CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Les populations rurales ivoiriennes semblent avoir été remarquablement absentes des événements de la fin du mois de décembre 1999 qui ont conduit au renversement du régime du président Bédié [1]. Le silence des campagnes pendant et après le coup d’État contraste singulièrement avec l’agitation qui y prévalait auparavant et avait provoqué, dans plusieurs régions, des conflits fonciers meurtriers entre autochtones et étrangers burkinabè et maliens, que les commentateurs de la presse antigouvernementale avaient d’ailleurs étroitement associés aux effets de la campagne sur l’« ivoirité » lancée par le régime. Trois mois après le « coup », une situation de tension contenue règne en milieu rural ivoirien, particulièrement dans la zone forestière de production de café et de cacao. Pourtant, de façon quelque peu intrigante, la question foncière est absente des débats publics dans l’actuelle période de transition.

2Nous décrirons d’abord la situation précédant le coup d’État et l’écho que la question et les conflits fonciers ont rencontré dans l’arène politique du pays. Puis, déplaçant le regard au-delà des clivages régionalistes, ethniques et de nationalité les plus apparents, nous les replacerons dans l’histoire longue des campagnes ivoiriennes, afin de souligner les enjeux et les ressorts profonds de la crise actuelle. Nous reviendrons ensuite à la situation présente, dont nous tenterons d’apprécier les développements possibles à court terme. Peut-on attendre un apaisement et une clarification de l’enjeu foncier d’un accord sur la question de la nationalité ivoirienne, qui occupe à nouveau les élites politiques et les médias, et de l’application de la nouvelle loi sur le domaine rural, votée un an avant le coup d’État à la quasi-unanimité des députés après avoir suscité de vives polémiques ? Des mesures juridiques peuvent-elles aplanir les écueils et surmonter les contradictions héritées d’un siècle d’histoire rurale ivoirienne – et, plus particulièrement, des trente-trois années de politique foncière ambiguë façonnée par le président Houphouët-Boigny pour à la fois promouvoir la mise en valeur accélérée des ressources agricoles et ancrer dans les campagnes le système de pouvoir clientéliste d’origine citadine ?

Avant le coup d’État : la politisation du malaise rural

3Abondamment relayées par la presse, gouvernementale comme d’opposition, de fortes turbulences s’étaient manifestées en milieu rural dans les mois ayant immédiatement précédé le coup d’État : protestations des producteurs contre la baisse des prix du café, du cacao et du coton ; médiatisation tapageuse, par les différents partis politiques, de l’adhésion de telle ou telle région rurale en leur faveur ; nombreux conflits fonciers entre autochtones et migrants non-ivoiriens, qu’ils soient planteurs comme dans l’Ouest forestier, éleveurs dans le Nord et le Centre, ou pêcheurs dans le Centre et sur le littoral. Au cours des mois d’octobre, novembre et décembre, des conflits meurtriers entre autochtones bété et Burkinabè ont retenu plus particulièrement l’attention dans la sous-préfecture de Saïoua (région d’Issia), et entre des autochtones krou et des Burkinabè dans la sous-préfecture de Tabou, conflit qui fut suivi de l’évacuation de plus d’une dizaine de milliers de Burkinabè du sud-ouest du pays.

4Ces conflits furent généralement associés à la polémique sur l’« ivoirité » et l’idéologie incontestablement xénophobe véhiculée par le pouvoir en place. En outre, la presse d’opposition ou d’information critique à l’égard du régime a établi une nette distinction entre la manière dont ils étaient traités – « timidement » lorsque les violences engageaient des non-Ivoiriens ou des populations originaires du Nord, avec fermeté lorsqu’elles concernaient des Baoulé originaires du Centre. Des commentateurs ont cru relever que, lorsqu’il s’agissait de Baoulé, « Bédié [volait] au secours des siens et [abandonnait] les autres [2] ». À quoi la presse gouvernementale a répondu qu’il ne s’agissait « que de conflits fonciers » (sic), liés « au taux d’occupation des sols » et totalement étrangers à la question de l’ivoirité [3].

5Cette polémique sur les causes et la nature des conflits fonciers intercommunautaires rappelle celle qui était intervenue, un an plus tôt, lors de la préparation et du vote de la nouvelle loi sur le domaine rural. Annoncée publiquement par le président Bédié dans son « appel de Fengolo » en décembre 1997, sur les lieux mêmes d’un conflit meurtrier ayant opposé Wè et Baoulé, la préparation de cette loi donna lieu à de multiples manœuvres politiques en direction de l’électorat rural des différentes régions du pays. Le projet de loi fut alternativement présenté, selon les intérêts politiques des différents partis, comme une reconnaissance officielle des droits des propriétaires coutumiers et des chefs traditionnels, ou au contraire comme une dépossession de leurs droits au profit de l’État ; comme une loi protégeant les droits de tous les Ivoiriens ou, à l’inverse, comme une « loi inspirée de la coutume akan [4] » ou encore comme une loi protégeant les intérêts des « barons du régime ». Pourtant, dans ses grandes lignes, la loi était réclamée tant par le gouvernement que par les partis d’opposition, notamment pour sa disposition excluant les non-Ivoiriens de la propriété foncière sur des terres du domaine coutumier. Elle fut finalement votée en décembre 1998 à la quasi-unanimité par les députés (voir encadré), l’opposition revendiquant alors la part prise dans l’élaboration de la loi.

6En définitive, la préparation de cette loi, comme la couverture médiatique des conflits fonciers, en a surtout souligné les aspects les plus « appropriables » dans les débats agitant la classe politique urbaine, dominés par la question de « l’ivoirité » : la revendication d’autochtonie, et son exacerbation par l’idéologie xénophobe véhiculée par le pouvoir en place. La brusque réactivation des revendications d’autochtonie constituerait en quelque sorte le pendant rural de l’ivoirité.

Loi sur le domaine rural

Loi n° 98750 du 23 décembre 1998, Journal officiel du 14 janvier 1999. Les décrets d’application ont été signés le 13 octobre 1999 (ministère d’État, ministère de l’Agriculture et des Ressources animales, s. d., Recueil des textes relatifs au domaine foncier rural). La loi réserve la propriété foncière rurale aux Ivoiriens. Elle prévoit une première phase de dix ans (après sa promulgation, soit la limite de janvier 2009) durant laquelle tout détenteur de droits fonciers impliquant une appropriation de la terre (à l’exclusion des modes de faire-valoir indirects) doit faire reconnaître ses droits pour obtenir un certificat foncier (individuel ou collectif). Passé ce délai, la terre est immatriculée au nom de l’État et l’exploitant en devient le locataire. Au terme d’une seconde période de trois ans, les certificats fonciers détenus par des Ivoiriens doivent donner lieu à une immatriculation individuelle et aboutir à la délivrance d’un titre de propriété privée définitif. Les exploitants non-ivoiriens ne peuvent aspirer qu’à une promesse de bail emphytéotique, soit auprès des titulaires autochtones de certificats fonciers, au cas où ceux-ci les auraient fait figurer parmi les « occupants de bonne foi », soit auprès de l’État si la terre est immatriculée au nom de celui-ci. On comprend que le projet de loi ait été appuyé par les bailleurs de fonds pour son orientation libérale, puisque la loi organise à marche forcée la généralisation de la propriété privée individuelle. Mais, paradoxalement, cette finalité de la loi, pourtant essentielle, n’a pas donné lieu à débat dans l’arène politique nationale.

7Mais cette explication des événements récents laisse dans l’ombre des ressorts plus profonds, qui relèvent de l’histoire longue des campagnes ivoiriennes. Les conflits fonciers actuels doivent en effet être replacés dans les vastes mouvements de colonisation agraire qui ont marqué l’histoire rurale ivoirienne depuis la période coloniale, et singulièrement depuis l’indépendance du pays. Ce processus de « frontière interne » a contribué à la constitution de l’espace national ivoirien non seulement sur le plan économique, mais aussi du point de vue de la construction des champs identitaire et politique [5]. La question foncière contemporaine est ainsi largement redevable de la dynamique passée et présente des institutions agraires caractéristiques de ce processus « de frontière » : organisations intermédiaires de natures diverses assurant l’ancrage local de l’État, stabilisant les relations entre autochtones et migrants, mais aussi régulant les rapports entre ruraux et citadins.

La « frontière agricole » et la récurrence des conflits entre autochtones et migrants

8En premier lieu, il convient d’observer que les conflits récents entre communautés d’origines différentes [6] ne sont que les manifestations d’enjeux fonciers aussi anciens que les mouvements de colonisation agricole en Côte d’Ivoire. Dès les années 20, la généralisation des cultures de cacao et de café dans le Sud-Est et la basse côte attira une main d’œuvre originaire des savanes, en particulier de Haute-Volta, mais aussi des régions du centre de la Côte d’Ivoire (Baoulé) et de l’Ouest forestier (Bété), dont les conditions agro-climatiques étaient moins favorables et où les formes de despotisme colonial étaient plus rudes. Certains migrants s’installèrent définitivement. Dans les années 30, les autorités coloniales elles-mêmes encouragèrent l’installation de Voltaïques (essentiellement mossi) dans le Centre-Ouest ivoirien afin de valoriser les potentialités de cette région dans l’agriculture d’exportation. L’abolition du régime de l’indigénat et du travail forcé en 1946 libéra les obstacles politiques et institutionnels qui freinaient l’expansion du modèle pionnier d’agriculture de plantation forestière. Un véritable front de colonisation se mit alors en place et commença de balayer la zone forestière d’est en ouest. Dès le milieu des années 50, le gouvernement colonial, auquel collaborait déjà l’élite politique ivoirienne sous la bannière du RDA-PDCI, dut affronter le mécontentement de groupes autochtones confrontés à l’établissement massif de migrants, en particulier dans le centre-ouest du pays [7].

