CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Le secrétaire d’État Henry Kissinger conseillait au Président Richard Nixon d’assigner à sa politique latino-américaine une faible priorité : « L’Amérique latine est une région du monde où rien d’important ne se passe » ; « Le Brésil est le pays de l’avenir et il le restera toujours ». Les stéréotypes, ici, abondent, comme celui de l’homme au grand « sombrero » qui fait la sieste. La région est perçue comme un coin de la planète où rien n’est urgent. L’Amérique latine fait rarement les nouvelles sinon avec quelques conflits politiques majeurs ou quand des catastrophes naturelles affligent la région.

2 Et pourtant, l’Amérique latine est loin d’être endormie. La violence sociale y est omniprésente. Au Brésil ce sont quelque 30 000 personnes entre 17 et 29 ans qui meurent de mort violente tous les ans. Au Venezuela, le taux de mortalité violente est de 85/100 000, soit l’un des plus élevés au monde. Les villes d’Amérique centrale sont sensiblement contrôlées par des gangs criminels, alors que les caïds de la drogue ont infiltré les plus hautes sphères du gouvernement mexicain. Des forces sociales puissantes sont en conflit, celles qui aspirent au progrès social et à l’égalité, d’une part, et celles qui préféreraient la région en tant qu’enclave bénéficiant à des minorités privilégiées de droite ou de gauche et où des majorités de laissés-pour-compte résignés et privés de formation seraient subventionnés, de l’autre. Les sociétés latino-américaines se sont révélées extrêmement peu performantes et incapables de déployer leur potentiel.

3 La région a pour la plupart des pays un langage commun et offre une mixité ethnique susceptible de minimiser ici le potentiel en matière de conflits raciaux, de même qu’un riche héritage culturel. Le développement, par contre, a été pénible et lent. Ces mêmes ingrédients qui devraient servir de moteurs de progrès semblent avoir fonctionné comme des obstacles.

4 Un philosophe vénézuélien peu connu et récemment disparu, José M. Briceño Guerrero, a beaucoup écrit sur la culture latino-américaine et tenté d’expliquer la lenteur du développement de la région : « Nos enfants grandissent avec devant eux des statues d’hommes à cheval. Ils apprennent à admirer l’homme en armes, le militaire ». Peut-être cela pourrait-il expliquer notre déficit en valeurs civiques ?

5 Et puis : « Trois grands discours sous-tendent la pensée de ceux qui gouvernent l’Amérique latine (...) Le discours rationaliste européen (...) Ses mots clefs au XIXe siècle étant modernité et progrès. Son mot clef aujourd’hui, c’est le développement (...) Un discours qui a servi pour véhiculer idéologiquement l’intervention des grandes puissances dans la région (...). Il y a en parallèle le discours christiano-hispanique hérité de l’Espagne impériale (...), lié à un système social de noblesse de sang, de hiérarchie et de privilèges (...), à la structuration des aspirations et des ambitions autour du vecteur personnel, familial (ou clanique) en direction des privilèges, d’une noble oisiveté fondée sur la parenté plutôt que sur le mérite (...). C’est finalement le discours sauvage résultant de la blessure infligée aux civilisations pré-européennes des Amériques défaites par la main du conquérant ainsi qu’aux civilisations africaines avec le transfert passif des esclaves aux Amériques, mais traduisant aussi les ressentiments produits chez les métis par le report sans fin de leurs aspirations. Il y a là un véhicule de la nostalgie de ce qui n’est pas européen, des modes de vie non-occidentaux, un refuge vers des horizons apparemment fermés dès lors que l’Europe s’était imposée à l’Amérique latine » [2].

6 Ces trois discours, pose Briceño Guerrero, sont figés dans une lutte féroce pour la conquête de l’âme latino-américaine et génèrent souvent des leaders politiques alternativement possédés par des rêves de rédemption sociale de leurs peuples et obsédés par un besoin de pouvoir illimité. En 1999, Gabriel Garcia Márquez relatait sa rencontre avec le leader aujourd’hui disparu Hugo Chávez juste avant qu’il ne devienne président. « Je partis avec le sentiment d’avoir rendu visite et parlé à deux êtres humains différents : l’un qui avait l’opportunité de sauver le pays, l’autre un illusionniste qui entrerait dans l’histoire comme un despote de plus ». Chávez allait devenir le paradigme classique du discours sauvage de Briceño Guerrero.

