CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 La question des mineurs isolés étrangers (MIE) a été présentée et médiatisée comme posant de nombreux problèmes sur les plans juridique, administratif, économique, éducatif et médical. Celle de leur accueil et de leur accompagnement a surtout été abordée sous l’angle des réglementations et des financements, c’est-à-dire comme un sujet qui ne concernerait que les collectivités et les autorités publiques, mais n’interrogerait pas les pratiques professionnelles des travailleurs sociaux.

2 Pourtant, la prédominance de cet angle d’approche ne doit pas occulter l’actuelle et réelle difficulté de ces professionnels à apporter des réponses, éducatives comme sociales, adaptées à ces publics, et interroge leur attitude, la conception de leur propre rôle et la vision qu’ils ont de ce public dans le cadre de leur travail. Si les orientations administratives et politiques en matière de protection des mineurs limitent le champ des possibles, la manière dont les professionnels mettent en œuvre ces orientations, leurs décisions, leur adaptabilité et leur réactivité ne sont pas sans effet. Elles ne sont pourtant que rarement observées ou analysées, bien que leurs conséquences soient manifestes pour les mineurs concernés et pour les acteurs associatifs chargés de leur défense. Ces derniers constatent, parmi les travailleurs sociaux, une grande diversité de réactions et de conceptions de leur rôle ou de leur marge de manœuvre. Certains mettent en avant des arguments d’illégitimité (de la part des publics) ou d’incompétence (de leur part) qui dépassent le cadre de la loi.

3 Le peu d’enthousiasme des services de protection de l’enfance à s’emparer de situations pourtant objectivement préoccupantes est souvent manifeste, et quand elles sont prises en compte, les propositions d’assistance et de suivi éducatif semblent souvent partielles, peu pérennes et régulièrement remises en cause.

4 Tout se passe comme si les mineurs isolés étrangers suscitaient trouble et embarras chez les travailleurs sociaux, remettant en cause le sens de leur métier et de leur mission. Parce qu’ils bouleversent les pratiques « traditionnelles » de la protection de l’enfance, les mineurs isolés suscitent parfois des réactions atypiques de la part de certains professionnels qu’il convient de comprendre car elles pourraient, à terme, concerner d’autres catégories, de même qu’il convient d’interroger et de mettre en relation la situation problématique des mineurs isolés étrangers, dans bon nombre de départements, avec les pratiques éducatives les plus courantes des travailleurs sociaux, leur « bagage théorique » et leur posture face à la précarisation croissante des publics, d’une part, et des effets de la mondialisation, d’autre part.

Une analyse sociologique défaillante

5 Globalement, l’ensemble du socle théorico-pratique des travailleurs sociaux intervenant dans le champ de la protection de l’enfance s’est édifié à partir de la Libération ; même s’il a bien entendu connu de fortes évolutions en particulier institutionnelles, l’ensemble de ce « corpus » professionnel conserve à ce jour des références théoriques construites dans les Trente Glorieuses, caractérisées par une vision extrêmement individualisée de l’action éducative, un centrage sur la cellule familiale et le faible recours à l’analyse sociologique.

6 Par ailleurs, les références théoriques de la majorité des travailleurs sociaux intervenant dans le champ de la protection de l’enfance sont, pour l’essentiel, issues du courant psychanalytique, encore très présent en France, notamment dans les écoles de travailleurs sociaux.

7 Le passage d’une société de croissance fortement intégrative, capable d’assurer un avenir à quasiment tous les jeunes, à une société de l’incertitude et du précariat, ne s’est pas accompagné d’une modification conséquente des pratiques et bases théoriques des travailleurs sociaux qui, pour l’essentiel, conservent les mêmes outils : entretien de face-à-face, concertation en équipe, supervision des pratiques à dominante psychanalytique. Or, plus que tout autre public, les mineurs isolés constituent sans doute le groupe le plus en prise avec les évolutions sociétales, économiques et politiques propres à mettre en difficulté les travailleurs sociaux. Ils cumulent, pour la majorité d’entre eux, des spécificités qui ne rentrent pas dans les cadres de référence des professionnels. En premier lieu, leur vécu familial est souvent éloigné de toute référence à une parentalité nucléaire classique (fût-elle marquée par le divorce ou la séparation) et, plus généralement, des références culturelles françaises ; la famille telle que vécue par ces mineurs est souvent à la fois très élargie et très distendue, et implique de nombreux acteurs qui ne sont pas forcément les parents ou les frères et sœurs en ligne directe.

