CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Depuis un peu plus de vingt ans, la défense de la France connaît un double mouvement qui l’affecte en profondeur. Les fondements sur lesquels elle reposait depuis le début des années 1960 ont été revus. L’outil militaire qui en était la traduction a été restructuré. Avec, en toile de fond, la question du rôle de notre pays comme puissance militaire et maritime, dans le nouveau contexte européen et international, et des efforts qu’il est prêt à consentir.

2 Jusqu’aux années 1990, l’environnement international était marqué par la Guerre froide. Le modèle de défense était assez stable. Il reposait, en même temps, sur une priorité politique, une traduction budgétaire, et un consensus public sur les questions de défense. Trois piliers fortement articulés composaient notre système de défense : l’indépendance nationale, la dissuasion, la conscription.

3 Ont suivi vingt ans de contradictions au moins apparentes (l’Europe de la défense, l’OTAN, la dissuasion), de programmations militaires jamais respectées, de contractions budgétaires et d’effectifs en tendance longue. Dans un contexte d’interventions extérieures en nombre croissant.

4 Il est vrai que deux grands moments se dégagent depuis les années 1990, de part et d’autre du 11 septembre 2001. De 1989 à 2001, c’est l’immédiat après-guerre froide et ses enjeux : parer à la déstabilisation de l’Europe, faire l’Europe de la défense sans défaire l’OTAN, intervenir à l’extérieur de nos frontières, dans le Golfe et en Europe. Après 2001, ce sont la lutte contre le terrorisme, les dangers de la prolifération, les interventions plus lourdes encore, dans des coalitions de circonstance ou non, comme en Afghanistan ou en Libye.

5 La crise des fondements [2] vient de la disparition ou de la dissipation de l’ennemi aux frontières, d’une mondialisation qui touche les Français plus que d’autres, parce qu’elle est marquée par le recul de l’État dans la sphère intérieure et des relations entre États dans la sphère extérieure, et du rôle singulier d’une puissance américaine encore incomparable, mais dont le centre de gravité s’éloigne de l’Europe.

6 Avec trois évolutions essentielles pour notre défense.

7 La première fait passer le système de la défense nationale à la défense, du Livre blanc de 1972 à celui de 1994, puis de la défense à la défense et à la sécurité nationale, de celui de 1994 à celui de 2008 [3]. La mise en chantier d’un nouveau Livre blanc qui portera également sur la défense et la sécurité nationale a été décidée dès le lendemain des élections présidentielles de mai 2012 [4]. La deuxième conduit la France de l’indépendance nationale à l’autonomie stratégique, c’est-à-dire à l’interdépendance des systèmes d’alliances ou au sein des coalitions qui en seraient issues. La troisième voit la projection extérieure l’emporter, avec des phases de pallier, sur la protection du territoire, avec des tensions entre intérêts vitaux, intérêts stratégiques et intérêts de puissance.

8 Il est inutile de se cacher derrière les mots : notre défense est à la fois en réforme permanente et en crise permanente. La force qui la pousse au changement provient, souvent, non pas de décisions nationales, mais de l’accélération du temps et de l’évolution des enjeux extérieurs.

9 Il est bien évident, enfin, que la crise économique, financière et budgétaire que connaît l’Europe depuis 2008 joue dans ces domaines un rôle essentiel, à la mesure de l’état des finances publiques et des contraintes liées aux dépenses militaires, en France et chez nos alliés.

10 Nos priorités militaires font, dès lors, l’objet d’un recalage permanent : vingt-deux ans entre le Livre blanc de 1972 et celui de 1994, quatorze ans entre ce dernier et le dernier, quatre ans entre le Livre blanc de 2008 et celui de 2012, moins encore si l’on compte l’excellent travail d’actualisation rendu public en novembre 2001 [5].

11 C’est la réforme intellectuelle et militaire comme chantier permanent.

12 De ces vingt ans de réformes, quelques grands traits émergent : une nouvelle organisation de la défense, un nouvel outil militaire, un nouveau champ d’interventions extérieures [6].

1. UNE NOUVELLE ORGANISATION DE LA DÉFENSE : LE RESSERREMENT POLITI QUE ET LE RECALAGE DES PRIORITÉS

13 Les institutions de la Ve République sont marquées par une ligne directrice très claire, qu’on peut résumer en trois phrases : subordination du politique au militaire, très cadrée sous le général de Gaulle, différente aujourd’hui ; primauté de l’exécutif, avec une compétence et des initiatives croissantes du Parlement ; prééminence du Chef de l’État en matière de défense et de sécurité nationale. Avec deux contraintes nouvelles : le contrôle du Parlement sur l’exécutif en politique intérieure, et l’engagement dans des forces coalisées en politique extérieure.

14 Chef de l’État, chef des Armées, à ce titre autorité opérationnelle du Chef d’état-major des Armées, le Président de la République est aussi, depuis le dernier quinquennat, le chef des services de renseignement, dans le cadre d’un « resserrement » administratif de long terme (2002-2012) caractérisé par une forte accélération de moyen terme (2007-2012) et une tension croissante de court terme (2010-2012), véritable marque du dernier quinquennat.

15 Le Président de la République est en effet, depuis 2002, la clef de voûte non seulement de la défense, mais de la sécurité intérieure et de la sécurité extérieure du pays. Dès l’été 2002 sont mises en chantier trois lois de programmation, pour la défense, la sécurité intérieure, la justice. Un Conseil de sécurité intérieure, pendant du Conseil de défense et présidé comme ce dernier par le Chef de l’État, est institué. De 2007 à 2012, l’accent est mis sur la sécurité nationale. Un coordinateur du renseignement à l’Élysée. L’autorité opérationnelle du Chef de l’État assumée et assurée « rênes courtes ». Le tempo s’accélère à partir de 2010 : un seul Conseil de défense et de sécurité nationale, la réforme des Armées à marche forcée, l’importance croissante des opérations extérieures.

16 Même si le monde « politique » et le monde « militaire » demeurent tels qu’ils sont, fondés sur des cultures différentes, s’exprimant de façon différente, ne s’inscrivant pas dans un seul et même paysage politique et militaire, le travail en commun dans la gestion des crises, les responsabilités partagées dans les opérations extérieures, la gestion administrative, budgétaire, opérationnelle des questions de défense ont à la fois rapproché les deux mondes et normalisé leurs relations.

17 L’évolution du cadre et du contexte de la défense a conduit cependant à une réappréciation du rôle des militaires dans son organisation générale.

