CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Depuis la période de la colonisation à nos jours on n’avait pas vus autant d’Espagnols en Amérique latine. Telle est le mot qui circule, avec une pointe de sarcasme, sur deux ans à Caracas, Bogotá, Lima, Quito, Brasília, Sucre, Asunción, Santiago, Buenos Aires et Montevideo. Cette fois cependant les envahisseurs ne s’ouvrent pas les portes du continent par la force des armes. Ils toquent avec respect et révérence. Et ils entrent sur la pointe des pieds. Ils sont en quête d’hospitalité et surtout de travail. Conscients de n’être pas maîtres de la situation.

2 Il s’agit d’un scénario confirmé par les données officielles [2] sur les flux migratoires – entrées et sorties – en Europe. Il en découle que concomitamment à l’actuelle crise économique Madrid a enregistré des changements non négligeables sur les plans démographique et migratoire. Partons du fait que pour la première fois de son histoire depuis environ un demi-siècle, la population ibérique a baissé en 2012 de 90 000 personnes et en compte aujourd’hui autour de 46,5 millions. Une nouveauté qui n’est pas uniquement due à une chute du taux de fécondité, mais aussi au fait qu’en tout juste sept ans le solde migratoire du pays s’est substantiellement modifié. Si en 2008 il correspondait à +311 000 (599 000 immigrés pour 288 000 émigrés, en 2013 le chiffre était de -257 000 (548 000 émigrés pour 291 000 immigrés).

Tableau n° 1

Flux migratoires à l’entrée et à la sortie d’Espagne (2008-2013)

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Flux migratoires à l’entrée et à la sortie d’Espagne (2008-2013)

3 Inutile de dire que ce sont en majorité des immigrés (en particulier colombiens, équatoriens et roumains) qui ont été obligés d’abandonner le pays en raison de l’envolée du chômage et de rentrer dans leur pays. Mais le tableau n° 2 infra montre que des citoyens espagnols autochtones figurent aussi dans ce groupe.

Tableau n° 2

Nombre de citoyens espagnols ayant quitté l’Espagne de 2003 à 2013

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Nombre de citoyens espagnols ayant quitté l’Espagne de 2003 à 2013

4 Tous comptes faits, donc, ce sont presque 250 000 purs Espagnols qui ont dit adiós à la mère patrie durant ces six années horribles. Un chiffre qui, pour les jeunes, aurait été selon les think-tanks et les centres d’études indépendants plus important encore que celui déclaré par les sources gouvernementales. On se souvient par exemple que pour les experts de la Fundación Alternativas ont émigré de 2008 à 2012 quelque 700 : 000 Espagnols autochtones. Alors que les chercheurs du Real Instituto Elcano sont d’un avis contraire et critiquent l’alarmisme quant à un danger de désertification de l’Espagne ; selon eux le total des autochtones qui ont décidé de quitter le pays de janvier 2009 à janvier 2013 ne dépasse pas les 40 000.

5 Quant aux destinations de ces nouveaux émigrés espagnols, les données en termes absolus communiquées par l’ONU montrent qu’en 2013 les premiers pays à accueillir les plus nombreuses communautés d’Espagnols étaient d’abord la France et les États-Unis, puis l’Argentine pour l’Amérique latine.

Tableau n°3

Liste des premières nations accueillant le plus grand nombre d’immigrés espagnols (2013)

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Liste des premières nations accueillant le plus grand nombre d’immigrés espagnols (2013)

élaboration de l’auteur à partir des données de l’ONU et du Pew Global Center

6 Certes, il ne s’agit pas encore de chiffres explosifs, mais comme le souligne avec force Jesús Fernández-Huertas Moraga, chercheur au think-tank FEDEA, « L’immigration d’Espagnols en direction de l’Amérique latine a augmenté considérablement » [3]. Ce qu’illustre le cas du Chili où en 2013 « 5 739 Espagnols ont obtenu la résidence provisoire ou permanente, alors qu’ils n’étaient que 3 700 en 2005 pour toute l’Amérique latine » [4].

7 C’est très clair, indépendamment de la guerre des chiffres mentionnée plus haut l’Espagne a enregistré durant les années de dépression économique qui précèdent d’importants changements quant à la qualité et à la quantité des flux migratoires qui la caractérisent. Une nouvelle mosaïque apparaît qui appelle au moins trois considérations indispensables.

