CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Lecture critique des ouvrages suivants : Marta Cruells, Pedro Ibarra, 2013, La democracia del futuro. Del 15M a la emergencia de una sociedad civil viva, Barcelone, Icaria ; David Graeber, 2014, Comme si nous étions déjà libres, Montréal, Lux Éditeur ; Albert Ogien, Sandra Laugier, 2014, Le principe démocratie. Enquête sur les nouvelles formes du politique, Paris, La Découverte.

2Depuis le « Printemps » tunisien de 2011, une vague de fortes mobilisations politiques a marqué et continue de marquer le monde, traversant des pays aussi divers que la Grèce, l’Égypte, l’Espagne, le Brésil, Israël, les États-Unis ou encore la Turquie. Emblématiques, avant tout, de la nécessité et de l’urgence ressenties, à l’échelle internationale, pour inventer de nouvelles formes de participation politique, plus opérantes et plus inclusives, ces nouvelles dynamiques font apparaître une kyrielle de questions normatives, organisationnelles et cognitives que nous proposons d’aborder dans cette note, à travers la lecture croisée de trois ouvrages récents, dont le point commun est d’avoir adopté une perspective immanente. Ainsi, chacun analyse et juge la valeur et la portée politique de ces mobilisations, en prenant comme référence le point de vue de ceux qui ont participé aux protestations. Cela ne veut pas dire que les auteurs se sont limités à reproduire et commenter tout simplement les opinions et les revendications telles qu’elles furent formulées dans le contexte des mobilisations. Ces ouvrages entendent se situer de leur point de vue en reconstruisant leurs pratiques et leurs projets politiques comme l’expression d’un idéal ou d’un principe démocratique qui dépasse les limites de la démocratie institutionnalisée. C’est le cas spécialement pour Le principe démocratie et Comme si nous étions déjà libres qui, au-delà de différences que nous aurons l’occasion de traiter en détail, se donnent explicitement pour objectif de donner à voir la qualité démocratique des pratiques politiques nouvelles mises en œuvre pendant les protestations, aussi bien que celle du projet politique commun sous-jacent aux revendications des protestataires. Pour les auteurs, l’idéal ou le principe démocratie joue donc le rôle de régulateur des pratiques sociales et politiques. Il est aussi le point de fuite de l’articulation des revendications formulées dans le cadre de ces phénomènes politiques nouveaux. C’est sur la base de cette thèse qu’ils développent leur analyse. La democracia del futuro permet quant à lui de mettre cette thèse en perspective, de l’illustrer et de l’enrichir, moyennant des récits détaillés des participants aux mouvements.

3À partir d’approches méthodologiques distinctes, les ouvrages ici discutés analysent les différentes dimensions de ces phénomènes politiques, de telle sorte qu’on y gagne une image pluridimensionnelle d’aspects cruciaux tels que le rôle des médias ou des réseaux sociaux, le rejet de la violence ou encore la possible influence des protestations sur l’avenir. De façon générale, on aperçoit, dans ces travaux, une volonté commune d’offrir une analyse des causes des protestations, une description de leur caractère spécifique et un bilan sur leur portée politique et sociale. En même temps, on peut facilement identifier une combinaison de points de vue normatifs et descriptifs : on voit que, pour les auteurs, la description de ces phénomènes devient indissociable de leur évaluation morale, sociale ou politique, et que, pour l’analyse normative, l’identification des objets d’étude est inséparable de leur portée. Ainsi – on le verra en détail plus tard –, dans leur analyse de l’origine des mobilisations, les auteurs se posent une double question, celle de leurs causes sociales et historiques, mais aussi celle de leur forme spécifique : pourquoi s’est-on mobilisé ? Et pourquoi s’est-on mobilisé en suivant des principes radicaux-démocratiques et non les modèles de mobilisation traditionnels ? En s’interrogeant sur la nature de ces mouvements, les auteurs portent le regard sur l’organisation des pratiques politiques en tant que réalisation de nouveaux principes normatifs. Finalement, de la question de la portée et du bilan de ces épisodes de mobilisation découlent d’autres interrogations comme : quels effets ces mouvements ont-ils eus dans la sphère du politique et du social ? Quel est leur apport pour analyser le présent ? Comment ont-ils influé sur les débats actuels en philosophie politique ? Quel est leur potentiel émancipateur ? etc. Chez Marta Cruells et Pedro Ibarra par exemple, les témoignages de ceux qui ont participé au mouvement des Indignados permettent de s’apercevoir que beaucoup de ces questions sont déjà posées par les acteurs eux-mêmes, qui essayent de comprendre la nature des phénomènes auxquels ils ont activement participé. On pourrait donc affirmer qu’en adoptant une perspective immanente, les ouvrages analysés contribuent à cet effort de compréhension collective de soi-même.

