CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Les circuits courts seraient l’avenir de l’agriculture. Dans l’idéal, sans doute. Mais la réalité du terrain témoigne de leurs limites et de leurs contraintes.

1Produire et consommer localement nos aliments est devenu le passage obligé de tout discours sur l’avenir de notre agriculture et plus prosaïquement sur la reconquête de notre souveraineté alimentaire. À cette idée très consensuelle, le discours dominant associe, le plus souvent, la vente en circuits courts qui a séduit de nouveaux consommateurs à l’occasion des trois mois de confinement liés à la crise sanitaire. En mixant ces deux assertions, ce qui est fait le plus souvent, les producteurs augmenteraient leur revenu et les consommateurs bénéficieraient d’une alimentation de meilleure qualité. Ainsi tout le monde serait gagnant. Est-ce donc ce système alimentaire qui va sauver le monde ?

2La demande d’une production locale ou d’une relocalisation de la production doit être précisée car elle peut être interprétée de différentes façons. Pour les Hollandais, produire localement, c’est produire en Hollande. Pour les Bretons, produire localement, c’est produire en Bretagne. Pour un Parisien, que signifie un produit local ? Quel seuil kilométrique retenir pour définir un produit local sachant qu’il n’existe aucune définition officielle de la proximité ? Celle-ci dépendra des volumes à approvisionner ou de l’idée que chacun s’en fait. Ainsi un « Produit en France » sera considéré par certains comme un produit local. Les autorités françaises retiennent un rayon de 70 kilomètres pour l’application des mesures agroenvironnementales et climatiques d’aides aux circuits courts relevant de la Politique agricole commune. Selon les locavores, il faut manger seulement des aliments cultivés ou produits à l’intérieur d’un rayon de 160 kilomètres.

3Quelle que soit la définition choisie, une production locale est perçue pour l’opinion publique comme une production de qualité même si rien ne le garantit officiellement. Mais de quels produits peut-il s’agir ?

4- S’agit-t-il seulement de produire localement tous les produits qui sont demandés par le marché local ?

5- S’agit-t-il de produire localement principalement des produits de qualité issus de la montée en gamme ? (produits bio mais aussi AOC/AOP, fermiers, marques régionales…) ?

6- La région est sans doute l’unité spatiale la plus opérationnelle pour définir le « local » car elle permet à la fois de raisonner économiquement sur de grandes quantités et d’exploiter le besoin de proximité qui relie les consommateurs à leur région. Les Bretons, par exemple, l’ont bien compris puisqu’ils ont même un logo pour valoriser leur démarche.

Conséquences de nos inconséquences

7- Mais pour d’autres, produire localement répond à une volonté d’autonomie alimentaire. Selon une étude du cabinet conseil Utopies, parue en 2015, le degré d’autonomie alimentaire moyen des cent premières aires urbaines françaises n’est que de 2 %. Pour conquérir une autonomie alimentaire totale, il faudrait alors produire localement tous les produits alimentaires consommables et donc non seulement les produits agricoles consommables en l’état mais aussi les aliments issus de la première, deuxième voire troisième transformation. Cette conception poussée jusqu’au bout conduirait ainsi à relocaliser des productions qui sont faites dans d’autres régions et absentes de la région considérée. C’est peu réaliste.

8- Relocaliser la production, cela peut être aussi cultiver dans notre pays des productions que nous importons de l’étranger alors que nous pourrions les produire en France. Ces productions ne sont pas si nombreuses car la France se caractérise par une très grande diversité de spéculations agricoles. Or les volumes concernés peuvent être importants et le sont de plus en plus. C’est la conséquence de nos inconséquences. Le plus souvent ces productions ont été captées par des concurrents qui se sont montrés plus compétitifs : viandes (bovins), poulets en découpe (moins chers à produire au Brésil), porcs (moins chers à produire en Allemagne, main d’œuvre polonaise), protéines végétales (rendements /ha insuffisants…) et surtout fruits et légumes frais ou transformés, moins chers à produire en Espagne, au Maroc… en raison de nos coûts de main-d’œuvre trop élevés, des excès des normes environnementales que nous nous sommes imposés…

9Certes, il existe une demande forte de développer la consommation de produits locaux. Celle-ci est le plus souvent associée à leur achat en circuits courts. Circuit court, de quoi parle-t-on ? Est considéré comme circuit court tout mode de commercialisation reposant sur :

  • un intermédiaire maximum entre le producteur et le consommateur final ;
  • une proximité géographique entre le producteur et le consommateur final.