7 La thèse de Briceño Guerrero est l’une des multiples tentatives d’expliquer pourquoi l’Amérique latine se comporte comme elle le fait. La plupart de ces explications mettent en exergue les liens entre les postures latino-américaines et les ascendances civilisationnelles [3].

DÉMOCRATIE ET AUTORITARISME EN AMÉRIQUE LATINE

8 Nombre de Latino-Américains professent un intérêt de pure forme pour la démocratie tout en admirant des leaders politiques autoritaires comme Fidel Castro et Hugo Chávez. Quand Fidel Castro vint au Venezuela en février 1989, à l’occasion de la seconde investiture présidentielle de Carlos Andrés Pérez, plus de 900 intellectuels vénézuéliens rendirent publique une lettre de bienvenue, lui présentant leurs respects pour avoir « maintenu la dignité de l’Amérique latine » ; il restait « un espoir pour nous tous qui voulons édifier une Amérique latine indépendante et juste ». Plus tard, beaucoup de ceux qui avaient signé cette lettre avalisèrent aussi l’accession d’Hugo Chávez à la présidence, au moins pendant un temps, jusqu’à ce que son incompétence de dictateur s’avère. Comment ces Vénézuélien (ne) s très intelligent(e) s ont-ils pu idolâtrer des démagogues antidémocrates qui allaient être hautement nuisibles à leur pays ? En cherchant une réponse à ce paradoxe, on s’aperçoit que les facteurs suivants sont pour beaucoup dans les performances significativement en dessous des attentes des leaders latino-américains

1) Les dirigeants latino-américains ont souvent un sens perverti de leur mission, celui d’aspirer à l’« immortalité » par le pouvoir plutôt que par de bonnes actions.

9 Semblable désir de pouvoir est ici fréquemment plus important que la gestion calme et efficace de leur devoir. Ils abandonnent plus d’une fois leurs projets initiaux de rédemption de leurs peuples au bénéfice de leur propre pérennisation au pouvoir. Cela a été le cas de leaders contemporains comme Fidel Castro, Hugo Chávez, Rafael Correa et Evo Morales. Les chefs du passé comme Anastasio Somoza au Nicaragua ou Rafael Trujillo en République Dominicaine n’ont jamais pris la peine de formuler des plans sociaux.

2) Ils préfèrent une approche théâtrale de la politique, en termes de grandeur et de pompe à la substance.

10 José M. Velasco Ibarra qui fut cinq fois président de l’Équateur déclara un jour : « Donnez-moi une tribune et je redeviendrai président ». Hugo Chávez parla quelque 1 500 heures pendant ses treize années de pouvoir, son discours de janvier 2012 à l’Assemblée nationale inclus qui dura quatre heures et 29 minutes et fut introduit par les mots suivants : « Ne vous inquiétez pas. Je vais faire aussi court que possible ». En 2011 le président équatorien tint 50 discours, dont six le même jour en mars 2012. La présidente argentine Cristina Fernández inaugura les sessions du Congrès de 2012 avec un discours de trois heures et vingt minutes.

3) Ils croient que l’éthique du pouvoir et celle de la vie privée sont normées différemment et qu’on peut les dissocier.

11 Les politiques latino-américains considèrent traditionnellement que la vie publique est pour l’essentiel organisée en fonction de relations personnelles, pas en vertu des règles impartiales de la loi. Chez eux, ils assument un rôle de patriarches bienveillants, de conjoints et de parents aimants. Trujillo fut marié trois fois et il aimait la vie de famille ; il nomma son fils âgé de cinq ans, Ramfis, colonel de l’armée dominicaine avec un salaire plein et autres avantages. Le dictateur haïtien Duvalier était un catholique fervent, même s’il fut excommunié pour avoir expulsé les évêques du pays. Fidel Castro et Hugo Chávez se comportèrent en catholiques fervents tout au long de leur vie politique. Les dirigeants latino-américains ne semblent pas ressentir de conflit intérieur à appartenir simultanément à la Cité de Dieu et à celle des hommes.

