on prendre au sérieux des accusations monstrueuses contre de vieilles femmes ou des punitions draconiennes imposées à de prétendus « enfants-sorciers » ?

19Heureusement, la « réalité » est une notion de plus en plus élastique dans le discours académique. L’anthropologue expérimenté connaît donc nombre de réponses toutes prêtes à de telles questions. Il n’existe bien sûr pas une seule « réalité » : la question est plutôt de comprendre comment des mots acquièrent une telle puissance [20]. C’est cela, la « réalité » complexe que l’anthropologue doit analyser. Pourtant, de telles réponses ne satisfont pas toujours. Ainsi, lors de recherches de terrain, la question de la « réalité » peut s’imposer de manière imprévue – notamment quand les mots sont traduits dans des actions directes ayant souvent des conséquences choquantes : accusations terribles, sanctions violentes, condamnations par les tribunaux d’État et même exécutions. Dans de pareils moments, il devient futile d’insister sur le fait que l’on se restreint à l’analyse des « pratiques discursives ». Peut-être vaudrait-il mieux admettre que les scientifiques sont parfois confrontés à des dilemmes difficiles à dépasser.

20Un problème parallèle concerne l’abandon plus ou moins implicite des définitions univoques et des classifications strictes dans les études anthropologiques récentes sur la sorcellerie. Si l’on veut comprendre la ténacité de ces représentations et l’aisance avec laquelle elles s’articulent aux changements modernes, il semble à première vue important de laisser plus d’envergure à l’ambivalence de ces notions ainsi qu’à la fluidité de toutes les classifications de ce champ miné. Une telle souplesse s’impose plus encore lorsque l’analyse ne se restreint plus au discours général, mais s’oriente vers le lien entre discours et pratiques quotidiennes. Il est frappant, a posteriori, de constater l’assurance avec laquelle les anthropologues structuro-fonctionnalistes ont imposé des oppositions radicales dans leurs études sur la sorcellerie : witchcraft versus sorcery, magie blanche versus magie noire, etc. Cette ardeur classificatoire répondait évidemment aux principes mêmes de la démarche scientifique. Un chercheur doit avant tout classer ses données, nécessité encore plus vitale dans le terrain de recherches désordonné qu’offre la sorcellerie. Préoccupés par le contrôle social, ces anthropologues donnaient en outre à leurs classifications une teneur hautement morale. L’un des premiers enjeux était, semble-t-il, de distinguer entre aspects « dysfonctionnels » et « fonctionnels ».

21Or, c’est justement l’ambiguïté morale des discours de la sorcellerie, et le glissement continu de toute tentative d’ordonnancement dans ce terrain, qui renforce le potentiel dynamique de telles représentations. Presque partout en Afrique, ces forces occultes sont considérées comme un mal primordial. Mais un autre principe général veut que ces forces puissent être canalisées et utilisées à des fins constructives. Le nganga est le prototype de cette ambiguïté. Il (ou elle) ne peut guérir que parce qu’il (ou elle) a développé la sorcellerie dans son ventre à un degré exorbitant. C’est donc une figure hautement ambivalente – capable de faire du bien, mais toujours suspecte. De même, la sorcellerie, la force même du mal, est censée être indispensable à l’accumulation de tout pouvoir et richesse. C’est pourquoi, une fois encore, ce discours se prête si bien à l’effort d’interprétation des changements modernes et des inégalités inédites qu’ils apportent dans leur sillage.