4Même si les trois ouvrages partagent des intérêts théoriques et pratiques communs, ils adoptent des perspectives très différentes pour aborder leur objet d’étude, voire articuler le rapport entre la réflexion théorique sur le sens des pratiques politiques et les pratiques elles-mêmes. Chez Albert Ogien et Sandra Laugier, on peut identifier une approche comparative qui vise à trouver des éléments communs aux différents phénomènes protestataires pour rendre compte de leur spécificité en tant que nouvelle forme de pratique politique incarnant le principe démocratie comme élément régulateur et articulateur. Cette approche est accompagnée d’une explicitation de la portée de ces phénomènes pour les débats sur la nature du politique et du social qu’on retrouve dans le champ de la philosophie politique, de la théorie sociale et de la sociologie. D’un autre côté, on constate que l’actualité de certains débats théoriques est vue comme un effet symptomatique de ce nouvel esprit démocratique censé être à l’origine des protestations. Ces débats servent donc de réflexions plus complexes par rapport à celles que l’on trouve dans la rue, et dont les mouvements peuvent profiter ou s’inspirer. Il s’ensuit finalement un bilan sur les conséquences des protestations et sur ce qu’on peut encore espérer dans l’arène politique.

5Chez David Graeber, il paraît plus difficile de parler d’une méthodologie unitaire. Premièrement, l’anthropologue anarchiste s’appuie sur un récit autobiographique qui prétend montrer d’une façon assez dramatique les difficultés expérimentées et les choix stratégiques mis en œuvre pendant l’émergence et l’effervescence du mouvement Occupy Wall Street (OWS). Puis, on y trouve une analyse détaillée des causes historiques et socio-économiques de l’émergence et de la « réussite » d’OWS. D. Graeber poursuit avec une élaboration théorique sur l’anarchisme et la démocratie accompagnée de réflexions historiques qui remettent en question des conceptions traditionnelles issues de ses autres ouvrages. Il conclut avec des considérations pratiques qui visent à servir de guide pour poursuivre les formes d’organisation politique ayant émergé pendant ce temps. Enfin, dans La democracia del futuro, M. Cruells et P. Ibarra reproduisent des extraits d’enquêtes empiriques (divisés par critères thématiques) qui en soi ont une très grande valeur herméneutique, mais dont le statut méthodologique consiste plutôt à servir d’illustration ou de preuve ainsi que d’inspiration pour traiter certains sujets concernant ces mouvements, comme le rôle de la violence, l’appropriation du discours féministe, l’expérimentalisme et la technologie.

Démocratie comme principe régulateur et articulateur

6Grâce à sa volonté généraliste ainsi qu’à son élaboration conceptuelle exhaustive, la reconstruction argumentative du Principe démocratie permet d’encadrer systématiquement les différentes dimensions des mouvements politiques à traiter dans cette note de lecture. L’ouvrage prend comme phénomène de référence ce que les auteurs appellent un « épisode d’effervescence politique dont la fin ne semble pas encore proche » (Ogien, Laugier, 2014, p. 7) et qui comprend toutes les formes de protestation entreprises au nom de la démocratie, aussi bien dans les contextes autoritaires (la Tunisie, l’Égypte…) que dans les démocraties constitutionnelles plus ou moins établies, et ce depuis 2011. Pour A. Ogien et S. Laugier, ce qui caractérise tous ces phénomènes, c’est le fait que la notion de démocratie est devenue le point de fuite articulateur des revendications politiques. Pour des raisons de cohérence thématique avec les autres ouvrages faisant l’objet de la présente discussion, on se concentrera plutôt ici sur l’analyse des protestations ayant eu lieu dans les ordres démocratiques établis comme celle des indignados en Espagne ou du mouvement OWS aux États-Unis. Les auteurs constatent, dans ces cas, ce qu’ils appellent une « extension sémantique du mot démocratie », c’est-à-dire un phénomène selon lequel toutes les notions évaluatives avec lesquelles les citoyens critiquent leur réalité sociale ont été éclipsées par la notion de démocratie. Là où on dénonçait jadis l’oppression, l’injustice et l’aliénation, on parle désormais de politique antidémocratique ou d’attaque à la démocratie. Cette nouvelle forme d’articulation de l’activité critique et protestataire va de pair avec le constat d’une volonté de rupture plus ou moins radicale avec l’ordre institutionnel donné, lequel a perdu sa légitimité pour une grande partie du grand public. Cette perte de légitimité n’est pas seulement due à un manque de réalisation des attentes normatives que l’on dirige traditionnellement envers les institutions démocratiques. Les rassemblements ne se limitent pas à réclamer un bon fonctionnement des fonctions représentatives dans leur rôle traditionnel ; au contraire, ils radicalisent le sens de la notion de démocratie. En mettant l’accent sur la nécessité d’une démocratie réelle, ils reformulent sa signification en concevant la (possibilité de la) participation active des citoyens dans le contrôle des questions d’intérêt général comme un élément essentiel de la vie en démocratie.