9Le front pionnier prit une ampleur sans précédent à partir de l’indépendance et de la politique systématique de mise en valeur de la rente forestière de l’ouest et du sud-ouest du pays. Le « cycle » de l’agriculture pérenne, combinant la recherche de nouveaux défrichements, l’appel à la main d’œuvre étrangère et son établissement progressif comme colons agricoles ne firent que s’amplifier. L’établissement massif de ces colons agricoles ivoiriens, spécialement baoulé, et non-ivoiriens, particulièrement voltaïques, a conduit à la situation actuelle : l’occupation de la zone forestière est telle que les nouvelles plantations se font sur d’anciennes friches ou par régénération ou reconversion d’anciennes plantations, et que la terre à vivrier donne lieu à un intense marché de location des jachères.

10Un tel mouvement de colonisation agraire a bien évidemment occasionné des conflits récurrents, qui se sont manifestés aussi bien sur les droits fonciers que sur les modes de cohabitation entre les différentes communautés. Les conflits entre autochtones de l’Ouest et migrants baoulé furent alors les plus marquants [8]. On doit toutefois souligner que les régions de savane du Nord ivoirien ne sont pas restées en marge de ces turbulences foncières liées à des mouvements de colonisation agricole. Certes, la région forestière a focalisé l’attention sur les problèmes fonciers, pour des raisons qui tiennent autant à l’intérêt économique dominant de l’agriculture de plantation qu’à la prégnance, dans l’arène politique nationale, des rapports de compétition entre les dirigeants politiques originaires de l’est et de l’ouest du pays – jusqu’au « réveil » récent du Nord dans le nouveau contexte politique initié par la succession d’Houphouët-Boigny en 1993. Mais la récurrence des conflits fonciers est tout aussi sensible dans la région de savane, sous l’effet de la pression foncière et de la commercialisation des cultures (coton, cultures vivrières, anacarde) et de l’élevage bovin. Dans ce dernier cas, l’analogie avec la situation de l’Ouest forestier est particulièrement forte, puisque l’accueil et la sédentarisation des éleveurs peuls ont été le résultat d’une politique volontariste de l’État à partir de 1974, souvent contre la volonté des populations locales et avec l’aide de relations clientélistes entre ces éleveurs (dont certains possèdent un capital important) et les agents de l’État et les politiciens locaux.

« L’État paysan ivoirien » et la dynamique des « institutions de la frontière »

11Il convient d’abord de souligner que la récurrence des conflits fonciers, fussent-ils parfois meurtriers, n’a pas transformé pour autant la vie ordinaire des campagnes en un champ de bataille quotidien. Le processus de « frontière interne » a plutôt imposé un contexte de négociation conflictuelle permanente qui impliquait des groupes diversifiés et des coalitions variées, parties prenantes de ce processus : les autochtones cédeurs, plus ou moins volontaires, de terre, les « étrangers » accédant à celle-ci sous la protection plus ou moins ouverte de l’administration, les agents locaux de l’État en relation de patronage plus ou moins systématique avec les migrants, mais aussi les « ressortissants » citadins des régions rurales, en particulier les « cadres » et les politiciens, qui ont également investi l’enjeu foncier.

12La « frontière interne » a ainsi produit, et reposé sur, des institutions, des conventions, des règles, des organisations, des « arrangements institutionnels », et ce dans des registres très différents. Il s’agit, pêle-mêle, des organisations intermédiaires caractéristiques d’un « État paysan » ; d’une institution « traditionnelle » des paysanneries africaines, le « tutorat » entre autochtones et migrants ; des organisations propres aux groupements d’immigrés ; des organisations formelles et informelles entre villageois et citadins, que ces derniers soient politiciens, « cadres » ou simples ressortissants ; de la pression administrative organisée par les services de l’État pour promouvoir la mise en valeur du domaine rural, selon des règles qui tiennent davantage du clientélisme que du droit ; de la mise en œuvre de procédures et de conventions locales pour sécuriser les contrats fonciers dans un contexte de forte incertitude.

13Ce sont ces « institutions de la frontière » que la crise financière de l’État a précipitées dans la crise, en ruinant le système clientéliste de redistribution des avantages qui en assura jusqu’aux années 80 la relative cohérence.

Le mode de gouvernance de l’« État paysan » ivoirien en milieu rural et la prolifération d’organisations intermédiaires

14Avec l’indépendance, le mode colonial de gouvernance [9] n’a pas subi de transformation radicale. On a toujours affaire à un « État paysan » caractérisé par la combinaison d’un pouvoir bureaucratique et d’un pouvoir despotique, dont le mode de régulation fondamental porte sur le contrôle de l’affectation de l’usage de la terre et sur le contrôle de la répartition de la rente d’exportation des produits agricoles, dont le mode de gouvernance repose sur le pouvoir décentralisé des agents locaux de l’État et sur le pouvoir d’acteurs intermédiaires issus des sociétés paysannes locales [10]. Mais l’État paysan postcolonial se caractérise en outre par les fortes relations que conservent les élites politiques avec le monde rural, pour des raisons qui, loin d’être uniquement culturelles, tiennent précisément aux conditions et aux contraintes de la reproduction de ce régime de gouvernance [11]. Le rapport social dominant est celui qui unit, d’un côté les dispositifs central et local du pouvoir d’État, dont les agents sont en quelque sorte les seuls « citoyens » à part entière, avec quelques autres catégories sociales urbaines privilégiées qui opèrent en relation étroite avec eux (notamment les opérateurs chargés de mettre en marché les produits d’exportation) ; et, de l’autre, les producteurs ruraux, censés répondre aux consignes de « mise en valeur » et dont la position sociale n’est guère différente des « sujets » coloniaux [12]. Mais, comme dans le cas de l’État colonial, la faiblesse de l’État postcolonial, en particulier les difficultés de son ancrage local, suppose des organisations relais, des catégories d’acteurs qui servent d’intermédiaires entre le pouvoir central et les collectivités paysannes locales.

15C’est ainsi que les chefs de village continuent d’être reconnus comme les représentants de l’administration territoriale à l’échelle du village, que les conseils de sous-préfecture sont les héritiers directs des conseils de notables, et que les procédures de règlement des conflits par le sous-préfet (toujours appelé le « commandant ») et par les juges des tribunaux de première instance, dans le domaine foncier comme dans d’autres, font autant de place que les anciens tribunaux coutumiers au jugement « en équité [13] » et aux règlements « coutumiers ». On pourrait, sans trop forcer l’analogie, comparer les députés et les secrétaires de section et de village du PDCI, jusqu’à une époque récente, avec les représentants, les interprètes et les chefs de canton de l’époque coloniale. D’ailleurs, dans beaucoup de régions, ces derniers ont conservé une forte autorité, malgré l’extinction officielle de leur titre, en combinant leur fonction « néo-traditionnelle » avec des fonctions internes à l’organisation du PDCI. Depuis 1990 et le retour au multipartisme, les organisations villageoises émanant des différents partis politiques ont complété ce tableau.

16La principale différence entre les structures de gouvernance coloniales et contemporaines réside donc ailleurs que dans leur principe de fonctionnement « dual », sur le mode du « despotisme décentralisé [14] », dans lequel se retrouvent, se recouvrent et se combinent les distinctions entre État et sociétés locales, entre citoyens et sujets et entre citadins et villageois. Les différences essentielles concernent plutôt, d’une part, la nature des nouveaux bénéficiaires de ce système de gouvernance, c’est-à-dire les « citoyens » qui émargent au complexe politico-économique urbain et les représentants de ce complexe en milieu rural ; et, d’autre part, la diversification du système de régulation sociopolitique de contrôle et de répartition des ressources. Le dispositif institutionnel entre les pouvoirs publics, la classe dirigeante et les populations rurales a été en effet beaucoup plus complexe qu’un simple rapport global de prédation. Il a généré de multiples niveaux de médiation et une prolifération d’organisations et d’acteurs intermédiaires, qui ont été autant de « courtiers » entre l’État et les sociétés rurales, entre celles-ci et le monde des villes, entre le monde des citoyens et celui des sujets ruraux [15]. Ces « courtiers » ont ainsi été en mesure d’agir en combinant les règles officielles de leurs organisations et les pratiques informelles qui leur permettaient de tirer avantage de leur position d’intermédiaire.

17Les organisations intermédiaires de nature politique et administrative se sont ainsi multipliées au cours du temps, selon une « logique d’empilement » caractéristique des dynamiques institutionnelles dans les pays africains [16]. Chaque village est ainsi doté d’un certain nombre de micro-bureaucraties, ou possède un représentant patenté des organisations nationales (diverses « organisations professionnelles agricoles », bureau des parents d’élèves, etc.), auxquels sont appelés à s’ajouter, dans le cadre de la nouvelle politique foncière et de la politique de décentralisation, des commissions villageoises de gestion foncière et des conseils de communautés rurales. Ces multiples organisations entretiennent des rapports variables avec les instances et les acteurs politiques villageois, traditionnels et « modernes », selon les rapports de forces au sein du champ politique local et selon la capacité des notables de cumuler les fonctions ou de contrôler les diverses instances.

Les « compromis » entre l’État paysan ivoirien et les paysanneries locales

18Toutefois, ce mode de gouvernance locale ne pouvait reposer sur la seule coercition prédatrice, dont le coût et la lourdeur auraient largement dépassé les moyens disponibles. Depuis la lutte contre le régime colonial, les élites politiques, qui aspiraient, et qui sont parvenues, à contrôler le dispositif étatique et administratif de gestion des ressources, ont élaboré des compromis inégaux avec les catégories intermédiaires et les « masses » tant urbaines que rurales [17]. On peut citer pour mémoire les compromis antérieurs à l’indépendance entre la fraction dominante du PDCI-RDA contrôlée par Houphouët-Boigny, l’État colonial, les autorités néo-traditionnelles locales et les différentes catégories de planteurs, compromis élaborés autour des luttes pour l’abolition du statut de l’indigénat, pour la libération du travail forcé et pour la liberté de la main-d’œuvre et de circulation.