8 Par ailleurs, et c’est là l’essentiel, l’ensemble de ces enfants connaissent des situations de responsabilité, d’autonomie et d’indépendance qui contreviennent fondamentalement à l’image de l’enfance telle que codifiée en France. Ce sont des enfants si l’on se réfère à leur âge, mais qui ont adopté des modes de vie et acquis des capacités d’adaptation marqués par une maturité souvent adulte. Ce qui a pour première conséquence de susciter le doute et souvent le déni a priori de leur minorité. Ce que montrent les nombreux refus de prise en charge motivés par le fait que « l’usager s’exprime comme un adulte » ou présente des signes de maturité en décalage avec l’âge allégué [1].

9 Enfin ces enfants font ou ont fait l’expérience de toutes les formes de précarité des sociétés post-industrielles : précarité affective, résidentielle, alimentaire, économique et, bien souvent aussi, psychique. De ce point de vue, les mineurs isolés étrangers sont bien aux avant-postes de la précarisation croissante des franges les plus fragiles de notre société et, pourtant, on considère souvent étrangement qu’ils n’en font pas vraiment partie.

10 Or, traditionnellement, la pauvreté, la misère ont été exclues du champ de compétence de l’aide sociale à l’enfance et ressortissent, selon le point de vue du travailleur social, du domaine de l’aide humanitaire, voire de la charité. Le travailleur social considère à l’inverse que ce sont les problématiques individuelles d’adaptation qui conditionnent et légitiment sa propre intervention.

11 Il n’est pas difficile de mettre en évidence que cette conception « individualisée » des problématiques sociales entre évidemment en conflit avec une réalité économique et sociologique qui tend à l’inverse à la « massification des problématiques d’exclusion ».

12 Rares sont les espaces qui permettent au travailleur social de mettre à distance cette vision individualisante des difficultés sociales qui fonde toute sa professionnalité, c’est-à-dire ses habitudes de travail, ses attitudes, ses modes de relation.

Travailler sans les parents : un premier « impossible » ?

13 La difficulté à aborder dans un cadre institutionnel et administratif qui les individualise des situations sociales qui devraient être logiquement appréhendées dans leur dimension collective contraint le travailleur social à mobiliser encore et encore des références théoriques et sociales qui se heurtent aux réalités complexes des mineurs isolés étrangers.

14 Ainsi, ces mineurs remettent-ils en question l’idée que les travailleurs sociaux se font des besoins fondamentaux des enfants. Comme d’autres catégories d’enfants précaires, ils font en effet la preuve que les enfants peuvent également vivre, grandir et s’éduquer en dehors de parents. Or le modèle du travail social français est particulièrement « familiariste ». Les difficultés des enfants sont couramment mises en relation avec les problématiques des parents, et les travailleurs sociaux, comme de nombreux psychologues, ont tendance à s’adresser de manière privilégiée ou exclusive aux parents plutôt qu’aux enfants. Qui connaît les pratiques éducatives et sociales en protection de l’enfance ou dans l’action éducative en milieu ouvert (Aemo) judiciaire sait que de nombreux professionnels « ne [feront] rien sans les parents ». Une maxime qui « justifie » le refus d’un certain nombre de juges des enfants à se déclarer compétents en matière d’assistance éducative en l’absence des parents. Dès lors comment travailler avec des enfants sans parents (ce qui ne veut pas dire sans entourage adulte) ?

« Habitants par hasard »

15 La décentralisation de la protection de l’enfance et, plus généralement, la territorialisation des droits sociaux ont fait de la notion de territoire, et donc de celle d’habitants, une notion centrale. Ici encore, les mineurs isolés semblent perçus par les services territoriaux comme des habitants problématiques : des habitants illégitimes, des habitants « en trop ». Ce déni de légitimité, par la mise en doute de leur qualité d’habitant, va couramment prendre deux formes : la première consiste dans la demande répétée et inlassable de documents difficiles à obtenir pour prouver la présence réelle du mineur sur le territoire ; la seconde, quand la réalité de l’habitation ne fait plus de doute, consiste à remettre en cause sa « qualité » [2]. Des travailleurs sociaux et cadres nous ont ainsi déclaré à propos de groupes roms et roumains (comprenant des mineurs isolés) habitant le département qu’ils « n’y habiteraient pas vraiment », et que, au fond, « ils habit[ai]ent ici comme ils habiteraient en Lozère ou en Corrèze. Cela ne fait pas de différence pour eux ». C’est d’ailleurs ce que sous-tend la circulaire Taubira de juin 2013, relative à la répartition territoriale des mineurs étrangers isolés. « Habitant par hasard » : voilà une curieuse notion à analyser. Il y aurait ainsi deux sortes d’habitants ; ceux, légitimes, qui habiteraient « par nécessité » (ancienneté, famille, histoire, racines, emploi, logement) et ceux qui habiteraient « par hasard », du fait des errances, des migrations, des déplacements et des accidents de la vie. Les premiers bien entendu seraient plus légitimes que les seconds pour recevoir soutien et accompagnement social.