10Ces deux notions sont intimement liées dans la mesure où réduire les intermédiaires entre le producteur et le consommateur passe également par la limitation des distances géographiques entre le lieu de production et le lieu de consommation, donc par l’incitation à une consommation locale dans une logique de développement durable.

Les circuits courts ont été ringardisés

11Rappelons qu’avant la Deuxième Guerre mondiale, les produits alimentaires étaient vendus majoritairement en circuits courts. Puis ceux-ci ont été concurrencés par le développement des grandes surfaces qui ont profité des opportunités offertes par le développement des transports, l’urbanisation croissante de nos territoires, l’internationalisation des marchés et l’élan de la société de consommation. Ainsi les circuits courts ont été complètement marginalisés, voire ringardisés. Mais depuis une quinzaine d’années, les circuits courts ont retrouvé une certaine jeunesse grâce à la diversification des formules (vente directe à la ferme, éventuellement en libre-service, Amap, marchés de producteurs, magasins de producteurs, plateformes, drive, ecommerce…) et grâce au soutien d’une clientèle plutôt aisée. Il faudrait ajouter les grandes surfaces qui commercialisent, elles aussi certains produits locaux en partenariat avec les producteurs, pour répondre aux demandes de certains consommateurs ou pour cultiver une image de proximité et de solidarité avec les producteurs locaux. D’après le dernier recensement agricole, les circuits courts sont pratiqués par 103 000 producteurs, soit un exploitant sur cinq, sur au moins une partie de leur production. C’est loin d’être négligeable. Ces exploitations sont souvent de taille modeste (surface moyenne de 39 ha contre 59 ha pour celles en circuits longs) et plus intensives en main d’œuvre que les exploitations conventionnelles. Mais actuellement, on observe, comme dans le bio, une augmentation de la taille des exploitations qui se lancent dans la vente directe sans abandonner pour autant leurs activités traditionnelles.

12La commercialisation en circuits courts concerne le plus souvent des produits frais. Ce seront le plus souvent les mêmes produits qui sont les plus vendus sous le label AB. Mais ce ne sont plus seulement des produits bio. Environ la moitié des producteurs de miel et de légumes vend en partie en circuits courts. Un quart des producteurs de fruits et de vin vend de la sorte. La part en viande est minime car les produits animaux sont plus contraignants en termes de transformation et de conservation. Le consommateur n’y trouvera pas encore beaucoup de produits transformés qui sont distribués largement par la grande distribution ou les commerces spécialisés. Compte tenu de la gamme étroite de produits proposée en circuits courts, « on n’accroitra pas significativement l’autonomie alimentaire des territoires, simplement grâce aux circuits courts », selon Jacques Mathé, économiste chez CER France.

Des produits perçus comme plus naturels, plus appétissants

13Les consommateurs sont nombreux à avoir perdu confiance dans la qualité de leur alimentation, notamment à la suite des crises alimentaires à répétition dont ils attribuent la cause à l’industrialisation et à la longueur de la chaine alimentaire. En achetant des produits locaux en circuits courts, les consommateurs se rassurent sur l’origine des produits perçus comme plus naturels, plus appétissants.