18 Jusqu’en 1990, c’était la garde au Rhin étendue jusqu’à la frontière orientale de la République fédérale, et la protection du territoire national. Mission essentielle pour l’Armée de Terre, dont l’organisation reflétait l’identification à un territoire (divisions militaires du territoire, défense opérationnelle du territoire…). Protéger le territoire national, ce que nos armées n’avaient pas fait en 1940, avec la double assurance de la force de frappe et de l’OTAN.

19 Dans les années 1990-2000, l’accent fut mis sur la projection : le Golfe, les Balkans, l’Afrique. Avec une double incertitude, sur la dissuasion et sur la conscription, dont le Livre blanc de 1994, rédigé pendant la cohabitation (1993-1995), est le témoin et un « nouvel équilibre » entre la dissuasion et l’action la formule retenue, après des heures de travail rédactionnel entre les parties concernées et des aller-retour nombreux au sein de l’exécutif.

20 Un troisième temps voit une nouvelle répartition entre la dissuasion, la projection et la protection, et l’accent mis sur cette mission à la fois militaire et non-militaire, qu’est la fonction « anticipation » qui couvre, entre autres, le domaine du renseignement. Cette évolution permet de comprendre comment les missions de nos forces armées s’intègrent à la manœuvre générale de sécurité intérieure et extérieure, dans le contexte d’une transformation en profondeur non de nos alliances, mais du cadre militaire de leur exercice, comme le montre à la fois ce qu’il advient des relations transatlantiques et de leur bras armé, l’OTAN.

21 On voit bien, dans ces conditions, comment notre pays a pu passer de la défense nationale (1972) à la défense (1994), puis de la défense à la défense et la sécurité nationale (2008). Les vingt dernières années de cette évolution de long terme s’inscrivent dans le contexte de l’après-Guerre froide et se distinguent cependant par l’émergence d’une organisation nouvelle de la défense nationale. Dans le contexte de la réforme des Armées, là où les militaires étaient les seuls en 1972, ils sont les premiers en 1994 et les uns parmi d’autres en 2008. De la distinction à l’indistinction.

22 C’est dans ce contexte que la réforme des Armées est devenue un chantier permanent.

23 D’un premier cycle de dix ans (1991-2001), on retiendra trois caractéristiques : une prudence politique, stratégique et militaire des premières années ; deux cohabitations (1993-1995, puis 1997-2002) qui couvrent plus de la moitié de la période considérée ; la mise en route d’un chantier qui se poursuit dans les dix ans qui suivent, jusqu’à nos jours.

24 La période 1990-1995 est essentielle : guerre du Golfe, implosion de l’URSS, guerre dans les Balkans. Les réformes y sont conduites sous une triple pression : tirer les leçons de la guerre du Golfe, résister aux « dividendes de la paix », construire un nouveau système de sécurité en Europe, dans le cadre des institutions et des alliances existantes.

25 Avec un consensus sur la dissuasion, la conscription, l’Alliance atlantique.

26 De ces années, le « moment Joxe » se distingue par le caractère volontaire des mesures prises (renseignement, capacités, réorganisation) dans un cadre marqué par l’incertitude du contexte international, la nécessité de l’évolution des alliances, le poids des décisions sans visibilité [7].

27 L’état des lieux en 1995 : la dissuasion maintenue sous condition de « stricte suffisance », les progrès de la défense de l’Europe et la croissance des opérations extérieures, une armée « mixte » et une réforme militaire inachevée. Le témoin de ces années : le Livre blanc de 1994, produit d’hybridation de l’immédiat après-Guerre froide et de la cohabitation.

28 Une nouvelle phase s’ouvre en 1995 et la présidence de Jacques Chirac. Elle commence avec la reprise des essais nucléaires, se poursuit avec la suspension du service national, s’affirme avec la participation au comité militaire de l’OTAN. Un nouveau modèle d’armée est défini.

29 Mais les essais sont un échec diplomatique, les priorités peu claires entre l’Europe de la défense et l’OTAN, et c’est la gauche qui accomplit la professionnalisation.

30 En 2002, le bilan est contrasté. La professionnalisation est achevée mais à coûts croissants, et au prix d’un vide dans les relations entre la défense et la société. Le rôle de premier plan de nos armées dans la maîtrise des conflits est incontestable : ainsi en Bosnie et au Kosovo, mais la chaîne opérationnelle est désormais interalliée. L’industrie de défense, consolidée, est soumise aux aléas de textes législatifs (programmation, budgets) jamais respectés.

31 Les années 2002-2007 connaissent en effet une tension budgétaire permanente dont l’incapacité à maîtriser le format des Armées est à la fois un révélateur et une traduction, malgré les efforts d’un ministre des Finances qui, bon connaisseur des affaires de défense, s’efforce entre 2004 et 2007 à la fois de redresser les comptes publics et de préserver les crédits militaires.

32 Les années 2007-2012 sont celles de la transition de la défense à la défense et la sécurité nationale. La réintégration complète dans l’OTAN est achevée en novembre 2007. La centralité de la dissuasion est affirmée dans le Livre blanc de 2008. Les interventions extérieures prennent une importance croissante (Afghanistan).

33 Un troisième cycle de réformes, en vingt ans, est engagé : de l’armée mixte (1992) à l’armée professionnelle (1997) et au nouveau format d’armée « 2015 » (2008), avec la contraction des formats comme ligne de plus grande pente. La réforme des Armées a connu une accélération qui s’apparente à une marche forcée depuis 2009 et la constitution des « bases de défense ». Pour apporter sa contribution de premier de la classe à la modernisation de l’État, le ministère de la Défense a en même temps supprimé 17 % des emplois, restructuré les fonctions de gestion, rationnalisé la carte des implantations. L’essentiel est là : les opérations extérieures ont été assurées. À quel prix, humain et budgétaire ? .

34 L’évolution de la dissuasion est également un bon marqueur de ce chantier permanent.

35 C’est la clef de voûte de notre défense depuis les années 1960. Si à trente ans de paix armée ont succédé vingt ans d’interrogations de moins en moins feutrées, dans le même temps la France demeure l’une des principales puissances nucléaires, avec un socle politique, stratégique, capacitaire de plus d’un demi-siècle.

36 Du Livre blanc de 1972 à celui de 2008, ce sont des « inflexions doctrinales » et non une remise en cause d’une stratégie dissuasive à la fois inscrite dans la durée et ductile au changement.

