CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Nous nous proposons ici d’examiner, d’abord, le rôle qu’assume la réflexion, dans la phénoménologie de Husserl, lorsqu’il est question de déterminer l’être de la conscience et l’accès à la vie de la conscience : dans quelle mesure la conscience se définit-elle par la réflexivité, ou même, se constitue-t-elle dans l’acte de la réflexion ? Et quel est le statut exact de la réflexion [1] – quelle est sa spécificité en tant qu’acte particulier de la conscience, quelles sont les conditions de son accomplissement ? En tâchant de répondre à ces questions, et en marquant les rapports que Husserl établit entre vie et réflexion, il nous sera aussi permis de décider si la phénoménologie de Husserl peut être caractérisée comme une philosophie de la réflexion [2]. L’examen de la position de Fink et de quelques-unes des plus importantes critiques phénoménologiques (dont nous privilégierons celle, plus récente, de Michel Henry [3]) nous permettra ensuite d’approfondir deux aspects de ce questionnement : non seulement la relation entre vie et réflexion, mais aussi la question de l’être de la conscience, dans son oscillation entre le préréflexif et la réflexivité.

1 – Conscience et réflexion

2Afin d’éclairer, au préalable, le sens de l’opposition entre conscience impressionnelle et conscience réflexive, s’impose comme point de départ le texte célèbre de la Cinquième Recherche logique de Husserl où est posée la nécessité de distinguer trois sens de la conscience [4] : la conscience comme totalité des vécus (ou flux des vécus), la conscience comme perception interne des vécus psychiques propres et, enfin, la conscience au sens des vécus intentionnels (donc la conscience intentionnelle) [5]. Cette distinction est, certes, seulement logique ou formelle, et elle a d’abord pour but d’introduire une certaine clarté dans la présentation habituellement équivoque de la conscience. Mais tout en reconnaissant que ces trois aspects – flux des vécus, perception interne, intentionnalité – sont intimement entrelacés, Husserl tient à les séparer pour montrer précisément qu’il s’agit de déterminations de la conscience qui ne sont pas entièrement superposables. C’est cette superposition, illégitime à ses yeux, qu’il reproche à Brentano, qui considère que la qualité de « vécus » des composantes réelles de la conscience leur est conférée en vertu de la perception interne qui se dirige sur eux. Cette façon d’amalgamer le premier et le deuxième sens de la conscience constitue pour Husserl une « équivoque qui pousse à concevoir la conscience comme une sorte de savoir [6] » et qui, en outre, conduit à une régression à l’infini, puisque « la perception interne est elle-même à son tour un vécu [7] ».

3Par cette objection, au fond classique [8], de la régression à l’infini, une asymétrie s’installe entre le vécu et le regard porté sur lui (perception interne ou réflexion) : non seulement le vécu précède nécessairement ce regard, mais l’acte réflexif s’inscrit nécessairement, à son tour, dans le flux des vécus. Dans cette perspective, le premier sens de la conscience, le flux des vécus, s’atteste comme irréductible. Néanmoins, dans la Cinquième Recherche logique (qui traite « Des vécus intentionnels et de leurs “contenus” », donc de la troisième acception de la conscience – l’intentionnalité – que nous laissons de côté ici, même si c’est un point important que de savoir si le premier sens de la conscience, le flux des vécus, est de part en part descriptible en termes de conscience intentionnelle [9]), Husserl reste en définitive assez fidèle à Brentano, car il lui concède, finalement, « l’origine du premier concept de conscience dans le deuxième » (selon le titre du § 6), cédant ainsi aux tentantes promesses du concept de perception interne (qu’il redéfinit comme perception adéquate) [10]. En effet, l’intérêt de la perception dirigée sur le vécu est de dévoiler le domaine des vécus en l’objectivant et en le rendant ainsi susceptible d’être décrit. Husserl n’hésite pas, par conséquent, à nouer un lien très fort entre la réflexion sur les vécus et la description phénoménologique :

4

La description s’effectue sur la base d’une réflexion objectivante ; en elle, la réflexion sur le moi se combine avec la réflexion sur le vécu d’acte pour former un acte relationnel, dans lequel le moi lui-même apparaît comme se rapportant, au moyen de son acte, à l’objet de celui-ci. Une modification descriptive essentielle se trouve ainsi manifestement réalisée : l’acte originaire n’est plus seulement là tout simplement, nous ne vivons plus en lui, mais nous faisons attention à lui et portons un jugement sur lui[11].

5Ainsi, c’est la réflexion objectivante effectuée sur les vécus qui rend possible la description. En même temps, Husserl prête ici à la réflexion un mécanisme qui en fait une altération du vécu en un sens très spécifique : l’acte objectivé par la réflexion n’est plus un acte dans lequel on vit ; en tant que réfléchi, celui-ci n’est plus à proprement parler vécu. Un écart s’annonce ainsi entre la vie et la réflexion et rend plus profonde la séparation entre le premier et le deuxième sens de la conscience, en montrant qu’ils sont loin de se situer au même niveau. Car même si la réflexion n’a pas le pouvoir d’arrêter le flux des vécus (dont elle fait d’ailleurs elle-même partie, en tant que vécu), elle peut en revanche isoler, voire abstraire du flux l’acte qu’elle vise. Le vécu comme niveau élémentaire et premier de la conscience semble ainsi correspondre à un vivre irréfléchi, alors que la réflexion, tout en étant incontestablement elle-même une forme de vie ou un type de vécu, présente une certaine hétérogénéité, un certain décalage par rapport à ce vivre irréfléchi.

2 – Réflexion et temporalité

6Ces dernières considérations restent assez vagues parce que, dans la Cinquième Recherche logique, Husserl s’est très peu employé à déterminer la première acception de la conscience, la totalité (ou le flux) des vécus. En raison de cette indétermination, la conscience comme flux ne réussit pas tout à fait, dans cet ouvrage, à s’émanciper de la tutelle de la conscience réflexive ou de la perception interne et à acquérir une teneur propre. Cette teneur lui sera heureusement apportée par les Leçons de Göttingen de 1905 sur la conscience intime du temps [12], qui sont entièrement consacrées à la conscience comme flux des vécus, tout en soulevant des questions cruciales concernant le caractère intentionnel ou non de cette conscience. Dans ces Leçons, le flux de la conscience est déterminé, non pas à partir de la réflexion, mais à partir d’une structure qui a comme centre l’impression que Husserl nomme d’ailleurs, pour cette raison, impression originaire. Celle-ci apparaît comme « le point-source avec lequel commence la “production (Erzeugung)” de l’objet qui dure [13] ». Mais il s’agit d’un commencement perpétuellement réitéré, et non pas d’une origine obscure reléguée dans le passé de la conscience. Le flux de la conscience a une teneur parce qu’il se ressource continuellement dans l’impression.

7Le premier sens de la conscience selon les Recherches logiques se précise ainsi, à rebours de l’hypothèse d’une origine du flux des vécus dans la perception interne, comme conscience impressionnelle. Le poids de l’impression dans les Leçons sur le temps est en effet immense : Husserl la qualifie de « source originaire de toute conscience et de tout être ultérieurs [14] », « commencement absolu », « génération originaire », « création originaire », sans laquelle la conscience « n’est rien » [15]. Mais une fois l’Urimrpression promue au rang de source de la conscience intime du temps, il devient nécessaire, face au passage continuel de cette impression, de préserver son originarité et sa réalité au sein de l’écoulement perpétuel. C’est ce que fait Husserl en mettant en avant le fonctionnement de la rétention comme « conscience originaire » du passé, ou encore comme « intentionnalité spécifique ». Parce qu’elle n’est pas une « figuration par image [16] », ni une conscience reproductive ou représentative du passé, mais bien son intuition, sa conscience présentative, la rétention est apte à constituer « l’horizon vivant du maintenant [17] » et à esquiver le danger d’une déréalisation du flux temporel. Toute l’insistance de Husserl sur la spécificité de la rétention témoigne de sa volonté de conserver l’originarité du point-source qu’est l’impression à l’intérieur de l’écoulement temporel, en faisant de la conscience du passé une conscience elle-même immédiate et intuitive. Et c’est en vertu de ce rôle fondateur crucial de l’impression originaire que Husserl ira dans les Leçons jusqu’à affirmer, au § 42, que la « conscience primaire » supposée par toute conscience ultérieure est une « conscience impressionnelle » [18].