22De telles ambiguïtés et glissements de sens risquent de disparaître dans les classifications non équivoques des anthropologues des générations précédentes [21]. C’est peut-être une des raisons pour lesquelles l’anthropologie a éprouvé une certaine gêne à confronter l’épanouissement spectaculaire de ces représentations dans les secteurs modernes des sociétés postcoloniales [22]. Aussi est-il significatif que, dans les années 90, la reprise des études sur la sorcellerie se soit développée parmi des anthropologues touchés par le virus du courant dit « postmoderne ». Dans cette perspective, en effet, la réalité anthropologique n’est vue que comme le résultat provisoire de « négociations » entre le chercheur et ses interlocuteurs, ce qui implique une relativisation des classifications (aussi bien celles de l’anthropologue que celles de ses interlocuteurs), qui sont présentées comme précaires et soumises à des re-interprétations constantes [23]. Apparemment, un tel relâchement du principe scientifique d’univocité s’imposait afin de permettre aux anthropologues d’affronter les glissements conceptuels et les ambivalences qui jouent un rôle-clef dans la dynamique moderne de la sorcellerie. Dans ce domaine, B. Jewsiewicki a sans doute raison de parler d’une situation presque « schizophrénique » pour le chercheur. Il semble que le « regard scolastique » des anthropologues qui nous ont précédés et leurs classifications non équivoques faisaient perdre de vue le principe même de ce que l’on cherchait à expliquer : les volte-face et ambivalences qui font la force de ces discours. Mais prendre la sorcellerie au sérieux comme discours subversif par excellence, minant toute distinction conceptuelle, nous oblige-t-il à pécher contre les principes du savoir scientifique [24] ?

23Ces questions relèvent d’une problématique plus large. Si l’enjeu est de comprendre comment des mots peuvent acquérir une telle puissance, dans la sorcellerie mais aussi dans d’autres domaines, l’« ambivalence » – plutôt que l’univocité célébrée par les canons académiques – pourrait être une notion centrale de la réponse. Mes efforts acharnés pour voir plus clair dans ce qui se passait dans les palabres des villages maka, lors de mes recherches de terrain des années 70, peuvent en fournir une illustration concrète. Les palabres maka – comme dans d’autres sociétés « segmentaires » – sont des événements très animés et souvent même dramatiques. Mon problème était surtout d’arriver à comprendre comment les vieux lessje kaande (litt. « orateurs dans le conseil ») réussissaient chaque fois à calmer le tumulte et à parvenir à une « solution » plus ou moins acceptée par l’audience. J’étais surtout frustré de ne pas découvrir de ligne claire dans les mots qu’ils utilisaient ; en effet, il semblait que les gens rentraient chez eux avec des interprétations assez différentes de ce que les notables avaient dit.

24C’était donc un bon exemple « des mots qui acquièrent de la puissance » – les capacités rhétoriques des vieux dans le brouhaha de la palabre, où parfois tout le monde paraissait parler au même moment, étaient souvent impressionnantes –, mais le comment de la chose restait peu clair. Or, lors d’une palabre particulièrement complexe, un jeune étudiant rentré au village pour les vacances reprocha aux « femmes » de « confondre la palabre » et leur dit qu’elles devaient se limiter à l’affaire concernée. C’était exactement mon avis ; l’affaire en soi était déjà fort difficile à suivre et « les femmes » – un groupe de cinq femmes convoquées comme témoins – me semblaient parler de n’importe quoi. C’est alors que le notable le plus prestigieux coupa la parole au jeune homme en disant qu’il n’avait rien compris à ce qu’est une palabre : ne savait-il pas qu’elle doit procéder comme les femmes lorsqu’elles font la pêche au marigot ? Elles trépignent et font beaucoup de bruit afin de chasser les poissons de leurs trous. L’idée était claire : une palabre ne doit pas être univoque, une certaine confusion est au contraire nécessaire afin que tous les problèmes soient exprimés ; ce n’est qu’après que les notables peuvent intervenir pour essayer de réconcilier les esprits.

25Il semble en effet qu’ambivalence et multiplicité de sens étaient les mots-clefs du pouvoir rhétorique de ce notable (et de ces collègues). Et, de fait, après ma rentrée aux Pays-Bas, pendant les longues réunions universitaires, je ne pouvais m’empêcher de penser que les mots de mes collègues manquaient terriblement de puissance en comparaison de ceux des notables maka, justement à cause du principe suivant lequel, dans le monde occidental, on doit avant tout être univoque et aller droit au fait. Peut-on en conclure que s’il s’agit de comprendre comment, en sorcellerie, des mots acquièrent de la puissance, le principe académique de clarté est plutôt un obstacle qu’un atout ? Les limites du « regard académique » – sur lesquelles insiste Jewsiewicki dans son plaidoyer pour une épistémologie plus pluraliste – deviennent en tout cas manifestes dans l’étude de la sorcellerie [25].