7Dans ce qui suit, nous allons reconstruire quelques motifs centraux du Principe démocratie qui nous semblent des contributions essentielles au débat sur la nature et la portée des protestations : son cadrage général dans la réflexion philosophique sur le politique et la démocratie ; son analyse complexe de la portée épistémologique de ces mouvements ; son étude des origines sociales des nouvelles formes de rapport au politique ; sa réflexion sur les aspects normatifs concernant l’action, aussi bien que le projet politique et le bilan général que les auteurs tirent de ce qu’on peut attendre de ces épisodes d’effervescence politique, et leur valeur pour notre présent. Face aux critiques assez répandues dans tout le spectre politique, critiques mettant en doute la valeur et l’efficacité politique des mouvements protestataires guidés par le principe démocratie, l’un des principaux apports de l’ouvrage d’Ogien et de Laugier est de rendre compte de sa nature éminemment politique. Ce travail montre que, même s’ils refusent de suivre les stratégies et les canaux avec lesquels on caractérise traditionnellement l’action politique, ces mouvements réalisent aussi une forme de travail politique spécifique, que les auteurs qualifient de « sauvage ». Le travail politique est un ensemble de pratiques sociales qui visent à la coordination et la canalisation des tensions sociales structurelles préexistantes ; il s’agit d’une sphère d’action dont la fonction principale est de garantir l’intégration sociale. Ce travail politique peut être réalisé à différents niveaux d’organisation institutionnelle, et c’est au niveau extra-institutionnel qu’il faut situer les pratiques de ces nouveaux mouvements. En comprenant les mobilisations comme des formes « sauvages » de travail politique, on élargit de facto la conception du politique « pour y inclure l’ensemble des processus au cours desquels des questions d’intérêt collectif se forment, se débattent et s’imposent comme des problèmes publics qu’une société […] décide de devoir résoudre » (Ogien, Laugier, 2014, p. 65). On comprend plus profondément la valeur et la légitimité des mobilisations en évoquant la distinction classique entre le politique et la politique : si le politique est un domaine voué à la régulation des relations entre les membres d’une unité territoriale, la politique naît de la nécessaire spécialisation des fonctions, qui est à l’origine du pouvoir gouvernemental. Le politique, en tant que domaine d’action allant au-delà des formes de politique institutionnalisées, possède une dynamique ouverte qui défie et déborde continuellement la sphère de la politique établie. Or c’est justement comme acteur dans cette dynamique qu’il faut situer les mobilisations du principe démocratie.