19À partir de l’indépendance, en 1960, un véritable pacte social et politique est également établi entre l’État-parti, la classe dirigeante urbaine, les marchands, les entrepreneurs privés et les différentes composantes des paysanneries ivoiriennes – y compris les exploitants et la main-d’œuvre originaires des pays voisins, en particulier de la Haute-Volta de l’époque. En contrepartie de garanties données aux ruraux sur les prix, les débouchés, les intrants et l’amélioration de leur niveau de vie, il est attendu d’eux une totale soumission politique ainsi que la reconnaissance du monopole de l’État-parti et de ses agents sur l’appropriation et la gestion de la rente agricole (principalement, mais non exclusivement, de la rente forestière [18]). Ce pacte inclut des compromis spécifiques à la configuration ivoirienne : entre l’État-parti et les migrants non-ivoiriens, à savoir un accès protégé au foncier contre leur appui électoral [19] ; mais aussi entre l’État-parti et les jeunes ruraux, auxquels sont en principe assurés la scolarisation, l’accès aux emplois urbains et l’aide à l’installation comme « exploitants modernes ».

20Sur la base de ce compromis global, l’essentiel de la régulation concernant l’accès et l’usage des ressources foncières incombe à l’État et aux agents de l’administration centrale et locale. Dès lors, les pouvoirs publics interviennent dans le processus de « frontière interne » comme jamais les autorités coloniales n’avaient été en mesure de le faire. Cette intervention massive est justifiée par deux éléments de doctrine – déjà mobilisés par les autorités coloniales : la doctrine économique de la mise en valeur rationnelle et accélérée du territoire national sous l’égide de l’État ; la doctrine juridique de la propriété éminente de l’État sur la terre. L’intervention directe de l’État se manifeste, dans le cadre de ses propres règles, sous des formes techniques variées [20] : exploitations agro-industrielles mixtes dans lesquelles l’État détient la majorité du capital ; opérations d’aménagements régionaux, d’encadrement sectoriel et d’encadrement régional ; déclassement de forêts protégées.

21Mais des interventions tout aussi décisives de la part des pouvoirs publics et des élites au pouvoir se situent ailleurs que dans les mesures techniques, programmées et encadrées, de la politique de développement officielle. Elles se manifestent par des consignes auprès des autorités administratives, politiques et judiciaires, et auprès des services techniques locaux. Ces consignes trouvent leur fondement dans le mot d’ordre lancé par Houphouët-Boigny en 1963 : « La terre appartient à celui qui la met en valeur [21] ». Il prend force de loi, bien qu’étant en complète contradiction avec les dispositions du droit officiel hérité de la colonisation.

22Ainsi, les colons agricoles non-ivoiriens et ivoiriens ont-ils pu bénéficier d’une protection administrative particulièrement efficace pour accéder à la terre : pression et contrainte organisée auprès des autorités et des collectivités villageoises locales pour accueillir les agriculteurs migrants, en particulier baoulé, dans l’Ouest, ou les éleveurs étrangers dans le Nord ; règlement des litiges en faveur des migrants dès lors que la mise en valeur est constatée ; interdiction faite aux autochtones de lever des redevances sur les étrangers ; tolérance des infiltrations dans les forêts classées ; dans le Nord, complicité des agents locaux de l’État avec les grands propriétaires de troupeaux transhumants en cas de dégâts de cultures ; affectation, dans l’Ouest forestier, de domaines fonciers aux personnalités de l’élite dirigeante, souvent originaires de l’Est et du Centre.

23Ces compromis et ces compromissions entre l’État et certaines catégories d’acteurs ruraux sont à l’origine d’autres organisations, qui jouent un rôle important dans le schéma général de la gouvernance clientéliste de l’État paysan. Il s’agit des organisations propres aux différentes « diasporas » de colons agricoles : communautés de migrants étrangers (burkinabè, maliens, etc.), chacune possédant ses propres organisations, au niveau villageois, sous-préfectoral et national, chargées de gérer les rapports avec les autorités politiques, administratives et coutumières ; mais aussi des organisations de migrants ivoiriens, notamment baoulé, qui bénéficient d’une forte proximité avec les autorités administratives locales, voire nationales [22].

L’institution du « tutorat » entre autochtones et « étrangers [23] »

24Face à la pression administrative et politique, les autochtones se sont efforcés de maintenir un minimum de maîtrise foncière sur les terres cédées aux « étrangers », en essayant de préserver dans la mesure du possible, et avec des fortunes diverses, l’institution du « tutorat ». Selon cette convention agraire caractéristique de l’« économie morale » des sociétés paysannes africaines, tout bénéficiaire d’une délégation de droits fonciers, ou même d’une « vente » de terre, contracte un devoir permanent de reconnaissance vis-à-vis de son « tuteur », qui devient son « père » ou son « patron », même si le nouveau venu dispose de ressources et d’un capital social sans commune mesure avec ceux dont dispose le petit paysan cédeur de terre. Cette reconnaissance se manifeste par une contre-prestation, généralement symbolique, au moment de la cession du droit d’usage sur la terre, par le reversement au tuteur d’une partie, généralement faible, de la production annuelle, ou encore par la participation aux dépenses du tuteur lorsque celui-ci est confronté à des événements sociaux particuliers (décès, funérailles) ou à des problèmes financiers occasionnels. L’institutionnalisation de la « reconnaissance » due au tuteur, qui se transmet au travers des générations, est généralement admise par les migrants dès lors que les exigences des tuteurs restent limitées.

25Une conséquence paradoxale de la pression administrative pour « installer » les étrangers, en particulier baoulé, est d’avoir étroitement associé l’institutionnalisation généralisée du tutorat à l’égard des « étrangers » et l’aliénation des terres par les autochtones auprès de ces mêmes étrangers. En effet, ne pouvant s’opposer ouvertement à l’accueil des migrants, la seule façon pour les autochtones de conserver un minimum de maîtrise foncière a été de céder la terre en préservant la fiction du tutorat traditionnel, sous peine de perdre totalement la reconnaissance de l’antériorité de leurs droits et les avantages, même faibles, de leur statut de tuteur. Ce faisant, la pression administrative a eu un effet « boule-de-neige » sur le processus d’aliénation de terres aux « étrangers », parce qu’installer « leurs étrangers » à la périphérie des terroirs, non précisément délimités, permettait aux autochtones de marquer leur maîtrise foncière vis-à-vis des villages voisins, entraînés eux aussi dans la spirale de l’aliénation foncière [24]. En outre, cette dernière a été accélérée par la rémunération en cessions de parcelles de l’importante main-d’œuvre étrangère (principalement voltaïque) nécessaire à la mise en œuvre et à l’entretien des plantations autochtones.

26Toutefois, le changement de génération, chez les tuteurs comme chez les migrants, et l’augmentation de la pression foncière ont contribué à transformer les normes locales de l’institution du tutorat telles qu’elles prévalaient encore dans les années 70. D’un côté, le sentiment croissant, de la part des jeunes autochtones, de se trouver dans une situation de pénurie foncière dont ils ne sont pas responsables, et, de l’autre, la lassitude des migrants d’être assaillis de demandes de la part de leurs tuteurs, alors que le coût monétaire des cessions foncières devenait élevé [25], ont transformé la relation de tutorat en une entreprise de négociation permanente, dont l’issue dépend du contexte politique général.

Les arrangements institutionnels locaux dans le domaine foncier [26]

27En dépit des interventions arbitraires des pouvoirs publics dans les pratiques foncières locales ou, plus précisément, afin d’en limiter les incertitudes et les risques dans la vie quotidienne des campagnes, les différents types d’acteurs locaux utilisent des règles, des procédures et des formes de contrats qui permettent de sécuriser les droits. En matière de contrats de travail, de faire-valoir indirects et, surtout, de transactions foncières, l’usage traditionnel de témoins et, de plus en plus, d’écrits assure une validité locale aux engagements [27]. Bien qu’incomplets au regard de contrats en bonne et due forme, ces « petits papiers » assurent, ou assuraient jusqu’à récemment, une bonne dose de reconnaissance locale et de prévisibilité des conditions de transaction et de règlement des conflits. Et, bien qu’en marge de la loi et même illégaux [28], ces « arrangements institutionnels » sont validés et encouragés par les diverses autorités locales – notables, chefs de village, sous-préfets et juges – afin de disposer d’éléments de preuve en cas de conflit, dans un contexte où la loi est inapplicable [29].

28En outre, l’absence de dispositions juridiques claires et la difficulté de faire appliquer les sanctions en milieu villageois conduisent les juges et les sous-préfets à laisser la plus grande place possible aux règlements par les autorités traditionnelles locales : conseil de notables villageois, tribunal coutumier au niveau des chefs de canton, voire jugement par un notable politique local (par exemple, auparavant, le secrétaire ou député PDCI). Ces arrangements locaux, en marge du dispositif juridique officiel, ont donc contribué, vaille que vaille, à la sécurisation des transactions et à la régulation des conflits fonciers, même s’ils validaient aussi localement l’inégalité de traitement administratif entre autochtones et « étrangers ».

Les cadres et les associations de ressortissants comme « médiateurs »

29Une autre composante importante des « institutions de la frontière », mais qui est rarement prise en compte, concerne la dynamique des rapports entre les sociétés paysannes et rurales locales, d’une part, et leurs « ressortissants » citadins d’autre part. On connaît l’importance en Côte d’Ivoire, et en Afrique en général, des associations et mutuelles de développement animées par les « originaires » et « ressortissants » citadins de régions ou de villages ruraux, et plus particulièrement par les « cadres » et « intellectuels », selon les termes utilisés localement, parmi lesquels se recrutent les politiciens. Ces associations et mutuelles diverses constituent des organisations de « courtage » par excellence entre les populations rurales et leur environnement social et politique.

30Ce courtage organisé a une histoire qui est étroitement associée à la dynamique institutionnelle des rapports entre l’État-parti et les populations rurales [30]. Cette dynamique s’inscrit dans un enchaînement d’interactions entre l’État-parti, les cadres et politiciens citadins et leur région ou village d’origine : la situation économique et politique des cadres dépend de leur position dans le dispositif de l’État-parti ; cette position dépend à son tour de leur représentativité présumée vis-à-vis des communautés ethniques et régionales auxquelles ils ressortissent ; cette représentativité dépend du capital social effectif dont ils disposent localement ; et ce capital social dépend de leur capacité à mobiliser les ressources de l’État en faveur de leurs communautés d’origine. Finalement, l’ensemble de ces facteurs conditionne le degré effectif d’ancrage local de l’État-parti dans les différentes régions et communautés ethniques du pays.

