CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 L’étude ici développée prend pour point de départ le problème de la reconnaissance. Contrairement à une idée largement répandue, la reconnaissance internationale d’un nouvel État est loin d’être une formalité. S’il est vrai que le nombre d’États membres de l’Organisation des Nations Unies est passé de 51 en 1945 à 192 aujourd’hui, cet accroissement relève principalement de la décolonisation et de l’éclatement du bloc soviétique.

LA RECONNAISSANCE INTERNATIONALE DANS LE MONDE CONTEMPORAIN

DROIT INTERNATIONAL ET RELATIONS INTERNATIONALES

2 Il convient tout d’abord de clarifier le rapport entre droit international et relations internationales en matière de séparation d’États et de reconnaissance internationale tout comme le poids relatif des facteurs. Le droit à l’indépendance existe en droit international. Mais les conditions qui y sont rattachées ne s’appliquent que rarement aujourd’hui, et en tout cas pas aux régions d’États membres de l’Union européenne. Conçu dans le contexte de la décolonisation, ce droit à l’indépendance (ou à l’autodétermination) suppose notamment une discrimination établie envers une minorité ethnique – situation théoriquement impossible dans le cadre de l’UE.

3 Il n’y a donc aucune obligation en droit de reconnaître un État qui déclarerait son indépendance : il appartient à chaque État de juger s’il doit reconnaître ou non un nouveau venu sur la scène internationale. Cette reconnaissance est discrétionnaire : les États sont totalement et parfaitement libres de l’accorder ou non pour les raisons qu’ils jugent opportunes. La seule restriction est que les conditions et les circonstances qui entourent la reconnaissance doivent être conformes au droit international [2].

4 Un autre point concerne la participation à des organisations internationales comme l’ONU, l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) ou l’Union européenne. La coutume et le droit international disposent que, au moment où il acquiert son indépendance, un nouvel État ne fait plus partie d’aucune organisation internationale. Il doit réintégrer les différentes organisations dont faisait partie l’État dont est issu le nouveau venu. Ceci constitue une deuxième étape, différente de la reconnaissance internationale par les autres États, mais qui nécessite cette dernière. En effet il est nécessaire, pour intégrer certaines organisations internationales, d’être reconnu par tous ses membres. C’est notamment le cas de l’Union européenne et de l’OTAN. Pour d’autres, l’ONU par exemple, il faut être accepté par une majorité de membres. Pour autant, la reconnaissance par d’autres États n’est pas une condition suffisante pour intégrer une organisation internationale. Chacune d’elles impose en effet des critères supplémentaires spécifiques. C’est particulièrement le cas de l’Union européenne depuis la mise en place des critères de Copenhague (1993) qui s’appliquent à tout nouvel adhérent. La reconnaissance internationale est une condition nécessaire mais non suffisante pour intégrer ces organisations internationales si utiles à un État dans le monde contemporain.

5 Au-delà de ces enseignements, retenons que, en l’absence de droit à la sécession, les États tiers décident s’ils reconnaissent l’État nouvellement créé en fonction de leur intérêt propre (intérêt national). Nous sommes bien dans le domaine des relations internationales et non du droit. On en revient ici à la distinction fondamentale opérée par Raymond Aron entre l’ordre interne, marqué par le monopole de la violence légitime et des décisions s’imposant de manière hiérarchique, et un ordre international caractérisé par l’anarchie [3]. Que cette anarchie soit en voie de régulation (ce qui est d’ailleurs contestable) ne change rien au fait qu’il n’existe pas d’ordre juridique international qui s’impose aux États – en tout cas en matière de reconnaissance internationale.

LE CONTEXTE EUROPÉEN : UNE VOLONTÉ D’ÉVITER LES SÉPARATIONS D’ÉTATS

6 Soulignons par ailleurs que, au niveau européen, le contexte actuel n’est pas favorable à la reconnaissance des États. Les États membres sont en effet, dans leur grande majorité, hostiles à l’accession de nouveaux États à l’indépendance. Pour certains grands États, il s’agit de ne pas créer un précédent qui pourrait être fort dommageable pour leur propre intégrité nationale. Le Royaume-Uni confronté à la poussée indépendantiste écossaise, l’Espagne face au Pays basque et à la Catalogne, l’Italie et la France – même si les demandes y sont, pour l’instant, plus autonomistes qu’indépendantistes – ont tous de bonnes raisons de s’opposer à une telle évolution. S’ils y sont contraints, ils tenteront probablement d’imposer les conditions les plus exigeantes pour tenter de dissuader leurs propres séparatismes. À ces grands États, il faut ajouter les pays d’Europe centrale et orientale qui, du fait de leur histoire, ne savent que trop bien les conséquences que la réouverture de la boîte de Pandore de la remise en cause des frontières pourrait avoir pour eux et pour l’Europe.