8Mais au-delà de la négation de sa nature politique, on trouve aussi dans les débats publics et académiques une stratégie différente, celle de la mise en doute de la valeur et de la légitimité des mobilisations, ce qui revient à refuser une des prémisses centrales sur lesquelles celles-ci s’appuient pour revendiquer la possibilité de la participation politique des citoyens. Cette prémisse a trait au savoir politique des citoyens ordinaires, ceux qui ne font pas partie de la sphère de la politique institutionnalisée et professionnalisée, et dont on a souvent dénié les compétences nécessaires pour influer sur les décisions politiques sérieuses. En appuyant leurs réflexions sur John Dewey, les auteurs combattent cette opinion assez répandue sur plusieurs fronts argumentatifs. Ils formulent notamment le postulat selon lequel les acteurs sociaux ont un savoir politique qui relève de leur propre expérience sociale, c’est-à-dire non politique. Ce savoir est d’une double nature : il s’agit à la fois d’un savoir sur des questions nécessitant la prise de décisions collectives, et d’un savoir pratique sur les formes de l’action politique. D’un côté, les auteurs s’appuient sur la thèse de Dewey selon laquelle les individus ont un savoir situé, issu de leur position dans le monde social, et qui contribue à l’élaboration collective des questions qui les affectent (Dewey, 2003). D’un autre, ils défendent l’idée selon laquelle, au-delà des pratiques politiques institutionnalisées, il existe un apprentissage non formalisé du savoir-faire politique dans les formes ordinaires d’interaction sociale. Ils visent dès lors à analyser les conséquences que ce postulat d’un savoir politique peut avoir pour la configuration du principe démocratie : en s’appuyant sur une combinaison de la théorie de l’enquête et du public de Dewey, ils montrent que ce savoir politique peut être mobilisé pour améliorer la qualité des processus de communication publics débouchant sur des décisions politiques. Il est difficile ici de ne pas trouver de convergences avec Iris Marion Young, qui défend dans son livre Inclusion and Democracy (Young, 2000) l’idée d’une inclusion politique de tous, en montrant comment les voix socialement situées des individus opprimés peuvent contribuer à enrichir les processus de prise de décision politique, lesquels sont conçus sur le mode d’une enquête collective pour la solution des problèmes publics et la lutte contre l’injustice. C’est aussi à partir d’une réflexion sur la démocratie comme enquête qu’Ogien et Laugier introduisent la question de l’injustice épistémique, qui a gagné d’actualité dans le champ philosophique. Miranda Fricker a formulé dans son livre Epistemic Injustice : Power and the Ethics of Knowing (Fricker, 2007) l’idée que les individus en tant que membres d’un groupe social se voient parfois refuser une reconnaissance en tant que porteurs d’un savoir (injustice testimoniale) ou en tant que sujets ayant une expérience sociale valable (injustice herméneutique). Si la question de la justice épistémique a pris de l’ampleur dans le débat philosophique, elle est également retravaillée en permanence par les mouvements sociaux attentifs à écouter toutes les voix, à commencer par celles qui sont habituellement exclues du débat public.

9Cette nouvelle attention portée aux voix traditionnellement exclues, qui devient un élément constituant des pratiques politiques actuelles, est considérée, à côté d’autres caractéristiques propres de ces mouvements, comme le résultat de l’émergence d’une nouvelle sensibilité politique. Cette sensibilité est censée être à la racine des changements dans les rapports que les citoyens entretiennent avec le politique, et qui sont devenus manifestes dans les mouvements protestataires de ces dernières années. Ogien et Laugier conçoivent l’avènement de cette sensibilité comme le produit d’une série d’expériences historiques et de changements socio-structurels qui ont eu lieu ces cinquante dernières années. Entre autres causes, ils parlent ici de la pacification des relations sociales, de l’amélioration des conditions de vie, de la modalisation des modes de vie et finalement, de l’expérience quotidienne de la démocratie, qui occupe une position explicative centrale. L’arrivée de cette nouvelle sensibilité trouve sa contrepartie théorique dans les débats académiques de la philosophie du care et dans le souci du détail du côté de la sociologie. Il s’agit de deux manières de concevoir l’agir des individus, qui prennent au sérieux la particularité de ceux qui l’entonnent et, de façon plus générale, la complexité du contexte où ils réalisent leurs actions.

10Les auteurs analysent le caractère nouveau des pratiques politiques en montrant aussi la nature, la dynamique et l’origine des attentes et revendications formulées. D’un côté, les mouvements proposent de repenser les conditions d’une vie autonome et digne d’une façon qui surpasse les catégories avec lesquelles les experts comprennent le monde. Les auteurs montrent ainsi que la réalisation de l’autonomie passe par la possibilité de définir ce qui constitue une vie autonome. D’un autre, ils interprètent le sens de l’expression « démocratie réelle » en la mettant en contraste avec des interprétations plus radicales traduites par la notion de démocratie radicale. Selon Ogien et Laugier, en écoutant la voix de ceux qui ont pris part aux protestations, on constate non pas un refus total des institutions représentatives, ni d’ailleurs de la politique comme institution du pouvoir, mais bien plutôt une revendication en faveur d’une extension de la démocratie. Celle-ci concerne la participation à la prise de décisions collectives qui ne peut être comprise que comme une explicitation publique de « la transformation du rapport au politique qui travaille l’espace public démocratique depuis près d’un demi-siècle » (Ogien, Laugier, 2014, p. 231). Cette transformation, qui est à l’origine même de l’irruption des protestations, a plusieurs fondements qu’on peut ici énumérer très brièvement : démilitarisation des mœurs politiques, extension des droits sociaux et politiques, refus des enjeux du pouvoir liés à l’exercice de la politique et reconnaissance de « l’importance stratégique de la communication dans l’action politique » (Ogien, Laugier, 2014, p. 235).