31Ce fonctionnement à multiples niveaux de la politique ivoirienne a permis le contrôle, par le pouvoir houphouëtien, des luttes de factions au sein de l’élite du pouvoir, en distribuant les postes en fonction de la représentativité présumée ou simplement octroyée de ses membres cooptés, sans que cette représentativité soit soumise à des élections – donc sans favoriser le développement de relations de clientèle trop fortes ou trop autonomes entre les personnalités politiques et leur base locale. En sorte que la formation de la classe dirigeante pouvait être contrôlée sur une base ethnique et régionaliste tout en prohibant officiellement la référence ethnique dans la vie politique. En sorte également que les associations et les mutuelles contribuaient à réduire la distance sociale entre l’élite politique et économique des « citoyens » urbanisés et les diverses composantes des « sujets » ruraux, pour reprendre les catégories de Mamdani. Le caractère délibéré de ce dispositif de coordination politique entre le pouvoir, les cadres, les politiciens nationaux et locaux et les populations rurales s’est renforcé régulièrement à l’appel du PDCI et d’Houphouët-Boigny lui-même, notamment en soumettant à une compétition interne les postes de députés puis, après la restauration du multipartisme en 1990, les postes de dirigeants locaux du parti. Les « fils du pays » les plus actifs dans les associations de ressortissants s’en sont ainsi trouvés favorisés.

32Cette position de médiateurs a toujours eu des implications dans le domaine foncier. Les cadres et les associations de ressortissants ont en effet des intérêts fonciers propres, à titre individuel ou familial (pour s’y investir durant leur vie active, pour préparer leur retraite…). Surtout, la question foncière interfère avec leurs stratégies politiques d’insertion locale – plus directement encore s’ils sont candidats à des postes électifs –, et ils ne peuvent rester indifférents aux conséquences, sur leur région d’origine et sur leur propre situation en tant que « fils de la région », de la gestion politique des ressources foncières nationales mise en place par le pouvoir. D’un côté, les cadres ressortissants ont été tenus pendant longtemps de relayer les consignes gouvernementales ou de participer aux procédures d’apaisement lors des conflits fonciers, en particulier ceux ayant opposé, dans l’Ouest, communautés autochtones et migrants baoulé. Mais, d’un autre côté, les cadres n’en sont pas moins restés attentifs à certains des aspects sensibles des consignes gouvernementales, concernant par exemple les prérogatives foncières des royaumes et chefferies traditionnels dans le Sud-Est akan, les effets d’aliénation foncière des autochtones consécutifs à la politique d’accueil massif des « étrangers » dans l’Ouest et le Sud-Ouest, ou encore les problèmes liés à la politique d’appui à la sédentarisation des éleveurs étrangers dans le Nord. Cependant, la position de dépendance des cadres et de leurs associations à l’égard du système politique clientéliste n’a pas permis, du moins jusqu’aux années 90, à leur fraction la plus contestataire de constituer un espace de débat public sur ces questions, sous peine d’encourir une répression ouverte.

Frontière interne, pratiques électorales et politisation de l’enjeu foncier

33Le processus de « frontière interne » n’a pas seulement été le résultat d’un choix du régime, il a également constitué une condition importante de la reproduction politique du régime. L’usage du « vote des étrangers » dans les consultations électorales après l’indépendance a investi l’enjeu foncier d’une forte dimension politique, sans commune mesure avec la situation coloniale. Les consignes gouvernementales de promotion des colons allochtones auprès des autorités administratives territoriales, judiciaires et politiques locales ont pris, immanquablement, une connotation politique. La consigne d’Houphouët-Boigny « La terre appartient à celui qui la met en valeur », en prenant force de loi, a ainsi fait assimiler toute opposition à l’encontre des pratiques administratives de protection des colons agricoles à une opposition à la politique gouvernementale elle-même.

34La politisation des enjeux et des conflits fonciers s’est manifestée de manière encore plus explicite durant les échéances électorales, avec l’utilisation, par le PDCI, du vote des non-Ivoiriens pour s’assurer une marge de sécurité électorale, en particulier dans les régions d’agriculture de plantation de l’Ouest où la consigne de vote en faveur du PDCI était assortie de la menace, pour les Burkinabè, Maliens et Guinéens, d’une expulsion de leur terre en cas de victoire du Front populaire ivoirien. Malgré le retrait officiel du droit de vote aux étrangers après 1990, l’administration acquise au PDCI fit encore voter un nombre appréciable d’étrangers en 1995. Les polémiques actuelles sur les « fausses cartes d’identité » laissent à penser que ces pratiques n’avaient pas cessé avant le coup d’État, en dépit de la relance de la campagne sur l’ivoirité, assortie de nouvelles mesures administratives à l’encontre des étrangers (visas de séjour, contrôles et tracasseries permanentes).

La crise de l’État paysan et l’ouverture de la boîte de Pandore

35L’ensemble de ces éléments et leurs interactions ont en quelque sorte constitué le socle institutionnel « incitatif » sur lequel s’est bâti le versant agricole et rural du « miracle ivoirien » – dans un contexte de forte croissance économique, de soumission politique des sociétés paysannes locales et de leurs représentants, et d’abondance de terres. Ce socle institutionnel a perduré tant bien que mal jusqu’aux années 90, absorbant partiellement les fluctuations de conjoncture économique et les crises sociales et politiques ; et démentant régulièrement, aussi, les cris d’alarme lancés par les observateurs surtout attentifs aux aspects économiques. Mais, aujourd’hui, c’est bien à l’épuisement complet du régime de l’État paysan et de ses compromis passés avec les différentes couches sociales rurales que nous assistons.

La crise des « institutions de la frontière »

36Les raisons de l’épuisement du mode de régulation antérieur sont diverses mais convergentes :

  • Crise du système « pionnier » de production, qui se manifeste à partir des années 80 par la raréfaction puis la disparition de réserves forestières dans le Sud, et par l’augmentation de la pression foncière et l’épuisement des sols dans la zone cotonnière du Nord [31].
  • Crise économique urbaine, avec, comme corollaire, à partir des années 80, la faillite du modèle d’ascension sociale par l’éducation et l’émigration vers les villes. Les années 90 sont marquées par un retour significatif de citadins dans les villages et les bourgs ruraux dont ils sont originaires [32] ; ces « retours au village » entraînent, entre autres, l’accroissement de la demande d’accès à la terre, de fortes tensions intra-familiales, la contribution des lettrés aux micro-bureaucraties et à la vie politique villageoises, la constitution d’une catégorie de jeunes « chômeurs villageois »…
  • Baisse des prix agricoles et du niveau de vie des producteurs, avec comme conséquences en zone forestière, un fort endettement, l’augmentation des pratiques de vente et de mise en garantie de plantations en production, l’augmentation de la pression des tuteurs sur les « étrangers », l’éclatement des solidarités intra-familiales…
  • Crise financière de l’État, avec, comme effets importants, la participation financière accrue des populations rurales aux infrastructures et aux services d’intérêt général, la réduction drastique de la distribution de fonds publics sur une base clientéliste, l’augmentation de la corruption au sein des administrations locales.
La conjugaison de ces facteurs de crise ont définitivement sapé les bases antérieures du pacte implicite qui liait l’État aux principaux groupes d’acteurs impliqués dans le processus de frontière interne. De proche en proche, c’est tout l’ensemble des « institutions de la frontière » qui a été remis en cause, ouvrant la voie à l’ouverture de la boîte de Pandore de l’ivoirité.

37La détérioration des conditions de vie dans les campagnes et le révisionnisme officiel de Konan Bédié à l’égard de l’héritage houphouëtien, dans le domaine foncier [33] comme dans celui de l’accueil des étrangers, ont conduit à la délégitimation croissante des pratiques administratives de protection des migrants aux yeux des diverses catégories de populations autochtones. L’institution du tutorat entre les autochtones et les « étrangers », dont on a vu qu’elle recouvrait de plus en plus une négociation conflictuelle permanente, s’est trouvée remise en cause sous l’effet conjugué des revendications des jeunes, des citadins de retour au village et des autres ressortissants et cadres citadins. Les conventions antérieures passées sous contrainte administrative avec les migrants étaient, dès avant le coup d’État, largement remises en cause et, avec elles, la validité accordée localement aux arrangements locaux et aux « petits papiers ».

38Durant les dernières années ayant précédé le coup d’État, la position de médiateurs des cadres et de leurs associations est aussi devenue plus complexe. La crise économique a ouvert des brèches dans un système de gouvernance qui reposait sans le dire sur un compromis à base ethnique et régionale, et elle a concouru, en particulier, à remettre la question foncière au premier plan des préoccupations et des argumentaires électoraux. La capacité de contestation des cadres et des associations de ressortissants vis-à-vis de la politique foncière officielle s’est ainsi renforcée avec la réduction drastique des retombées locales en subventions et en infrastructures, et avec la compétition entre les différents partis. Les cadres ressortissants et les politiciens locaux (issus des mêmes couches sociales) ont généralement été tentés de « suivre » les revendications d’autochtonie de leur base électorale locale – au risque de les radicaliser dans les zones du Sud-Ouest, où les « étrangers » ivoiriens sont majoritaires, et dans le Nord, où cohabitent agriculteurs et éleveurs.

39Enfin, l’action législative de l’État dans le domaine foncier a contribué encore à « surpolitiser » la dimension politique de la question foncière et à accentuer l’instrumentalisation politique des différends et des conflits fonciers. L’opération pilote du Plan foncier rural, mise en œuvre à partir de 1990 dans différentes régions du pays en prélude à la préparation de la nouvelle loi, loin de constituer une simple expérimentation en grandeur réelle d’une procédure pragmatique d’enregistrement de tous les droits existants, a conduit à augmenter l’incertitude sur les droits acquis, à favoriser des stratégies d’anticipation, mais aussi à exacerber les enjeux de pouvoir au sein même des arènes politiques villageoises [34]. Quant à la nouvelle loi sur le domaine rural, elle a suscité des effets d’annonce [35] et des stratégies d’anticipation d’autant plus incontrôlables que les populations sont très mal informées, ou informées de manière sélective selon la perception et les intérêts des autorités administratives et judiciaires, des politiciens et des cadres.