26De tels découpages peuvent également être dangereux par rapport au deuxième pôle de notre titre, la notion de modernité. Ainsi est-il éclairant de parler d’une « modernité africaine », comme le font P. Chabal et J.-P. Daloz, dont une des caractéristiques serait la présence continue de la sorcellerie dans les secteurs modernes de la société [26] ? Ce terme – de même que la notion de « retraditionalisation » – renforce selon moi les malentendus que les auteurs cherchent justement à éviter. Cette « modernité africaine » paraît être conçue, par contraste, avec une forme occidentale de modernité. Mais la suggestion même d’un tel contraste me semble dangereuse, précisément lorsqu’il s’agit de la sorcellerie. Il est important au contraire de souligner qu’à cet égard l’Afrique n’est pas aussi exceptionnelle que certains observateurs veulent bien le faire croire. Plusieurs études anthropologiques récentes essaient de démontrer que la modernité, en Occident, est profondément marquée par des formes propres d’enchantement, qui, si elles ne sont pas à identifier avec de la sorcellerie, ne troublent pas moins le rêve d’une « modernisation » entendue comme la réalisation progressive d’une transparence accrue [27]. L’intérêt plus large d’une lecture de la modernité à partir de l’Afrique est justement d’aider à comprendre le caractère enchanté – sous des formes infiniment variées – de cette modernité en tant que telle. Vouloir distinguer une forme africaine d’une forme occidentale, voire d’une forme asiatique de la modernité, mènerait à une ossification qui n’avancerait guère la compréhension plus profonde du rêve de la modernité, dont la puissance dérive, justement, du caractère multiple et paradoxal.

27Les enjeux ouverts par les liens entre « sorcellerie » et « modernité » dépassent donc largement le seul contexte des études africaines. Ce lien offre, d’une part, un point de départ stratégique pour concevoir la complexité de la modernité en tant que telle : son « enchantement », sous un désenchantement apparent, et l’importance continue du secret comme essentiel à toute forme de pouvoir, qui dérange encore et toujours le rêve d’une transparence accrue. D’autre part, il aide à déconnecter la sorcellerie de « traditions » a-historiques, et à mieux percevoir la créativité innovatrice de ces représentations. Il est à espérer pourtant que ce lien conceptuel ne se fossilise pas en un nouveau paradigme réducteur ; ce n’est jusqu’à présent pas le cas, malgré les craintes de certains critiques. Aucun des auteurs cités ci-dessus ne propose de réduire la sorcellerie à une perception particulière de la modernité. Il est clair que les sens potentiels de ces discours sont beaucoup plus larges, et qu’il n’est guère possible de les réduire à la notion, si floue et variable, de la modernité. Pourtant, l’inquiétude pressante avec laquelle le lien entre les deux est conçu aujourd’hui dans de nombreuses régions d’Afrique est à prendre au sérieux. Ce n’est pas une tâche simple pour les chercheurs : elle nous impose une ouverture épistémologique qui constitue peut-être l’un des défis cruciaux des sciences sociales en Afrique, et ailleurs.