11Le principe démocratie offre en conclusion un bilan provisoire de ce que ces mouvements ont apporté à la vie politique des sociétés démocratiques, de leurs (possibles) effets sur l’espace de l’exercice de la représentation politique. Loin des diagnostics critiques qui n’y voient que des émeutes éphémères, les auteurs mettent l’accent sur les effets immédiats que les rassemblements ont eus sur la prise de certaines décisions politiques, sur l’organisation de la vie interne des organisations politiques traditionnelles comme les syndicats et les partis, mais aussi sur la reformulation de l’agenda politique dans les médias et au sein des parlements. Les développements les plus récents témoignent, en un sens, de la pertinence de cette posture, étant donné que ces mouvements ont progressivement donné lieu, pour certains, à l’émergence de partis politiques qui se veulent porteurs des revendications formulées, et dont la réussite dépendra en grande partie de la possibilité d’articuler la logique de la politique et celle du monde du pouvoir avec le principe démocratie, tel qu’il est devenu manifeste dans les mouvements en question.

Anarchisme et démocratie

12David Graeber, intellectuel et activiste anarchiste célèbre, nous offre avec son dernier ouvrage son témoignage en tant que militant engagé dans toutes les phases du mouvement nord-américain Occupy Wall Street, mais aussi des réflexions théoriques, historiques, normatives et stratégiques qui ont pour but de comprendre et d’accompagner intellectuellement ces mouvements. Ce qui, à notre avis, caractérise l’approche de D. Graeber est la volonté de percevoir dans ces phénomènes une affinité plus ou moins explicite avec les idéaux anarchistes qui, selon lui, ont inspiré et servi de référence imaginaire à l’organisation des protestations aux États-Unis. Dans ce cadre, l’approche de Graeber diffère des positions moins « radicales » comme celle d’Ogien et de Laugier, qui ne voient pas dans les revendications d’une démocratie réelle une volonté d’en finir avec la sphère du pouvoir, mais plutôt une réforme et une revitalisation de la démocratie représentative. Au contraire, Graeber n’hésite pas à y identifier un caractère révolutionnaire visant une démocratisation radicale de l’ordre politique, qu’il voit déjà préfigurée dans les pratiques de rassemblement mises en œuvre pendant l’apogée d’OWS. Cette expérience de politique préfigurative, qui vise à changer la société en mettant en pratique l’idéal de la liberté – c’est-à-dire en faisant comme si nous étions déjà libres –, est décrite en détail par Graeber, qui pointe aussi les obstacles institutionnels auxquels elle a été confrontée.

13D’abord, ce qu’on apprend du récit personnel de Graeber est que derrière le phénomène d’OWS se cachent des expériences militantes de longue date, même si, à cause de son succès participatif et médiatique, le mouvement a débordé de ses ressources organisatrices existantes. Ainsi, l’histoire d’OWS est présentée comme autant d’expériences de création et d’expérimentation, d’une réussite inattendue, qui ont associé de vieux éléments avec les nouveaux besoins de l’action politique. Mais quelles sont, au fond, les raisons qui ont fait d’OWS un point d’inflexion dans l’histoire des mobilisations collectives de ces dernières années ? Graeber évoque ici des raisons socio-structurelles et historiques propres à la société nord-américaine, mais qui ont aussi à voir avec la dynamique du débat public américain, le rôle des médias, l’image des partis politiques, etc. La précarisation des conditions de vie de la jeunesse, l’endettement, les transformations du système économique, les changements dans la perception des partis, l’émergence du Tea Party et la réaction des médias sont quelques-unes des causes qui expliquent ce succès.

14Graeber s’interroge également sur le caractère spécifique des registres argumentatifs mobilisés par OWS et dont le slogan « Nous sommes les 99 % » est devenu célèbre. Pour Graeber, ce slogan n’est pas seulement une formulation ayant pour but de rassembler le plus grand nombre de gens : il relève d’une appréciation critique des dynamiques propres au système représentatif nord-américain. Ainsi s’articule un message complexe mettant l’accent sur l’imbrication de l’argent et de la politique dans l’histoire des États-Unis : le système représentatif américain est si traditionnellement lié aux intérêts de l’élite économique du pays qu’une critique économique radicale ne peut à l’inverse que viser des changements politiques radicaux.