4) Pour eux les héros sont des hommes à cheval.

12 La plupart des leaders autoritaires d’Amérique latine sont issus des forces armées. Trujillo, Batista, Gómez, Perón, Chávez, Rojas Pinilla, Velasco Alvarado, Videla, Galtieri et Pinochet entre autres. Jusqu’à des civils ont adopté à leur heure une posture et l’habit militaire, comme par exemple Fidel Castro à Cuba et de manière presque comique Nicolás Maduro au Venezuela. Pour chaque héros civil comme Domingo Faustino Sarmiento, Andrés Bello ou Rómulo Gallegos il y a des dizaines de militaires engagés en politique par avidité du pouvoir. Dans une région où la figure du père est largement absente du foyer, celle autoritaire et paternelle du militaire en uniforme joue fréquemment ce rôle dans les esprits et les cœurs de millions de gens. La formation civile n’a jamais été une exigence majeure pour l’accès au pouvoir en Amérique latine. Le dictateur vénézuélien Juan V. Gómez était un rustique montagnard. Nicolás Maduro qui a remplacé Chávez est pratiquement analphabète. Fulgencio Batista, Rafael Trujillo ou Anastasio Somoza avaient reçu très peu d’éducation, purement formelle.

5) De leur point de vue, une pauvreté endémique résulte de la perversité des autres et n’est pas la conséquence d’un manque de formation. C’est pourquoi leur solution, c’est de redistribuer les biens existants.

13 La région est faite de millions de gens tout à fait conscients de leurs droits, mais relativement peu au fait de leurs devoirs. Ce qui a permis à des leaders autoritaires de consolider leur pouvoir par des promesses et des subventions. En Amérique latine la démagogie s’est largement substituée aux politiques sociales et économiques effectives et elle a rabaissé les sociétés en transférant de la richesse des couches moyennes aux pauvres.

6) Les leaders de droite et de gauche participent de cette même mentalité de caudillo.

14 L’idéologie a été largement absente au fondement de l’autoritarisme. Des dictateurs de droite comme Trujillo et Somoza n’avaient d’autre idéologie que le rehaussement de leur propre grandeur. Mais des présidents très à gauche antidémocratiques comme Ortega au Nicaragua, Correa en Équateur, Evo Morales en Bolivie, les Kirchner en Argentine n’ont d’autre base idéologique pour leur action politique que la perpétuation de leur pouvoir. Même Perón en Argentine, Chávez au Venezuela ou Castro à Cuba n’avaient pas de solide substrat idéologique au fondement des dictatures très personnelles à venir. Leur rhétorique mêlait de vagues idées de socialisme, de populisme, de nationalisme et de ressentiment contre les États-Unis, le tout donnant par la suite le « castrisme » le « péronisme » et le « chavisme ».

7) Les leaders latino-américains préfèrent être importants plutôt qu’utiles.

15 Ils aiment mieux être au centre de toutes les attentions qu’agir dans le silence. Le manque de ponctualité devient une caractéristique essentielle du leader important. Chacun devrait l’attendre. L’exercice du pouvoir devient une fin en soi. L’action politique n’est dès lors qu’un instrument afin de consolider le pouvoir politique, pas un outil de gouvernance. Leurs discours sont des événements. C’est Perón au balcon de la Casa Rosada, Chávez au balcon de Miraflores, Velasco Ibarra au balcon de Quito ou Fidel Castro Plaza de la Revolución, autant d’acteurs désirant être vus et admirés, pas des décideurs politiques qui apportent des solutions aux problèmes de la nation.

8) Les dirigeants latino-américains croient qu’un condition préalable du pouvoir consiste dans l’utilisation personnelle, libre et sans restriction, des ressources publiques.

16 Nombre d’entre eux ne sont pas spécialement cupides, mais avides de pouvoir. Mais presque tous ne se sont jamais souciés d’opérer une distinction entre ce qui était à eux et ce qui appartenait à la nation. Les despotes vieux style comme Somoza et Trujillo thésaurisaient, mais certains parmi les nouveaux venus, tels les frères Ortega au Nicaragua, ont également été cupides. D’autres encore, à l’instar des frères Castro ou d’Hugo Chávez, ont choisi d’utiliser les actifs nationaux comme s’ils étaient les leurs. Ils avaient le sentiment que les maisons, les avions, l’argent de l’État dont ils faisaient don à leurs amis et alliés, que toutes ces ressources devaient être à leur entière disposition, sans restriction aucune.