37 L’acceptation d’une forme de discipline internationale et les « redimensionnements » successifs de l’outil militaire de dissuasion n’y ont rien changé, même si les crédits affectés au nucléaire ont été divisés par deux entre 1991 et 1998, et que leur part dans le budget d’équipement, de 50% en 1960, a diminué dans le même temps de 30 à 20%.

38 C’est, là aussi, le contexte international qui rend moins évident l’avantage de la posture nucléaire singulière de la France. L’arme nucléaire paraît inopérante contre le terrorisme, voire contre les États qui le soutiennent : le Livre blanc de 2008 affiche ainsi une version orthodoxe des intérêts vitaux. Le nucléaire ne dissuade que le nucléaire. L’arme nucléaire est une arme de souveraineté : la dernière des armes, aux mains du premier des Français. Comment dès lors imaginer, ou réussir, une dissuasion « concertée » ? C’est toute la difficulté qui va des conversations franco-britanniques de 1994 aux accords de Lancaster House de 2010.

39 En vingt ans, les questions militaires sont à la fois moins l’objet de débats politiques et moins débattues dans l’opinion publique. En témoigne le peu de place fait à ces sujets dans la dernière campagne électorale. Mais ce théâtre d’ombres masque une réalité singulière.

40 Les débuts de la Ve république sont marqués par une adhésion aux institutions, à la personne du général de Gaulle, à la défense nationale, au terme d’une refonte sans précédent concentrée sur huit ans, de 1958 à 1966. Indépendance nationale et dissuasion nucléaire. Souveraineté nationale et défense du territoire. Par tous, toujours, partout.

41 Si l’organisation générale de la défense nationale est marquée par un resserrement politique de long terme qui n’est pas en rupture avec nos institutions, ce sont les caractéristiques d’une défense moins visible, plus relative, intégrée dans l’idée de manœuvre générale de la défense et de la sécurité nationale qui dominent ou plutôt se révèlent, de 1990 à nos jours [8].

42 L’entendement de ce concept de « défense et sécurité nationale » est à la mesure de son extension.

43 Les dix ans qui suivent la Guerre froide conduisent à un changement fondamental de notre « posture » de défense, avec un outil militaire cependant conçu, dimensionné, organisé pendant et pour la Guerre froide. Les dix ans de l’après après-Guerre froide obligent donc à lancer de nouveaux programmes, à acheter de nouveaux équipements, à mettre en place une nouvelle organisation.

44 Mais les tendances lourdes, la contrainte immédiate, le cadre des alliances et des interventions en pleine évolution, auxquels s’additionnent les difficultés budgétaires, aboutissent le plus souvent à des allongements de programmes et à des réductions homothétiques de crédits plutôt qu’à des choix capacitaires.

2. LA CONSTITUTION INACHEVÉE D’UN NOUVEL OUTIL MILITAIRE

45 La professionnalisation est sans conteste le changement le plus important et le plus visible que connaît l’outil militaire de notre pays depuis la fin de la Guerre froide. Rupture au plan militaire, par rapport à un modèle d’armée nombreuse à base d’appelés, c’est aussi une rupture par rapport à la conscription républicaine qui existe depuis le début du XXe siècle.

46 Il ne faudrait pas, pour autant, oublier qu’il s’agit d’un mouvement déjà amorcé, d’une évolution générale en Europe, d’une conséquence aussi d’une évolution de la démographie. Le passage à une armée de métier s’effectue d’ailleurs par étapes : une armée mixte entre 1991 et 1997, une armée de métier à partir de 1997, la contraction des effectifs d’engagés depuis cette date.

47 Une contraction budgétaire de long terme, avec quelques rémissions, et un maintien problématique des capacités industrielles françaises de défense, dans un ensemble européen de l’armement dont l’émergence est longue et incertaine représentent la deuxième tendance longue de ces vingt ans.

48 Enfin, l’outil militaire qui en est la traduction voit la métamorphose des missions de l’Armée de terre, le renouvellement des missions de l’Armée de l’Air, la multiplication des missions de la Marine nationale.

49 La conscription était l’un des piliers de la défense nationale sous la Vème république. Cependant dès les années qui suivent la chute du mur de Berlin, avec la disparition d’une menace majeure, massive, militaire à l’Est, avec les conséquences de la décision gouvernementale de ne pas envoyer d’appelés lors de la guerre du Golfe, le 16 janvier 1991, avec l’émergence d’une armée « à deux vitesses » et l’inégalité croissante du service national, une évolution du service militaire était inéluctable.

50 Le compromis certes instable, mais intéressant d’une armée mixte « à conscription sélective », de 1990 à 1995, appuyé sur les développements argumentés du Livre blanc de 1994, aurait pu répondre aux besoins des Armées comme à la revitalisation de la relation entre la France et celles-ci. Les élections de 1995 en décidèrent autrement. La suspension du service national fut annoncée par le Président en 1996, un débat national organisé ensuite, la loi du 28 octobre 1997 votée par le Parlement, toutes tendances confondues.

51 De 1997 à nos jours, le format des armées désormais professionnelles a connu une constante réduction, avec en ligne de mire deux objectifs : renforcer les unités engagées dans les opérations extérieures et élever le niveau général d’encadrement des armées. Du nombre à l’excellence. 446 000 militaires en 1990, 285 000 en 2000, 231000 en 2009, 225000 prévus en 2015. Les effectifs de l’Armée de Terre se rapprochent de ceux de la Gendarmerie nationale. La RATP remplit sa mission avec un personnel comparable en nombre à celui de l’Armée de l’Air. Le plan d’armement de la Marine nationale correspond à peu près au nombre des professeurs d’histoire et de géographie de l’enseignement secondaire [9].

52 Les Armées d’aujourd’hui ne ressemblent pas à celles de 1990. Encadrement renforcé. Augmentation du nombre d’engagés. Féminisation et croissance relative du nombre des civils. Intégration de jeunes issus de l’immigration. Banalisation et effacement du versant militaire de la société française, en même temps qu’isolement relatif du « monde » militaire, sans attention suffisante portée à ce qu’on appelle encore les relations « Armées-Nation », qui deviennent de plus en plus un contrat entre la société et la défense, dans le cadre général de la sécurité nationale.

53 La réduction du format des Armées (54 000 personnels, civils et militaires, de 2008 à 2015) est une décision essentielle, mais elle supposait de déboucher sur une cohérence entre des capacités réajustées, des effectifs réduits et des matériels rénovés.