15Graeber n’hésite pas à considérer OWS comme l’expression collective d’un sens moral démocratique (Ogien et Laugier parlent ici, comme mentionné plus haut, d’une « sensibilité démocratique ») qui a des racines, entre autres, dans des tranches de vie et des épisodes historiques souvent méconnus de l’histoire officielle légitimant le système représentatif des États-Unis. Graeber montre que le projet politique officiel d’une démocratie représentative qui s’est établie pendant les derniers siècles est le résultat de la réaction des élites politiques et économiques aux dangers qu’ils ont attribués à la participation des masses dans le processus de prise de décision politique. Il montre aussi, en prenant comme référence des documents historiques, que dans la réalisation du projet politique de la démocratie représentative, ces « dangers » n’ont rien d’irrationnel. Ils sont au contraire liés à la capacité de pensée rationnelle du peuple, à sa capacité d’identifier les injustices, les abus de pouvoir du régime que l’élite économique et politique impose sur le pays. Comme chez Ogien et Laugier, on voit ici le rôle fondamental du (déni du) postulat du savoir politique du peuple.

16À cette version officielle de la démocratie qui justifie le projet de la démocratie représentative, Graeber oppose l’existence d’un sens moral démocratique plus profond (Graeber parle quelquefois d’un inconscient démocratique), dont le mouvement OWS est l’expression la plus claire et visible. Ce sens moral démocratique est en grande partie le produit de « l’expérience des gens qui participent à la prise de décision collective » (Graeber, 2014, p. 165) et trouve ses racines historiques dans l’expérience des communautés, qu’il s’agisse des pirates, des assemblées de village africaines ou encore des conseils suédois. Il ne se réfère pas à un mode de gouvernement, mais à une façon de faire des choses ensemble qui peut être présente à tous les niveaux de coopération sociale. Dans ces formes de coopération démocratique, ce sont les principes d’égalité, de consensus, d’horizontalité qui, même s’ils prennent forme dans des pratiques différentes, sont mis en œuvre en visant la résolution des problèmes auxquels les membres d’une communauté sont confrontés. C’est sur ce point que Graeber identifie la connexion entre ce sens moral, ou culture démocratique, et la tradition anarchiste. Selon lui, l’anarchisme est la tradition qui conçoit la forme d’organisation qui rend possible la réalisation d’un sens moral démocratique, où les « pistolets » et les « avocats » ne poseraient pas d’obstacles à la coopération humaine.

17On constate donc que Graeber conçoit le mouvement OWS comme l’expression d’une réalité sociale qui se développe au-delà de la vie politique institutionnalisée des démocraties représentatives. Chez Ogien et Laugier, on a déjà observé une stratégie explicative similaire, même si les expériences sociales, dont le sens moral démocratique (ou le rapport au politique) est censé être le produit, sont assez différentes. Graeber fait référence aux expériences collectives qui ont eu lieu au-delà de, ou parallèlement à, l’organisation des entités étatiques. Ogien et Laugier parlent, quant à eux, d’expériences où l’État de droit et les formes d’action rendues possibles par lui jouent un rôle central. On voit ici clairement le contraste entre une vision (du monde) de la politique comme obstacle à la réalisation des idéaux démocratiques, et celle qui la considère comme un outil de la réalisation des buts collectifs. Ce contraste est aussi présent dans les débats qui ont eu lieu dans le contexte des protestations pour une démocratie réelle.

18Les réflexions de Graeber sur la démocratie et l’anarchisme sont suivies par des questions pratiques auxquelles OWS est confronté en tant que mouvement démocratique. Celles-ci portent sur les moyens permettant de parvenir à des pratiques d’élaboration de consensus, dans un contexte où des besoins d’efficacité et de vélocité se font ressentir de manière accrue. Elles portent également sur les stratégies de lutte politique à suivre comme la désobéissance civile et les tactiques pour composer avec la police afin d’éviter des situations directes de confrontation, ou pour les gérer si elles ont lieu. Enfin, dans le dernier chapitre de son ouvrage, Graeber nous livre, sous forme de bilan, une réflexion sur la nature révolutionnaire d’OWS. Pour Graeber, ce qui fait d’OWS un mouvement révolutionnaire n’est pas sa capacité à conquérir le pouvoir en vue d’introduire un programme politique qui en finirait avec les injustices actuelles, mais c’est l’émergence au niveau planétaire d’un nouveau sens politique qu’OWS, entre autres, a produit.

Témoins de l’indignation

19Le dernier ouvrage faisant l’objet de cette note de lecture est le produit d’un travail collectif portant sur quelques aspects centraux des mouvements de protestation qui ont eu lieu en Espagne à partir du 15 mai 2011. Le mouvement des Indignados ou du 15 de mayo (15M) a joué un rôle double d’inspiration et d’impulsion pour beaucoup d’autres mouvements protestataires, même s’il ne peut être compris que dans le contexte de la crise économique et politique, non seulement espagnole mais aussi européenne.