14Qui sont les « locavores » ? 24 % des consommateurs déclarent acheter en vente directe, un profil très aisé et rural selon une étude récente du Credoc. Ce chiffre parait élevé mais il faudrait le comparer à sa fréquence d’achat, aux quantités achetées ou au budget alimentaire dépensé dans les circuits courts. Il marque en tous cas un réel attrait pour ce circuit. Pour certains consommateurs, acheter en circuits courts des produits locaux est devenu un acte citoyen : c’est lutter contre l’agriculture industrielle, productiviste, mondialisée, c’est préserver l’environnement. Acheter local, c’est aussi soutenir le revenu des petits producteurs, l’économie locale, créer du lien entre les gens etc.

15Selon une étude de l’Agence « Australie » réalisée avec I’Institut français d’opinion publique, les produits locaux seraient ainsi en train de devenir les chouchous des Français. Ils seraient même plus appréciés que les produits bio sur plusieurs critères… Reste à s’entendre sur la notion très relative de proximité qui varie selon les individus, les pays… Pour nombre de consommateurs, pouvoir augmenter ses achats de produits locaux en circuits courts est incontestablement attractif mais quelles sont les conditions nécessaires pour qu’ils puissent concrétiser leurs intentions ? À quel prix ? À quelle distance de leur lieu d’habitation ? Quel budget temps accepteront-ils d’y consacrer ?

Les circuits courts ne représentent qu’une niche

16Les circuits courts exercent une incontestable attractivité auprès des consommateurs. Pourtant, dans la réalité les circuits courts ne représentent encore qu’une niche pour la commercialisation des produits alimentaires. Le Conseil économique social et environnemental, dans un avis du 27 mai 2016, sur Les circuits de distribution des produits alimentaires, annonce une part de marché de 5 à 10 %. Un des meilleurs connaisseurs de la distribution alimentaire, Frédéric Denhez, avance le chiffre de 3 %, ce qui semble plus réaliste.

17Cette part de marché de ce mode de distribution alimentaire va-t-elle augmenter dans l’avenir alors que l’allongement de la chaine de distribution n’est que la conséquence de la concentration de la population dans des grandes agglomérations dont on voit mal qu’elle puisse s’interrompre ? Selon Xavier Hollandts, professeur de stratégie, « qui dit circuits courts, dit une offre de saison, plus restreinte. Cela va à l’encontre de la promesse de la grande distribution et de son offre très large, tout au long de l’année. Un argument auquel les consommateurs français demeurent extrêmement sensibles. Il restera aussi la problématique de prix parfois supérieurs à ceux de la grande distribution, ce qui repose la question de l’accès des circuits courts à une base plus large de consommateurs », ajoute l’expert. Pour développer leurs ventes en circuits courts, il faut sans doute que les agriculteurs élargissent leur offre. Encore faut-il que cette stratégie de développement soit rentable pour les producteurs !

18En prenant la place des intermédiaires, l’agriculteur récupère la valeur ajoutée captée par la distribution. Mais cette marge brute en plus n’entraine pas automatiquement un bénéfice supplémentaire pour le producteur. Il doit calculer au plus juste ses coûts de production. Activité chronophage, le producteur doit imputer le coût du temps passé à la transformation de ses produits, à la logistique nécessaire pour rendre son produit disponible, au temps nécessaire pour la vente… La rémunération de l’agriculteur risque d’être décevante s’il ne comptabilise pas bien tous ses coûts de production et s’il ne vend pas assez cher ses produits aux consommateurs. Ne pouvant pas être compétitif par rapport aux grandes chaines de distribution, il doit convaincre ses clients qu’il ne vend pas la même marchandise que celle disponible dans les autres circuits de distribution. À lui de définir une politique de marketing et de bien vendre ses facteurs de différenciation.

Vendre en circuits courts, c’est exercer un autre métier

19La rentabilité d’une telle stratégie dépendra aussi des compétences disponibles pour être efficace. Choisir de vendre en circuits courts, c’est exercer un autre métier, voire plusieurs autres métiers que celui de simple producteur. Un agriculteur sera gagnant dans la vente directe s’il maitrise bien tous les nouveaux métiers de la chaine alimentaire qu’il intègre. De nombreux échecs de vente en circuits courts sont la conséquence d’un manque de professionnalisme des porteurs du projet. « Le bilan économique des ventes en circuits courts en demi-teinte pourrait trouver son origine dans les stratégies de commercialisation le plus souvent individuelles et conduisant à un allongement des temps de travail », d’après l’Institut Paris Région [1].