54 C’est la question de l’adéquation de missions redéfinies en permanence et de moyens en diminution constante.

55 Le quatrième poste du budget de l’État, après la dette, l’éducation et les retraites. Des crédits qui vont au-delà du seul domaine militaire, que la logique de la LOLF [10] permet bien d’identifier : la défense résume à elle seule les deux tiers des sommes affectées à la sécurité nationale, assume une part décisive des missions de service public, est un moteur de l’investissement public et de la recherche. Tous secteurs d’intervention confondus, elle est le premier recruteur de la Nation.

56 La défense avait été une priorité budgétaire de la Ve république. La fin de la Guerre froide voit une réduction de l’effort de défense, certes relatif par rapport à nos voisins européens, mais bien réel. Si le débat sur les « dividendes de la paix » des années 1990 n’avait pas réussi à s’imposer en France, si la réduction française des crédits militaires avait été moindre, plus tardive, plus progressive qu’ailleurs, la France se situe désormais en dessous de la moyenne de l’OTAN, qui reflète et suit les efforts militaires des États-Unis lesquels en constituent la plus forte part. Notre pays consacrait 2,5 % du PIB à sa défense en 1995, 2 % en 2000, 1,7 % en 2010. La décroissance s’accentue nettement à partir de 2008 [11].

57 La part de la défense dans le budget général de l’État, en moyenne de 15% entre 1996 et 2006, chute à 10,3% en 2008 et 8,9% en 2010. Dans un contexte d’augmentation forte des dépenses publiques depuis 2008, le montant des crédits budgétaires en milliards d’euros est, en 2010, à son plus bas niveau depuis 2002 [12].

58 De 1990 à 1997, les budgets militaires ont été déprogrammés. Les crédits affichés marqués par l’irréalisme. Le modèle d’armée, incertain et jamais atteint. Les crédits militaires deviennent dans le même temps un élément de régulation de la dépense publique et la variable d’ajustement du budget de l’État.

59 Les années 1997-2002, celles de la professionnalisation, ont été encadrées par une loi de programmation nouvelle, mais les annuités de celle-ci revues dès 1998. Cinq ans de programmation ont abouti à une insuffisance de crédits d’équipements de 13 milliards d’euros, soit l’équivalent d’une année de programmation.

60 De 2002 à 2008, la hausse des dépenses de fonctionnement liées à la professionnalisation ont conduit à une telle insuffisance de crédits d’équipement que les besoins financiers pour la période 2009-2012 ont été très supérieurs à ce que l’état des finances publiques pouvait supporter [13]. Les années 2013-2014, celles de la préparation d’une programmation nouvelle, s’annoncent déjà pires encore.

61 C’est dans ce contexte que doit se lire l’histoire au présent de la base industrielle de notre effort de défense.

62 La politique de défense de la Ve république est, dès ses origines, une politique de l’armement. En 1990, la France est ainsi, depuis plus de vingt ans, un acteur international connu et reconnu dans ce domaine. Depuis cette date, la baisse des crédits militaires en Europe, l’arrivée de concurrents nouveaux et extra-européens, l’affaiblissement du tissu industriel français sont des éléments d’arrière-plan permanent des réformes en cours.

63 L’industrie de défense est un atout stratégique essentiel, qui conserve un poids important et ne bénéficie cependant pas d’un effort de recherche à la mesure des enjeux, si l’on excepte l’espace et l’aéronautique. La concurrence est très forte dans l’aérospatial, le secteur spatial militaire est encore faible, le secteur naval militaire encore national, en dépit des efforts de DCNS [14], et le secteur de l’armement terrestre morcelé.

64 Si en 1990 l’industrie de défense comptait entre 250 000 et 300 000 salariés, elle n’en compte plus qu’entre 100 000 à 150 000 aujourd’hui. Si en Europe, ce sont 25 à 30% de la base industrielle et technologique qui ressortissent au domaine militaire ou « dual », les coopérations européennes n’ont connu qu’une progression très limitée : on compte autant de projets en coopération entre 1990 et 2010 qu’on en comptait entre 1960 et 1990.

65 Pire pour les industriels de l’armement, le financement de la défense semble aujourd’hui peu ou mal assuré. Changement des objectifs, engagements financiers non tenus, incertitudes et contraintes. Programmation trop ambitieuse dans ses objectifs affichés. Réduction du format étalée dans le temps et sous-évaluée. Pas de hiérarchie des priorités dans les équipements militaires dont la part dans le budget de la défense passe de 35 % en 2004 à 28 % en 2008, et 25 % en 2012 [15].

66 Au même moment dans les Armées, si une logique d’armée (Terre, Air, Mer) persiste, une logique de milieu (terrestre, aérien, maritime) s’estompe et une logique de commandement (interarmées, interallié, en coalition) s’affirme.

67 L’Armée de Terre s’est métamorphosée. En nombre, d’abord : elle aura perdu 60 % de ses effectifs de 1991 à 2015, en comptant les appelés. Autant qu’entre 1962 et 1992. Dans ses missions, ensuite. De la garde au Rhin aux opérations extérieures et à la guerre, de la protection à la projection.

68 De 1960 à 1990, l’Armée préparait la guerre sans la faire. De 1990 à 2001, l’Armée faisait la guerre sans le dire. De 2001 à nos jours notre Armée de Terre répond à des objectifs plus nombreux, différents en intensité, plus lointains et plus longs, dans des coalitions de circonstances, au sein des systèmes d’alliances dans lesquels nous sommes engagés.

69 C’est une autre Armée, organisée en brigades interarmes et spécialisées, avec un équipement en cours de modernisation (protection des forces, numérisation de l’espace opérationnel, capacité aéromobile et frappe dans la profondeur). C’est un commandement opérationnel restructuré et un dispositif territorial resserré.

70 C’est l’Armée de l’Air qui a subi la plus forte réduction de ses moyens : 420 avions de combat en 1990, 320 en 2009, 260 en 2014. Les missions de l’Armée de l’Air ont été renouvelées, autour de la dissuasion : c’est une continuité ; de la protection : c’est une accélération ; de l’action extérieure : c’est un renouveau. Les opérations de « haute intensité », de la guerre du Golfe à la guerre en Libye, ont illustré l’actualité militaire de l’« Air Power » et de l’« Air Land Battle » et la qualité des matériels.