9) Les leaders latino-américains ont le sentiment que la position prime sur la personne. C’est pourquoi l’investiture les place au-dessus de la loi, ils ne servent pas le peuple.

17 Dans une étrange lettre, rédigée peu après son investiture, à la Cour suprême de justice, l’homme fort du Venezuela, Hugo Chávez écrivait ce qui suit : « En plein scénario de causes générales qui dominent la planète (Montesquieu, Darwin), je dois confirmer à l’honorable Cour de justice le principe de l’exclusivité présidentielle en matière de conduite des affaires de l’État » [4].

10) Les dirigeants latino-américains tendent à croire que l’amitié prime sur la justice et que les lois ne s’appliquent qu’au peuple au sens large, pas aux amis.

18 L’idée que les amis et les parents ne sont pas soumis au verdict impartial de la loi est répandue en Amérique latine, spécialement chez les politiques. L’amitié, en termes politiques, a une autre signification que le concept usuel, fondé sur l’affection. L’amitié politique est fondée sur un échange de faveurs, un système de patronage où le patron, justement, dispense des avantages en échange de la loyauté des clients.

11) Les leaders latino-américains renoncent souvent à des projets et à des programmes qui s’étendraient au-delà de leur mandat. Ce qui doit être fait doit produire des résultats pendant qu’ils sont au pouvoir.

19 Nous avons là un des plus formidables obstacles à du progrès réel en Amérique latine, soit la répugnance des leaders politiques à s’engager dans des politiques de long terme ou bien à poursuivre des politiques et des programmes lancés par les prédécesseurs de partis ou d’obédiences différentes. Chaque président vise à tout recommencer, de sorte à imprimer sa marque. Il y a peu de dirigeants latino-américains qui aient réalisé que le progrès résidait dans continuité et que la plupart des changements sociaux fondamentaux requéraient des générations, pas un simple cycle politique.

12) Pour les dirigeants latino-américains la popularité est une toute première priorité.

20 Des quantités disproportionnées de temps, d’argent et d’efforts présidentiels sont consacrées à gagner le consensus et la popularité plutôt que d’affronter la gestion du pays. Cela signifie que la plupart des décisions sont prises parce qu’on veut être populaire, pas parce qu’elles sont nécessaires. L’homme d’État, en Amérique latine, est une exception, le populisme la règle. Des leaders visionnaires comme Betancourt au Venezuela, Cardoso au Brésil ou Alfonsín en Argentine sont une denrée rare. Tous les classements de présidents que j’ai trouvés sur Internet sont fondés sur la popularité, pas sur la grandeur.

LA MÉDIOCRITÉ POLITIQUE LATINO-AMÉRICAINE EN ACTION

21 Les attitudes décrites ci-dessus produisent un sentiment gonflé de sa propre importance et mènent à des réalisations bien en dessous de ce que requièrent le progrès social ainsi que la consolidation de la liberté et de la démocratie dans la région. Par exemple :