16 Une telle distinction n’est évidemment pas assumée par l’administration. Elle n’en est pas moins efficiente pour justifier des décisions, des refus de prise en charge et de nombreuses résistances en tous genres face aux demandes des familles et de leurs soutiens.

17 Il convient d’ailleurs de prendre le temps d’observer le caractère « performatif » du refus de reconnaître la réalité d’habiter un territoire. Car c’est en effet au nom de cette illégitimité supposée que les mineurs sont chassés ou refoulés des structures sociales. En leur refusant, faute de justification suffisante de leur qualité d’habitants, des prestations et des accompagnements, on concourt à leur invisibilité sur laquelle on s’appuie pour justifier, par la suite, les non-droits.

18 Les exemples seraient nombreux de la tendance des administrations à réclamer des preuves impossibles. Ainsi, pour pouvoir bénéficier de l’aide juridictionnelle (et donc pouvoir faire valoir ses droits), il est par exemple demandé aux requérants de produire des attestations de non-imposition ; il s’agit ici de faire la preuve non pas de « choses qui existent », mais de choses qui n’existent pas (ici, les revenus).

19 Les refus de droits rendent donc difficiles l’enracinement et l’inscription sociale des individus dans leur environnement. Et malgré une ancienneté d’habitation sur le territoire départemental parfois importante, il est fréquent de rencontrer des individus à qui on demande sans arrêt de faire la preuve qu’ils ne sont pas arrivés hier ou qu’ils ont une attache quelconque sur ce territoire. Le caractère performatif atteint son comble quand on prend prétexte du nomadisme supposé de certains publics pour les empêcher de faire reconnaître les liens noués sur le territoire actuel.

Des publics sans « projet »

20 La massification des problématiques sociales a favorisé l’émergence et le renforcement dans les institutions sociales d’une véritable culture du « projet ». Dans la plupart des services, il ne s’agit pas d’un moyen de cerner des objectifs, même lointains, mais d’un élément quasi matériel dont l’existence est exigée dès l’accueil de la personne en difficulté. Il n’est plus rare aujourd’hui d’entendre des travailleurs sociaux expliquer que leur possibilité d’intervention serait complètement dépendante de l’existence d’un projet. La loi du 5 mars 2007 consacre d’ailleurs cette idée avec l’élaboration obligatoire, dans le champ de la protection de l’enfance, d’un « projet pour l’enfant » (PPE) pour chaque enfant aidé.

21 Travaillant en Essonne, au contact de familles roms et roumaines, et les accompagnant souvent dans leurs démarches auprès des services de polyvalence de secteur, j’ai plusieurs fois entendu des travailleurs sociaux affirmer que leur responsabilité serait littéralement conditionnée à l’existence d’un projet mené à bonne fin. Quand l’action sociale passe d’une obligation de moyen à une obligation de résultat… « Ne nous amenez plus de Roms, on ne peut rien faire avec eux, ils n’ont pas de projet », m’a déclaré un jour une assistante sociale qui affirmait que, sans projet, une jeune mère de dix-neuf ans, seule avec un enfant malade à charge, devrait quitter l’hôtel social et retourner à la rue. Cette obsession du projet conduit à des non-sens ou à des situations grotesques quand, par exemple, un travailleur social fait dire à une jeune Roumaine que « son projet est de retourner en Roumanie » et lui fait signer immédiatement un document censé l’engager en ce sens. Curieusement, couvrir les nécessités immédiates et parer aux urgences les plus évidentes ne semblent pas constituer un « projet ».

22 Dans un autre cas, celui d’une femme plus âgée et malade psychique, mère d’un enfant placé, les travailleurs sociaux concluaient à « l’absence de projet possible », alors que la possibilité d’accéder à des soins psychiatriques adaptés était sans doute le projet le plus urgent, le plus évident et le plus raisonnable pour cette personne.