71 Les missions de la Marine se sont démultipliées : la dissuasion, l’action (prévention et projection, de forces et de puissance), la sécurité et la sauvegarde maritimes. De 80 bâtiments de combat en 1990, la Marine peut aligner en 2010 50, avec un renouvellement très important de ses navires, autour du groupe aéronaval et des forces de projection. Dans un contexte de « maritimisation du monde » [16], où l’espace maritime devient depuis une vingtaine d’années un des territoires de la mondialisation, avec les enjeux et rapports de puissance que cela induit.

72 Les Armées ont besoin d’un cap et des moyens en cohérence avec celui-ci. La France a une belle Armée, avec des hommes et des femmes d’une exceptionnelle qualité et d’une rare disponibilité. Ils servent et ils meurent pour elle.

73 Mais l’outil militaire présente des fragilités qui pourraient remettre en cause la cohérence d’ensemble du système : disponibilité des matériels, ravitaillement aérien, drones, capacité de suppression des défenses anti-aériennes [17]. Les 377 milliards d’euros prévus pour la période 2009-2020 ne seront pas affectés aux forces armées, dans le contexte de crise économique et de disette des finances publiques, sans choix drastiques, ailleurs dans l’État, au sein des Armées, entre Alliés.

74 Révision des formats, réduction des capacités, réorganisation des forces, adaptation des missions. Vingt ans de travail, d’efforts, de résultats. Un chantier encore inachevé. Dans quel cadre d’emploi, pour la réalisation de quels objectifs, au sein de quelles coalitions et alliances ? Au cours des vingt dernières années, le niveau d’engagement des soldats en opérations extérieures s’établit à 12 600 en moyenne. Il n’a jamais été inférieur à 10 000 dans les dix dernières années. La question se pose avec une acuité croissante, à l’issue d’un quinquennat où le pouvoir politique s’est beaucoup servi de la force militaire (en Afghanistan, en Libye, en Côte d’Ivoire).

3. L’ALLIANCE, L’EUROPE, LE MONDE : LA FRANCE COMME PUISSANCE MARI TIME ET MILITAIRE

75 Pour la France dans le cadre de ses alliances, c’est le retour de l’OTAN et le retour dans l’OTAN qui marquera les vingt dernières années.

76 L’Alliance a été, de 1949 à 1989, la pièce centrale de la sécurité en Europe. Elle a constitué un puissant facteur d’unité pour les Européens. Elle a gagné la Guerre froide. Mission accomplie ! Depuis les années 1990, l’Alliance a clarifié son rôle, révisé son concept stratégique, transformé son organisation. C’est aujourd’hui une structure politique qui dispose d’un ensemble de capacités militaires pour remplir des missions différentes, dans un cadre d’intervention très large. L’essentiel y est maintenu, avec un Secrétaire général européen et un commandant-en-chef américain.

77 L’Alliance s’est en effet engagée, la Guerre froide achevée, dans une marche en avant qui lui a permis de se rallier de nouveaux membres, de s’accorder de nouvelles missions, de se déployer dans un nouvel espace, avec de nouveaux moyens.

78 Sommet de Rome en 1991, concentré sur la stabilisation en Europe. Sommet de Washington en 1999, avec le choix d’une chaîne opérationnelle de l’OTAN sous mandat des Nations unies. Sommet de Strasbourg en 2009, où se confirme le caractère global de ses missions. Sommets de Lisbonne et de Chicago, en 2010 et 2012, où est étudiée et confirmée l’initiative d’un « bouclier antimissile », dit ABM, avec le nihil obstat de la France. Complémentarité ou redondance, par rapport à une dissuasion française et nationale ? La question est à l’ordre du jour. Elle semble devoir y rester.

79 Des capacités de projection (Nato Response Force), de transport maritime et aérien, de surveillance terrestre se sont ajoutées aux traditionnelles capacités de planification opérationnelle.

80 On se souvient des attendus et des réalités de la décision prise par le général de Gaulle, en 1966, de retirer la France de certains des organismes et commandements intégrés du bras armé de l’Alliance atlantique : à peu de choses près, tous ceux qui comportaient le mot « planning » dans leur intitulé. Dans les domaines aériens et maritimes, la participation de la France aux échanges, entraînements et exercices en commun avec ses Alliés n’avait cependant jamais cessé. Dans le domaine du combat aéroterrestre, chacun connaît bien la place qu’aurait occupée l’Armée de terre française, échelonnée en profondeur derrière les troupes de nos Alliés.

81 C’est dans ce contexte que la France a engagé un rapprochement avec l’OTAN, en premier lieu sur le plan opérationnel. Ce fut le cas dans les Balkans, entre 1992 et 1999, mais surtout à partir de juillet 1995. L’échec des entretiens de 1997 sur la perspective d’un grand commandement confié à la France, sur le flanc « Sud » de l’OTAN, n’affecta pas la coopération renforcée par les engagements extérieurs communs aux Alliés. Au même moment, la défense européenne semblait faire quelques progrès, en particulier entre 1998 et 2001. Les tensions franco-américaines, entre 2003 et 2007, permettent de comprendre aussi comment et pourquoi les choses en sont restées à ce niveau.

82 Il n’empêche que notre pays a participé très activement aux opérations de l’OTAN, dans les Balkans : en Bosnie, à la suite des accords de Dayton (14 décembre 1995) qui consacrent la place de l’OTAN dans le dispositif opérationnel et la chaîne de commandement ; lors du conflit du Kosovo, en mars-juin 1999. En Afghanistan, 60 000 soldats français seront intervenus, à tour de rôle, depuis 2002, dans un cadre OTAN.

83 La rentrée progressive de la France dans l’ensemble des dispositifs opérationnels de l’organisation militaire intégrée a ainsi permis que la réintégration officielle, le 3 avril 2009 (la veille du soixantième anniversaire de l’Alliance atlantique) se fasse sans difficultés politiques majeures à l’intérieur, avec un satisfecit discret à l’extérieur, et en maintenant l’indépendance nationale en matière de dissuasion et la liberté d’appréciation de la France en matière d’engagements extérieurs, ainsi qu’il en est des autres membres, d’ailleurs.

84 Trois questions demeurent, en l’état, en suspens s’agissant de nos relations avec l’Alliance : l’avenir d’une dissuasion nationale, la construction parallèle d’une Europe de la défense, le déplacement du centre de gravité des intérêts stratégiques des Américains de l’Europe vers l’Asie.