20La democracia del futuro est une contribution empirique d’une grande valeur au débat sur la nature politique de ces mouvements et des idéaux démocratiques qui leur sont propres. Cet ouvrage relate les discussions entre membres du mouvement des Indignados de trois villes espagnoles (Séville, Madrid et Barcelone) au sujet d’expériences individuelles et collectives du mouvement. Parmi ceux-ci on trouve certes des activistes, mais aussi de simples citoyens qui ont vu dans les protestations et dans les rassemblements un moyen d’exprimer leur indignation et de satisfaire à leur besoin de participer aux affaires publiques, ce que beaucoup d’Espagnols ont éprouvé pendant le temps de la crise économique.

21Faute de pouvoir commenter en détail le contenu et la portée de ces discussions, on se contentera ici d’identifier quelques idées et points clés. D’abord, comme pour OWS, la pleine conscience du fait que le mouvement n’a pas émergé de nulle part, mais fait suite à des expériences militantes passées, avec, comme nouveauté, un nombre de participants qui est allé au-delà de toute attente. Cela a permis une nouvelle étape d’expérimentation et d’apprentissage collectif : sa réussite inespérée a obligé les participants à expérimenter de nouvelles formes d’organisation collective de l’action politique directe, mais aussi du vivre ensemble dans les acampadas [campements]. Les intervenants mettent également l’accent sur la pluralité des personnes qui ont pris part à ce mouvement, ce qui a été rendu possible par une ouverture discursive à différentes voix, telle qu’elle a été décrite par Ogien et Laugier.

22Tout comme les analyses de Graeber et d’Ogien et Laugier, le travail de Cruells et Ibarra révèle l’importance de la valeur épistémique inhérente au fait de s’engager dans les mouvements. En expliquant les raisons pour lesquelles ils ont pris part au 15M, beaucoup de militants interviewés par les auteurs expriment leur intérêt pour participer aux processus de production de savoirs qui se situent au cœur de ces mouvements. On pourrait en fait affirmer que ce sont là des acteurs épistémiques au sens où : (i) d’une part, ces rassemblements sont le lieu de pratiques de production de savoirs (autrement dit, des pratiques épistémiques) qui visent à comprendre le monde et à offrir une compréhension conjointe de la situation espagnole ; (ii) et d’autre part, ils sont le lieu de production d’un savoir sur soi-même, tout autant qu’un espace d’organisation collective qui réagit aussi bien à ses propres besoins qu’aux interprétations d’autres acteurs sociaux comme les médias et les partis politiques. Les participants parlent aussi de l’importance des réseaux sociaux et d’Internet comme moyen de communication et de coordination. Tous s’accordent à mettre l’accent sur le rôle des plazas (les places), ces lieux de rencontre physique où ont lieu les assemblées, et qui permettent des formes d’interaction qui vont au-delà de ce que le monde virtuel peut offrir. Ils n’ont aucun doute sur le fait que le mouvement 15M a bénéficié de l’interaction entre l’espace physique et l’espace virtuel.

23Un autre élément caractéristique du mouvement, tel qu’on le constate dans ces discussions, est la volonté claire de prendre ses distances avec les institutions traditionnelles de la société civile : les partis et les syndicats bien sûr, mais aussi les associations de quartier qui ont joué un rôle très important dans l’intégration des villes après la dictature franquiste. Cette prise de distance est très souvent justifiée en se référant à la dépendance de la société civile organisée à l’égard du soutien économique et institutionnel du pouvoir, ce qui est jugé comme une forme de connivence avec les structures politiques qui, pourtant, « oppriment » les citoyens. Les militants parlent enfin de l’absence de la violence comme une réussite du mouvement. Cela s’expliquerait par la conscience collective claire de la nécessité de s’assurer un maximum d’appui de la part de l’opinion publique espagnole.