LES DIFFÉRENTES MODALITÉS DE SÉPARATION DES ÉTATS

7 Ces préalables posés, voyons comment certains États indépendants peuvent émerger. La sécession d’un État peut résulter de trois scénarios différents : un conflit armé, une déclaration unilatérale d’indépendance, ou un accord négocié [4].

L’IMPASSE DE LA SÉPARATION UNILATÉRALE : L’EXEMPLE DU KOSOVO

8 Il n’est pas certain qu’à l’issue d’une période chaotique la nouvelle entité soit reconnue internationalement. Cette reconnaissance n’a d’ailleurs pas pu avoir lieu dans tous les cas récents de sécessions sans négociation préalable : Transnistrie, Ossétie du Sud, Abkhazie et Kosovo.

9 Le cas du Kosovo est particulièrement éclairant de ce point de vue. Alors que plusieurs médiations internationales entre Kosovars et Serbes avaient échoué, l’envoyé spécial de l’ONU, Martti Ahtisaari, en était arrivé à la conclusion que l’indépendance constituait la seule solution possible. Même si cette volonté d’indépendance bénéficiait d’une légitimité démocratique [5] et bien que celle-ci fût soutenue par les États-Unis, plusieurs États européens et la majorité des États membres de l’ONU refusèrent de reconnaître le nouvel État. Six ans après la déclaration d’indépendance, seuls 98 États ont reconnu le pays, ce qui empêche notamment l’entrée du Kosovo à l’ONU. Plus grave encore, cinq États de l’Union européenne (Slovaquie, Roumanie, Grèce, Chypre, Espagne) refusent toujours de reconnaître le nouvel État. Cette non-reconnaissance par certains États membres de l’Union européenne semble durable [6]. Elle est principalement motivée par le fait que cette séparation s’est déroulée sans le consentement de la Serbie. L’économie de l’ancienne province serbe peine à se relever du fait de cette reconnaissance internationale incomplète, qui empêche ou retarde la conclusion d’un certain nombre d’accords avec l’Union européenne. Si les conséquences d’une non-reconnaissance sont à la limite du supportable pour une économie principalement agricole comme celle du Kosovo, on ne peut qu’imaginer la catastrophe économique qu’elle constituerait pour une économie ouverte et tertiaire comme la Flandre ou une autre partie de la Belgique. Il n’est donc pas question de s’engager dans une voie qui pourrait mener à un tel résultat.

LA NORME QUANT À LA RECONNAISSANCE DES ÉTATS

10 Si l’on étudie les cas où l’État a été reconnu rapidement et de manière générale, on remarque que le processus d’indépendance suit toujours le même cheminement. Celui-ci suppose deux phases successives. La première est une négociation sur les multiples termes de la séparation (frontières, répartition des actifs et de la dette, phases transitoires, statut des citoyens binationaux, etc.). La seconde est l’acceptation de cet accord par référendum dans l’entité désirant son indépendance. La première phase se fait le plus souvent sous l’égide d’un médiateur extérieur. Ce médiateur fut l’ONU dans le cas du Timor oriental et du Sud-Soudan et l’Union européenne dans le cas du Monténégro.

11 Depuis la fin de la guerre froide, un seul cas de partition non-violente a échappé à ce schéma. Avant d’étudier la norme, il nous semble nécessaire d’aborder cette exception (cf. tableau n° 1 infra).

LE MIRAGE DE LA SÉPARATION DE VELOURS TCHÉCOSLOVAQUE

12 La partition de velours tchécoslovaque est souvent évoquée comme l’exemple d’une séparation harmonieuse et mutuellement bénéfique pour les deux nouveaux États créés, la République tchèque et la Slovaquie.

UNE SITUATION INTERNE PARTICULIÈRE

13 Il est important de mentionner un élément peu évoqué par les défenseurs de cette séparation érigée en modèle : son caractère totalement anti-démocratique. Tant les négociations concernant la séparation que la décision finale d’y procéder furent le fait des deux grands vainqueurs des élections : le Tchèque Václav Klaus et le Slovaque Vladimír Me?iar. À aucun moment la population ne fut consultée.