85 Jusqu’en 1990, la défense de l’Europe était assurée par l’Alliance atlantique et le parapluie nucléaire américain. À partir de 1990, le chantier qui s’ouvre est celui de la défense non plus seulement de l’Europe, mais européenne. Réalité, horizon ou mirage ? Pour la France, il y a là une obligation en termes d’interdépendance stratégique aussi bien que d’interopérabilité militaire.

86 Les deux chemins pour y parvenir sont celle d’une défense européenne motu proprio et celle de l’OTAN. Pas pour nos partenaires de premier rang en Europe dans ces matières militaires : le Royaume-Uni est, à la fois, pleinement indépendant et pleinement interdépendant, fort de sa « relation spéciale » avec les États-Unis. L’Allemagne se veut le meilleur élève des deux classes en même temps.

87 Il y a cependant, en toile de fond, un élément nouveau, et de taille : l’Europe n’est plus l’endroit où se jouent la vie ou la mort des Occidentaux, pour les États-Unis. La fin de la « guerre de cinquante ans » [18] entraîne un déplacement du centre de gravité de leurs priorités stratégiques vers l’Asie, une décroissance de leurs efforts militaires en Europe, un nouveau style de relations avec leurs alliés, y compris dans l’Alliance.

88 Rien ne s’est, cependant, décidé aussi vite, ni aussi nettement et le champ des possibles est resté, longtemps, ouvert.

89 Concept porté par les Français et priorité française, l’« Europe de la défense » a connu dans les années 1990 un renforcement des coopérations dans les domaines terrestre, aérien, maritime et de la Gendarmerie.

90 En 1992, pour assurer la stabilité en Europe, la légitimité – sinon l’efficacité – de l’OTAN et de l’Union de l’Europe occidentale (UEO) étaient indiscutables, comme l’était le rôle de la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe (CSCE). Le traité de Maastricht fut une bonne nouvelle, dans la mesure où était affirmé le concept d’une identité européenne de défense, débouchant en peu d’années sur une politique européenne de sécurité commune (PESC) puis une politique européenne de défense et de sécurité (PESD). La question institutionnelle était à l’ordre du jour.

91 1992, c’est aussi une réalité : la guerre dans l’ex-Yougoslavie. De 1993 à 1995, c’est à la fois l’échec de l’Europe et l’échec de l’ONU. La nouvelle donne en matière de responsabilité internationale s’articule autour du couple ONU/OTAN, dans la dialectique des légitimités et la maîtrise de l’opérationnel. C’est dans ce cadre qu’ont lieu les opérations, jusques et y compris la guerre de 1999.

92 Quid de l’Europe de la défense ?

93 Elle aurait pu se construire à partir de deux binômes, fort différents dans ces matières militaires, par rapport à leur relation à l’Europe dans l’ensemble de ses composantes institutionnelles : la relation franco-allemande et l’entente franco-britannique. Le tournant fut pris à Saint-Malo en décembre 1998, initiative franco-britannique qui débouchait sur une architecture institutionnelle en matière politique, militaire, opérationnelle et des objectifs de capacités militaires européennes, à Helsinki l’année suivante.

94 Le 11 septembre 2001 et l’onde de choc qui s’ensuivit, la conclusion du traité de Nice et les difficultés institutionnelles entre Européens, la guerre en Irak en 2003 et l’apparition en Europe de lignes de fractures politiques fortes permettent d’expliquer qu’à partir de là bien peu a été effectivement gagné en progrès, en matière d’Europe de la défense. Dès lors, la décision française de 2009 s’explique aussi par ce qui précède.

95 En 2010, les accords dits de Lancaster House étaient signés par le Président Nicolas Sarkozy et le Premier ministre britannique David Cameron. Ils comportaient un important volet en matière d’armement, y compris nucléaire.

96 L’intervention commune en Libye montrait aussi, en 2011, la réalité opérationnelle des capacités militaires et l’excellence de la coopération tactique de nos deux armées, sans occulter pour autant l’indispensable concours des États-Unis, fût-ce from behind, et l’adossement aux états-majors de l’OTAN. Elle a conduit, entre les deux alliés, à un partage du renseignement, à une analyse commune des difficultés rencontrées, à la perspective d’une planification d’autres interventions. Le bilatéral aurait-il pris le relais d’une construction européenne en panne ?

97 Retour d’un pragmatisme qui convient bien aux Britanniques et non tentative de relance de l’Europe de la défense, ces accords ont très vite été compliqués par des calendriers politiques fort différents : les Britanniques ont défini leur stratégie de défense en 2010. La France remet en chantier, à nouveau, un Livre blanc et une loi de programmation. Chacun des deux pays, en pleine crise économique, fait des choix strictement nationaux. Paris met en attente les projets bilatéraux et Londres décide que les porte-avions de la Royal Navy seront équipés de l’avion à décollage vertical F35B, et non d’un aéronef décollant à partir d’une catapulte comme en dispose le Charles-de-Gaulle.

98 On pourra bien dès lors renouer en matière de coopération militaire d’utiles contacts avec les Allemands, les Polonais, les Espagnols ou les Italiens. Dans le domaine de la politique extérieure et de défense, les réalités économiques, financières et budgétaires semblent prendre de court ceux des Européens qui pensent au contraire que le moment est venu d’une coopération renforcée et d’une mutualisation véritable.

99 L’OTAN a gagné de vitesse une Europe de la défense qui reste en chantier. Les États-Unis se désengagent de ce théâtre et de cette défense. Les « puissances majeures » de l’Europe se retrouvent face à une crise qui affecte les crédits militaires. À un moment où l’éloignement des frontières de la défense et de la sécurité nationale a conduit notre pays, depuis vingt ans, vers des opérations extérieures de plus en plus nombreuses, de plus en plus compliquées, de plus en plus coûteuses, à commencer par les soldats qui y meurent.

100 La fin de la Guerre froide a commencé par une guerre dans le Golfe. Premier et dernier du genre avant l’Afghanistan, ce conflit a marqué bien des tournants : recours à la force pour changer des frontières, importance très relative du nucléaire dans la crise, rôle des États-Unis « puissance impériale » et gendarme du Monde. Pour la France, ce fut aussi une révision complète : nouveaux concepts d’emploi des forces (l’Air Land Battle), capacités nouvelles (commandement interarmées, renseignement de théâtre, destruction à distance), planification et opérations interalliées.