23 Indépendamment de la faiblesse du projet d’un point de vue conceptuel, quand cette notion est employée dans tous le sens et à tout propos, on ne peut que se poser la question de la relation entre projet et précarité. La précarité sociale, économique, affective, relationnelle que connaissent de plus en plus de jeunes est, par définition, peu propice à la construction de projets. Dans ces cas-là, l’urgence n’est pas d’avoir un projet, mais un avenir, ce qui est évidemment tout autre chose. Quant à faire des projets qui répondent aux cahiers des charges des travailleurs sociaux…

24 Et de fait, les pratiques sociales et éducatives qui se réfèrent au « projet » comme outil, référence ou modalité, l’utilisent bien davantage pour signifier des limites, des impossibilités ou des fins de prise en charge, que pour réaliser des programmes ambitieux.

25 De nombreux travailleurs sociaux peinent à voir dans la précarité des motifs d’intervention qui les concerneraient. Ils tendent à considérer que de telles situations sociales ressortiraient d’un secteur humanitaire introuvable et, le cas échéant, tout aussi précaire financièrement. Cette tendance à rejeter hors du champ de l’intervention sociale, éducative et de la protection de l’enfance, tout ce qui relève d’une situation économique et politique globale – et non individuelle – explique la propension des professionnels à renvoyer les adultes, comme les enfants, vers des associations, et particulièrement celles d’accès aux droits. Ces travailleurs sociaux limitent ainsi leur champ d’intervention à l’aune de ce qui, selon eux, relève du domaine de ces associations et autres structures militantes, qui seules leur semblent être en mesure de répondre à tous les problèmes. Le terme même de « militant » est d’ailleurs utilisé de manière péjorative pour désigner un collègue simplement très investi.

26 Pour les travailleurs sociaux, certaines catégories sociales « problématiques » semblent pouvoir justifier toutes les exceptions, voire tous les dysfonctionnements institutionnels. À partir d’un postulat d’illégitimité préalable, particulièrement incongru quand il s’agit de mineurs et de protection de l’enfance, certains travailleurs sociaux jouent le cloisonnement. Si on demandait à ces travailleurs sociaux d’appliquer aux publics plus traditionnels de la protection de l’enfance (souvent issus de milieux populaires) les mêmes limites d’accès aux droits fondamentaux que celles qu’ils appliquent chaque jour aux mineurs isolés étrangers, ils trouveraient, sans aucun doute possible, ces situations inacceptables et protesteraient avec force. Dès lors qu’il s’agit de catégories construites dès le départ comme problématiques et qui brouillent leurs références et leurs repères professionnels habituels, les travailleurs sociaux deviennent vulnérables et acceptent beaucoup plus facilement de fermer les yeux ou de feindre de croire que les situations non prises en compte trouveraient à l’extérieur des résolutions spontanées.

27 Les traitements spécifiques réservés à certaines catégories de la population (les Roms) ou à certains enfants (les mineurs isolés étrangers) ont ainsi la particularité de créer de l’étrangeté et de lézarder la croyance et l’attachement de tout un chacun à l’existence de droits humains universels et plus encore aux droits des enfants.

28 Bien entendu ce phénomène n’est pas seulement inquiétant pour les individus concernés ; il l’est, en réalité, pour la société tout entière, en danger dès lors de se fragmenter et de perdre le sens de ce qui la fonde.?

Notes

  • [1]
    Voir par exemple une typologie des « motifs » de rejet de la Paomie sur www.gisti.org/spip. php?article3137
  • [2]
    On retrouve ce même déni de légitimité chez certains juges des enfants qui se déclarent territorialement incompétents. L’article 1181 du code de procédure civile dispose que « les mesures d’assistance éducative sont prises par le juge des enfants du lieu où demeure, selon le cas, l’un des parents, le tuteur du mineur ou la personne, ou le service à qui l’enfant a été confié ; à défaut, par le juge du lieu où demeure le mineur ».
Français

Si les mineurs étrangers isolés semblent poser des problèmes financiers aux conseils généraux, compétents en matière de protection de l’enfance, ils en posent tout autant aux travailleurs sociaux en charge de leur accueil et de leur accompagnement social. Comment expliquer ces réactions pour le moins atypiques des professionnels de la protection de l’enfance ?

Laurent Ott
fondateur de l’association Intermèdes
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Mis en ligne sur Cairn.info le 23/10/2014
https://doi.org/10.3917/pld.102.0022
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