CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Ce texte introduit à la singularité de la Chine industrielle dans la mondialisation, quand la globalisation américaine proposait un modèle unique.

2 Pour y parvenir nous prenons d’abord la mesure du « rattrapage technologique » par le pays et des différences entre le processus de « rattrapage » technologique du développement industriel en Chine depuis les années 1980 et celui du Japon par exemple qui l’a précédé, voire celui de l’Union soviétique auparavant.

3 Ce texte se fonde sur des dizaines d’enquêtes industrielles et des centaines d’entretiens de 2005 à 2015 [2].

INTRODUCTION – DE LA NORMALISATION ET DES RÉFORMES ACTUELLES ; POINTS DE REPÈRE POLITIQUES ET QUESTIONS OUVERTES

4 Pendant l’hiver 2012-2013, lors d’une lente passation de pouvoir, beaucoup d’observateurs se disaient qu’avec l’avènement de la quatrième génération de dirigeants qui n’avaient pas connu l’entrée des communistes à Pékin de 1949, la Chine allait rentrer dans quelque chose de très normalisé ou en tout cas beaucoup plus normalisé que cela n’avait jamais été.

5 La connaissance du terrain amena tout de suite à infléchir cette thèse, les officiels chinois aimant à rappeler que leurs sept nouveaux dirigeants avaient tous géré de grandes provinces de cinquante à cent millions d’habitants et/ou des grandes entreprises devenues en peu de temps des multinationales mais restructurées à partir d’un système de type socialiste. Bref chacun d’entre eux avait déjà réalisé l’équivalent de la transformation d’un pays. Dès lors que sept personnes de ce profil avaient accédé au pouvoir, une normalisation en douceur eût tranché avec la réalité de la diversité intra-chinoise, construite autour de « strates d’industrialisation » et de modèles de régulation variant d’une province à l’autre.

PÉRIODISATION DES PROCESSUS DE RATTRAPAGE, EN PARTICULIER INDUSTRIELS

6 Comprendre le « point de départ » des réformes de Deng Xiaoping implique de porter un jugement sur ce qu’avait été auparavant le processus de développement chinois pendant la période maoïste de la conquête par la Chine de son indépendance pratiquement perdue depuis un siècle en 1949 jusqu’au changement de ligne politique incarné par Deng Xiaoping quelques années après la mort de Mao.

7 Pour tout pays l’histoire et les structures comptent, mais pour la Chine plus fondamentalement que pour d’autres pays ce passé est d’autant plus important qu’elle a eu à traverser des épisodes uniques dans l’histoire économique mondiale.

8 En 1949 quand la Chine accède de nouveau à sa complète souveraineté, il y avait des débuts d’industrialisation dans la partie Nord-Est du pays, en Mandchourie occupée par les Japonais. Il s’agissait d’une industrialisation lourde autour d’industries comme les aciéries et les industries mécaniques. Celles-ci furent modernisées à partir de 1949 avec l’aide soviétique et le modèle dominant de cette région fut longtemps celui des industries lourdes de type soviétique. Cette région, très proche de Pékin, géostratégiquement cruciale puisque située à la croisée de la Sibérie et de la péninsule Coréenne, ne fut structurellement transformée, à part la modernisation graduelle de l’automobile par l’introduction de coentreprises dans les années 1990, qu’à partir des années 2000 dans une approche là encore spécifique : par des industries de programmes d’État portant sur le nucléaire, l’électronique militaire, les chantiers navals, ou les alliages spéciaux et les technologies vertes (éolien, photovoltaïque) financées sur des plans spéciaux. Vu de 2016, il reste à transformer l’essai avec une déclaration spéciale du président Xi Jinping au mois de mai 2016 en faveur de la relance de l’activité dans cette région au dynamisme demeurant fragile.