101 Les engagements extérieurs de la France sont devenus, en vingt ans, une constante de notre politique extérieure et de défense. Au 14e rang des contributeurs de l’ONU en 1991, la France s’était hissée au premier rang entre 1991 et 1995, dans le cadre des premières interventions qui ont suivi la fin de la Guerre froide. Le Livre blanc de 1994 faisait de nos opérations extérieures une mission centrale de nos armées et, de ces engagements, une nouvelle frontière de la défense de la France.

102 En vingt ans, de profonds changements ont cependant eu lieu. De 1990 à 1995, les forces nationales françaises engagées dans des opérations extérieures internationales étaient sous chaîne opérationnelle mixte et sous commandement ONU. De 1995 à 2002, la logique va d’une résolution de l’ONU, à la chaîne opérationnelle OTAN, puis aux forces multilatérales. Depuis 2003 et l’Irak, cet ordonnancement régulier semble s’être effacé au profit d’interventions et d’opérations dont chacune possède sa logique propre. Avec des interventions qui vont, quelquefois sur le même théâtre et sans solution de continuité, de la « basse » à la « haute » intensité, et retour : action humanitaire, lutte contre le terrorisme, opérations spéciales, appui militaire dans le cadre d’accords de défense, actions de guerre.

103 Ce sont ainsi des hypothèses d’emploi des forces beaucoup plus nombreuses et variées en 2012 qu’en 1990, et même qu’en 2002, dans un contexte de réduction des effectifs et des budgets : professionnalisation, organisation interarmées, renforcement des capacités de projection de puissance et de forces, élévation du seuil du renseignement indispensable, stratégique et tactique. Avec des conséquences très fortes sur la définition de nos moyens de défense, au profit de la projection, et sur la disponibilité des moyens en hommes et en armes, avec « surchauffe » et surcoûts.

104 Le bilan est contrasté, à l’exemple du conflit en Afghanistan, où sont engagées nos forces armées depuis 2002.

105 La guerre y a impliqué 60 000 soldats français, à tour de rôle. Tous les régiments de notre Armée de Terre y ont combattu. La France y a perdu nombre de ses soldats. La décision de se retirer repose sur des éléments de politique extérieure et intérieure, dans un cadre interallié.

106 Mais ce théâtre a été aussi l’occasion d’une remise à niveau des équipements et de l’entraînement. Il a permis à de jeunes officiers et sous-officiers d’exercer de lourdes responsabilités. Il a joué un rôle pour recruter les soldats dont notre Armée a besoin. Il a démontré l’utilité d’équipements tels que ceux que nécessite le combat rapproché d’infanterie, les hélicoptères, les drones.

107 Les crises et les guerres des vingt dernières années ont donné lieu à des interventions terrestres, aériennes et maritimes très différentes selon leur durée (dix ans dans les Balkans et en Afghanistan, quelques mois lors de la guerre du Golfe, en Côte d’Ivoire ou en Libye). Leurs légitimations et leurs modes d’interventions opérationnels sont eux aussi divers (mandat de l’ONU, chaîne opérationnelle de l’OTAN, coalitions de circonstance).

108 Depuis dix ans, la guerre a ainsi redonné tout son sens à l’outil militaire. Sur terre, en Afghanistan. Dans les airs, en Libye. Sur les mers, partout. À l’extérieur de nos frontières.

109 Avec une conséquence coûteuse et compliquée : la nécessité de disposer, aux ordres du pouvoir politique, d’un outil militaire et naval le plus complet possible, disponible et adaptable en fonction des résultats escomptés, sur des théâtres d’opérations possibles dont les dimensions et les frontières sont celles des intérêts de la France et de ses alliés.

110 Trois États sont aujourd’hui capables d’assurer et d’assumer une projection de forces et de puissance : une puissance « post-impériale » qui s’interroge, redessine les contours de son rôle, regarde ailleurs, vers l’Asie profonde et l’Orient compliqué, et deux anciennes puissances impériales qui sont au bout de leurs efforts : le Royaume-Uni et la France. En attendant, peu de temps d’ailleurs, que d’autres pays affirment, dans ces matières, leurs ambitions et fassent croître les moyens de leur puissance, comme la Chine.

111 La hiérarchie des puissances s’en trouve modifiée en profondeur.

112 La réforme de nos Armées, conçue dans les deux premières années de la Ve République, a été conduite en moins de huit ans, du retour du général de Gaulle au pouvoir à la sortie de l’organisation militaire intégrée de l’OTAN en 1966. À la suite de la crise institutionnelle, militaire, coloniale que connaissait le pays. Le général de Gaulle met en place un État fort et respecté, des institutions solides et stables, un outil militaire efficace et dissuasif qui garantissent pour trente ans l’indépendance nationale, le rang de puissance de la France, une place singulière au plan politique et militaire. Des années 1960 aux années 1990, ce furent alors trente ans de réponses à ces questions essentielles : que défendre ? Qui défend ? Comment, et avec quels moyens ?

113 Ce furent ensuite, de 1990 à nos jours, vingt ans de questions et un chantier de réformes permanent.

114 Ce chantier, lancé dans l’incertitude et la prudence en 1990, se poursuit de nos jours dans l’inachèvement et la tension. Il n’a pas, comme en 1958, une origine française et nationale, mais extérieure et mondiale. Il a conduit à faire, de nos Armées, des forces professionnelles, interdépendantes de nos Alliés, intégrées dans un concept de « défense et sécurité nationale ». Sur les fronts extérieurs. Sur le territoire national. Dans une volonté affichée de continuum de la défense et de la sécurité nationale.

115 Tout cela s’effectue dans un cadre de moins en moins national, de plus en plus interallié, de plus en plus intégré. Avec, en arrière-plan, la fin d’une priorité politique et de sa traduction budgétaire. Avec, pour conséquence, l’effacement de la singularité, dans l’État, d’une Armée gardienne et protectrice de la Nation.

116 Sans doute est-ce le train du Monde, et la France s’y trouve. Mais les années qui viennent ne pourront plus permettre de conserver le décor, le cadre, les moyens nécessaires à notre pays, s’il entend assumer et assurer, aux côtés de ceux de nos Alliés qui le veulent et en sont capables, un rôle de puissance militaire et maritime, si l’on n’arrête pas de poursuivre un chantier de réformes qui, pour indispensables qu’elles demeurent, semblent aujourd’hui tenir lieu de politique.