14 Une loi avait pourtant été votée en 1991, stipulant qu’une séparation éventuelle du pays ne pourrait être valide sans référendum. Mais on passa outre. Une pétition de plus d’un million de signatures en faveur de l’unité nationale – dans un pays de 15 millions d’habitants et à une époque où Internet n’existait pas – fut tout simplement ignorée. Dans le même temps, tous les sondages et études d’opinion montraient que les populations des deux régions étaient en grande majorité opposées à cette partition [7]. Notons enfin que le président tchécoslovaque Václav Havel démissionna le temps des négociations de séparation pour éviter de cautionner ce processus anti-démocratique.

15 La séparation tchécoslovaque put néanmoins bénéficier de circonstances particulières en termes d’état de la démocratie. On rejoint ici l’idée développée par Stéphane Dion qui explique que les démocraties consolidées ne se séparent pas [8].

16 Surtout, d’autres circonstances internes ont rendu la séparation tchécoslovaque plus aisée : des frontières claires, des capitales incontestées pour chaque région, une dette publique très faible et le fait que la Tchécoslovaquie ne faisait pas partie à cette époque de l’Union européenne ou de l’OTAN.

UN CONTEXTE INTERNATIONAL RADICALEMENT DIFFÉRENT

17 Malgré ces aspects internes particuliers, le caractère non reproductible et exceptionnel du cas tchécoslovaque semble surtout lié au contexte international de l’époque. L’indépendance faisait suite à l’éclatement de l’URSS. La communauté internationale la perçut ainsi largement comme un phénomène normal, lié à la chute du communisme.

18 Mais l’acceptation de la séparation résultait plus directement du précédent yougoslave. Dès 1991, les Européens s’étaient impliqués pour tenter de juguler l’éclatement de la Yougoslavie. Avec des suites catastrophiques : la guerre ne fut pas empêchée et l’Europe afficha ses divisions et son incapacité à gérer cette crise. À l’heure où le processus de séparation de la Tchécoslovaquie débuta, le front en Croatie se trouvait toujours figé alors que la Bosnie était à feu et à sang. Dans ce contexte, les Européens privilégièrent la stabilité et estimèrent que la nature pacifique de la séparation suffisait à la rendre acceptable. On fit donc passer la stabilité devant la volonté des populations. L’Europe fit sienne la maxime de Goethe et préféra « une petite injustice à un grand désordre ». Nous verrons, en particulier à propos du Monténégro, que l’Union a aujourd’hui beaucoup plus d’expérience de la gestion des crises indépendantistes et qu’elle entend certainement peser afin d’éviter une séparation.

19 Au-delà du contexte international, une autre différence réside dans le fait qu’au début des années 1990 les poussées autonomistes et indépendantistes ne représentaient pas en Europe occidentale le même danger qu’aujourd’hui. Dans le contexte actuel, l’acceptation par l’État central d’une séparation sans consentement populaire est un précédent potentiellement dangereux. Cet exemple peut en effet conduire un gouvernement régional tenté par l’indépendance à bloquer le système fédéral jusqu’à ce que l’État central cède. Autoriser l’indépendance sans soutien populaire apparaîtrait comme un encouragement à la déloyauté fédérale susceptible, dans le meilleur des cas, d’entraîner des dysfonctionnements ou la paralysie d’un État fédéral, et au pire de favoriser les indépendances. Offrant l’exemple d’une séparation paisible, idéale, et apparemment indolore le divorce de velours fit déjà suffisamment fantasmer les indépendantistes de plusieurs régions d’Europe sans qu’on le cautionne a posteriori en acceptant une nouvelle indépendance contre l’avis de la population.

DES PRÉCÉDENTS EXIGEANT UN RÉFÉRENDUM

20 La norme est donc la tenue d’un référendum ou d’une consultation populaire [9]. La nécessité de consulter les populations semble d’ailleurs tout à fait logique pour une décision aussi fondamentale que l’abandon d’une nationalité et la création d’un nouvel État. C’est cette solution qui a prévalu dans la plupart des cas de décolonisation non-violente. Plus récemment, quatre exemples démontrent que, dans le cas d’une déclaration d’indépendance non-violente, le référendum est devenu la règle. Si le principe de la consultation semble acquis, les modalités diffèrent cependant selon les cas.

21 Le Timor oriental constitue le cas le plus récent pouvant s’apparenter au phénomène de décolonisation. Pour la reconnaissance de la séparation de cette région indonésienne, l’ONU exigea la tenue d’un référendum que les indépendantistes remportèrent largement avec 78,5 % des voix. En ce qui concerne le Sud-Soudan, le processus de séparation, toujours encadré par l’ONU, conduisit à la tenue d’un référendum en janvier 2011. Le « oui » à l’indépendance obtint 98,8 % des suffrages exprimés.