8Il ne faut certes pas comprendre, à partir de là, que le flux des vécus serait de part en part identique à une telle conscience impressionnelle, car manifestement l’impression ne recouvre que la source du flux et non pas sa totalité. Mais c’est précisément en tant que « point-source » qu’elle permet d’expliquer et d’articuler les intentionnalités qui constituent le flux dans sa totalité, en l’occurrence la rétention et la protention, qui ne se déploient qu’à partir de l’impression. C’est en ce sens que l’impression et la conscience impressionnelle sont absolument fondamentales dans la spécification du premier sens de la conscience comme flux des vécus.

9Avec la mise au jour de l’impression originaire et de la conscience impressionnelle comme conscience primaire, nous semblons pourtant avoir perdu de vue le deuxième sens de la conscience, la perception interne ou la réflexion portée sur les vécus. Dans l’économie interne des Leçons sur le temps, c’est le Supplément IX qui permet de voir la manière dont la réflexion s’intègre dans le dispositif du flux temporel de la conscience et des intentionnalités spécifiques qui le constituent sur la base de l’impression. Ce supplément, intitulé précisément « Conscience originaire et possibilité de la réflexion », insiste sur la dette de la réflexion envers la rétention : « grâce à cette rétention est possible un regard en arrière sur ce qui est écoulé » [19]. C’est donc parce que la rétention, selon la fonction spécifique qui lui incombe, préserve la phase écoulée du vécu au sein de la conscience, que « je peux diriger mon regard sur elle dans un acte nouveau, que nous nommons une réflexion (perception immanente) ou ressouvenir [20] ».

10L’équivalence posée par Husserl, ici comme souvent à d’autres occasions, entre réflexion et perception immanente, et qui nous a permis d’assimiler implicitement le deuxième sens de la conscience selon la Cinquième recherche logique, la conscience au sens de la perception interne, à une conscience réflexive, nous occupera plus tard dans ce qu’elle a de problématique. Pour l’instant, examinons la thèse majeure de ce Supplément IX aux Leçons de 1905, selon laquelle « c’est donc à la rétention que nous sommes redevables pour le pouvoir de prendre la conscience pour objet [21] ». Au lieu de s’en tenir à ce résultat déjà assez solide, Husserl est amené à s’interroger sur le rapport qu’entretient la « phase initiale » du flux ou de l’écoulement temporel avec la réflexion, la question étant précisément de savoir si cette « phase initiale » doit son caractère conscient à la réflexion, c’est-à-dire si elle devient consciente uniquement dans la réflexion. Or, précisément, la Nachträglichkeit, le décalage constitutif de la réflexion, interdit que ce soit le cas :

11

[…] la phase initiale ne peut devenir objet qu’après son écoulement, de la manière indiquée, grâce à la rétention et à la réflexion. Mais si elle n’était consciente que par la seule réflexion, il serait impossible de comprendre ce qui permet de la caractériser comme « maintenant » [22].

12Husserl souligne donc avec force le fait que la phase initiale du flux ou, comme nous le savons déjà, l’impression, est une conscience à part entière, et qu’il y a donc une conscience, bien que non objective – non objectivée et non objectivante – avant la réflexion. C’est cette « conscience originaire » qui est même la condition ultime de la réflexion, car tout comme la réflexion suppose la rétention, de même il est précisé que si la conscience originaire « n’était pas là, aucune rétention ne serait concevable » [23]. La réflexion trouve par conséquent son fondement ultime dans « le jeu de la conscience originaire et des rétentions » :

13

[…] puisque celles-ci sont là, on a la possibilité de regarder dans la réflexion le vécu constitué et les phases constituantes, et même de prendre conscience des différences qui existent entre le flux originaire, tel qu’il était conscient dans la conscience originaire, et ses modifications rétentionnelles. Toutes les objections qu’on a élevées contre la méthode de la réflexion s’expliquent par la méconnaissance de la constitution de la conscience, en ce qu’elle a d’essentiel[24].

14Ainsi, le jeu de la conscience originaire et des rétentions, non seulement rend possible la réflexion, mais il justifie en outre sa haute dignité et pertinence méthodologique. On pourrait même dire que c’est uniquement à partir du fonctionnement spécifique de la conscience intime du temps [25] que la réflexion acquiert toute sa portée et puissance [26].

15Une fois assurée de sa légitimité et de sa signification méthodologique, la réflexion est appelée à jouer un rôle beaucoup plus proéminent dans les Idées directrices (au premier comme au deuxième tomes), où elle se présente comme une possibilité idéale [27] qui appartient à l’être même du vécu. Nous lisons ainsi, par exemple, au § 45 des Ideen I :

16

Le type d’être propre au vécu implique que le regard d’une perception intuitive peut se diriger sur tout vécu réel (wirklich) et vivant en tant que présence originaire [28]. Ce regard a lieu sous la forme de la « réflexion », dont voici la propriété remarquable : ce qui dans la réflexion est saisi de façon perceptive se caractérise par principe comme quelque chose qui non seulement est là et dure au sein du regard de la perception, mais était déjà là avant que ce regard ne se tourne dans sa direction [29].

17Le déphasage temporel de la réflexion par rapport au vécu qu’elle saisit est présenté ici par Husserl comme son caractère le plus insigne : en un sens (nous dirions, au sens de perception interne), la réflexion est contemporaine de l’acte qu’elle vise, mais par ailleurs, puisque cet acte s’écoule et, surtout, a commencé à s’écouler avant que ce regard se pose sur lui, la réflexion opère toujours dans l’après-coup. C’est sans doute cette volonté de tenir ensemble diachronie et synchronie [30], tout comme différence et identité, lorsque la réflexion est en cause, qui conduit Husserl à l’identifier parfois, et assez aisément, à la perception interne qui, sans être marquée par la Nachträglichkeit, se définit plutôt comme une conscience de second degré rigoureusement contemporaine du vécu.

18Pourquoi céder à cette identification entre réflexion et perception interne ? Dans les Ideen I, l’intérêt incontestable de la perception interne est d’être indubitable et de garantir l’existence de son objet [31] – elle est Gegenwärtigung, et non pas Vergegenwärtigung – à la manière du cogito cartésien que Husserl réitère implicitement ici :

19

Il suffit que je porte le regard sur la vie qui s’écoule dans sa présence réelle et que dans cet acte je me saisisse moi-même comme le sujet pur de cette vie […] pour que je puisse dire sans restriction et nécessairement : je suis, cette vie est, je vis : cogito[32].

20Cette notation semble dans une certaine mesure contredire l’antériorité du vivre irréfléchi par rapport à la réflexion, puisqu’elle peut donner l’impression que c’est uniquement dans la réflexion que je me découvre comme vivant et que je m’assure du fait que je vis. Nous croyons pourtant que c’est autrement qu’il faut la comprendre : le rôle de la réflexion n’est pas de me découvrir le fait que je vis, mais de référer le vivre irréfléchi et en quelque sorte anonyme à un moi-sujet, à un pôle égologique d’unification ; et aussi, de transformer le vivre en une certitude, voire en une connaissance de la vie [33].