117 En fait, la vieille sagesse militaire pourrait inspirer la démarche qui vient, autour d’un nouveau Livre blanc. Un chef : le Président de la République. À lui de donner le cap, à partir de la richesse humaine, de la compétence, de l’expérience de nos Armées. Une mission : la défense de la France, dans le nouveau contexte des alliances et la nouvelle hiérarchie militaire et navale des puissances. Des moyens : conformes à nos ambitions et respectueux de notre histoire, ajustés à nos contraintes et partagés avec ceux de nos Alliés qui y consentent.

Annexe 1

Armée
de Terre
Armée
de l’Air
Marine Gendarmerie Autres
1
SOUS–
TOTAL
Sans les
appelés
Appelés TOTAL
avec appelés
Civils
1990 108243 56403 45534 77927 11574 299681 250568 550249 129379
1995 104421 56587 45492 80464 12290 299254 206717 505971 102179
2000 123428 59181 43701 87518 12588 326416 53574 379990 94076
2005 133627 59118 42752 97723 14683 347903 - 347903 79470
2010 125141 52519 39868 [98155]
2
14871 232399 - 232399 69990
2011 122328 49827 38643 [97068]
2
14832 225920 - 225920 67837
figure im1
1 Effectifs militaires de la DGA, du SSA, du SEA, de l’administration centrale et des divers services du ministère de la Défense.
2 À partir du 1er janvier 2010, la Gendarmerie a été rattachée au ministère de l’Intérieur. Les effectifs de 2010 et de 2011 sont donc donnés à titre d’information mais ne sont pas comptabilisés dans le sous-total et dans le total.
ministères de la Défense et de l‘Économie et des Finances

118 Tableaux et graphiques annexes réalisés par N. Gracieux, étudiant en master 2 « droit mention relations internationales » commun aux universités de Paris IV Sorbonne et Paris II Assas

Annexe 2

Evolution des dépenses militaires des principaux membres de l’Alliance atlantique 1990-2010 (en % du PIB)

figure im2

Evolution des dépenses militaires des principaux membres de l’Alliance atlantique 1990-2010 (en % du PIB)

OTAN

Annexe 3

Parts des dépenses d’investissement et des autres dépenses (personnel, fonctionnement, …) dans le budget total de la défense

Année Dépenses d’investissement Autres dépenses (personnel,
fonctionnement…)
2000 33 % 67 %
2002 32 % 68 %
2004 35 % 65 %
2006 29 % 71 %
2008 28 % 72 %
2010 26 % 74 %
2012 25 % 75 %
figure im3

Parts des dépenses d’investissement et des autres dépenses (personnel, fonctionnement, …) dans le budget total de la défense

Part du budget de la défense dans le budget de l’État :

1996 1998 2000 2002 2004 2006 2008 2010
En % 15,5 % 15 % 14,5 % 14 % 14,6 % 16 % 10,3 % 8,9 %
En
milliards €
41,6 36 37,2 38,6 42,6 43,2 45,3 39,2
figure im4

Part du budget de la défense dans le budget de l’État :

ministère de l’Économie et des Finances et OTAN

Notes

  • [1]
    Inspecteur général de l’Éducation nationale, Professeur des universités associé (histoire contemporaine), Université de Paris Sorbonne, Paris IV
  • [2]
    Cf. Lucien Poirier, La crise des fondements, Paris, Economica, 1994
  • [3]
    Livre blanc sur la défense nationale Paris, CEDOCAR, 1972 (tome 1) et 1973 (tome 2) ; Livre blanc sur la défense, Paris, La documentation française, 1994 ; Défense et sécurité nationale. Le livre blanc, Paris, Odile Jacob/La documentation française, 2008.
  • [4]
    « Pour préparer l’avenir, les travaux du Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale, engagés cet été, seront achevés à la fin de l’année, ouvrant la voie à une nouvelle loi de programmation militaire qui sera soumise au Parlement en 2013 », Communiqué du Conseil des ministres du 22 août 2012 (site du Premier ministre).
  • [5]
    Le document d’actualisation du Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale est consultable sur le site du ministère de la Défense.
  • [6]
    Les développements qui suivent s’appuient sur une lecture attentive de l’ouvrage de référence de Louis Gautier, La défense de la France après la Guerre froide. Politique militaire et forces armées depuis 1989, Paris, PUF, 2009.
  • [7]
    Un nouveau débat stratégique. Actes du colloque de Paris. 29-30 septembre 1er octobre 1992, Paris, La documentation française, 1993 et Emmanuel Garaud, Le « moment Joxe » 1991-1993, mémoire de master 2 sous la direction d’Olivier Forcade et Tristan Lecoq, Université de Paris-Sorbonne, juin 2010.
  • [8]
    L’intégration de la Gendarmerie nationale au ministère de l’Intérieur en janvier 2010, avec armes et budget, s’inscrit dans ce contexte.
  • [9]
    Cf. Tableau des effectifs du ministère de la Défense (1990 -2011) en annexe 1.
  • [10]
    La loi organique relative aux lois de finances du 1er août 2001 regroupe les dépenses de l’État en missions, plus larges que les définitions strictement ministérielles, à partir des choix de politique publique du Gouvernement.
  • [11]
    Cf. Évolution des dépenses militaires des principaux pays de l’OTAN (1990 -2010) en annexe 2.
  • [12]
    Cf. Tableaux budgétaires (part du budget de la défense dans le budget de l’État) en annexe 3.
  • [13]
    Cf. Tableaux budgétaires (part des dépenses d’investissement dans le budget total de la défense) en annexe 3.
  • [14]
    Entreprise créée en mars 2007 à partir de la Direction des constructions navales (DCN) et du groupe Thalès pour devenir l’acteur majeur de la construction navale et de l’armement naval français
  • [15]
    Cf. Tableaux budgétaires en annexe 3, op. cit.
  • [16]
    Cf. André Vigarié, La mer et la géostratégie des nations Paris, Economica, 1995
  • [17]
    Audition de l’amiral Edouard Guillaud, Chef d’état-major des Armées, devant la Commission de la défense de l’Assemblée nationale, le 11 juillet 2012. Site de l’Assemblée nationale
  • [18]
    Cf. Georges-Henri Soutou La guerre de cinquante ans 1943-1990, Paris, Fayard, 2001.
Tristan Lecoq [1]
  • [1]
    Inspecteur général de l’Éducation nationale, Professeur des universités associé (histoire contemporaine), Université de Paris Sorbonne, Paris IV
Mis en ligne sur Cairn.info le 30/01/2013
https://doi.org/10.3917/oute.033.0449
Pour citer cet article
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