20La vente en circuits courts a-t-elle un bilan écologique positif par rapport aux grands circuits intégrés compte tenu du transport ferme/client en petites quantités pour la vente directe ? Question importante car l’attrait des circuits courts repose en partie sur cette « durabilité ». Selon l’Ademe, « la diversité des circuits courts ne permet pas d’affirmer qu’ils présentent systématiquement un meilleur bilan environnemental que les circuits “longs’’, notamment en matière de consommation d’énergie et d’émissions de gaz à effet de serre. En effet, les modes et pratiques de production sont beaucoup plus déterminants en matière de bilan environnemental que le mode de distribution, notamment pour les fruits et légumes (culture de produits de saison). Les émissions par kilomètre parcouru et par tonne transportée sont environ dix fois plus faibles pour un poids lourd de 32 tonnes et 100 fois plus faibles pour un cargo transocéanique que pour une camionnette de moins de 3,5 tonnes : ils permettent de parcourir de plus grandes distances avec un impact gaz à effet de serre équivalent ».

21Il est évident que la vente en circuits courts d’une production locale passe par une maitrise du foncier de proximité. « La question foncière me parait centrale dans la mesure où les circuits courts ne peuvent pas se développer sans accès à la terre, et inversement le développement des circuits courts constitue une motivation forte à préserver le foncier agricole. Il faut le dire et le répéter, l’accès aux terres agricoles en périphérie des zones urbaines constitue un enjeu central sur lequel les collectivités ont un vrai rôle à jouer », indique Jacques Mathé. Se lancer dans la vente directe de produits locaux exige de nombreuses compétences, du professionnalisme et aussi « un enthousiasme et le dévouement de passionnés prêts à travailler sans compter » [2]… Ce n’est certainement pas une recette miracle pour permettre à des agriculteurs en difficulté de s’en sortir.

Du local, mais pas trop près de chez moi

22Ce n’est pas non plus une solution envisageable pour nourrir tous les Français tous les jours et les touristes de temps en temps. La vente en circuits courts de produits locaux demeurera une niche tant que les Français vivront massivement dans de grandes agglomérations urbaines. On doit aussi souligner la contradiction des consommateurs qui souhaitent acheter local mais qui s’opposent de plus en plus à toute activité agricole qui se développe près de chez eux : des produits alimentaires produits localement, certes, mais pas trop près de chez moi. On ne peut pas tout produire au niveau local, ni même au niveau régional. C’est à l’échelle européenne qu’il faut assurer cette sécurité alimentaire grâce au développement de tous les types d’agriculture. La résilience de notre système alimentaire sera d’autant plus forte que les sources d’approvisionnement et les circuits de distribution resteront diversifiés. Les circuits courts et le développement des productions locales ont donc leur rôle à jouer, mais on ne peut pas bâtir une politique agricole durable sur ces deux seules bases. Si on voulait vraiment développer massivement les circuits courts et les productions locales, ne faudrait-il pas suivre le conseil d’Alphonse Allais qui disait : « Il faut construire les villes à la campagne » [3]

Notes

  • [1]
    Cet institut réalise des études, des enquêtes et des recherches ayant pour objet l’aménagement et l’urbanisme en Ile-de-France.
  • [2]
    Sylvie Brunel, Pourquoi les paysans vont sauver le monde, Buchet-Chastel, 2020
  • [3]
    Alphonse Allais est un journaliste et un humoriste de la Belle Époque (fin du XIXe siècle jusqu’à la Première guerre mondiale).
Gil Kressmann
Il est membre de l’Académie de l’agriculture de France.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 06/12/2020
https://doi.org/10.3917/pes.382.0037
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