21Ce serait ainsi à la fonction de connaissance de la réflexion d’expliquer son importance croissante pour le projet phénoménologique husserlien, et le § 77 des Ideen I qui traite de « la réflexion comme propriété fondamentale de la sphère du vécu », insiste d’ailleurs sur sa « fonction méthodologique universelle », allant jusqu’à affirmer que « la méthode phénoménologique se meut intégralement parmi des actes de réflexion » [34]. Néanmoins, Husserl n’oublie pas le fait que la vie n’est pas tout entière connaissance et réflexion : « Tout moi vit (erlebt) ses propres vécus […]. Il les vit : cela ne veut pas dire : il les tient “sous son regard” [35]. » Le vécu est tel avant d’être réfléchi, mais en même temps son être implique essentiellement la possibilité de la réflexion : « Tout vécu qui ne tombe pas sous le regard peut, en vertu d’une possibilité idéale, être à son tour “regardé” : une réflexion du moi se dirige sur lui, il devient un objet pour le moi [36]. » La force de la réflexion est donc de pouvoir s’approprier à tout moment le vécu irréfléchi. Cette possibilité idéale et donc universelle est pourtant loin d’exclure toute limite de fait du pouvoir de la réflexion [37], toute opacité liée à l’épaisseur temporelle de la conscience. De toutes les résistances qui peuvent limiter de fait la puissance réflexive, Husserl en identifie au moins une : en dépit de tout l’effort pour réduire ou neutraliser la diachronie qui sépare l’irréfléchi et le réfléchi, il est certain que la réflexion manque nécessairement quelque chose – le commencement, précisément, le moment où l’acte commence –, ce qui la fait sans doute basculer plutôt du côté de la présentification que de la présentation. Comme le note Husserl lorsqu’il prend, au même paragraphe, l’exemple de la joie : « La première réflexion qui fait retour sur la joie la découvre en tant que présente actuellement, mais non en tant seulement qu’elle est précisément en train de commencer[38]. »

22Même lorsqu’elle est contemporaine de l’acte (sous la forme de la perception interne), la réflexion n’est donc jamais contemporaine de son commencement. Car le commencement d’un acte, les Leçons sur le temps nous l’ont bien appris, est à trouver au niveau d’une conscience impressionnelle, d’une impression [39] qui inaugure la série des phases de l’acte, et non pas dans une conscience réflexive, celle-ci étant toujours secondaire et postérieure par rapport à ce commencement. Husserl le reconnaît dans les Ideen I, où il admet que, puisque la réflexion est en fin de compte toujours une modification, un acte fondé, « finalement on revient à des vécus absolument non réfléchis [40] », et que ces « vécus originaires (Urerlebnisse) » sont toujours des « impressions (Impressionen)[41] ».

23En même temps, et sans réitérer pour autant l’erreur qu’il imputait à Brentano dans la Cinquième recherche logique, à savoir l’« équivoque qui pousse à concevoir la conscience comme une sorte de savoir », Husserl insiste sur la nécessité de transformer la conscience en une forme de savoir au moyen de la réflexion. La reconnaissance du vécu comme originairement impressionnel et irréfléchi peut ainsi s’accompagner d’un plaidoyer en faveur de la réflexion :

24

Seuls des actes de l’expérience réflexive nous révèlent quelque chose du flux du vécu et de sa nécessaire référence au moi pur ; seuls par conséquent ils nous enseignent que le flux est le champ où s’opèrent librement (ein Feld freien Vollzuges) les cogitationes d’un seul et même moi pur, et que tous les vécus du flux sont les siens, dans la mesure précise où il peut les regarder ou porter son regard « à travers eux » [42].

25Il appert ainsi que, dans les Ideen I, la promotion de la réflexion et de sa fonction de connaissance est solidaire de l’introduction implicite d’une autre dimension (voire acception) de la conscience : la dimension égologique [43]. En effet, c’est à la réflexion de dévoiler, non seulement la référence des vécus au moi, mais aussi le fait que le flux des vécus n’est en dernière instance que le champ de liberté des actes du moi [44]. La réflexion est ainsi l’opération égologique [45] par excellence, et d’ailleurs dans les Ideen II Husserl la qualifie explicitement d’Ichreflexion[46].

3 – Ego et réflexion

26Dire néanmoins que l’ego est dévoilé grâce à la réflexion, c’est aussi soutenir qu’il n’y a pas à proprement parler d’ego avant la réflexion et qu’il n’y a donc pas non plus d’altération de l’ego par la réflexion. Le vécu irréfléchi et la conscience impressionnelle qui précèdent l’acte réflexif, s’ils circonscrivent le premier sens de la conscience, ne constituent pas pour autant une occurrence plus originaire de l’ego. L’ego pur est toujours un moi de la réflexion et, au lieu de l’altérer ou de l’aliéner, la réflexion est la seule qui le fait prendre possession de soi et l’assure de son identité [47]. Comme l’écrit Husserl dans les Ideen II, « le cogito originaire lui-même et le cogito saisi par la réflexion sont le même cogito et peuvent être saisis sans aucun doute possible comme absolument le même [48] ». Le caractère de modification de la réflexion n’est ainsi pas à comprendre comme une perturbation de sa fonction d’identification égologique, mais bien au contraire :

27

[…] ce qui subit un changement phénoménologique, quand l’ego est objet ou quand il ne l’est pas, ce n’est pas l’ego lui-même, que nous saisissons et qui nous est donné dans la réflexion comme absolument identique, mais c’est le vécu [49].

28Si la réflexion altère le vécu sans altérer l’ego, c’est que l’ego, ou du moins l’ego phénoménologique pur, ne se confond pas avec son vécu : il est en revanche le foyer d’unification de tous les vécus, leur pôle d’appartenance. Au niveau du flux des vécus, cette appartenance n’est selon toute apparence qu’implicite ou latente. Mais puisque ce premier niveau de la conscience est irréductible, la réflexion suppose toujours, et c’est même la condition de son exercice, une vie irréfléchie marquée par une certaine marge d’anonymat – ou, dans la terminologie des Ideen II, la vie de l’ego personnel, ce moi naturel qui est plutôt un « On » et qui n’est pas encore le moi pur de la réflexion.

29

L’autoperception est une réflexion (autoréflexion de l’ego pur) et présuppose par essence une conscience irréfléchie. La vie irréfléchie de l’ego, en rapport avec des prédonnées de toutes sortes, […] prend une forme tout à fait remarquable, celle de l’autoréflexion et de l’autoperception, qui est donc un mode particulier du « je vis » dans le contexte général de la vie de l’ego[50].

30Husserl s’astreint à placer la réflexion dans la continuité inébranlée de la vie irréfléchie de l’ego qui en est la condition, en faisant d’elle une forme remarquable de cette vie. Mais on ne peut manquer d’avoir l’impression que ce vivre irréfléchi est une prédonnée que seule la réflexion conduit à une véritable donation. Car, il nous est dit un peu plus loin, c’est seulement par la réflexion que « j’acquiers un savoir sur ma vie égologique irréfléchie », et c’est pourquoi « les structures d’une telle vie égologique » doivent être placées « au point de mire de la réflexion » [51]. La véritable tension, nous le voyons encore une fois, est celle qui existe entre une constitution préréflexive de l’ego et un impératif de connaissance : la centralité de la réflexion exprime ainsi le fait que le préréflexif est toujours d’emblée engagé dans une téléologie de la connaissance. Cette tension est aussi le reflet du mécanisme même de la réduction phénoménologique, puisque c’est celle-ci qui incite à passer, à chaque fois, de l’ego personnel, dont Husserl dit qu’il est « issu de la vie » et qu’il est un sujet qui se développe en vivant [52], à l’ego pur qui est un moi de la réflexion [53]. Le dédoublement de la réflexion en une réflexion naturelle, et une réflexion transcendantale ou phénoménologique [54] trahit à son tour la même tension entre l’enracinement de la réflexion dans la vie et sa tendance à tourner le dos à cette même vie qui en fournit le sol.

4 – La radicalisation de Fink et les critiques phénoménologiques

31Malgré la reconnaissance d’un ego issu de la vie, qui se développe en vivant et avant toute réflexion, la position de Husserl reste donc marquée par une certaine indécision, due à la difficulté de tenir ensemble, comme il semble le vouloir, une « préséance de la vie sur la réflexion » [55] et le maintien de la centralité méthodologique de cette dernière. Le lien très fort entre réflexion et description ou connaissance semble d’ailleurs autoriser une lecture qui irait dans le sens d’une radicalisation du primat de la réflexion au détriment de toute antériorité du vivre irréfléchi. C’est la lecture effectuée et entérinée par le dernier assistant de Husserl, Eugen Fink, et que certains commentateurs vont jusqu’à attribuer à Husserl lui-même [56]. C’est en effet Fink qui renforce considérablement, dans sa Sixième méditation cartésienne (texte qui a bénéficié, on le sait, de l’approbation totale de Husserl), le rôle méthodologique de la réflexion, en concevant la réduction phénoménologique elle-même comme une radicalisation de la réflexion [57]. En explicitant la réduction en termes de réflexion, Fink est en outre amené à creuser l’écart entre le moi réfléchi – dans le cas de la réduction, le moi constituant – et le moi réfléchissant, qu’il qualifie de spectateur transcendantal (ou phénoménologisant) désintéressé [58]. Une véritable scission (Spaltung), que Fink reconnaît comme telle, s’insère là où Husserl était encore soucieux de préserver une certaine identité et continuité entre le moi réfléchi et le moi réfléchissant, ou bien de concevoir leur différence uniquement comme une différence temporelle, alors que selon Fink :

32

Dans l’accomplissement de la réduction, la vie transcendantale se met hors d’elle-même en produisant le Spectateur, elle se clive elle-même, se divise. Mais cette division est la condition de possibilité de l’advenir à soi-même de la subjectivité transcendantale [59].