24Les contributions qui suivent la transcription des entretiens s’appuient sur certaines des idées exprimées, pour les développer d’un point de vue théorique. La première contribution porte sur le caractère expérimental des assemblées populaires. Elle offre une analyse détaillée de la logique des pratiques des assambleires en prenant comme référence la théorie de l’expérimentation de Hans-Jörg Rheinberger (1997) qui conçoit l’expérimentation comme une méthode pour générer « un espace de nouveauté et de surprise contrôlée, un domaine qui maintient une tension productive entre ce qui est stable et ce qui ne l’est pas » (Cruells, Ibara, 2013, p. 63). Les assemblées sont conçues comme des lieux d’expérimentation politique en ce sens, c’est-à-dire comme des formes d’organisation qui produisent consciemment les conditions pour l’avènement de la nouveauté, et qui s’appuient entre autres éléments sur le réglage du rythme temporel – qui par exemple rend possibles les interruptions inattendues des assemblées – et sur la pratique du care – qui assure la protection et l’inclusion de ceux qui y participent. La deuxième contribution porte sur la question du pouvoir et de la violence, et met l’accent sur l’exercice de la redéfinition du pouvoir mis en œuvre par les indignados. Selon eux, le pouvoir ne devrait pas être lié à l’utilisation de la violence (qui est refusée), mais au développement des potentialités de chacun. Une réflexion sur le rôle d’Internet dans les mobilisations est suivie par une contribution sur le rôle du féminisme comme discours et comme pratique chez les indignados. Même si les auteurs reconnaissent la présence, dans le mouvement, de la pratique du souci de l’autre (care) et apprécient sa valeur, ils constatent d’importants déficits concernant l’intégration des points de vue des femmes dans les discours du 15M, et s’alarment au sujet de certaines pratiques qui, en visant la neutralité, ne prennent pas en compte les voix des femmes dans leurs particularités. Après une contribution sur le rôle des syndicats et sur les raisons de leur perte de légitimité, les dernières réflexions de ce volume sont consacrées à l’élaboration d’un cadre conceptuel pour analyser les nouvelles formes de radicalisation de la notion de démocratie qui ont pénétré l’espace de la culture politique espagnole à l’occasion de la révolte du 15 mai.

25À travers ces trois ouvrages, qui mettent en œuvre des méthodologies différentes et qui proviennent de traditions théoriques assez éloignées, on gagne une pluralité de perspectives concernant la nature et la portée de l’épisode de mobilisations politiques qui a traversé le monde pendant ces cinq dernières années. En particulier, dans les deux premiers ouvrages que nous avons eu l’occasion de commenter, on peut identifier des différences assez importantes entre les marqueurs théoriques utilisés, l’analyse des causes et des conséquences, et l’interprétation des attentes normatives formulées, différences qui trouvent leurs racines dans les rôles attribués aux instances politiques. Cependant, malgré leurs divergences, leur mise en dialogue est facilitée par le fait que les trois ouvrages mettent l’accent sur des éléments communs, comme le caractère expérimental des mobilisations, leurs apports (et présupposés) épistémiques, leur caractère éminemment politique et démocratique, leur refus de la violence comme principe et stratégie, entre autres. Il n’est pas difficile de se rendre compte de la cohérence de cette communauté d’intérêts théoriques avec les problèmes et les interprétations qui sont formulés à l’intérieur des pratiques politiques des indignados ou d’OWS. Grâce à leur perspective immanente, les trois ouvrages offrent des arguments allant à l’encontre des interprétations qui visent à remettre en question la légitimité et l’efficacité de ces mobilisations. Ils offrent aussi un point d’appui pour opérer l’incontournable distinction entre de fausses manipulations du principe démocratique (qu’on observe dans certaines mobilisations qui, tout en s’appuyant sur des formes d’action démocratiques, visent précisément à réduire l’extension de la démocratie elle-même) et des pratiques politiques prometteuses qui, moyennant les principes d’horizontalité, de respect pour la particularité et de pluralisme radical, visent à transformer la logique de la politique représentative et, plus profondément, le mode de vie d’une société.

Bibliographie

  • Cruells M., Ibarra P., 2013, La democracia del futuro. Del 15M a la emergencia de una sociedad civil viva, Barcelone, Icaria.
  • Dewey J., 2003 [1927], Le public et ses problèmes, Paris, Gallimard.
  • En ligneFricker M., 2007, Epistemic Injustice. Power and the Ethics of Knowledge, New York, Oxford University Press.
  • Graeber D., 2014, Comme si nous étions déjà libres, Montréal, Lux Éditeur.
  • Ogien A., Laugier S., 2014, Le principe démocratie. Enquête sur les nouvelles formes du politique, Paris, La Découverte.
  • Rheinberger H.-J., 1997, Toward a Theory of Epistemic Things : Synthesizing Proteins in the Test Tube, Standford (California), Standford University Press.
  • Young I. M., 2000, Inclusion and Democracy, New York, Oxford University Press.
Justo Serrano Zamora
Justo Serrano est doctorant à la Goethe-Universität et à l’Institut für Sozialforschung à Francfort-sur-le-Main où il coordonne depuis 2013 le Groupe de Travail International en Théorie Critique. Il est coéditeur de Las Armas de la Crítica (à paraître)
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Mis en ligne sur Cairn.info le 22/01/2016
https://doi.org/10.3917/parti.013.0205
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