CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 O .-T.  : Quelle est l’image de la France en Russie, en particulier parmi les élites russes ?

2 Ekaterina Narochnitskaya : Dans l’ensemble, la relation à la France dans l’imaginaire collectif russe, y compris au sein des élites, est très positive, et à certains égards exceptionnelle. L’image positive de la France est profondément enracinée et s’inscrit dans le temps long de l’histoire avec ses innombrables liens culturels, intellectuels et humains, auxquels il faut ajouter la mémoire des alliances politico-militaires passées.

3 La France conserve son attractivité auprès des Russes depuis plus de deux siècles. Il est remarquable que ni les périodes de confrontation interétatique, ni les accès de russophobie parmi les élites françaises n’ont pu entamer cette sympathie des Russes à l’égard de la France. Le secret d’une relation aussi durable réside dans la combinaison réussie de trois éléments principaux : les facteurs culturels, sociaux et géopolitiques.

4 Les couches éduquées de la société russe ont toujours apprécié le caractère brillant et raffiné de la culture française qui était largement étudiée et relativement bien connue jusqu’à une époque récente. Il est intéressant de constater que les courants de pensée russes les plus divers, de gauche comme de droite, des révolutionnaires aux conservateurs, trouvaient en la France leurs héros et leur source d’inspiration. (Ce qui n’empêchait pas les Russes et la Russie de garder leur propre identité, même dans les périodes où la seconde semblait s’occidentaliser). Ces tendances sont observables avant et après la révolution d’octobre 1917. Par exemple, la doctrine officielle de l’Union soviétique réservait à la France une place particulière en tant que « berceau du socialisme utopique » et porteur de « l’esprit révolutionnaire ». Enfin, la France était considérée comme l’une des grandes puissances. À la fin du XIXe siècle, la France commence à être considérée comme un partenaire géopolitique privilégié de la Russie.

5 En d’autres termes, la France attirait les Russes par plusieurs dimensions à la fois – comme important foyer de la culture mondiale, comme « laboratoire social » (mais pas en tant que modèle à copier malgré les prétentions récurrentes des intellectuels français) et comme acteur-partenaire au niveau international. L’intérêt concret pour la France pouvait cependant être sélectif et associé au rejet de certaines de ses réalités. En ce sens, l’image collective de la France possède de nombreuses facettes, parfois contradictoires, et qui ne peuvent être séparément généralisées. Ses nuances sont pratiquement aussi riches que la réalité française elle-même.

6 Tout cela reste largement d’actualité. D’après les enquêtes sociologiques des années 2000, la France reste en tête des pays les plus appréciés des Russes, faisant même mieux que le « petit frère » biélorusse. Pourtant, les signes de l’affaiblissement d’une telle relation privilégiée se font jour. Le triomphe de la culture de masse remet indubitablement en cause l’importance de l’héritage culturel français aux yeux des nouvelles générations. La connaissance de la langue française a baissé de manière dramatique, même au sein de l’intelligentsia, sans parler des élites politiques ni de la classe moyenne. Les compagnies françaises elles-mêmes font parfois le choix de l’anglais en employant du personnel local anglophone. Seuls 5 à 6 % des écoliers russes étudient le français qui arrive loin derrière l’anglais et même l’allemand, ce dernier étant au contraire de plus en plus demandé.

7 O.-T.  : Les Russes considèrent-ils la France en tant que puissance ?

8 E. N. : J’ai tendance à considérer que c’est le cas pour la majorité d’entre eux, que ce soit consciemment ou intuitivement. De plus, les Russes souhaiteraient que la France conserve ce statut à l’avenir et reste un acteur international de premier plan. La France est étroitement associée à l’Union européenne, sans pourtant se cantonner au contexte européen. La France est considérée comme l’un des membres les plus influents de l’UE, une puissance européenne dont les capacités, les intérêts et les ambitions lui confèrent une dimension autonome et globale. Cependant, les occidentalistes russes voient les choses autrement : ils considèrent que la notion de « puissance » est par principe « archaïque » et que la France devrait se défaire de ses pulsions anachroniques de grande puissance au profit d’une politique commune de l’Europe unifiée.

9 O.-T.  : Comment l’élection de François Hollande influe-t-elle sur les relations franco-russes ?

10 E. N. : L’élection du nouveau président français a provoqué une vague de commentaires sur ce thème. Depuis, la question a pratiquement disparu de l’espace médiatique, même si la politique étrangère de François Hollande est régulièrement commentée.