33Il est difficile de manquer la résonance hégélienne de cette thèse qui fait de la scission, de l’aliénation la condition de la véritable subjectivité [60], et qui instaure le moi de la réflexion à partir d’un rejet ou d’un abandon de sa vie préréflexive. Ce rejet est si puissant que Fink va jusqu’à parler de la « déshumanisation (Entmenschung) » [61] du spectateur, en insistant sur le fait que la réflexion phénoménologique qui le produit ne peut pas puiser sa possibilité dans l’horizon de la vie humaine [62], tandis que Husserl prenait soin d’ancrer la téléologie de la réflexion dans la structure de la vie irréfléchie. En même temps, Fink nie résolument le fait que la vie irréfléchie, la vie d’avant la réflexion, pourrait être déjà une vie transcendantale :

34

La réflexion transcendantale développée en réduction phénoménologique n’objective pas pour ainsi dire un savoir de soi-même déjà préexistant du moi transcendantal, mais inaugure et ouvre, première entre toutes, cette vie transcendantale du moi, la tire d’une retraite et d’un « anonymat » qui sont aussi vieux que le monde. […] Dans la réduction phénoménologique a lieu l’« éveil » de la constitution transcendantale du monde, le procès du devenir conscient transcendantal de soi s’accomplit [63].

35Dans cet aperçu, la réflexion n’apparaît plus comme un acte fondé dans un vivre personnel irréfléchi, mais comme l’ouverture de toute vie transcendantale et comme le lieu unique et privilégié de l’éveil à la conscience. L’hypothèse même d’une conscience originaire préréflexive ou impressionnelle apparaît alors comme dépourvue de toute pertinence phénoménologique, ce qui permet de mesurer l’écart qui s’est insensiblement institué, dans la Sixième méditation cartésienne de Fink, entre le maître et le disciple [64]. Pourtant, la conception finkéenne est souvent utilisée dans l’exégèse pour préciser la position de Husserl, et encore plus souvent les critiques adressées à Husserl se formulent à travers un prisme finkéen.

36Ainsi, d’une façon très significative, la critique que Michel Henry dirige contre Husserl au sujet des rapports entre conscience impressionnelle et réflexion vise bien Husserl à travers Fink. Dans Incarnation, l’ouvrage paru en 2000 qui, dans sa première partie, se propose d’opérer un « renversement de la phénoménologie » au terme d’un débat soutenu avec Husserl, Henry relève la tension entre vie et réflexion, et y voit un « contresens [qui] traverse toute l’œuvre publiée de Husserl : la capacité du regard de dévoiler intentionnellement la cogitatio en sa présence originaire et réelle y est affirmée en même temps que l’identification de cette cogitatio à la vie » [65]. L’origine de ce supposé contresens husserlien est située dans la volonté d’instituer une homogénéité entre la méthode phénoménologique et son objet. Mais selon Henry, la réflexion ne peut pas être la voie d’accès à la vie irréfléchie :

37

[…] chaque fois que dans une réflexion, qu’il s’agisse de la réflexion phénoménologique transcendantale ou de la réflexion naturelle, la pensée se dirige sur la vie pour tenter de la saisir et de la connaître dans son voir […], ce n’est pas la réalité de la vie dans sa « présence originaire » qu’elle découvre, mais seulement le lieu vide de son absence [66].

38Ce refus d’un accès réflexif à la vie exprime l’intention de tenir compte plus radicalement du fait que la vie se constitue avant la réflexion, dans la genèse du flux du vécu (comme l’admettait Husserl lui-même). Par là, Henry identifie les deux figures éminentes du préréflexif chez Husserl : la conscience impressionnelle et le vivre irréfléchi. Dans l’affirmation des droits de l’impression et du vivre qui précèdent chacun la réflexivité comme sa condition et son préalable (ce qui justifie dans une certaine mesure l’inclination à les identifier) s’exprime aussi un refus d’objectiver la vie ou le vécu, d’engendrer ce que Husserl appelait, dans les Ideen II, des « subjectivités objectivées [67] ».

39Pour miner la réflexion dans son fondement, Henry est conduit à s’attaquer au mécanisme de la rétention elle-même, que Husserl plaçait à la base de la réflexion dans le Supplément IX des Leçons de 1904-1905. En tant que sol de toute activité réflexive, c’est la rétention qui serait la première fatale aliénation de la conscience impressionnelle [68], et c’est par elle qu’adviendrait la perte de la teneur propre de la conscience. Mais cette critique nous confronte à une aporie sans doute encore plus grande : avec la rétention, c’est toute la constitution et l’articulation du flux temporel de la conscience qui est rejetée, au profit d’une conscience impressionnelle qui semble correspondre à un présent éternel ou à une pure actualité. C’est un point très sensible sur lequel nous ne nous pouvons cependant pas nous attarder ici.

40Soulignons en revanche le fait que l’émancipation radicale de la conscience impressionnelle par rapport à la réflexion, proposée par Henry, se fait au moyen d’une détermination, plus précise qu’elle ne l’était chez Husserl, de l’être de cette conscience originaire qui est la présupposition logique de toute réflexion. Si, dans le Supplément III de ses Leçons sur le temps de Göttingen, Husserl pouvait identifier la conscience originaire du temps à un « sentir (empfinden)[69] », pour Henry cette indication, qui reste sans un écho significatif dans les Leçons, est à prendre très au sérieux : la conscience impressionnelle n’est pas une conscience réflexive, mais puisqu’elle équivaut à un « sentir » (ou, plus précisément, à un « se sentir »), une conscience affective ; son essence est l’autoaffection, le fait de s’éprouver soi-même avant toute réflexion [70] : impression et affect apparaissent ainsi comme inséparables. Cela revient à affirmer que c’est l’affectivité, et non pas la réflexivité, qui est le premier apparaître à soi du vécu. La vie qui précède toujours la réflexion, non seulement comme ce sur quoi celle-ci porte, mais comme la condition de possibilité de la réflexion (à l’instar du cogito préréflexif de Sartre [71]) gagne ainsi sa consistance propre, au lieu de continuer à se définir de façon seulement négative. Et la phénoménologie husserlienne, telle qu’elle a été relayée par Fink, doit être « renversée » précisément pour avoir abandonné et occulté, avec cette autorévélation impressionnelle et affective du vécu [72], la vie elle-même. C’est pourquoi Henry adresse à Fink la critique suivante :

41

C’est dans sa Sixième méditation, consacrée à une théorie transcendantale de la méthode phénoménologique, que Fink a cru bon d’ajouter aux cinq Méditations cartésiennes de Husserl, que l’aporie éclate au grand jour. Le but de la méthode, c’est de donner à voir la vie transcendantale, et cette vision s’accomplit dans la mise hors soi de cette vie, dans sa division avec soi, dans son clivage. C’est en effet dans cette venue hors de soi et dans cette division d’avec soi que la vie se donne à un spectateur possible [73].

42C’est donc d’abord contre la conception finkéenne d’un spectateur phénoménologisant qui, dans son œuvre de réduction, tourne le dos au vivre irréfléchi et impressionnel, qu’Henry prend position. « La thèse de Fink, selon laquelle c’est dans la mise hors soi de la vie que consisterait son advenir à soi-même, dans le regard d’un spectateur, est un non-sens [74] », écrit-il un peu plus loin, au moment où le renversement de la phénoménologie statue au contraire que « ce n’est pas la pensée qui nous donne accès à la vie, c’est la vie qui permet à la pensée d’accéder à soi[75] ». Mais en prenant si souvent Fink pour cible polémique, ce renversement ne touche sans doute que partiellement la phénoménologie husserlienne, comme nous espérons avoir réussi à le montrer par les analyses que nous lui avons consacrées ici.