« Retraditionnalisation » de la question foncière ou « surpolitisation » dans un contexte de pluralité des institutions et des normes ?

40Tous ces éléments ont concouru à la « retraditionnalisation » de la question foncière et à l’ethnicisation de la compétition politique. Ce sont les exploitants non-ivoiriens, et particulièrement les Burkinabè, qui sont apparus les plus visés, dans la mesure où la protection administrative dont ils jouissaient auparavant leur était retirée de manière manifeste, mais aussi parce que, dans la situation de crise actuelle, ce sont eux qui tiraient le mieux leur épingle du jeu [36]. Dans l’ensemble, toutefois, le retour en force de la « coutume » dans l’arène foncière locale et sa « réinvention » comme fiction productive dans l’arène politique ont concerné l’ensemble des migrants, quelle que soit leur nationalité.

41Cependant, nous sommes maintenant en mesure de montrer que la réactivation de l’idéologie de l’autochtonie et le renforcement de la référence aux aspects ethniques dans le jeu politique des élites urbanisées, auxquels fait écho le débat sur l’ivoirité, ne suffisent pas à rendre compte de manière compréhensive des enjeux et des logiques des multiples catégories d’acteurs concernés par la question foncière. Les aspects ethniques, s’ils sont les plus manifestement déclinés dans les polémiques au sein de la classe politique (et dans les commentaires des observateurs étrangers), sont eux-mêmes le résultat de ressorts plus profonds, soudainement mis à nu par la crise de l’État paysan, dont le coup d’État a concrétisé, et non provoqué, la rupture des équilibres antérieurs (voir la contribution de B. Losch dans ce même dossier). Il suffit pour s’en convaincre de revenir un instant sur les troubles et les conflits fonciers qui ont précédé le coup d’État, et de porter plus d’attention aux interactions concrètes entre les différentes sortes d’acteurs qui sont intervenus dans le déclenchement et la gestion de ces conflits – et qui sont rapportées de manière assez détaillée dans les articles de presse.

42Ces événements [37] font apparaître un certain nombre d’« ingrédients » qui montrent que c’est plutôt du côté des relations « multiplexes » entre les différents groupes d’exploitants, le dispositif local de l’État, les pouvoirs villageois, les politiciens locaux, les ressortissants citadins et les cadres urbanisés qu’il faut rechercher les ressorts de la construction de l’enjeu foncier – et, par là même, les ressorts de la construction de « l’étranger », qu’il soit ivoirien ou non-ivoirien (voir la contribution de J.-P. Dozon).

43Un premier élément concerne le contexte immédiat de l’éclatement des conflits. Ceux-ci interviennent en général après information des villageois autochtones sur les modalités de la nouvelle loi sur le domaine rural de décembre 1998, notamment la clause limitant le droit de propriété aux seuls Ivoiriens [38].Ou bien, comme dans le cas de Tabou, c’est la mise en œuvre d’un projet à forte incidence foncière qui sert de déclencheur (l’installation d’une plantation industrielle de palmiers dans les environs, la préparation d’une plantation « clé en main » d’hévéas [39] au profit de jeunes villageois autochtones).

44Un deuxième élément concerne l’intervention d’une même série d’acteurs. On retrouve les mêmes personnages, qui se distribuent les rôles de manière semblable : député local et cadres ressortissants dans le rôle des inspirateurs plus ou moins consentants de l’événement ; sous-préfet au rôle ambigu, conciliateur d’un côté mais entretenant (ou soupçonné entretenir) une complicité avec les « étrangers » de l’autre ; jeunes gens et « citadins de retour » autochtones, mais aussi jeunes « étrangers », qui provoquent physiquement le différend et organisent ensuite l’escalade de l’agression ou de la riposte ; gendarmes, dont le rôle de gardiens de la paix publique s’accommode aussi de petite corruption avec les « étrangers ». D’autres personnages sont présents, mais n’apparaissent pas toujours directement dans la phase ouverte du conflit : chefs et notables autochtones, organisation des diasporas, informelle ou formelle (agent consulaire du Burkina Faso) ; d’autres cadres éminents de la région. Certains encore sont invoqués pour leur poids dans le contexte de malaise local, comme les « barons du régime » qui capitalisent de grandes superficies de terre dans le Sud-Ouest.

45Enfin, le processus, ou la tentative, de règlement du conflit répond également au même schéma général. Après une intervention des gendarmes, relativement prudente lorsqu’il s’est agi de non-Ivoiriens ou d’Ivoiriens du Nord [40], les autorités territoriales locales organisent une concertation entre les parties en conflit, en relation avec le gouvernement (notamment le ministre de l’Intérieur) et, dans le cas de Tabou, avec l’ambassade du Burkina. À cette concertation sont conviés les chefs traditionnels, les élus et les cadres ressortissants de la région. Dans une étape ultérieure, des délégations de chefs traditionnels et de cadres ressortissants peuvent être reçues par de hautes autorités à Abidjan en vue d’une conciliation entre les parties. Mais, dans le cas de Tabou, la volonté d’abord exprimée par le général Gueï, peu de temps après sa prise du pouvoir, de permettre le retour des Burkinabè expulsés s’est heurtée à la résistance des chefs et des cadres krou.

46Ainsi, les conflits récents apparaissent comme une véritable « mise en scène », où l’on retrouve les « institutions de la frontière », représentées par une multiplicité de personnages dont certains tiennent plusieurs rôles à la fois : paysans ivoiriens autochtones et migrants, migrants ivoiriens et non-ivoiriens, mais aussi chefs coutumiers et de village, gestionnaires des microbureaucraties villageoises, jeunes ruraux, politiciens locaux et nationaux, cadres et citadins ressortissants des différentes régions, agents locaux de l’administration. Mais si l’intrigue semble la même qu’auparavant, le décor a changé et le dénouement n’est plus réglé à l’avance. L’« empilement » et la combinaison d’une multiplicité de règles, de normes, d’instances, d’organisations et d’acteurs intermédiaires n’assurent plus l’hégémonie relative de l’État ni son ancrage local. En particulier, la question foncière implique bien d’autres catégories sociales que les producteurs ruraux et l’État, et bien d’autres enjeux que l’usage des ressources foncières. Enfin, et surtout, le contexte de crise économique, politique et sociale a définitivement sapé les bases antérieures du pacte implicite qui liait l’État aux principaux groupes d’acteurs concernés par les enjeux fonciers.

47Il semble que la situation décrite correspond bien à ce que Thomas Bierschenk définit comme un modèle particulier de « concrétisation du politique », caractérisé par la « représentation non démocratique [41] ». Selon ce dernier, ce type de gouvernance ne relève pas du schéma d’opposition démocratie/dictature, mais « d’un ordre politique négocié non démocratique ». Le caractère négocié de cet ordre politique ne provient pas d’une intention de principe ni d’un souci affiché de concertation démocratique. Il est plutôt la conséquence non intentionnelle d’une propriété structurelle qui s’est constituée au cours de l’histoire du pays et de la construction de l’État paysan.

48Cette propriété, c’est l’accumulation d’autorités intermédiaires, l’« empilement » d’instances, d’organisations, de règles et de normes multiples, tant au niveau local que national. Cet ensemble institutionnel hétérogène, incompatible avec les monopoles, théoriquement affichés par l’État, de l’exercice du pouvoir, de la réglementation et de l’intégration nationale, est en quelque sorte constitué par toutes les productions institutionnelles, officielles ou non, qui se sont accumulées sous l’effet de l’action de l’État et qui survivent aux différents régimes qui les ont suscitées. Autrement dit, la gouvernance concrète et réelle du pays dépend autant, sinon davantage, de l’amoncellement passé des institutions que des règles et organisations officielles dont se dote un gouvernement à un moment donné, et qui ne font que s’ajouter aux institutions anciennes sans les faire disparaître [42]. En ce sens, la gouvernance réelle est le résultat de la négociation entre les « couches » institutionnelles successives, entre les acteurs qui les représentent (dont beaucoup sont en position de « chevauchement » et de multi-appartenance institutionnelle) et entre les normes multiples qui se confrontent. C’est particulièrement le cas lorsque, comme en Côte d’Ivoire, le processus de « frontière interne » est constitutif de la construction de l’État et de la nation.

49Il ne convient pas, cependant, de pousser à l’extrême la métaphore de la prolifération désordonnée des institutions. D’une part, au cours de la trajectoire historique d’un pays, ses composantes sociales peuvent être plus particulièrement intégrées, à certaines périodes, par un « projet » reconnu comme légitime. La lutte pour l’indépendance a constitué l’un de ses projets. Par la suite, le compromis houphouëtien [43], bien que critiqué par une fraction plus radicale de la classe politique, a rencontré l’assentiment de la plus grande partie des couches et des classes sociales ivoiriennes. D’autre part, les différents groupes d’acteurs et institutions en présence n’ont pas le même poids ni les mêmes marges de manœuvre. Le compromis historique houphouëtien reposait sur un ensemble d’institutions et de normes sans doute hétérogènes, mais dont la cohérence était assurée par la coercition et la domination despotique d’un système et d’une couche sociale dominants. C’est en accumulant les « retouches » institutionnelles, pour faire face de manière pragmatique, au coup par coup, aux contestations et aux crises économiques successives, mais aussi pour intégrer les dispositifs nouveaux issus des changements de l’environnement international (diversification des agences gouvernementales de développement, conditionnalités de l’aide, etc.), que l’État et la classe dirigeante ont eux-mêmes participé à la « prolifération des institutions ».