22

  • Hugo Chávez offrit des répliques de l’épée de Bolivar aux despotes les plus notoires de la planète comme Mouammar Kadhafi, Raúl Castro et Robert Mugabe. En 2009 il organisa dans l’île de Margarita une rencontre à laquelle participèrent Mouammar Kadhafi, Robert Mugabe, Teodoro Obiang, Omar al-Bashir, Ali Saleh, Joseph Kabila et Abdelaziz Bouteflika, entre autres despotes africains. Politiquement, le régime de Chávez/Maduro au Venezuela s’est aligné avec les dictatures les plus notoires de la planète : Iran, Syrie, Biélorussie, Corée du Nord, Cuba, ainsi que des organisations terroristes comme les FARC, l’ETA et le Hezbollah.
  • Durant la présidence de Chávez le Venezuela a donné selon les estimations 36 milliards de dollars au régime cubain en signe de solidarité politique. Or, le pays avait besoin de cet argent compte tenu d’une dette actuelle de quelque 200 milliards de dollars. Au total, ce sont environ 55 milliards qui ont été offerts au cours des seize années de présidences Chávez/Maduro aux pays idéologiquement proches, et ce en échange d’une solidarité politique au sein des organisations internationales.
  • Dans un effort pour isoler politiquement l’Amérique latine des États-Unis et du Canada, les présidents latino-américains ont créé deux organisations de type OEA (Organisation des États américains) : la Communauté d’États latino-américains et caribéens (CELAC) et l’Union des nations sud-américaines (UNASUR). Ces deux organisations répondent à l’obsession antiaméricaine des dirigeants latino-américains et elles restent largement inefficaces, bureaucratiques et onéreuses.
  • L’économie de la région est dominée par des tendances socialistes, nationalistes et antiaméricaines, ce qui a pour effet d’en altérer l’efficience. Nombre de politiques économiques d’Amérique latine, plus généralement, suivent des modèles : 1) celui de l’Alliance bolivarienne pour les Amériques (ALBA) dominé par l’idéologie politique, l’échange et/ou le contrôle des prix et un niveau institutionnel très bas et comprenant le Venezuela, le Nicaragua, l’Équateur et la Bolivie ; 2) celui du MERCOSUR (Marché commun du Sud) où l’économie de marché a été altérée négativement par le protectionnisme et la méfiance entre ses membres et dont les membres les plus intégrés sont l’Argentine, l’Uruguay, le Paraguay et le Brésil. Côté positif, des pays latino-américain comme le Mexique, le Chili, la Colombie et le Pérou suivent un modèle d’économie ouverte, moderne et institutionnellement robuste ; ils ont formé l’Alliance du Pacifique.
  • La corruption politique est omniprésente dans la région, notamment au Venezuela, en Argentine et au Brésil. Elle est tolérée et même promue par les leaders politiques. Au Venezuela, la corruption a atteint des niveaux records durant les seize année qui précèdent, ceci étant dû aux rentrées considérables enregistrées par le pays [5]. Au Brésil, les scandales de corruption à Petrobras ont failli coûter les élections présidentielles à la présidente Dilma Rousseff [6] et ils ont impliqué nombre de fonctionnaires gouvernementaux du plus haut niveau. En Argentine, ce sont le président, le vice-président et plusieurs ministres qui ont été accusés de corruption [7].

UN EXEMPLE QUI ILLUSTRE LA CORRUPTION CHEZ LES DIRIGEANTS POLITIQUES LATINO-AMÉRICAINS : LE CAS DU VENEZUELA

23 Le meilleur exemple de la médiocrité et de l’absence de principes éthiques parmi les leaders latino-américains c’est leur attitude face au gouvernement désastreux et antidémocratique du Venezuela. Sans exception ou presque, ils se sont abstenus de condamner ou même de critiquer modérément le régime d’abus de pouvoir, de corruption et de répression qui a prévalu au Venezuela pendant les seize années précédentes. La raison sous-jacente à cette attitude semble être leur sentiment de fausse « solidarité » et d’un sens déformé du devoir vis-à-vis de la « famille », quels que soient les comportements de ses membres. Pour les dirigeants latino-américains, le régime vénézuélien est l’un « des leurs » et doit être soutenu. Une solidarité qui a été exprimée par les présidents de presque toutes les nations latino-américaines, par le secrétaire général de l’OEA, le secrétaire général de l’UNASUR, par l’ALBA, la CELAC et le MERCOSUR dans une mise en scène pratiquement unanime de complicité hémisphérique. Celle-ci est animée par deux puissants facteurs. D’une part la méfiance et le ressentiment de la plupart des leaders latino-américains vis-à-vis des États-Unis ; découle de cette attitude collective le fait que tout régime qui adopte une posture de méfiance à l’égard des Américains se voit considéré comme représentatif des États latino-américains, même s’il est de nature despotique comme le Venezuela de Chávez/Maduro ou Cuba sous les frères Castro. D’autre part, et à l’évidence en beaucoup moins éthique, il y a les quantités d’argent du pétrole distribuées par le régime vénézuélien parmi les pays d’Amérique latine afin d’y gagner du soutien politique. Dans les mots du chef du gouvernement espagnol Mariano Rajoy « Le silence des leaders politiques du monde sur le Venezuela a été acheté avec l’argent du pétrole » [8]. Une stratégie qui a longtemps bien fonctionné : José Mujica, Néstor et Cristina Kirchner, Lula da Silva, Evo Morales, Rafael Correa, Daniel Ortega et autres leaders latino-américains ont été les bénéficiaires de la prodigalité vénézuélienne. C’est seulement maintenant que ce soutien s’affaiblit en raison de la crise financière au Venezuela. José Mujica n’a-t-il pas récemment appelé à la libération de prisonniers politiques dans ce dernier pays ? Lula da Silva ne parle plus de Chávez comme du « meilleur président que le Venezuela ait jamais eu ». Depuis un certain temps Rafael Correa évite les contacts avec le régime vénézuélien et aussi bien Raúl Castro qu’Evo Morales ont commencé à chercher à améliorer les relations avec les États-Unis. Les dirigeants politiques qui continuent à faire l’éloge du régime vénézuélien sont moins éminents, comme Ernesto Samper, ex-président de la Colombie, déclarant récemment : « Avec Maduro le Venezuela est dans les meilleures mains qui soient » ou José Manuel Zelaya, ex-président du Honduras, lequel émarge de fait auprès du gouvernement vénézuélien.