43On peut attirer ainsi l’attention sur la parenté inattendue qui existe entre la critique de Michel Henry et celle qu’avait formulée Heidegger, notamment dans ses cours marbourgeois, dès 1923-1924, mais surtout en 1925 et 1927. Depuis l’arrière-fond d’une phénoménologie de la vie facticielle qui se mue progressivement en une analytique (voire métaphysique) du Dasein, la critique heideggérienne insiste sur la présence à soi du Dasein (ou, dans la terminologie des premiers cours de Fribourg, de la vie facticielle) avant toute réflexion [76], jusqu’à contester toute prééminence méthodologique à la réflexion en phénoménologie [77]. S’il ne peut pas être rendu manifeste par la réflexion comme l’ego pur husserlien, le Dasein s’apparaît en revanche à travers les affects qui en sont les véritables phénomènes [78]. L’éditeur des Leçons husserliennes de Göttingen de 1905 aurait-il donc pris tout aussi au sérieux que Michel Henry la détermination de la conscience originaire (conscience impressionnelle) comme un « sentir [79] » ?

Notes

  • [1]
    Pour une présentation synthétique de la constellation de problèmes soulevés par la conception husserlienne de la réflexion, nous renvoyons à l’étude de Thomas Damast, « Zur Problem einer Theorie der Reflexion bei Husserl », in Bewusstsein und Zeitlichkeit, éd. par Hubertus Busche, George Heffernan et Dieter Lohmar, Wurtzbourg, Königshausen & Neumann, 1990, pp. 199-212. Pour une exploration plus détaillée, voir l’ouvrage de Gisbert Hoffmann, Bewusstsein, Reflexion und Ich bei Husserl (Munich, Alber, 2001).
  • [2]
    Dans le sillage de la critique heideggérienne de Husserl, une telle caractérisation a été proposée, entre autres, par Friedrich-Wilhelm von Hermann dans Hermeneutik und Reflexion (Francfort, Klostermann, 2000), qui oppose la phénoménologie heideggérienne – phénoménologie herméneutique ou phénoménologie du Dasein – à la phénoménologie husserlienne – phénoménologie de la conscience ou phénoménologie réflexive. Pour une mise à l’épreuve assez précoce de cette image de la philosophie de Husserl, nous renvoyons à l’étude de Thomas M. Seebohm, « Reflexion and Totality in the Philosophy of E. Husserl », Journal of the British Society for Phenomenology, 1/1973, pp. 20-30, p. 26 en particulier. Voir aussi la contribution de Ni Liangkang, « Urbewusstsein und Reflexion bei Husserl », Husserl Studies, 2/1998, pp. 77-99.En ligne
  • [3]
    Une critique parfois similaire, malgré sa visée différente, a été formulée par Levinas. Sur ce point, voir l’étude de François David-Sebbah, « Aux limites de l’intentionnalité : M. Henry et E. Levinas lecteurs des Leçons sur la conscience intime du temps » (Alter, 2/1994, pp. 245-259), qui attire l’attention sur la symétrie inattendue qui existe entre la démarche de Michel Henry et celle de Levinas au deuxième chapitre d’Autrement qu’être ou Au-delà de l’essence (La Haye, Martinus Nijhoff, 1978), chapitre intitulé précisément « De l’intentionnalité au sentir ». L’affinité que présentent les lectures des Leçons sur le temps proposées respectivement par Levinas et Henry se confirme également si l’on regarde l’article « Intentionnalité et sensation » publié par Levinas en 1965 dans la Revue internationale de philosophie et repris par la deuxième édition de En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger (Paris, Vrin, 1988). Voir aussi, à ce sujet, la contribution récente de Dolorès Conesa : « Urimpression husserliana y diacronía levinasiana : ¿continuidad o ruptura? », Revue philosophique de la France et de l’étranger, 4/2010, pp. 435-454.
  • [4]
    Edmund Husserl, Recherches logiques, t. II : Recherches pour la phénoménologie et la théorie de la connaissance, Deuxième partie : Recherches III, IV et V, trad. par Hubert Elie, Arion L. Kelkel et René Scherer, Paris, Puf, coll. « Épiméthée », 1993 [1961], p. 145 ; Husserliana : Edmund Husserl gesammelte Werke, Band XIX: Logische Untersuchungen, erster Teil: Untersuchungen zur Phänomenologie und Theorie der Erkenntnis, éd. par Ursula Panzer, La Haye, Martinus Nijhoff, 1984 (désormais cité Hua XIX/1), p. 356.
  • [5]
    Pour une étude plus ample des trois sens de la conscience selon le Husserl des Recherches logiques, nous renvoyons à la contribution de Dan Zahavi, « The Three Concepts of Consciousness in “Logische Untersuchungen” », Husserl Studies, 1/2002, pp. 51-64.
  • [6]
    Edmund Husserl, Recherches logiques, t. II : Recherches pour la phénoménologie et la théorie de la connaissance, Deuxième partie : Recherches III, IV et V, p. 155 ; Hua XIX/1, p. 366.
  • [7]
    Ibid. ; Hua XIX/1, pp. 366-367.
  • [8]
    Voir par exemple l’objection dressée par Leibniz, dans les Nouveaux essais sur l’entendement humain, livre II, chapitre 1, contre la thèse cartésienne selon laquelle « il n’y a rien dans l’âme dont elle ne s’aperçoive » : « Il n’est pas possible que nous réfléchissions toujours expressément sur toutes nos pensées ; autrement l’esprit ferait réflexion sur chaque réflexion et ainsi à l’infini sans pouvoir jamais passer à une nouvelle pensée. Par exemple, en m’apercevant de quelque sentiment présent, je devrais toujours penser que j’y pense, et penser encore que je pense d’y penser et ainsi à l’infini. Mais il faut bien que je cesse de réfléchir sur toutes ces réflexions et qu’il y ait encore quelque pensée qu’on laisse passer sans y penser ; autrement, on demeurerait toujours sur la même chose » (cité par Michel Henry dans Généalogie de la psychanalyse, Paris, Puf, coll. « Épiméthée », 1985, pp. 81-82, en vue d’établir « l’impossibilité pour la perception ou pour la réflexion de dévoiler le contenu entier de l’âme »).
  • [9]
    Voir sur ce point notre contribution : « Michel Henry et la question du fondement de l’intentionnalité », Bulletin d’analyse phénoménologique, 8/2010, pp. 284-304.
  • [10]
    « Ce qui est perçu adéquatement […] constitue dès lors pour la théorie de la connaissance le domaine premier et absolument certain de ce que nous donne, au moment où elle a lieu, la réduction du moi phénoménal empirique à son contenu saisissable d’une manière purement phénoménologique. »
    (Edmund Husserl, Recherches logiques, t. II : Recherches pour la phénoménologie et la théorie de la connaissance, Deuxième partie : Recherches III, IV et V, p. 157 ; Hua XIX/1, p. 368.)
  • [11]
    Edmund Husserl, Recherches logiques, t. II : Recherches pour la phénoménologie et la théorie de la connaissance, Deuxième partie : Recherches III, IV et V, p. 180 ; Hua XIX/1, p. 391.
  • [12]
    Pour une mise en contexte et en perspective de ces Leçons, voir le recueil La Conscience du temps. Autour des Leçons sur le temps de Husserl, éd. par Jocelyn Benoist, Paris, Vrin, 2008.
  • [13]
    Edmund Husserl, Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, trad. par Henri Dussort, Paris, Puf, coll. « Épiméthée », 1983 [1964], § 11, p. 43 ; Husserliana: Edmund Husserl gesammelte Werke, Band X: Zur Phänomenologie des inneren Zeitbewusstsein (1893-1917), éd. par Rudolf Boehm, La Haye, Martinus Nijhoff, 1966 (désormais cité Hua X), p. 29. Notons que par là il n’est pas question de faire de l’impression le résultat ou l’effet d’une affection par l’objet : nous sommes, dans les Leçons de 1905, en régime de réduction hylétique et à l’abri de toute thèse transcendante. Cf. id., § 8, p. 37 ; Hua X, p. 24.
  • [14]
    Id., § 31, p. 86 ; Hua X, p. 67.
  • [15]
    Id., supplément I (au § 11), p. 131 ; Hua X, p. 100.
  • [16]