9 Autre région, autre modèle : la vallée du Yang-Tsé-Kiang, du fleuve Bleu, centre culturel et historique du pays. À partir de la fin des années 1950 se produisit ici une industrialisation qu’on a qualifiée de troisième front à l’intérieur de la Chine. Front devant s’entendre littéralement au sens politique : front militaire et front industriel parce que la Chine se méfiait en réalité de l’Union soviétique – avec une rupture consommée en 1959. Cette deuxième vague d’industrialisation se greffa sur des débuts d’industrialisation de guerre réalisés dans les années 1940 par le gouvernement nationaliste. Zone « protégée » des influences extérieures, suffisamment éloignée de Pékin pour éviter toute contagion en cas de difficultés, dotée par ailleurs de pouvoirs locaux réalisant un bon contrepoids au régime central mais sans jamais le contester, cette région à l’industrialisation tout de même lourde mais assez variée allait servir d’excellente zone de test des réformes à partir de la fin des années 1980 et du début des années 1990 avec la modernisation de l’acier, des mines, du secteur de l’équipement électrique ou encore de nombreuses coentreprises dans l’automobile. S’il compte quelques grandes entreprises d’État de pointe, ce cœur industriel de la Chine connaît jusqu’à ce jour un rythme et une voie de réforme « médians ».

10 Le « reste » de la Chine a commencé à connaître l’industrialisation de certaines provinces lors du Grand Bond en avant (1958-1960) mais encore plus après la Révolution culturelle (1966-1976), le pouvoir ayant essayé de généraliser ce processus à d’autres régions du pays et en particulier d’apporter l’industrialisation dans des plus petites villes, voire dans des villages. L’épisode des hauts-fourneaux dans les petites villes lors du Grand Bond en avant puis des mini hauts-fourneaux dans les villages pendant la Révolution culturelle est connu mais souvent balayé d’un revers de main par les économistes pour qui il s’agit d’une industrie inefficace. Inefficace, elle le fut sans doute, mais c’est rétrospectivement cette dynamique qui allait marquer durablement la Chine : l’observation de la réalité passée du travail ouvrier permet d’aller jusqu’à soutenir que c’est grâce à elle que la Chine eut « un temps d’avance » sur l’Inde, une avance d’une, voire de deux générations ouvrières. Une majeure partie de la population chinoise rentra alors dans une culture ouvrière, dans une culture d’atelier, une culture d’usine, ce qui rendit l’implantation beaucoup plus facile à des industriels étrangers quinze à vingt ans plus tard lorsque le pays s’était ouvert. C’est dans ces zones que la transformation d’établissements d’État en PME par le mécanisme bien connu des Township and Village Enterprises autorisa la croissance initiale des années 1980 et du début des années 1990. C’est, pour le cas particulier du Guangdong, sur ce type de structures que se fonda le cœur de la stratégie de relance des réformes de Deng Xiaoping après son historique « voyage dans le Sud » de 1992.

11 Enfin il y eut une dernière couche ou « strate d’industrialisation » fondée sur les premiers comptoirs, sur de premiers établissements manufacturiers établis pendant la période de domination de l’Occident à l’intérieur de certaines parties de la Chine lesquels étaient plus des fabriques en réseau commercial, tombées en sommeil pendant la période maoïste (à partir de 1953 plus précisément car elles avaient été jusqu’alors tolérées), qui se trouvaient dans ces fameuses zones côtières de la Chine et autour de Shanghai. Ils furent transformés en ateliers de communes populaires mais l’histoire commerçante n’y avait jamais été perdue dès lors qu’en Chine la parenthèse collectiviste ne dura pas beaucoup plus d’une trentaine, voire d’une quarantaine d’années selon la manière d’aborder la restructuration de la propriété. Le Guangdong en particulier a su greffer sur cette strate des capacités d’apprentissage via les clients à l’exportation.

12 Pour résumer : la Chine comporte finalement au moins quatre à cinq grands modèles et grandes zones reposant sur des différences nettes d’industrialisation et de réformes. Ce système est très différent du Japon des décennies 1950 à 1970 qui constitua des marchés nationaux homogènes et des industries là aussi homogènes soutenant l’ensemble du marché national, progressant par vagues. Mais cela permit à la Chine, à l’inverse de l’Union soviétique monolithique dans ses fonctionnements (et plus planifiée il est vrai avec 20 000 références contre 700 au Japon), de ne pas réformer d’un seul coup complètement son modèle lorsqu’elle s’ouvrit à partir de 1978 et au début des années 1980 mais de procéder étape par étape pour tester, innover et puis apprendre ; les anciens pays de l’Union soviétique, après l’implosion de celle-ci en 1991, allaient eux changer l’ensemble de leurs économies.