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  1. S’il reste juste qu’on ne peut pas parler d’un véritable exode, il est indéniable que les données énumérées frappent véritablement. Surtout si l’on tient compte du fait que des années 1990 au début du nouveau millénaire, l’Espagne, tout comme le reste des pays de l’Europe méditerranéenne (en premier lieu l’Italie), avait fait la une pour être subitement devenue une des destinations majeures dans le monde pour l’immigration. Au point que de 1999 à 2008 le pourcentage d’étrangers par rapport au total de la population espagnole était passé de 2 % à 12 %. Soit en termes absolus plus de 6,4 millions d’immigrés. Lesquels, au moins en partie, si l’on s’en tient à la tendance qui se dégage, ont quitté le pays ou sont disposés à le faire tout aussi rapidement.
  2. Sans doute faut-il préciser que si les autochtones ne sont pas encore massivement prêts à émigrer, ce sont les jeunes hautement qualifiés qui s’y sont résolus. Une sorte de « fuite des meilleurs » qui, on l’imagine, peut avoir de lourdes conséquences socioéconomiques sur l’Espagne. Comme le déclare au Financial Times Antonio Cabrales, professeur d’économie à l’University College de Londres : « Cela peut sembler brutal, mais je suis moins préoccupé par le départ de deux millions de gens non qualifiés que par celui de 20 000 entrepreneurs et chercheurs. Il y a assez de force de travail non qualifiée dans le vaste monde. Mais des gens avec des idées et des entrepreneurs ont d’autres choix » [5]. Une observation à laquelle on pourrait objecter la phrase du prix Nobel Amartya Sen : « La fuite des cerveaux [indiens] ne m’est jamais apparue comme un problème ». Ce penseur célèbre entendait naturellement par là que nous assistons depuis des années à une compétition acharnée entre pays pour s’accaparer les jeunes talents. Le sujet, en l’occurrence, est, plutôt que la fuite, de savoir si le pays en question a la capacité d’attirer un nombre suffisant de cerveaux étrangers pour compenser le départ des siens propres. Pour ne pas parler des avantages liés à l’émigration comme par exemple les transferts économiques, mais aussi socioculturels. Hormis l’argent, les immigrés véhiculent avec eux en direction de leur pays d’origine ce que le chercheur Peggy Levitt nomme Social Remittances, soit les « us et coutumes du pays d’accueil ». Ce qui se vérifie non seulement quand l’immigré rentre au pays, mais aussi plus simplement à travers « l’échange de correspondance, de courriels et de coups de téléphone » avec ses amis et ses parents. En somme, tout comme les billets de banque expédiés en mère patrie, il y a également les « germes » des habitudes, des normes et des pratiques, et encore le know-how de la patrie adoptive qui se nichent dans la correspondance. En bref, le vrai grand problème de l’Espagne, c’est que les « cerveaux », qu’ils soient allogènes ou autochtones, donnent la préférence à des rivages lointains de la péninsule ibérique.
  3. Il faut le répéter pour des raisons de rigueur scientifique : si nous ne sommes pas confrontés à un exode de masse depuis l’Espagne, les chiffres mentionnés suffisent à indiquer une tendance qui n’est de fait en rien négligeable et dont nous devons tenir compte. Ils sont de fait le symptôme non seulement d’une inversion des flux migratoires internationaux mais aussi des capitaux. Ils traduisent un processus progressif, mais inéluctable du déclassement de l’Union européenne du premier au second rang sur l’échiquier géopolitique mondial. Une vérité qui s’applique aujourd’hui pleinement à l’Europe méditerranéenne et qui s’appliquera demain, indépendamment des différences nationales significatives, à l’ensemble du Vieux Continent.
Tableau n° 4

les immigrés résidents en Espagne par nationalité en 2013

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les immigrés résidents en Espagne par nationalité en 2013

Pew Global research

9 En guise de preuve, pour finir, un court ensemble d’indicateurs économiques qui peuvent être plus utiles qu’un long discours. Partons du fait que pour la première fois dans l’histoire des relations entre Amérique latine et Espagne, en 2013 « les compagnies latino-américains ont plus dépensé dans l’acquisition de leurs homologues espagnols qu’inversement » [6]. Une réalité encore plus évidente si on considère les tableaux suivants lesquels synthétisent en substance formidablement notre thèse : concomitamment à la crise économique de 2008, le « shopping » latino-américain en Espagne a augmenté en même temps que diminuait le flux des Latino-Américains qui émigraient en Espagne.

Tableau n° 5

Flux de capitaux et de personnes Espagne-Amérique latine 1995-2012

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Flux de capitaux et de personnes Espagne-Amérique latine 1995-2012

Shoe on the other foot, op. cit.

10 On peut se rappeler par exemple que le magnat mexicain Carlos Slim a acheté en juin 2011 un million d’actions de CaixaBank (ex-Criteria), détenant par là 0,3 % des parts de l’institut. Alors que la banque vénézuélienne Banesco a fait en 2013 l’acquisition de NCG Banco pour un milliard d’euros. Pour ne pas parler, paradoxe du destin, de l’engagement pris par un grand financier colombien d’investir des fonds considérables afin d’assainir la société espagnole Colonial.

11 Un scénario encore mouvant, destiné à éprouver des changements, mais qui confirme une loi fondamentale de l’immigration : plus que la politique, c’est le marché qui dicte le rythme et les modalités des mouvements de la politique internationale. It’s the economy, stupid.

Notes

  • [1]
    Vice-directeur de WeST-Welfare, Society and Territory (Bruxelles), membre du comité de rédaction d’Outre-Terre
  • [2]
    Eurostat, ONU, Instituto Nacional de Estadística (INE), Pew Global Institute.
  • [3]
    Cf. Mark Johanson, Where have all Spaniards gone ?, BBC-Capital, 3 octobre 2014.
  • [4]
    Ibid.
  • [5]
    Cf. Tobias Buck, « Migration:The drain from Spain », Financial Times, 20 février 2014.
  • [6]
    « Shoes on the other foot » (article collectif), The Economist, 25 janvier 2014.
Giuseppe Terranova [1]
  • [1]
    Vice-directeur de WeST-Welfare, Society and Territory (Bruxelles), membre du comité de rédaction d’Outre-Terre
Traduit de l’italien par
Esther Baron
Mis en ligne sur Cairn.info le 18/11/2015
https://doi.org/10.3917/oute1.043.0345
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