Notes

  • [1]
    Avec un grand remerciement à J. Anderson, F. Bernault, P. Chabal, J. Kees van Donge, J. Ferguson, M. Ferme, L. Malkki et B. Meyer pour leurs commentaires stimulants.
  • [2]
    Voir, par exemple, l’ouvrage dirigé par J. et J. Comaroff, Modernity and its Malcontents. Ritual and Power in Postcolonial Africa, Chicago, University of Chicago Press, 1993. Et, pour des survols récents de la littérature sur la sorcellerie dans les années 90, D. Ciekawy et P. Geschiere, « Containing witchcraft: conflicting scenarios in postcolonial Africa », African Studies Review, 41 (3), 1998, pp. 1-14, et B. Rutherford, « To find an african witch: anthropology, modernity and witch-finding in north-west Zambia », Critique of Anthropology, 19 (1), 1999, pp. 89-109.En ligne
  • [3]
    H. Englund et J. Leach, « Ethnography and the meta-narratives of modernity », Current Anthropology, 41 (2), 2000, pp. 225-248.En ligne
  • [4]
    B. Rutherford (voir note 2) critique cette nouvelle approche analytique – qui selon lui n’est guère nouvelle – en reprochant surtout aux anthropologues de ne pas tenir compte de l’impact de leurs propres interventions dans ce domaine hautement politisé. Il est à regretter que, dans l’article en question, il reste si bref sur sa propre « implication politique » dans une chasse aux sorcières dans sa région de recherche.
  • [5]
    Le caractère secret de la sorcellerie (même s’il s’agit d’un « secret public ») exclut toute possibilité de la « mesurer ». Voir l’ancien débat anthropologique sur la question de savoir si la sorcellerie a été renforcée ou au contraire affaiblie par la « pacification » coloniale (notamment M. Douglas, « Introduction », in M. Douglas (ed.), Witchcraft Confessions and Accusations, Londres, Tavistock, 1970).
  • [6]
    P. Chabal et J.-P. Daloz, L’Afrique est partie. Du désordre comme instrument politique, Paris, Economica, 1999.
  • [7]
    P. Geschiere, Sorcellerie et politique en Afrique. La viande des autres, Paris, Karthala, 1995.
  • [8]
    Le sous-titre de la version française de ce livre, La viande des autres, a été trouvé de la même façon. Il a été suggéré par M. Diouf après qu’il eut entendu A. Mbembe commenter certains chapitres du manuscrit. Je ne sais toujours pas exactement ce que ce titre signifie, mais il semble plaire aux lecteurs. Peut-être les livres sur la sorcellerie ont-ils besoin de titres énigmatiques pour rendre justice aux ambivalences de ces phénomènes ?
  • [9]
    Voir surtout É. de Rosny, Les Yeux de ma chèvre, Paris, Plon, 1981, et L’Afrique des guérisons, Paris, Karthala, 1992 ; et, sur les Douala, R. Austen, « The moral economy of witchcraft: an essay in comparative history », in J. et J. Comaroff (eds), Modernity and its Malcontents…, op. cit., pp. 89-110 ; voir aussi l’étude pionnière de E. Ardener sur des notions parallèles chez les Bakweri (voisins occidentaux des Douala), « Witchcraft, economics and the continuity of belief », in M. Douglas (ed.), Witchcraft Confessions and Accusations, op. cit., pp. 141-160, et, en général, P. Geschiere, Sorcellerie et politique…, op. cit., chap. 5.
  • [10]
    É. de Rosny, Les Yeux de ma chèvre, op. cit., p. 93.
  • [11]
    Ibid., p. 92.
  • [12]
    J.-P. Warnier, L’Esprit d’entreprise au Cameroun, Paris, Karthala, 1993, p. 74.
  • [13]
    C. Fisiy et P. Geschiere, « Sorcery, witchcraft and accumulation. Regional variations in South and West Cameroon », Critique of Anthropology, 11 (3), 1991, pp. 251-278 ; voir aussi C. Fisiy et M. Goheen, « Power and the quest for recognition: neo-traditional titles among the new elite in Nso’, Cameroon », Africa, 68 (3), 1998, pp. 383-403.
  • [14]
    Voir un article récent de J. et J. Comaroff, « Alien-Nation : zombies, immigrants and millennial capitalism », Bulletin du Codesria, n° 3-4, 1999, pp. 17-29, où les auteurs montrent qu’en Afrique du Sud la peur de la « zombification » se marie fort bien avec la crainte d’un afflux d’étrangers consécutive à l’ouverture du pays au marché mondial.
  • [15]
    C’est le titre évocateur du dernier chapitre du livre de G. Dupré sur les Nzabi du Congo-Brazzaville, où il montre comment « la sorcellerie en liberté » confirme « la destruction d’un ordre » (celui de la société nzabi). G. Dupré, Un ordre et sa destruction, Paris, Orstom, 1982.
  • [16]
    B. Jewsiewicki, « Ouvrir les sciences sociales », Annales. Histoire, Sciences sociales, à paraître.
  • [17]
    P. Geschiere, Sorcellerie et politique…, op. cit. ; voir aussi D. Ciekawy et P. Geschiere, « Containing witchcraft… », art. cit.