13 Enfin, en Chine l’organisation industrielle reposait à la fois sur des grands combinats qui se sont à quelques-uns, très proches des organes centraux du Parti communiste, partagé le gâteau sur un modèle en définitive très soviétique. Et puis il y a eu la coexistence avec les myriades de petites entreprises proches des strates basses du Parti communiste. Le premier système ayant été plutôt développé sous le Grand Bond en avant, le deuxième modèle plutôt sous la Révolution culturelle. Les avancées politiques de la Chine ont beaucoup marqué sa structure industrielle ; au moment de ses réformes elle héritait d’une structure industrielle extrêmement diversifiée.

LE POLITIQUE SOUS-JACENT À L’ÉCONOMIQUE

14 S’il faut introduire la thèse de la diversité de l’industrialisation chinoise, c’est parce que la Révolution culturelle a cherché à disperser l’industrie dans les campagnes certes pour des raisons militaires, mais aussi peut-être encore plus par une volonté proprement maoïste de réduire ce que Mao appelait les trois grandes différences, pour ce dernier un processus indispensable du socialisme afin de passer au communisme, c’est-à-dire à la société sans classes.

15 Les grandes différences sont travail manuel-travail intellectuel, ville-campagne et hommes-femmes. La commune populaire étant l’entité destinée à tenir de creuset de la réduction de ces grandes différences.

16 Par exemple ville-campagne : pour réduire la différence ville-campagne il faut mettre les usines à la campagne. Il faut que les paysans puissent devenir ouvriers et réciproquement que s’abolisse la grande opposition millénaire entre la Chine rurale et la Chine des villes, y compris la Chine industrielle des villes d’avant la révolution, dans des unités de production qui pratiquent l’agriculture comme l’industrie et qui assurent pour les habitants toute une série de fonctions étatiques : éducation, santé, formation etc., soit des unités tendant à l’autarcie et dans lesquelles était censée se déployer toute la vie sociale des individus.

17 De même pour la réduction de la différence travail manuel-travail intellectuel dans ces unités avec dans les usines des formes de participation des ouvriers à la direction de l’usine, y compris à l’innovation technique, qui visaient donc à réduire l’écart entre les concepteurs et les ingénieurs, ainsi qu’entre les dirigeants de l’usine et les ouvriers puis enfin entre les hommes et les femmes parce que dans ces usines comme à la campagne les femmes travaillaient autant que les hommes.

18 Même si quantitativement les ouvriers au sens strict n’ont jamais représenté la majorité de la population chinoise, cette interpénétration entre les paysans, les ouvriers, les employés au sein de ces unités a joué un rôle essentiel dans la diffusion d’une culture technique et industrielle en Chine.

LA CHINE DE HU JINTAO TOUJOURS POSTMAOÏSTE

19 L’influence de l’ère précédente a été durable. Dans les sites d’industrialisation du troisième front, donc la Chine centrale, on pouvait encore observer à la fin des années 2000, vers 2008, 2009, 2010, des sites industriels qui avaient été développés pendant les années 1950 et restaient fonctionnels, par exemple des sites d’industries mécaniques sur lesquels des entreprises automobiles occidentales greffaient des coentreprises. Il était encore possible d’observer la cohabitation de l’ancien atelier et de la nouvelle usine flambant neuf, l’ancien atelier servant de sas de formation des ouvriers, des techniciens, des ingénieurs pour la nouvelle usine ; et il apparaissait nettement que les fonctions d’ouvrier, de technicien et d’ingénieur n’étaient pas aussi séparées dans l’ancien atelier que dans la nouvelle usine. On percevait que d’une certaine manière les ouvriers avaient une conscience relativement large des enjeux industriels de l’usine ; ils n’étaient pas du tout confinés à une tâche très spécifique, très limitée comme dans le fordisme. Dans le grand désordre de cet atelier ils étaient en définitive relativement polyvalents.

20 De la même manière les techniciens et les ingénieurs étaient confrontés en direct aux conditions de travail des ouvriers. Ils partageaient le même environnement et anticipaient les formations et les besoins. On retrouvait en effet l’atténuation de cette grande différence dans ces valeurs d’usine. Et l’on peut considérer que cela aussi a permis que le transfert de ces anciens ateliers vers les nouvelles usines soit relativement efficace, relativement rapide.