    Id., § 12, pp. 46-47 ; Hua X, p. 32.
  • [17]
    « Die Retention konstituiert den lebendigen Horizont des Jetzts » (id., § 17, p. 60, Hua X, p. 43).
  • [18]
    Id., § 42, p. 117 ; Hua X, p. 90.
  • [19]
    Id., p. 159 ; Hua X, p. 118.
  • [20]
    Ibid.
  • [21]
    Ibid. ; Hua X, p. 119. Comme le souligne Dan Zahavi, « reflection can only take place if a temporal horizon has been established » (« Inner Time-Consciousness and Pre-Reflective Self-Awareness », in The New Husserl. A Critical Reader, éd. par Donn Welton, Bloomington, Indiana University Press, 2003, pp. 157-180, p. 164).
  • [22]
    Edmund Husserl, Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, p. 160 ; Hua X, p. 119.
  • [23]
    Ibid.
  • [24]
    Id., p. 16, souligné par nous ; Hua X, pp. 119-120.
  • [25]
    Insérée dans l’étoffe de la temporalité subjective, la réflexion ne peut être ni un acte instantané et ponctuel, ni une saisie totale de soi. L’épaisseur temporelle et l’écoulement perpétuel opposent en effet au pouvoir de la réflexion une « opacité irréductible » et un « reste inobjectivable » (selon l’expression d’Anne Montavont, De la passivité dans la phénoménologie de Husserl, Paris, Puf, coll. « Épiméthée », 1999, pp. 139 et 140 ; voir aussi les pp. 116 et 129, et plus généralement le chapitre 2, « La tension entre l’expérience et la vie »).
  • [26]
    Le rapport entre la réflexion et le flux global des vécus est repris et approfondi, presque vingt ans plus tard, par la 50e leçon de Philosophie première, intitulée « L’infini flux temporel de la vie et la possibilité d’une réflexion et d’une ????? universelles » (Edmund Husserl, Philosophie première (1923-1924), Deuxième partie : Théorie de la réduction phénoménologique, trad. par Arion L. Kelkel, Paris, Puf, coll. « Épiméthée », 1990, 1972 ; Husserliana: Edmund Husserl gesammelte Werke, Band VII: Erste Philosophie (1923-1934), 2. Theorie der phänomenologischen Reduktion, éd. par Rudolf Boehm, La Haye, Martinus Nijhoff, 1959.
  • [27]
    Le § 38 des Ideen I, intitulé « Réflexions sur les actes. Perceptions immanentes et transcendantes », note en ce sens : « Tant que nous vivons dans le cogito, nous n’avons pas pris conscience de la cogitatio elle-même comme d’un objet intentionnel ; mais elle peut le devenir à tout instant ; son essence comporte la possibilité de principe que le regard se tourne “réflexivement” sur elle » (Edmund Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologique pures, t. I : Introduction générale à la phénoménologie, trad. par Paul Ricœur, Paris, Gallimard, 1950, p. 121, souligné par Husserl ; Husserliana: Edmund Husserl gesammelte Werke, Band III/1: Ideen zu einer reinen Phänomenologie und phänomenologischen Philosophie, erstes Buch: Allgemeine Einführung in die reine Phänomenologie, éd. par Karl Schumann, La Haye, Martinus Nijhoff, 1976 – désormais cité Hua III/1 –, p. 77).
  • [28]
    Dans une autre formulation, « le type d’être du vécu veut qu’il soit perceptible par principe sous le mode de la réflexion » (id., p. 147, souligné par Husserl ; Hua III/1, p. 95).
  • [29]
    Id., pp. 146-147 ; Hua III/1, p. 95.
  • [30]
    Le même traitement de la réflexion se retrouve plus loin dans les Ideen I (au § 77) : « Le vécu, réellement vécu à un certain moment, se donne, à l’instant où il tombe nouvellement sous le regard de la réflexion, comme véritablement vécu, comme existant “maintenant” ; ce n’est pas tout ; il se donne aussi comme quelque chose qui vient justement d’exister et, dans la mesure où il était non regardé, il se donne précisément comme tel, comme ayant existé sans être réfléchi. » (Id., pp. 247-248, souligné par Husserl ; Hua III/1, pp. 162-163.) À cet endroit, ce fonctionnement synchronique-diachronique de la réflexion est explicitement mis au compte de la rétention ; il ne s’agirait donc pas tant d’une véritable distance temporelle, d’une vraie Nachträglichkeit comme dans le cas du ressouvenir, que du décalage dû au caractère intrinsèquement temporel du vécu, à son écoulement au moment de la réflexion.
  • [31]
    Voir en ce sens le § 46 des Ideen I, intitulé « Que la perception immanente est indubitable et la perception transcendante sujette au doute ». On peut plus particulièrement y lire : « Dans l’essence d’un moi pur en général et d’un vécu en général est inscrite la possibilité idéale d’une réflexion qui a pour caractère eidétique d’être une thèse d’existence évidente et irrécusable. » (Id., pp. 151-152 ; Hua III/1, p. 98.) Ici, c’est la réflexion elle-même qui apparaît comme contenant une thèse implicite d’existence.
  • [32]
    Id., p. 149 ; Hua III/1, p. 97.
  • [33]
    Selon le § 78, « Étude phénoménologique des réflexions sur le vécu », où Husserl écrit : « la réflexion est le titre qui convient à certains actes où le flux du vécu peut être saisi et analysé de façon évidente », ou encore « le titre de la méthode de conscience appliquée à la connaissance de la conscience en général » (id., p. 252 ; Hua III/1, p. 165).
  • [34]
    Id., p. 247 ; Hua III/1, p. 162.
  • [35]
    Ibid.
  • [36]
    Ibid.
  • [37]
    La plus importante de ces limites est sans doute la facticité elle-même, comme l’a relevé Ludwig Landgrebe dans Faktizität und Individuation (Hambourg, Meiner, 1982 ; voir en particulier le chapitre 8, « Faktizität als Grenze der Reflexion und die Frage des Glaubens »).
  • [38]
    Edmund Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologique pures, t. I : Introduction générale à la phénoménologie, p. 250, souligné par Husserl ; Hua III/1, p. 164.
  • [39]
    L’enquête serait à poursuivre à l’aide des textes postérieurs de Husserl. D’un intérêt particulier à cet égard sont les Manuscrit de Bernau (Husserliana: Edmund Husserl gesammelte Werke, Band XXXIII: Die Bernauer Manuskripte über das Zeitbewusstsein (1917/18), éd. par Rudolf Bernet et Dieter Lohmar, Dordrecht, Kluwer, 2001), où Husserl remplace le vocabulaire de l’impression par celui de l’Urpräsentation et accorde une place beaucoup plus proéminente à la protention. Au sein de ce renouveau de la problématique de la conscience du temps, la place de la réflexion est réévaluée par le complément n° 5 (pp. 203-209), qui insiste sur le fait que le processus de la temporalisation est opéré et constitué avant la réflexion. Voir aussi le § 3 du Texte n° 13 (pp. 262-266), qui propose même plusieurs « diagrammes de la réflexion ».
  • [40]
    Edmund Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologique pures, t. I : Introduction générale à la phénoménologie, p. 253 ; Hua III/1, p. 166.
  • [41]
    Id., p. 255 ; Hua III/1, p. 167.
  • [42]
    Id., p. 256 ; Hua III/1, p. 168.
  • [43]
    Dans la Cinquième Recherche logique, Husserl avait à dessein éludé cette dimension : « Les contenus ont précisément, comme les contenus en général, leurs façons, déterminées selon des lois, de se rassembler entre eux, de se fondre en des unités plus vastes, et, du fait qu’ils s’unifient ainsi et ne font qu’un, le moi phénoménologique, ou l’unité de la conscience, se trouve déjà constituée sans qu’il soit besoin, par surcroît, d’un principe égologique (Ichprinzip) propre supportant tous les contenus et les unifiant tous une deuxième fois. » (Edmund Husserl, Recherches logiques, t. II : Recherches pour la phénoménologie et la théorie de la connaissance, Deuxième partie : Recherches III, IV et V, p. 153 ; Hua XIX/1, p. 364.) C’est pourquoi les trois sens de la conscience pouvaient être présentés sans aucune référence au fait que la conscience est toujours conscience d’un moi, et même en critiquant la thèse, soutenue par les néokantiens comme Natorp, selon laquelle « être pour la conscience est relation au moi » (id., p. 159, souligné par Husserl ; Hua XIX/1, p. 372).