22 Le troisième cas est celui du Québec. Le principe de la nécessité d’un référendum fut reconnu avec le premier d’entre eux en 1980. Après l’échec de celui-ci, un second référendum fut tenté en 1995 lequel échoua sur un résultat final extrêmement serré : 49,4 % de « oui » contre 50,6 % de « non ». À la suite de ce scrutin, une « loi sur la clarté » fut promulguée [10]. Outre le fait de réaffirmer la nécessité du référendum, la loi sur la clarté formulait deux exigences :

23

  • que la question posée soit, sans aucune ambiguïté possible, celle de l’indépendance (article 1, alinéas 2 et 3). En effet, la question posée par le gouvernement québécois en 1995 avait pu prêter à confusion [11].
  • que le résultat du référendum exprime « une volonté claire d’effectuer la sécession » (art. 2). C’est la Chambre des communes (la chambre basse du Parlement fédéral canadien) qui examinait cette « volonté claire ».

24 Ce dernier point fut source de controverses, en particulier de la part des indépendantistes québécois. En effet, ces derniers tiennent pour acquis que la majorité plus une voix est nécessaire pour qu’un référendum exprimant la sécession soit légitime et valide. La loi sur la clarté ne précisait pas le seuil à partir duquel la volonté d’indépendance serait clairement exprimée. Elle se bornait à dire que, dans l’examen de cette « volonté claire », la Chambre des communes devait tenir compte de trois facteurs :

25

  • l’importance de la majorité en faveur du « oui »,
  • le taux de participation,
  • et « tous autres facteurs ou circonstances qu’elle estime pertinents ».

26 Les opposants québécois à cette loi la critiquèrent non sans arguments sur ce point précis, puisqu’aucun seuil n’était clairement exprimé et que la décision revenait à un Parlement fédéral qui serait en l’occurrence à la fois juge et partie. Même si elle avait pour mérite de consacrer la nécessité d’une consultation populaire, la loi sur la clarté ne clarifiait donc pas véritablement les choses. Mais ici le débat portait sur les différents seuils à atteindre : il était acquis que la tenue d’un référendum était nécessaire.

27 Pour aller dans le même sens, signalons le cas du référendum écossais sur l’indépendance. Le Scottish National Party (SNP) avait en effet déposé en 2010 un projet de loi visant à mettre en œuvre un référendum sur l’indépendance du pays. Cette loi n’avait pu être votée faute de majorité suffisante au Parlement écossais. Mais la victoire des nationalistes écossais aux élections régionales de mai 2011 leur offrit la majorité absolue nécessaire pour envisager un référendum sur l’indépendance du pays. Le SNP s’engagea à organiser ce référendum qui s’est tenu le 18 septembre 2014 et conclu sur une victoire du « non » par 55,3 % contre 44,7 % en faveur du « oui ».

28 Mentionnons pour finir le cas de la Catalogne où un référendum était également prévu pour le 9 novembre 2014. On voit qu’ici comme dans le cas écossais la nécessité du scrutin référendaire s’imposait. De fait, les Catalans vont annuler ce dernier afin de contourner le veto de Madrid. Artur Mas, président de la Généralité, souhaite le remplacer d’abord par une « consultation » symbolique à « participation citoyenne » ; puis par des élections régionales anticipées « référendaires », c’est-à-dire justement transformées en référendum par les formations indépendantistes, et « définitives » qui auraient par contre lieu à une date indéterminée

29 Le dernier cas qui nous intéresse mérite une attention particulière en ce sens qu’il apporte une série de réponses très claires quant aux modalités d’une séparation d’État et d’une reconnaissance internationale. Le cas de l’indépendance du Monténégro est d’autant plus intéressant qu’il est celui qui se rapprocherait le plus d’un hypothétique processus d’éclatement de la Belgique, ou de tout autre État européen.

LE MONTÉNÉGRO OU L’EXEMPLE À SUIVRE

30 Dernier État de l’ex-Fédération yougoslave à être resté rattaché à la Serbie, ce petit pays de 680 000 habitants voulait dès 2000 se séparer du grand frère serbe dans des conditions pacifiques qui lui permettraient d’intégrer l’Union européenne. Serbie et Monténégro commençaient à négocier la séparation et avaient même convenu de la tenue d’un référendum lorsque l’UE intervient énergiquement pour empêcher cette évolution [12]. Usant de l’ouverture de négociation d’adhésion comme d’un levier de son influence, elle sut d’abord convaincre le Monténégro de rester avec la Serbie. Ceci s’opéra moyennant une réforme en profondeur de la Constitution du pays, processus dans lequel l’UE s’était imposée comme médiateur. L’Union allait également convaincre les Monténégrins de ne pas enclencher de processus d’indépendance avant trois ans et imposer les conditions dans lesquelles celle-ci pouvait advenir.