21 Il s’agit de différences qu’on détectait moins sans doute, qui étaient moins détectables en tout cas dans cette région que lorsqu’on faisait des enquêtes à peu près à la même époque en Mandchourie où ce qui ressortait beaucoup plus dans les entretiens avec des cadres des usines, c’était l’intervention d’une sorte d’aristocratie de l’ingénierie, d’aristocratie technique de directeurs d’usine et de cadres d’usine passés par des grands instituts techniques donc par un modèle non plus « réformé » à partir d’un hypothétique modèle occidental, mais de type en réalité plus soviétique et tout autant plongé dans les racines industrielles de la région.

22 Dernier exemple dans les manufactures des provinces côtières comme le Zhejiang : là on percevait bien l’existence de petites unités très intégrées dans un tissu local produisant de manière bien sûr industrielle mais dans un tissu où les clients étaient aussi des entreprises « propriété » d’État, des petites villes, des bourgs y compris des villages d’ailleurs déjà en train de se transformer et de s’urbaniser in situ, et traduisant donc non pas une atténuation de la différence entre ville et campagne mais véritablement l’apparition de sites industriels situés à la campagne et capables d’approvisionner une classe de consommateurs assez étendue, donc de desservir déjà en partie le marché chinois et de se destiner largement à l’exportation.

ENTRÉE OU SORTIE DE SCÈNE DE LA « GÉNÉRATION RÉVOLUTION CULTURELLE », OU « GÉNÉRATION DIALECTIQUE » ?

23 Revenons sur un autre aspect de la notion culturelle que furent la fermeture des universités, l’envoi massif des cadres et des étudiants à la campagne c’est-à-dire l’établissement d’usines dans les communes populaires. Elle suscita un véritable engouement auprès des jeunesses maoïstes du monde entier en tant que dépassement enfin révélé des impasses du socialisme soviétique. Aujourd’hui arrive au pouvoir une génération de cadres qui ont été envoyés à la campagne. Je me souviens avoir rencontré un Shanghaien, fils de notable ou d’intellectuel, qui disait : « Évidemment ce n’était pas très drôle mais sans cela je n’aurais jamais connu mon pays ; j’ai mesuré l’abîme qui séparait le pays de la Chine d’avant la révolution » ; sans cette rupture les Chinois n’auraient probablement pas réussi à combler le gouffre entre la Chine urbanisée en particulier de la côte Est, à Shanghai ou à Canton, et la Chine profonde, la Chine du centre.

24 D’un point de vue sociologique et générationnel, c’est justement cette génération-là qui de la mort de Mao en 1976 au retour au pouvoir de Deng Xiaoping en 1978 accompagne ce dernier et son équipe dans la réforme de la Chine. Les jeunes cadres trentenaires des années 1980 lui appartiennent. La génération aujourd’hui au pouvoir a d’une certaine manière soit été envoyée à la campagne pendant cette époque-là ou bien est pour certains née à la campagne parce les parents l’y avaient envoyée.

25 En général la connaissance de la Chine compte aussi bien et l’on peut considérer que le Parti communiste continue à fonctionner sur le même mode ; une organisation qui envoie ses cadres dans différents postes, dans différentes provinces. Une carrière réussie au sein du Parti communiste exige qu’on soit passé par plusieurs provinces, par plusieurs types de postes ; l’organisation de l’État et du Parti continuent d’ailleurs de se conformer à ce modèle d’inspiration soviétique où chaque niveau hiérarchique de l’État est doublonné par un même niveau hiérarchique au sein du parti. À niveau hiérarchique égal le Parti l’emportant sur l’État. Le Parti communiste continue d’opérer par brassages sur des trajectoires de vies.

26 Une carrière politique amène à traverser l’ensemble de la Chine et d’une certaine manière si la Révolution culturelle a été concrètement le moment un peu paroxystique de ce phénomène, on le retrouve en moins paroxystique aujourd’hui : un passage à travers les grandes strates du système industriel chinois. De même qu’il y a à la tête de chaque grande province deux hommes clés – puisqu’il s’agit quand même souvent d’hommes, la grande différence homme-femme n’ayant pas été complètement résolue à ce niveau-là – : gouverneur de province et secrétaire général du Parti pour la province.