  • [18]
    Sur la « globalisation » comme « dialectique de flux et de clôture », voir B. Meyer et P. Geschiere, « Globalization and identity: dialectics of flow and closure », in B. Meyer et P. Geschiere (eds), Globalization and Identity. Dialectics of Flow and Closure, Oxford, Blackwell, 1999, pp. 1-17.
  • [19]
    M. Taussig, Shamanism, Colonialism and the Wild Man: a Study of Terror and Healing, Chicago, Chicago University Press, 1987.
  • [20]
    Cette question a été formulée de façon particulièrement prégnante par J. Favret-Saada dans Les Mots, la mort, les sorts. La sorcellerie dans le Bocage, Paris, Gallimard, 1977.
  • [21]
    Du reste, ce ne sont pas seulement des anthropologues d’autrefois qui cherchent à imposer des classifications rigides. Dans une contribution récente (pour un Festschrift consacré à R. Buijtenhuijs, à paraître chez Karthala), le politologue Comi Toulabor me reproche de négliger des différences terminologiques que nombre de langues africaines font entre « sorcier » et « magicien ». D’après mon expérience, si de telles différences peuvent être soulignées au niveau normatif, elles sont toujours très précaires en pratique et hautement circonstancielles. Toulabor n’aurait-il pas tendance à penser que de telles oppositions lexicales sont définitives ? Le discours académique peut préférer des différences nettes et claires, mais c’est la possibilité omniprésente de tels glissements et ambivalences terminologiques qui fait justement la force de ceux sur l’occulte.
  • [22]
    Voir P. Geschiere, Sorcellerie et politique…, op. cit.
  • [23]
    Voir aussi J. Favret-Saada, Les Mots, la mort, les sorts…, op. cit., qui avançait déjà cette perspective dans les années 70 (donc nettement avant les gourous « postmodernes » de l’anthropologie américaine tels que P. Tyler, P. Rabinow ou J. Clifford). Il semble caractéristique que Favret-Saada arrive à cette relativisation de la réalité anthropologique – elle insiste surtout sur le rôle du chercheur impliqué par ses interlocuteurs dans leurs constructions de la réalité – dans une étude effectuée en France, donc plus ou moins « chez soi » (le Bocage).
  • [24]
    Pour une discussion plus détaillée des dangers d’une telle sur-systématisation dans l’étude de la sorcellerie, et les problèmes épistémologiques qui s’ensuivent, voir P. Geschiere, « Pluralisme épistémologique : science, sorcellerie et schizophrénie », Annales. Histoire, Sciences sociales, à paraître. Le dernier livre de J.-F. Bayart montre par une avalanche d’exemples bien choisis qu’il s’agit en fait d’un problème épistémologique beaucoup plus large. Il le résume de façon convaincante en caractérisant l’« imaginaire » comme « principe d’ambivalence » (J.-F. Bayart, L’Illusion identitaire, Paris, Fayard, 1996, p. 166).
  • [25]
    B. Jewsiewicki, « Ouvrir les sciences sociales », art. cit.
  • [26]
    P. Chabal et J.-P. Daloz, L’Afrique est partie…, op. cit.
  • [27]
    Par exemple le travail de J. Comaroff (« Consuming passions: child abuse, fetishism, and the “new world order” », Culture, 1997, pp. 7-19) sur les manifestations récentes en Occident de paniques invoquant des actes sataniques et des sévices sur des enfants, qu’elle analyse comme constituant un aspect intégral de la modernité occidentale. Voir aussi J. et J. Comaroff, « Occult economies and the violence of abstraction: notes from the south african postcolony », American Ethnologist, 1999, et P. Geschiere, « Of witch-doctors and spin-doctors: the role of “experts” in african and american politics », in B. Meyer et P. Pels (eds), Magic and Modernity, Londres, Routledge, à paraître.
Français

Comment expliquer que le discours « traditionnel » de la sorcellerie résiste aux bouleversements de la modernité ? Cet article avance l’hypothèse qu’il y a une forte convergence entre la sorcellerie, qui exprime une ouverture relative de la communauté locale, et la globalisation, qui ouvre l’accès à de nouveaux horizons. De façon plus générale, la résilience de la sorcellerie participe d’un « ré-enchantement » du monde, également sensible sous d’autres latitudes. Pour en prendre la mesure, il convient d’abandonner toute tentative de classification et d’adopter une épistémologie pluraliste.

Peter Geschiere
Afrika Studiecentrum, Leiden
Mis en ligne sur Cairn.info le 15/11/2012
https://doi.org/10.3917/polaf.079.0017
Pour citer cet article
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