11 Les changements dans le style et l’atmosphère générale des relations franco-russes étaient inéluctables, un certain refroidissement a déjà eu lieu. Cependant, en ce qui concerne les perspectives générales, les prévisions sont contrastées. Le durcissement des critiques de Paris à l’encontre de la politique intérieure du Kremlin est très probable. Il ne faut pas non plus exclure l’affaiblissement de l’attention portée aux aspects géopolitiques de la relation franco-russe ainsi qu’aux grandes thématiques de la politique mondiale. Tout cela, ainsi que l’eurocentrisme affiché par François Hollande, occupé qu’il est par les problèmes de l’Union européenne, sans parler des différences de vue sur le Proche-Orient, devrait mettre à l’épreuve le partenariat franco-russe. Cependant, l’ensemble de ces problèmes, auxquels il faut ajouter la question du bouclier antimissile ou de la coopération économique, ne sont pas nouveaux : ils existaient sous Sarkozy et auparavant. De plus, bien que la Russie soit psychologiquement prête à un refroidissement des relations franco-russes, celui-ci n’est pas considéré comme inéluctable. Il existe des facteurs susceptibles de stimuler la recherche d’un terrain d’entente : la valeur objective du partenariat avec Moscou, les projets économiques concrets, la concurrence avec l’Allemagne, le fait que le président français accorde moins d’importance que son prédécesseur à l’entente avec Washington et l’OTAN… Consécutivement à son arrivée au pouvoir, de nombreux experts russes ont souligné son réalisme politique et sa souplesse. Et à mon avis, François Hollande a démontré lors de la campagne électorale qu’il est capable d’étonner… Ainsi, la question du devenir des relations franco-russes dans les prochaines années reste ouverte.

12 O.-T.  : Comment les médias, les experts et les hommes politiques russes perçoivent-ils la position de Paris sur la Syrie ?

13 La position française sur la Syrie est assez largement présente dans l’espace médiatique russe. C’est l’un des principaux thèmes journalistiques qui fasse référence à la France. De plus, les démarches françaises (ainsi que le conflit syrien dans son ensemble) sont présentées comme des faits, des éléments objectifs : de manière générale, le ton est neutre et dépassionné. Les déclarations officielles françaises sont retransmises et citées, parfois de manière détaillée (à l’image du discours de François Hollande à l’Assemblée générale de l’ONU). Mais elles font rarement l’objet de jugements ou de commentaires, qu’ils soient négatifs ou positifs. Les seules exceptions que l’on peut citer sont quelques déclarations du ministère des Affaires étrangères russe regrettant le caractère émotionnel de certaines initiatives françaises.

14 Les experts, les hommes politiques et l’opinion publique discutent moins de la position française que des enjeux internes au « printemps arabe » et de la ligne occidentale dans son ensemble. De plus, la vision russe des événements dans le monde arabe, malgré les débats internes, est fondamentalement différente de l’approche française (cette divergence étant particulièrement marquée même au sein du milieu libéral russe, bien que l’on puisse également trouver des personnes en accord avec la France). Si nous prenons en compte la logique générale des processus en cours dans le monde arabe, il apparaît clair que la grande majorité des experts, des hommes politiques et de l’opinion publique russes apprécient la position française en tant qu’erreur stratégique. En Russie, on considère que le soutien à l’opposition armée dans des pays tels que la Syrie ou la Libye risque de provoquer non pas la victoire de la démocratie, mais des tensions ethniques et confessionnelles avec la montée en puissance de l’islam radical et la déstabilisation de toute la région.

15 O.-T.  : La position française est-elle considérée sérieusement ?

16 E. N. : Oui et non. Oui, dans le sens où on lui accorde une attention importante, où on la considère comme un facteur de poids dans le développement de la situation, où l’on reconnaît la place de ce problème dans la hiérarchie des priorités en tenant notamment compte du rôle historique de la France au Levant, où l’on admet la réalité de certains arguments, où l’on recherche les points de convergence éventuelle. Il y a parmi les experts un débat sur l’ampleur de l’opposition entre les positions russes et françaises et la possibilité d’une éventuelle coordination.

17 Et dans le même temps, non, si l’on considère que la logique générale de la position française n’est pas convaincante pour les Russes et qu’elle peut difficilement changer leur propre vision du Moyen-Orient. Il semble que sur ce point, Russes et Français sont séparés par le « gouffre » d’une incompréhension fondamentale. De fait, si en France ni la droite ni la gauche ne comprennent la position russe, pour les Russes la position française semble en définitive vraiment par trop irrationnelle, même s’ils en connaissent tous les arguments.

Notes

  • [1]
    Directrice de recherche à l’Institut de l’information en sciences sociales, directrice du Centre de recherches à la Fondation pour la perspective historique, éditrice en chef de <Perspektivy.org>.
Propos recueillis par David Teurtrie
Traduit du russe par  
David Teurtrie
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Mis en ligne sur Cairn.info le 11/07/2013
https://doi.org/10.3917/oute.035.0581
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