27 Le gouverneur représente le pouvoir central. Le secrétaire général de la province représente le Parti à l’échelon de la province. Il y a une tension ou un déséquilibre permanents, presque confucéens, entre ces deux personnages pour obtenir un arbitrage entre les besoins de transformation vus de la province et la vision transformatrice d’ensemble vue de Pékin. D’une certaine manière la Révolution culturelle c’était aussi cela : rebattre les cartes entre le pouvoir central et les pouvoirs locaux. Dans la mesure où le gouverneur de la province est nommé par Pékin pour assurer une certaine cohérence de la politique centrale sur tout le territoire, il est évidemment lui aussi membre du Parti ; le Parti n’est donc pas lui-même scindé – on doit pouvoir circuler d’un type de poste à un autre – mais remplit comme une double fonction : descendante – dans la lignée de l’administration mandarinale avec l’empereur à son sommet – et de la base au sommet, le secrétaire du Parti de la province se faisant l’écho de ce qui remonte du Parti lui-même, par conséquent aussi de la population. Cette dualité est au cœur du système politique chinois qui tire une grande partie de ses modes de fonctionnement d’un héritage de ce qu’Étienne Balazs a appelé la « bureaucratie céleste » à savoir le système du mandarinat. La Chine relève d’une part d’une décentralisation qui fut toujours présente dans son histoire, y compris aux moments les plus forts du Grand Bond en avant. Le sommet de la Révolution culturelle s’incarne dans la figure duale de l’État entre un Mao Zedong – et ses affidés – qui est la voix, le canal par lequel les demandes de la base du parti sont supposées remonter et un Zhou Enlai garant de l’intégrité de l’État et de l’intégrité historique de la Chine.

28 Ce modèle parfaitement chinois est ancré dans une histoire longue et dont toute évolution politique de la Chine doit nécessairement tenir compte, ce qui a valu également pour la séquence de rattrapage technologique des années 2000 – et celle de création d’avantages comparatifs technologiques –, la phase actuelle incluse où diverses thèses s’opposent.

29 Ressort politique très important quant à la qualification de l’économie chinoise : il y a ici aussi un moyen pour Pékin de mettre en compétition, en concurrence, les provinces et de s’assurer que les modèles tentés puissent à la fois être assimilés par la réalité locale et converger nationalement. Nous reviendrons sur la notion d’expérimentation et d’inventivité, mais le régime a tiré enseignement des grandes embardées de la séquence maoïste : s’il innove toujours, il le fait par galops d’essai. Un exemple à cet égard importe.

30 Au moment des réformes post-1978, Deng Xiaoping voulait lancer l’expérience de libéralisations limitées d’abord de l’agriculture, puis de la petite manufacture. Dans le contexte décrit plus haut d’une Chine avec plusieurs bassins industriels et strates d’organisation il avait le choix : certains étaient trop proches de Pékin, d’autres étaient trop névralgiques au Nord-Est, d’autres encore étaient des régions clés de l’appareil de production comme la Chine du fleuve Bleu. Disons-le clairement, Pékin n’avait pas confiance dans des zones comme Shanghai, en fait celles qui avaient connu le petit capitalisme d’avant 1949. Demeurait la Chine du Sud, ce Guangdong qui allait devenir si emblématique d’une Chine s’ouvrant au monde – amis ne se « libéralisant » pas –, et qui vu de l’époque était largement demeuré en dehors de toutes ces vagues d’industrialisation.

31 Avec peu d’industrialisation il y avait peu de risques d’avoir à détruire si les choses ne fonctionnaient pas, donc pas de grandes pertes en vue (la Russie postsoviétique allait être quinze ans plus tard beaucoup moins prudente). Si à l’inverse la machine s’emballait, fonctionnait trop bien sur le plan économique, jusqu’à déborder sur le plan politique, ce Sud était perçu comme suffisamment loin de Pékin pour que le pouvoir puisse arrêter, freiner, contrôler le processus. Les souvenirs de 1989 et Tian’anmen restaient présents et Deng Xiaoping devait donner des gages au Bureau politique. On le voit, la génération passée par la Révolution culturelle – laquelle avait formé les jeunes cadres de Deng –, ayant épuisé les charmes de la « contradiction antagonique » du maoïsme standard et transformant la « contradiction au sein du peuple » en une version plus pragmatique et opératoire mit en œuvre une dialectique plus souple entre expérimentation, décentralisation et coordination (le Premier ministre Zhu Rongji allant jusqu’à ajouter les entrepreneurs aux « forces de modernisation » que furent de tout temps le Parti, l’Armée populaire de libération et le Peuple paysan).