50Maîtrisable par le jeu clientéliste de l’État néo-patrimonial dans un contexte de prospérité relative, cette accumulation institutionnelle l’est beaucoup moins si les ressources et les avantages distribués viennent à diminuer, voire à manquer. C’est ce qui s’est passé à partir des années 80, et plus encore avec l’ingérence directe des bailleurs de fonds dans les années 90, lorsque ceux-ci se sont attaqués au dispositif clientéliste de redistribution lui-même. La « surpolitisation » de la question foncière et le recours à la violence pour résoudre les conflits fonciers se sont trouvés étroitement associés, comme le prévoit l’argument de T. Bierschenk, « à la faible différenciation entre État et société civile, à l’enchâssement politique de l’économie, au pluralisme des autorités et des règles, à l’ethnicisation du discours politique et à l’omniprésence latente de l’usage de la force [44] ». Dans la plupart des domaines, mais particulièrement dans celui de l’affectation des droits fonciers qui constituait la pierre angulaire des « institutions de la frontière », s’est fait sentir un effet centrifuge de dispersion et d’éparpillement institutionnel. Au plan national et urbain, la société ivoirienne a sensiblement éclaté en groupes d’acteurs aux normes et aux intérêts différenciés. En milieu rural, au demeurant de plus en plus « rurbanisé », le polycentrisme des arènes politiques villageoises [45] s’est accru d’autant plus fortement que les tensions foncières internes aux communautés autochtones et les tensions entre les différentes communautés d’origine des exploitants se sont mutuellement renforcées.

51En ce sens, l’erreur politique de Bédié n’a pas résidé dans la remise en cause du « pacte houphouëtien », dont les vertus régulatrices se trouvaient épuisées, mais dans son incapacité à proposer un nouveau compromis qui fût autre chose que le simple « rétrécissement » de la base sociale des bénéficiaires du régime.

Que recouvre le silence des campagnes pendant et après le coup d’État ?

52Un dernier point reste à éclaircir. Pourquoi, dans ces conditions, les campagnes ivoiriennes sont-elles restées aussi silencieuses pendant et après le coup d’État ? Que recouvre un tel silence ?

53La reconstitution des événements semble montrer que la situation a pris au dépourvu les principales catégories de populations porteuses d’intérêts différents : paysans autochtones, migrants ivoiriens ou migrants non-ivoiriens ; jeunes ou vieux ; élus, politiciens locaux ou « cadres ressortissants » ; chefs, notables ou « paysans de base ». Les agents locaux de l’État en contact direct avec le monde rural, tant au niveau des autorités préfectorales et sous-préfectorales que des services techniques, ont également suivi avec la plus grande circonspection le cours des événements, du 23 décembre à sa stabilisation totale dès le 27 décembre [46]. Hormis le cas des villes de garnison, où les militaires se sont manifestés bruyamment, le coup d’État ne s’est concrètement fait sentir dans les centres administratifs de l’intérieur que par le passage d’émissaires militaires auprès des autorités locales de l’administration territoriale, ou dans certains gros villages situés sur les axes routiers, ainsi qu’accessoirement dans certaines villes, par l’évasion de prisonniers de droit commun.

54Les villageois ont suivi le coup d’État par la radio, et par la télévision dans les villages les mieux lotis. Par exemple, dans une sous-préfecture du Centre-Ouest, l’atmosphère générale était à la surprise et à l’attente inquiète. Des femmes de migrants baoulé ont quitté précipitamment le marché d’un village autochtone, mais sans opposition ni agression de quiconque ; des migrants burkinabè se sont préparés à un départ précipité, mais dans la plus grande discrétion [47] ; certainement, aussi, certains allogènes ivoiriens ont-ils apprêté les fusils de chasse en cas de menace, mais à titre préventif et sans provocation de part et d’autre. « Chacun est resté de son côté. » Certains villageois, mieux informés, ont pu noter quelques déplacements précipités vers la capitale de personnalités politiques d’opposition, alors en visite dans leur village en cette période de fin d’année.

55Passé ce cap décisif, les sous-préfets ont diffusé la consigne passée par le nouveau pouvoir très rapidement après le coup d’État : faire savoir aux populations rurales, par l’intermédiaire des chefs de village convoqués chez le « commandant », que les événements ne les concernaient nullement, que « c’était une affaire entre le président Bédié et les militaires » et que « personne ne devait bouger, autochtone, baoulé ou burkinabè, PDCI, FPI ou RDR [48] ». Le profil politique des préfets et des sous-préfets a pu intervenir (selon le degré de leur inféodation au PDCI, car certains d’entre eux se prévalent de remplir leurs fonctions selon les normes d’une administration civile dépolitisée [49]), de même qu’ont pu jouer les caractéristiques politiques des différentes régions. Toutefois, dans l’ensemble, les populations rurales sont restées à l’écart du mouvement, sous la férule des représentants locaux de l’État. Sans doute aussi parce que les graves problèmes auxquels elles sont confrontées, liés à la libéralisation des filières agricoles et à la chute des prix aux producteurs, ont favorisé leur absence de réaction face à l’effondrement d’un régime dont elles n’attendaient plus grand-chose (hormis, essentiellement pour les Baoulé, le sentiment d’être protégé par le pouvoir).

56En revanche, des signes d’agitation sont perceptibles sitôt que l’on aborde localement les différents acteurs en présence, particulièrement dans le champ foncier. Ainsi, dans l’Ouest et le Sud-Ouest, des recompositions politiques locales se font progressivement : les affiliations politiques de notables changent, ouvertement ou discrètement ; ou bien, sous l’influence des cadres citadins « ressortissants », la gestion des anciens députés ou maires PDCI est remise en cause, soit pour demander qu’un « fils du pays » occupe leur fonction, lorsque l’élu est un allogène ivoirien, soit au profit d’un notable local FPI, lorsque l’élu est un « originaire ». Les différents groupes sociaux autochtones, en particulier les jeunes villageois, les cadres ressortissants, les ressortissants en échec urbain de retour au village et les politiciens, sont bien décidés à revenir sur les droits concédés aux « étrangers », avec des nuances (parfois légères) selon qu’ils sont ivoiriens ou non-ivoiriens. Les Baoulé n’ignorent pas que les autochtones n’ont dû taire que provisoirement leurs griefs contre eux. Les Burkinabè, après le « soulagement » éprouvé avec la chute de Bédié et la pause dans les contrôles tracassiers, ont envoyé des délégués de diverses régions de Côte d’Ivoire participer, du 15 au 25 février 2000, à un « voyage d’étude et de découverte » destiné à connaître les possibilités d’investissement au pays. Dans les communautés burkinabè, la tendance est pour l’instant de ne plus investir localement. Les agents de l’administration et des services techniques qui servent en milieu rural, dont la grande majorité s’est fait accorder des terres par les autochtones, sont enclins à une prudence nouvelle. Les sous-préfets et les juges restent peu informés de l’avancement dans la mise en œuvre de la loi sur le domaine rural et, dans certains cas, gardent en suspens les demandes récentes d’immatriculation.

57Dans le silence apparent des campagnes, les événements politiques récents n’ont donc pas infléchi le cours de la question foncière ; les positions antérieures des différentes parties en sortent plutôt renforcées. Loin d’assurer la « transition vers la refondation » à laquelle aspirent les détenteurs actuels du pouvoir et les dirigeants des partis, les micro-recompositions consécutives à la nouvelle situation politique renforcent les lignes de clivage antérieures entre les différents groupes d’intérêts, et font se superposer encore plus étroitement qu’auparavant la compétition foncière, les positions sociales, l’identité ethnique et nationale et l’appartenance partidaire. La situation d’attente renforce plutôt qu’elle n’estompe la méfiance entre les différents groupes [50]. Certes, ces clivages sont contenus par les autorités préfectorales et sous-préfectorales, sur le mode autoritaire et de l’intimidation, mais ils ne manqueront pas de s’exprimer à nouveau. Selon le mot d’un sous-préfet, le gouvernement issu du processus de transition devra « porter les bagages ».

Comment remettre à zéro les compteurs de l’histoire ?

58Vu des campagnes ivoiriennes, le changement de régime de décembre 1999 intervient dans une situation particulièrement accentuée de pluralité et d’instabilité institutionnelle, sans règle du jeu claire et acceptée. Cela vaut autant pour les pouvoirs publics, confrontés à leur pratique de double jeu, sur le registre légal-rationnel et sur le registre clientéliste, que pour les pouvoirs locaux villageois, confrontés à leur fragmentation et à l’instabilité des coalitions entre de multiples groupes d’intérêts. Cela vaut encore pour les dispositifs informels locaux de sécurisation foncière, déjà fragiles, que les nouvelles dispositions de la politique foncière de l’État risquent de réduire à néant. Dès avant le coup d’État, la classe politique ivoirienne avait admis que les modes de régulation antérieurs de l’accès au foncier et de son contrôle n’étaient plus en état d’assurer leur fonction d’intégration. Cependant, la mise en veilleuse, après le coup d’État, de la question foncière dans l’arène politique nationale, alors que les conflits fonciers ont abondamment alimenté les débats politiques auparavant, soulève quelques questions.

59Actuellement (avril 2000), les débats préélectoraux autour de la nouvelle Constitution, des conditions d’éligibilité à la présidence, du code électoral et de la nationalité occupent les élites politiques et administratives ivoiriennes et les titres de la presse, avec de forts accents régionalistes, voire traditionalistes. Les conflits fonciers ont presque disparu des débats politiques publics, ou relèvent des faits divers. Le général Gueï a voulu rapidement calmer les esprits sur la question des migrants étrangers, en souhaitant le retour des migrants sur leurs terres et en déclarant, lors d’une visite au Burkina Faso, que « certains Burkinabè sont plus ivoiriens que les Ivoiriens ». Mais, après de vives réactions dans la presse, après que des délégations de chefs et de cadres ressortissants de la région de Tabou ont fait valoir leur opposition à un simple retour à la situation antérieure [51], et après de nouvelles rixes à San Pedro entre des autochtones krou et des Burkinabè de retour, le général Gueï a dû faire une mise au point et négocier d’autres termes d’arrangement, analogues à ceux du régime précédent : les étrangers doivent s’engager à « respecter les règles de l’hospitalité ».

60L’objectif affiché, tant par le CNSP que par la classe politique, de mettre en œuvre une « refondation » des composantes essentielles de la nation et de la vie publique rend d’autant plus étonnante l’absence de la question foncière dans les débats actuels. On entend dire que le gouvernement de transition n’a pas vocation à régler un problème aussi essentiel. Certes. Mais faut-il penser que la classe politique attend de l’application de la loi sur le domaine national, votée dans le consensus avant le coup d’État, qu’elle puisse « remettre à zéro les compteurs de l’histoire nationale » dans le domaine foncier ? Faut-il penser que le « nettoyage juridique » de la question de la nationalité ivoirienne permettrait de repartir sur le bon pied ? Peut-on penser que le dévoilement des intrigues passées vaut projet de société ?