  • [44]
    Cf. le § 80 des Ideen I, « La relation des vécus au moi pur » : « Chaque cogito, chaque acte en ce sens spécial, se caractérise comme un acte du moi, il procède du moi, en lui le moi “vit” “actuellement” » ; ou encore : « À tous ces actes je participe (bin ich dabei), je participe actuellement. Par la réflexion, je me saisis moi-même comme participant. » (Edmund Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologique pures, t. I : Introduction générale à la phénoménologie, pp. 269 et 270, souligné par Husserl ; Hua III/1, pp. 178 et 179.)
  • [45]
    Ainsi, au tome II des Idées directrices, et plus précisément au § 22 qui traite de « L’ego pur en tant que pôle égologique », l’ego est posé dans sa certitude indubitable à partir de la réflexion : « En tant que donné absolument, ou bien en tant que quelque chose qui doit être donné dans le regard possible a priori d’une réflexion, il n’est absolument rien de mystérieux, ni de mystique » (Edmund Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologiques pures, livre II : Recherches phénoménologiques pour la constitution, trad. par Éliane Escoubas, Paris, Puf, coll. « Épiméthée », 1982, p. 148 ; Husserliana: Edmund Husserl gesammelte Werke, Band IV: Ideen zu einer reinen Phänomenologie und phänomenologischen Philosophie, zweites Buch : Phänomenologische Untersuchungn zur Konstitution, éd. par Marly Biemel, La Haye, Martinus Nijhoff, 1952 – désormais cité Hua IV –, p. 97). De même, au § 23 des Ideen II, la possibilité de saisir l’ego est présentée comme une « possibilité de la réflexion » (id., p. 152 ; Hua IV, p. 101).
  • [46]
    Id., p. 340 ; Hua IV, p. 249.
  • [47]
    Au même § 23 des Ideen II, Husserl écrit en ce sens : « Il est bien vrai que la totalité du vécu se modifie par le passage de l’acte originaire à la réflexion sur cet acte, il est bien vrai que le cogito antérieur n’est plus réellement présent dans la réflexion, à savoir présent comme il était vivant de façon irréfléchie ; mais la réflexion ne saisit pas et ne pose pas, comme étant, ce qui dans le vécu actuel est une composante réelle en tant que modification du cogito. Ce qu’elle pose, c’est (comme justement une réflexion d’un niveau plus élevé le saisit avec évidence) l’identique […]. » (Id., p. 154 ; Hua IV, p. 102.)
  • [48]
    Id., pp. 153-154 ; Hua IV, p. 102.
  • [49]
    Id., pp. 154 ; Hua IV, p. 102.
  • [50]
    Id., pp. 338-339, souligné par Husserl ; Hua IV, pp. 247-248.
  • [51]
    Id., p. 339 ; Hua IV, p. 248.
  • [52]
    C’est au § 58 des Ideen II, dédié à la « Constitution de l’ego personnel avant la réflexion », que Husserl pose « la grande question » qui est de savoir si « l’ego personnel se constitue sur le fondement des réflexions de l’ego ». La réponse est négative : « Par la réflexion, je me trouve donc toujours moi-même par avance en tant qu’ego personnel. Or, celui-ci se constitue originairement dans la genèse qui gouverne de part en part le flux du vécu. » (Id., p. 342, souligné par Husserl ; Hua IV, p. 251.) Cette genèse du flux du vécu, à laquelle est renvoyée la constitution préréflexive de l’ego personnel, est à nos yeux à comprendre, dans l’esprit des Leçons de 1905, comme une genèse à partir d’une conscience impressionnelle.
  • [53]
    La thèse d’une « unité du moi et de la réflexivité (Einheit von Ich und Reflexivität) » est soutenue par Gisbert Hoffmann (op. cit., p. 212). Dans un même esprit, Gerd Brand écrit « Ich ist zuallererst Reflexionsvermögen » (Welt, Ich und Zeit, La Haye, Martinus Nijhoff, 1955, p. 63), et tout en admettant que dans la réflexion se produit une première aliénation de soi (erste Selbstentfremdung, id., p. 65), il la qualifie de innerste Vermöglichkeit des Ich (id., p. 68). Plus loin encore, Gerd Brand reconduit la temporalité et la temporalisation à la réflexion tout en reconnaissant qu’elles relèvent d’une prédonnée qui s’accomplit passivement. Néanmoins : « Vollzieht das Ich als urströmendes auch nicht ausgesprochene Selbstzeitigung als vollzogene Reflexion, so ist es doch immer schon mögliche Reflexion. » (Id., p. 74.) Par là, c’est la temporalité du moi qui est expliquée à partir de la structure formelle de la réflexion, alors que Husserl, dans le Supplément IX des Leçons, disait précisément l’inverse : la réflexion doit sa structure formelle à la temporalité de la conscience.
  • [54]
    Nous n’analyserons pas ici cette distinction importante, mise en place par Husserl surtout avec le dessein de dépsychologiser l’acte réflexif, mais nous nous en tiendrons au conceptus communis de réflexion. Nous nous contentons de renvoyer à ce sujet au § 15 des Méditations cartésiennes qui en offre une présentation synthétique et éclairante, et au chapitre 10 de l’ouvrage déjà cité de Gisbert Hoffmann.
  • [55]
    Selon l’expression d’Anne Montavont (De la passivité dans la phénoménologie de Husserl, pp. 124, 128, etc.). L’interprétation d’A. Montavont va globalement dans le sens d’une telle préséance de la vie sur la réflexion chez Husserl.
  • [56]
    Par exemple, Rudolf Bernet, qui se sert des développements finkéens de la Sixième méditation cartésienne pour éclairer la position de Husserl (La Vie du sujet, Paris, Puf, coll. « Épiméthée », 1994, pp. 9-10) et arrive ainsi, au moment de déterminer « l’être de la conscience intentionnelle », à parler d’une « détermination réflexive de la conscience » et à insister sur l’« intentionnalité privilégiée de la réflexion » (id., p. 54). Son interprétation du Supplément IX des Leçons de 1905 est également marquée par cette lecture finkéenne : « L’autoapparition rétentionnelle du flux de la conscience serait donc une simple anticipation d’une conscience de soi qui ne se réaliserait pleinement que sous la forme d’une perception réflexive. » (Id., p. 289.) La relation de fondation que Husserl établit dans les Leçons entre rétention et réflexion est ainsi invertie en une téléologie de la réflexion.
  • [57]
    Eugen Fink, Sixième méditation cartésienne, trad. par Natalie Depraz, Grenoble, Jérôme Millon, 1994, p. 64 ; Husserliana Dokumente, Band II/1: Eugen Fink, VI. Cartesianische Meditation, Teil 1: Idee einer transzendentalen Methodenlehre, éd. par Hans Ebeling, Jann Holl et Gur Van Kerchoven, Dordrecht, Kluwer, 1988 (désormais cité Hua Dok. II/1), p. 13.
  • [58]
    Husserl s’est sans doute le plus rapproché d’une telle position dans la deuxième partie de son cours fribourgeois de l’hiver 1923-1924, Erste Philosophie : dans la 45e leçon, l’épochè phénoménologique est présentée comme un type nouveau de réflexion sur soi-même, alors que la 40e et la 47e leçon traitent de la réflexion comme scission du moi et mettent déjà en avant la figure du spectateur désintéressé.
  • [59]
    Id., p. 76 ; Hua Dok. II/1, p. 26.
  • [60]
    Celle-ci se caractérise, par conséquent, comme « l’unité dans la division, la mêmeté dans l’être-autre » (Eugen Fink, Sixième méditation cartésienne, p. 77, souligné par Fink ; Hua Dok. II/1, pp. 26-27).
  • [61]
    Fink, Sixième méditation cartésienne, p. 177 ; Hua Dok. II/1, p. 132.
  • [62]