32 C’est bien l’accession au sommet du pouvoir de la « queue de distribution » (ceux qui étaient enfants au début de la Révolution culturelle) de cette génération qui fut l’enjeu des batailles pour la transition politique de 2012 et l’avènement de la nouvelle équipe. Vu d’avant 2012, c’était surtout la continuité du rattrapage technologique piloté par Pékin et s’appuyant sur des provinces clés, quitte à leur laisser du champ, qui devait être assurée, l’équilibrage des provinces devant lentement suivre : l’homme de cette ligne étant Li Keqiang, dauphin de Hu Jintao. La thèse de la prééminence de la politique du Parti, de la recentralisation de la Chine dans le sens de laquelle doit opérer une accélération du recentrage des exportations vers le territoire national et de l’investissement vers la consommation, cette politique voulue depuis Hu Jintao et Wen Jiabao, mais toujours repoussée, était portée par deux personnages concurrents : Bo Xilai et Xi Jinping. Dans le casting idéal étant donné le compromis atteint entre les anciens du Bureau politique, aucun de ces hommes n’était appelé à jouer le rôle central, mais chacun avait sa place secondaire garantie. Le pari politique de Bo, plus politique et « dur » dans ses argumentations (en tout cas à ce qu’il paraissait), inquiéta bientôt l’appareil et les grands anciens (Jiang Zemin sortant exceptionnellement de sa retraite silencieuse) au point de ré-arbitrer les choses : la première place pour Xi afin d’éviter Bo, la seconde pour Li. Lire : centralisation et coordination, expérimentation mais au niveau central. Après ce rapide panorama des hommes, revenons à l’analyse du système.

LA DOUBLE DIALECTIQUE EXPÉRIMENTATION-COORDINATION, DÉCENTRALISATION-CENTRALISATION

33 Nous pensons que ce cadre mis en place par Deng, validé par Jiang et Zhu et testé par les binômes Hu-Wen puis Xi-Li est le cadre pertinent pour expliquer les grandes séquences de l’économie politique interne de la Chine depuis 1992.

34 Dessinons-en l’impact ou le caractère explicatif quant aux grands traits des étapes de rattrapage industriel et de rattrapage de consommation, puis illustrons l’usage de ce cadre sur deux questions clé : le rôle de la monnaie chinoise et le débat sur le recentrage de l’économie chinoise.

35 Deng ne détruit rien, il laisse les chefs d’atelier gérer entre ateliers le surplus de production une fois atteints les objectifs du plan, qui est maintenu. C’est la croissance « hors le Plan » (growing out of Plan), expression si bien trouvée par Peter Nolan. Le Plan maintient le contrôle de Pékin dont les banques jouent le rôle de relais indispensable ; puis le hors-Plan devient considérable et le Plan maintient Pékin au mieux informé. Enfin la croissance du hors-Plan devient majoritaire, sature le Plan. Au tournant des années 2000 l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) se réjouissait que la Chine soit aux deux tiers privée et à un tiers publique. C’est faux si l’on considère les structures de propriété emboîtées, le contrôle final par des entreprises d’État et le poids des banques d’État, c’est même sans doute l’inverse. Mais la vraie question n’est pas là : le contrôle est passé aux provinces. Hu et Wen héritent d’une Chine où l’agenda de Deng est allé plus vite et plus loin qu’il ne le pensait, et évidemment pas du tout là où « l’Occident » normatif l’espérait, ni politiquement ni économiquement. La décennie 2000 marque la reprise en main lente et progressive du pouvoir central dans de nombreux secteurs.

36 La clé ? Elle est étonnante, tant elle passe par un « détour politique » inédit : toutes les grandes entreprises provinciales veulent s’internationaliser. Or leurs devises d’exportation sont systématiquement échangées en renminbis (RMB) dont Pékin détient le monopole. Pékin est donc la fourche caudine, la porte étroite de l’internationalisation : il faut passer par ses banques, ses ambassades, bientôt ses entreprises dépendantes de la State-owned Assets Supervision and Administration Commission (SASAC) elles-mêmes pour beaucoup initialement des coquilles vides qui vont bientôt prélever leur écot de marchés internationaux et domestiques, de ressources humaines et de talents, d’accès au financement de l’investissement, pendant que les entreprises de provinces sont – avec plus ou moins de succès politique dès lors qu’en Chine on ne recentralise pas de force –, priées de fusionner entre elles, une rationalisation économique d’autant mieux vue de Pékin qu’elle permet de diluer au sein de chaque firme les pouvoirs des provinces.