61L’avenir ne peut s’affranchir aussi facilement des intrigues [52] et des dynamiques institutionnelles passées. Le risque serait de présumer de la capacité des lois à reconfigurer la société dans un domaine, le domaine foncier, aussi intimement lié à l’histoire du pays, laissant aux dirigeants qui seront désignés après la période de transition une situation encore plus délicate que celle qui prévalait avant le coup d’État [53]. Ce risque est d’autant plus fort que le combat politique, à nouveau focalisé sur la question de l’identité nationale et sur les conditions d’éligibilité du Président, donne lieu à des dérives incontestablement xénophobes de la part d’un parti, le FPI, qui les avait dénoncées avant le coup d’État. Certains éléments qui se dégagent des débats et des pratiques politiques actuelles semblent ainsi aller dans le sens du renforcement des facteurs d’instabilité antérieurs ; notamment par la « retraditionalisation », à des fins politiques, des autorités foncières locales et par le contexte d’austérité économique, propice à la recomposition désordonnée des rapports de forces et au renforcement de la précédente gestion clientéliste de l’accès aux ressources foncières.

62Comment concilier dans un même mouvement la reconfiguration volontariste de la citoyenneté, de l’appartenance locale et des droits sur les ressources foncières ? Comment, pour y parvenir, concilier à la fois le recours à la loi et le recours à l’identité locale ? Comment mieux assurer l’information dépassionnée sur la nouvelle loi foncière ? Comment pallier l’absence actuelle de forum de discussion pour faire émerger un accord sur les règles de renégociation des divers droits existants, appelés à se transformer en droits individuels de propriétés ? Comment, enfin, assurer un suivi de l’application et de l’exécution effective de la nouvelle loi ? Ce sont là des questions concrètes qui devraient inciter l’ensemble de la classe politique ivoirienne à reprendre la réflexion et à y associer, davantage et plus explicitement qu’il ne l’a été fait jusqu’à présent, l’ensemble des catégories sociales et économiques concernées par la question foncière. Loin de pousser à un pessimisme systématique, ces questions peuvent ouvrir des pistes de réflexion sur l’importance de l’information que les usagers de la loi sont en droit d’attendre, sur les conditions de concertation qui doivent prévaloir dans la renégociation des règles (conditions débordant largement du domaine de la loi elle-même et relevant de choix politiques), sur l’espace nécessaire qui doit être laissé aux dispositifs locaux de régulation (qui ne se confondent pas avec « les coutumes ») pour assurer l’effectivité de la loi. Nul doute que la « culture de paix » de la société ivoirienne, qui a incontestablement marqué les événements de décembre 1999, trouvera à s’y employer.

63Une dernière remarque. Au-delà des indéniables spécificités nationales ivoiriennes, l’analyse précédente montre que la question foncière en milieu rural ivoirien constitue un véritable cas d’école, à l’interface de trois enjeux essentiels qui dépassent largement le cas de ce pays : celui de la « frontière interne » et de la construction nationale, celui de l’ancrage local dans les systèmes de pouvoir villageois d’un « État paysan » en crise, enfin celui de l’enjeu nouveau des rapports entre ruraux et urbains dans un contexte de crise économique et de fragilisation de l’État.