EN MATIÈRE DE CONCLUSION

24 Tant que les leaders latino-américains échoueront à se comporter comme des hommes d’État, mais agiront comme des mercenaires guidés par l’avidité de pouvoir et le ressentiment à l’égard du grand voisin du Nord, la région continuera de se mouvoir cahin-caha. Mais si l’on veut changer, les peuples qui l’habitent doivent être transformés en citoyens à travers des programmes d’éducation civique de long terme lesquels n’ont jusqu’ici pas trouvé de champions.

Notes

  1. DÉMOCRATIE ET AUTORITARISME EN AMÉRIQUE LATINE
    1. 1) Les dirigeants latino-américains ont souvent un sens perverti de leur mission, celui d’aspirer à l’« immortalité » par le pouvoir plutôt que par de bonnes actions.
    2. 2) Ils préfèrent une approche théâtrale de la politique, en termes de grandeur et de pompe à la substance.
    3. 3) Ils croient que l’éthique du pouvoir et celle de la vie privée sont normées différemment et qu’on peut les dissocier.
    4. 4) Pour eux les héros sont des hommes à cheval.
    5. 5) De leur point de vue, une pauvreté endémique résulte de la perversité des autres et n’est pas la conséquence d’un manque de formation. C’est pourquoi leur solution, c’est de redistribuer les biens existants.
    6. 6) Les leaders de droite et de gauche participent de cette même mentalité de caudillo.
    7. 7) Les leaders latino-américains préfèrent être importants plutôt qu’utiles.
    8. 8) Les dirigeants latino-américains croient qu’un condition préalable du pouvoir consiste dans l’utilisation personnelle, libre et sans restriction, des ressources publiques.
    9. 9) Les leaders latino-américains ont le sentiment que la position prime sur la personne. C’est pourquoi l’investiture les place au-dessus de la loi, ils ne servent pas le peuple.
    10. 10) Les dirigeants latino-américains tendent à croire que l’amitié prime sur la justice et que les lois ne s’appliquent qu’au peuple au sens large, pas aux amis.
    11. 11) Les leaders latino-américains renoncent souvent à des projets et à des programmes qui s’étendraient au-delà de leur mandat. Ce qui doit être fait doit produire des résultats pendant qu’ils sont au pouvoir.
    12. 12) Pour les dirigeants latino-américains la popularité est une toute première priorité.
  2. LA MÉDIOCRITÉ POLITIQUE LATINO-AMÉRICAINE EN ACTION
  3. UN EXEMPLE QUI ILLUSTRE LA CORRUPTION CHEZ LES DIRIGEANTS POLITIQUES LATINO-AMÉRICAINS : LE CAS DU VENEZUELA
  4. EN MATIÈRE DE CONCLUSION
Gustavo Coronel [1]
  • [1]
    Ancien directeur de Petróleos de Venezuela, publiciste
Traduit de l’anglais par
Esther Baron
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 18/11/2015
https://doi.org/10.3917/oute1.043.0139
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