37 Et l’alternance dialectique de 2012 ? Il s’agissait largement de contrôler le pouvoir des dirigeants – tous membres du Parti et contrepoids économique au pouvoir politique du Bureau politique – de ces mastodontes publics. Au-delà de la campagne anti-corruption, outil politique et pragmatique parmi d’autres, le « recentrage » national a pour objectif de reprendre le contrôle sur les sorties de capitaux et la possible manipulation des prix de cession entre filiales domestiques et à l’étranger, grand classique de l’évasion éternelle. La dialectique revient vers le centre. C’est le cas pour l’expérimentation également.

38 Le rôle du RMB/yuan, on le comprend dès lors, n’est pas simplement de gérer une compétitivité à l’exportation comme dans les pays « matures ».

39 Le fameux débat sur la « guerre des monnaies » remplacé par celui de la surévaluation du RMB puis par celui de la chute des cours boursiers (l’Occident manquant de cohérence puisque rien ne convient) exige une lecture d’abord nationale. Il faut bien comprendre que dans un pays encore très inégalitaire où les niveaux de développement sont très différents d’une région à l’autre parce que les différentes strates industrielles n’y ont pas été ouvertes au même moment (tout comme dans une économie mondiale séquentiellement différente selon ses termes d’ouverture), il n’y a pas l’homogénéité des pays qui ont connu des décennies de keynésianisme, quand bien-même celui-ci est mis à mal par les inégalités. La Chine est structurellement un produit hétérogène de l’histoire de son retour sur la scène mondiale et devrait subir cet état de fait durant quelques décennies. Une évolution monétaire impacte de manière très variable les différentes classes de la population mais aussi les différentes régions, les différents types d’industrie etc. Une gestion très centralisée par Pékin dans l’hypothèse illusoire d’une grande discussion avec Washington par exemple ne mènerait à rien. Tout doit se faire de manière contrôlée à travers une série de négociations (dans les rapports de force internes à la Chine) avec les provinces en fonction du taux de croissance, de l’activité économique variable d’une province à l’autre et d’un système de petites avancées qui garantissent à la fois que la mise en œuvre de l’objectif global de réévaluation du RMB qui intéresse Pékin à long terme se fait dans le bon sens, mais qu’en même temps les objectifs plus décentralisés de stabilité des diverses provinces et de reprise en main sont adaptés l’un à l’autre et que les différentes provinces avec leurs diverses administrations ont le temps de mettre en place les transformations économiques nécessaires. Nous pensons que ceci est très largement sous-estimé dans l’approche mondiale de la Chine ou les négociations internationales avec elle. Il est vrai qu’elle ne souhaite pas non plus que ce regard perce trop profondément dans ses propres équilibres et déséquilibres dynamiques ou dialectiques ; mais ce genre de dynamiques ont des conséquences extrêmement importantes pour la place de la Chine dans le monde

CONCLUSION

40 La Chine ne se « libéralise » pas, elle ne se « normalise » pas, elle invente, elle est la Chine, spécifique à elle-même ? Elle a inventé des modèles : politiques bien sûr mais aussi économiques et les décideurs aujourd’hui en place à Pékin ont une conscience très forte de la singularité des transformations à laquelle la Chine doit encore faire face. Elle est dans le monde et en tient compte, mais le monde a en son sein cette Chine si spécifique et se doit de la comprendre dans ses trajectoires propres.

Notes

  • [1]
    Chercheur CNRS, CEPN Université de Paris 13
  • [2]
    Il est aussi, sous forme discursive, tiré d’une « conversation » répétée avec Pierre-Noël Giraud, auquel l’auteur a ici emprunté l’exposition de la dualité politique du Chine et que je remercie pour la mention du rappel des « trois grandes différences » de l’outillage politique maoïste.
Mis en ligne sur Cairn.info le 06/10/2016
https://doi.org/10.3917/oute1.047.0052
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