    « La radicalisation qui conduit à la réflexion n’est pas du tout dirigée de telle manière que l’homme puisse s’en remettre à des réflexions sur lui-même toujours plus radicales et plus profondes. La réflexion phénoménologique réductive sur soi-même n’est pas une radicalité accessible à l’homme, elle ne réside donc pas du tout dans l’horizon des possibilités humaines. Bien plutôt, dans le devenir-effectif de la réduction se produit une réflexion sur soi-même dont la structure est d’un genre tout à fait nouveau : ce n’est pas l’homme qui fait réflexion sur soi, mais c’est la subjectivité transcendantale, voilée dans l’autoobjectivation sous la forme de l’homme, qui fait réflexion sur elle-même, en prenant son départ apparemment comme homme, en se dépassant et se ruinant comme homme, à savoir en s’orientant vers le fond vital (Lebensgrund) propre. »
    (Id., p. 86, souligné par Fink ; Hua Dok. II/1, p. 36.)
  • [63]
    Id., p. 66, souligné par Fink ; Hua Dok. II/1, p. 15.
  • [64]
    Pour approfondir cette question, voir la contribution de Yoshiteru Chida, « Phenomenological Self-Reflection in Husserl and Fink », in Japanese and Western Phenomenology, éd. par Philip Blosser, Eiichi Shimomissé, Lester Embree et Hiroshi Kojima, Dordrecht, Kluwer, 1993, pp. 81-92.
  • [65]
    Michel Henry, Incarnation, Paris, Seuil, 2000, p. 104.
  • [66]
    Id., p. 105. Il s’agit de l’une des rares critiques explicites que Michel Henry fait subir à la notion de réflexion, et elle est présente au § 12 d’Incarnation, qui traite de la « Mésinterprétation du cogito cartésien par Husserl ». Pour l’interprétation du cogito cartésien par Henry, c’est le premier chapitre de la Généalogie de la psychanalyse qui est fondamental. Ce chapitre analyse la structure du videre videor cartésien pour montrer que « le videre n’est lui-même possible que comme un videre videor » (Michel Henry, Généalogie de la psychanalyse, Paris, Puf, coll. « Épiméthée », 1985, p. 52).
  • [67]
    Edmund Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologiques pures, livre II : Recherches phénoménologiques pour la constitution, p. 339 ; Hua IV, p. 248. Contre une telle objectivation de la subjectivité par le regard réflexif, nous pouvons lire dans Généalogie de la psychanalyse : « Privée de sa dimension d’intériorité radicale, réduite à un voir, à une condition de l’objectivité et de la représentation, […] la subjectivité du sujet n’est rien d’autre que l’objectivité de l’objet. » (Michel Henry, Généalogie de la psychanalyse, pp. 60-61.)
  • [68]
    Ainsi l’on peut lire dans Incarnation : « Selon la thèse de Husserl, toute réflexion suppose une rétention. Un regard ne peut se retourner sur la vie pour tenter de la voir et de la saisir que si la phase de cette vie qui vient de sombrer dans le passé immédiat est retenue par la rétention, pour s’offrir à la vue de ce regard et lui fournir la donnée sans laquelle il ne verrait rien, sans laquelle aucune réflexion n’est possible. C’est ce premier voir de la rétention, celui qui se glisse dans le premier écart creusé par la temporalité (par ce que Husserl appelle la conscience interne du temps ou encore la forme du flux) qui a procédé à la mise à mort de la vie : cette séparation d’avec soi en laquelle l’impression est détruite. » (Michel Henry, Incarnation, p. 105.)
  • [69]
    « Sentir, c’est là ce que nous tenons pour la conscience originaire du temps. »
    (Edmund Husserl, Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, p. 141 ; Hua X, p. 107.)
  • [70]
    Alors que, pour Husserl, l’autoaffection serait déjà une première réflexivité. Voir à ce sujet les analyses de Gerd Brand, op. cit., p. 74, et d’Anne Montavont, op. cit., pp. 132 et 138-139.
  • [71]
    Dans des pages très célèbres de L’Être et le Néant, Sartre avait mobilisé à son tour l’argument de la régression à l’infini pour établir la nécessaire antériorité d’un cogito préréflexif : « Ainsi n’y a-t-il aucune espèce de primat de la réflexion sur la conscience réfléchie : ce n’est pas celle-là qui révèle celle-ci à elle-même. Tout au contraire, c’est la conscience nonréflexive qui rend la réflexion possible : il y a un cogito préréflexif qui est la condition du cogito cartésien. » (L’Être et le Néant, Paris, Gallimard, 2000 [1943], p. 19.) La réflexion détient pourtant un rôle insigne dans l’économie sartrienne du pour-soi : elle est « le pour-soi conscient de lui-même », « le pour-soi qui cherche à se reprendre lui-même comme totalité en perpétuel inachèvement », ou encore « une possibilité permanente du pour-soi comme tentative de reprise d’être. Par la réflexion, le pour-soi qui se perd hors de lui tente de s’intérioriser dans son être, c’est un deuxième effort pour se fonder » (ibid., pp. 186, 192 et 188).
  • [72]
    « C’est donc en prêtant à la vie un mode d’apparaître incompatible avec son essence que la phénoménologie prétend fonder l’advenir à soi-même de cette vie, cet accès à soi-même qui en constitue précisément l’essence. »
    (Michel Henry, Incarnation, p. 121.)
  • [73]
    Ibid. Nous avons remarqué plus haut (note 58) que cette position était déjà, dans une certaine mesure, assumée par Husserl en 1923-1924, dans le cours intitulé Philosophie première.
  • [74]
    Id., p. 132.
  • [75]
    Id., p. 129, souligné par Michel Henry.
  • [76]
    « Das Selbst ist dem Dasein ihm selbst da, ohne Reflexion und ohne innere Wahrnehmung, vor aller Reflexion. »
    (Martin Heidegger, Gesamtausgabe, Band 24, Grundprobleme der Phänomenologie, éd. par Friedrich-Wilhelm von Hermann, Francfort, Kolstermann, 1975, p. 226, souligné par Heidegger ; Les Problèmes fondamentaux de la phénoménologie, trad. par Jean-François Courtine, Paris, Gallimard, 1985, p. 196.)
  • [77]
    « Wo die Reflexion fehlt, zeigt sich das Phänomen in seinem eigensten Sinne. »
    (Martin Heidegger, Gesamtausgabe, Band 17, Einführung in die phänomenologische Forschung, éd. par Friedrich-Wilhelm von Hermann, Francfort, Kolstermann, 1994, p. 287. Cf. Martin Heidegger, Gesamtausgabe, Band 20, Prolegomena zur Geschichte des Zeitbegriffs, éd. par Petra Jaeger, Francfort, Klostermann, 1979, p. 132.)
  • [78]
    Cf. GA 17, p. 288, qui parle de l’angoisse comme d’un phénomène du Dasein inexplicable par la corrélation intentionnelle : « Das Phänomen der Angst kann ich nicht fassen als Bezogensein-auf-etwas, sondern es ist ein Phänomen des Daseins selbst. »
  • [79]
    Nous formulons cette question sans ignorer que la Befindlichkeit heideggérienne n’est pas l’Empfindung que Michel Henry mettra à l’honneur. Mais bien qu’il s’agisse de deux conceptions de l’affectivité fort différentes, l’intérêt commun pour l’affect comme mode de révélation à soi antérieur à la réflexion demeure remarquable.
Français

Résumé

À partir la distinction des trois sens de la conscience dans la Cinquième Recherche logique de Husserl, nous tâchons d’évaluer les rapports entre conscience, impression et réflexion. Seule la prise en compte de la temporalité immanente de la conscience permet de comprendre l’articulation des trois. Mais on souligne la fonction de connaissance et d’unification égologique qui confère à la réflexion un poids méthodologique considérable dans la phénoménologie de Husserl comme dans la pensée du jeune Fink. Enfin, la critique de Michel Henry permet de préciser à quelles conditions le niveau préréflexif ou impressionnel peut acquérir une teneur propre, voire une relative autonomie.

Claudia Serban
Université Paris-Sorbonne (Paris-IV)
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 13/12/2012
https://doi.org/10.3917/rphi.124.0473
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