Notes

  • [1]
    Les informations proviennent de deux séjours de l’auteur en Côte d’Ivoire, l’un du 11 décembre 1999 au 7 janvier 2000, l’autre du 3 au 27 avril 2000. Je remercie par ailleurs Mahamadou Zongo des informations communiquées lors d’une mission commune.
  • [2]
    Le Patriote du 26 novembre 1999.
  • [3]
    Le conseiller en communication du président Bédié, Thierry Saussez, intervenant directement dans le débat ivoirien : « Fictions et réalités ivoiriennes », Fraternité-Matin, 20 décembre 1999.
  • [4]
    Le groupe akan comprend les ethnies de l’Est et du Centre, en particulier les Baoulé migrant dans l’Ouest forestier. Sur les débats autour de la loi sur le domaine rural, voir notamment l’ensemble de la presse du mois de mai 1998 (séminaire de l’Assemblée nationale sur le système foncier en Côte d’Ivoire et le projet de loi sur le domaine rural) et du mois de décembre (vote de la loi).
  • [5]
    Nous ne pouvons ici approfondir cette importante question. On se référera à J.-P. Chauveau et J.-P. Dozon, « Colonisation, économie de plantation et société civile en Côte d’Ivoire », Cahiers Orstom, série Sciences humaines, XXI (1), 1985, pp. 63-80, et « Au cœur des ethnies ivoiriennes… l’État », in E. Terray (dir.), L’État contemporain en Afrique, Paris, L’Harmattan, 1987, pp. 221-296. D. A. Chappell a opportunément appliqué au cas ivoirien le modèle de la « frontière interne africaine » d’I. Kopytoff, in « The Nation as frontier: ethnicity and clientelism in ivorian history », The International Journal of African Historical Studies, 22, 1989, pp. 671-696. Voir également I. Kopytoff, « The internal african frontier: the making of african political culture », in I. Kopytoff (ed.), The African Frontier. The Reproduction of Traditional African Societies, Bloomington and Indianapolis, Indiana University Press, 1987, pp. 3-84.
  • [6]
    Ils ne sont évidemment pas exclusifs de conflits fonciers entre des villages ou des groupes de villages voisins appartenant à la même communauté ethnique, également récurrents dans la plupart des régions ivoiriennes ; sans parler des différends et des conflits qui interviennent régulièrement et, serait-on tenté de dire, « normalement » au sein des communautés locales et des groupes domestiques.
  • [7]
    H. Raulin, Mission d’études des groupements immigrés en Côte d’Ivoire, fascicule 3, Problèmes fonciers dans les régions de Gagnoa et de Daloa, Paris, Orstom, multigr., 1957.
  • [8]
    Notamment à la fin des années 60 entre des Baoulé et des Bété de la région de Gagnoa, en 1985 entre Niaboua et Baoulé dans la région de Zoukougbeu, durant les élections de 1990 et 1995 entre migrants baoulé et autochtones bété, gouro et dida. Encore récemment, lors de la préparation de la nouvelle loi sur le domaine rural, des conflits avaient éclaté entre Niaboua et Baoulé à Zoukougbeu en mai 1998 et entre Dida et Baoulé à Irobo en novembre 1998.
  • [9]
    Le concept de gouvernance est utilisé ici comme un concept descriptif, par contraste avec l’usage normatif qui en est fait dans la littérature d’expertise, en particulier sous l’égide des institutions internationales.
  • [10]
    Le modèle sociologique de l’État paysan colonial a été particulièrement élaboré dans la recherche africaniste allemande. Voir R. Debusman, « Bureaucratie contre paysans : un modèle sociologique du pouvoir colonial », in Institut d’histoire comparée des civilisations, Université de Provence, Colloque international : La recherche en histoire et l’enseignement de l’histoire en Afrique centrale francophone, Publications de l’université de Provence, 1997, pp. 105-116. Ce modèle a également été développé dans le cadre de la problématique anthropologique élargie du changement social et du développement. Voir T. Bierschenk et J.-P. Olivier de Sardan, « Les arènes locales face à la décentralisation et à la démocratisation. Analyses comparatives en milieu rural béninois », in T. Bierschenk et J.-P. Olivier de Sardan (dir.), Les Pouvoirs au village. Le Bénin rural entre démocratisation et décentralisation, Paris, Karthala, 1998, pp. 11-51 ;T. Bierschenk, J.-P. Chauveau et J.-P. Olivier de Sardan, « Les courtiers entre développement et État », in T. Bierschenk, J.-P. Chauveau et J.-P. Olivier de Sardan (dir.), Courtiers en développement. Les villages africains en quête de projets, Paris, APAD-Karthala, 2000, pp. 5-42.
  • [11]
    D’où une forte valorisation du « paysannat » dans l’idéologie politique (voir l’image de « président planteur » associé à Houphouët, que Konan Bédié a également tenté de récupérer).
  • [12]
    Voir M. Mamdani, Citizen and Subject. Contemporary Africa and the Legacy of Late Colonialism, Princeton, Princeton University Press, 1996.
  • [13]
    Par opposition au jugement sur la base de règles de droit écrites et universalistes.
  • [14]
    Voir M. Mamdani, Citizen and Subject…, op. cit.
  • [15]
    Sur les problématiques de la « prolifération institutionnelle » et du courtage, voir S. Berry, No Condition is Permanent. The Social Dynamics of Agrarian Change in Sub-Saharian Africa, Madison, University of Wisconsin Press, 1993, et T. Bierschenk, J.-P. Chauveau et J.-P. Olivier de Sardan, « Les courtiers entre développement et État », art. cit.
  • [16]
    Sur la notion de « logique d’empilement » des institutions, et celle, corrélative, de « chevauchement », voir T. Bierschenk et J.-P. Olivier de Sardan, Les Pouvoirs au village, op. cit.
  • [17]
    Pour un état de la question, voir B. Losch, Le Complexe café-cacao de la Côte d’Ivoire. Une relecture de la trajectoire ivoirienne, thèse de doctorat de l’université de Montpellier-I, 1999.
  • [18]
    Voir en particulier E. Léonard et J. G. Ibo, « Appropriation et gestion de la rente forestière en Côte d’Ivoire », Politique africaine, n° 53, mars 1994, pp. 25-36, et B. Losch, Le Complexe café-cacao…, op. cit., ainsi que sa contribution dans ce numéro.
  • [19]
    Sur la place très particulière des « étrangers » dans la construction nationale et la vie politique ivoiriennes, sous l’impulsion d’Houphouët-Boigny, voir J.-P. Dozon, « L’étranger et l’allochtone en Côte d’Ivoire », in B. Contamin et H. Memel-Foté (dir.), Le Modèle ivoirien en questions. Crises, ajustements et recompositions, Paris, Karthala-Orstom, 1997, pp. 779-798, ainsi que sa contribution dans ce numéro.
  • [20]
    On prend ici l’exemple de la région forestière occidentale, particulièrement typique de ce processus. Les autres régions du pays l’ont également connu, même s’il y fut moins intense et moins explicitement déclaré par les autorités publiques locales – par exemple, dans le Nord, le développement du coton et de l’élevage, ainsi que les projets de développement régionaux.
  • [21]
    Houphouët échouera toutefois en 1966 à faire admettre la « double nationalité » des étrangers, stade suprême de son modèle de contrôle économique et politique.
  • [22]
    Ces organisations sont en général basées sur des hiérarchies de commandement et de règlement de conflit qui combinent la nationalité et l’origine ethnique ou régionale.
  • [23]
    Nous traitons principalement ici de la situation, très caractéristique pour notre propos, de la partie forestière de l’Ouest.
  • [24]
    Le même phénomène de « marquage » de la maîtrise foncière par l’établissement d’étrangers s’est produit entre lignages autochtones, voire au sein même des lignages.
  • [25]
    Le prix de cession d’un hectare de terre (généralement de la friche, puisque la forêt a quasiment disparu) atteint facilement 150 000 ou 200 000 francs CFA.
  • [26]
    Nous traitons ici également de la situation caractéristique de la partie forestière de l’Ouest.
  • [27]
    M. Koné et J.-P. Chauveau, « Décentralisation de la gestion foncière et “petits papiers” : pluralisme des règles, pratiques locales et régulation politique dans le Centre-Ouest ivoirien », Bulletin de l’APAD, n° 16, 1998, pp. 41-64.
  • [28]
    La loi en vigueur jusqu’à celle de 1998, non encore appliquée, interdit tout acte sous seing privé portant sur le domaine rural coutumier, dont l’État est le propriétaire éminent.
  • [29]
    Les migrants accumulent en outre toute forme d’écrits attestant de l’existence de leur exploitation (parcellaires établis par les Eaux et Forêts, certificats de plantation demandés au service local de l’Agriculture…).
  • [30]
    Voir en particulier D. Woods, « Elites, ethnicity, and “home town” associations in the Côte d’Ivoire: an historical analysis of state-society links », Africa, 64 (4), 1994, pp. 465-483, qui en propose une reconstitution historique systématique, et C. Vidal, Sociologie des passions (Côte d’Ivoire, Rwanda), Paris, Karthala, 1991.
  • [31]
    C’est-à-dire un système de production dominant basé sur la défriche-brûlis et la culture extensive. Voir entre autres, pour la zone forestière, J.-P. Chauveau et É. Léonard, « Côte d’Ivoire’s pioneer fronts: historical and political determinants of the spread of cocoa cultivation », in W. G. Clarence-Smith et F. Ruf (eds), Cocoa Pioneer Fronts since 1800. The Role of Smallholders, Planters and Merchants, Londres, 1996, pp. 176-194.
  • [32]
    C. Beauchemin, Le Retour à la campagne en Côte d’Ivoire : mythe ou réalité ?, Université de Paris-VIII-Institut d’urbanisme, laboratoire Théories des mutations urbaines, multigr., 1999.
  • [33]
    Sous l’influence des bailleurs de fonds, attentifs aux conséquences de cet héritage sur l’épuisement des ressources forestières et à la promotion de la propriété privée.
  • [34]
    Voir M. Koné et J.-P. Chauveau, « Décentralisation de la gestion foncière et “petits reçus” : pluralisme des règles, pratiques locales et régulation politique dans le Centre-Ouest ivoirien », Bulletin de l’APAD, n° 16, déc. 1998, pp. 41-64 ; J.-P. Chauveau, P.-M. Bosc et M. Pescay, « Le Plan foncier rural en Côte d’Ivoire », in P. Lavigne Delville (dir.), Quelles politiques foncières en Afrique ? Réconcilier pratiques, légitimité et légalité, Paris, Karthala-Coopération française, 1998, pp. 553-582.
  • [35]
    Voir par exemple l’intervention de Me Boga, président du groupe parlementaire FPI, dans la région de Méagui, où la question foncière est particulièrement épineuse : « La terre n’appartient plus à celui qui la met en valeur », Notre Voie, 14 mai 1999.
  • [36]
    En particulier par leur capacité à mobiliser à faible coût la main-d’œuvre familiale, par la plus grande diversification de leurs activités et par leur moindre investissement dans la scolarisation.
  • [37]
    On se réfère aux conflits de Saïoua (Notre Voie, 18 nov. 1998 ; Fraternité-Matin, 24 nov. 1999), de Tabou (Le Jour, 16 nov. 1999 ; Fraternité-Matin, 16 nov. 1999 ; Le Jour, 23 nov. 1999 ; Fraternité-Matin, 24 nov. 1999 ; Le Jour, 26 nov. 1999), de Tiebissou (Notre Voie, 11 déc. 1999 ; Le Patriote, 14 déc. 1999) et de Tingrela (Le Patriote, 17 déc. 1999).
  • [38]
    Une partie des autorités coutumières locales avait été informée dès 1998 de la préparation de la loi par des missions parlementaires de l’opposition et « mixtes ». Par ailleurs, avant le vote de la loi, les « chefs traditionnels » avaient été conviés par l’administration territoriale à informer le Parlement en répondant à un questionnaire sur les règles traditionnelles qui régissent les terres et sur leur point de vue concernant le contenu de la nouvelle loi. Évidemment, les réponses sont allées dans le sens de la reconnaissance des « coutumes ».
  • [39]
    Il s’agit de micro-projets gouvernementaux d’installation de jeunes agriculteurs, souvent déscolarisés ou diplômés au chômage.
  • [40]
    Par contraste avec leur intervention énergique lors des conflits antérieurs où des Baoulé étaient impliqués (Le Patriote, 26 nov. 1999 ; Notre Voie, 26 nov. 1999).
  • [41]
    T. Bierschenk, Power, Negociation and Violence. Reflections on Fieldwork in an African Middle Town (Parakou, Republic of Benin), document de travail, multigr., 2000.
  • [42]
    Il est clair que cette dynamique institutionnelle n’est pas spécifique aux pays africains.
  • [43]
    Qui n’était évidemment pas l’œuvre d’un seul homme ni le résultat d’un choix libre de toute détermination historique.
  • [44]
    T. Bierschenk, Power, Negociation and Violence…, op. cit., p. 4. On ne peut ici aborder les variantes régionales du modèle ivoirien de gouvernance.
  • [45]
    Sur les caractéristiques essentielles des « pouvoirs au village », que l’on retrouve dans le cas ivoirien, voir T. Bierschenk et J.-P. Olivier de Sardan, Les Pouvoirs au village, op. cit., p. 29. Ces auteurs les résument ainsi : « polycéphalie des instances politiques ; autonomie partielle des arènes locales ; multiplicité des formes de légitimité ; grande flexibilité des arrangement institutionnels ; faible capacité de l’État à imposer des normes ; faible capacité de régulation des problèmes collectifs par les instances politiques locales ; forte dépendance vis-à-vis de l’extérieur ».
  • [46]
    Certaines rumeurs courraient visiblement déjà, parmi les personnes en contact avec les milieux politiques de la capitale.
  • [47]
    Dès avant le coup d’État, une psychose certaine régnait dans la diaspora burkinabè. La consigne diffusée par les autorités consulaires et par les « délégués » – plus d’une centaine, qui se réunissent chaque fin de mois à Abidjan – était d’éviter les regroupements dans le cas où les populations autochtones se livreraient à une action massive de récupération des terres.
  • [48]
    Le zèle des policiers et des gendarmes dans le contrôle des non-Ivoiriens s’en est trouvé également affaibli, au grand soulagement de ces derniers.
  • [49]
    Un mouvement préfectoral et sous-préfectoral a touché depuis mars 2000 la majeure partie des unités administratives du pays.
  • [50]
    Dans la région de Tabou, par exemple, la récupération de la portion de terre nécessaire aux sacrifices convenus pour la réconciliation entre Krou et Burkinabè a donné lieu à une nouvelle rixe (Le Jour, n° 1516, 25 février 2000). En mars 2000, 10 000 Dagari burkinabè déplacés de Tabou étaient toujours dans la région de Gaoua où ils ont reçu une aide alimentaire japonaise (Le Jour, n° 1536, 21 mars 2000). Plus récemment encore, une centaine de Maliens ont été expulsés de Sahé dans le Sud-Ouest (Grabo), suite à un nouveau conflit foncier (Le Jour, n° 1537, 22 mars 2000).
  • [51]
    En se plaignant que les Lobi et les Dagari burkinabè les narguent depuis sa prise de pouvoir. « Ils nous disent qu’ils ont un frère qui est votre collaborateur et qui leur a demandé de se réinstaller dans la région », allusion au général Palenfo, n° 2 du CNSP et originaire du pays lobi ivoirien (Le Jour, n° 1500, 7 fév. 2000 ; Notre Voie, n° 523, 7 fév. 2000).
  • [52]
    On voit ainsi ressurgir les principaux « fantômes » de l’histoire ivoirienne, à forte implication foncière, tel que celui de la répression de 1970 dans la région de Gagnoa (Gagnoa vient d’ailleurs d’être récemment promue capitale d’une nouvelle région administrative, la « Région du Fromager »).
  • [53]
    Sans entrer dans l’analyse détaillée des dispositions de la loi sur le domaine rural, il est clair qu’elle suppose une véritable révolution dans les mœurs et les pratiques admises et que son effectivité devra, pour s’imposer, s’affronter aux réalités sociopolitiques concrètes et incontournables qui prévalent en milieu rural ivoirien.
Français

Dans un contexte de mobilisation politicienne de l’ivoirité et de mise en place d’un nouveau code foncier « nationaliste », les zones rurales ont vu, ces dernières années, s’accroître la violence autour de conflits locaux mettant en jeu les rapports entre « autochtones » et « allochtones ». Cet article montre que ces tensions s’inscrivent dans l’histoire des mouvements de colonisation agraire ; elles s’expliquent par l’érosion des compromis de « l’État paysan » et la crise des « institutions de la frontière ».

Jean-Pierre Chauveau
IRD-Montpellier
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Mis en ligne sur Cairn.info le 15/11/2012
https://doi.org/10.3917/polaf.078.0094
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