31 La nouvelle Constitution de 2003 ne permit pourtant pas de retrouver un fonctionnement normal ni de retisser des liens entre les deux républiques. À l’issue de la période de trois ans de cohabitation imposée, le Monténégro manifesta de nouveau sa volonté d’indépendance.

32 L’UE s’imposa alors de nouveau en tant que médiateur et exigea que cette séparation s’accomplisse en deux étapes. La première consistait à trouver un accord entre les deux parties sur les modalités de la séparation. Cet accord put être trouvé grâce à la médiation européenne. Dans un deuxième temps, une fois les termes de l’accord définis, ceux-ci devaient être acceptés par référendum. Les conditions de ce référendum étaient très exigeantes. En effet, pour que l’indépendance soit reconnue, le « oui » devait recueillir au moins 55 % (au lieu des 50 % plus une voix habituellement exigés) des suffrages exprimés et la participation dépasser les 50 %. C’est d’ailleurs ce qui se produisit avec un « oui » remportant 55,53 % des suffrages le 21 mai 2006, la minorité albanaise ayant significativement voté en ce sens.

33 Arrêtons-nous sur ces conditions particulières. Si demander une marge de réponse positive de 55 % demeure critiquable [13], il est tout à fait concevable d’exiger davantage que la simple majorité de 50 %. En effet, la décision de quitter un pays pour en créer un nouveau ne saurait être prise à la légère. Néanmoins cette exigence était dangereuse. Que se serait-il passé si le « oui » l’avait emporté avec 54 % des suffrages ? Une victoire politique et la légitimité de la marche vers l’indépendance auraient été couplées à une impossibilité juridique de la reconnaissance du fait de l’accord conclu précédemment. La situation s’en serait dès lors trouvée potentiellement explosive. On voit que l’UE, dans sa volonté de décourager les indépendances, avait pris des risques en imposant un tel seuil.

34 Enfin, une disposition particulière nous renseigne sur la volonté de l’Union, et en particulier de certains de ses États membres, d’éviter autant que possible que l’indépendance du Monténégro ne fût considérée comme un précédent. Les Européens avaient fait ancrer le droit à la sécession du Monténégro dans la nouvelle Constitution de 2003. L’objectif était de pouvoir reconnaître le Monténégro sur les bases de cette disposition, ce qui sous-entendait qu’une autre indépendance pourrait valablement être refusée si cette disposition n’existait pas dans la constitution de la fédération concernée. Un État opposé à une indépendance pourrait ainsi justifier, même en cas de respect scrupuleux des deux étapes mentionnées (accord négocié et référendum), un refus de reconnaissance [14]. Signalons qu’un tel droit au retrait dans la constitution n’est présent dans aucune constitution d’un État européen.

35 L’Union européenne est intervenue pour régler une séparation dans les Balkans, mais il est illusoire de croire qu’elle resterait passive en cas d’initiation d’un processus d’éclatement de la Belgique.

36 Si l’Union l’a fait pour un pays situé à 2 000 km de sa capitale, on a du mal à imaginer comment elle pourrait rester indifférente à l’éclatement de l’État qui abrite ses institutions.

37 Et l’on ne voit pas non plus pourquoi l’Union européenne et ses États membres accorderaient en l’occurrence des conditions à la reconnaissance moins strictes que celles décidées pour le Monténégro. La crainte d’un effet domino dans le cas d’autres velléités indépendantistes est au moins aussi grande pour la Belgique aujourd’hui que pour le Monténégro hier.

38 Les derniers développements dans la crise entre la Catalogne et l’État central espagnol vont dans une direction analogue. Par rapport au Monténégro, la situation catalane a ceci de particulier que l’Union européenne n’a pas pour l’instant à intervenir. En effet, le gouvernement central espagnol est à tel point opposé à cette indépendance que toute intervention de l’UE est superflue. Mais l’Union a déjà manifesté une grande réserve quant à la perspective d’une indépendance catalane en confirmant par la voix de l’ex-président de la Commission José Manuel Barroso, que tout nouvel État devrait entamer de nouveau une démarche d’adhésion à l’Union après son indépendance, bien qu’issu d’un État membre de l’Union. Comme on sait que l’accord de tous les États membres est nécessaire pour adhérer à l’UE, l’Espagne aurait la possibilité de refuser l’entrée dans l’UE d’un hypothétique État catalan.

39 Dans les faits, cette obligation de ré-adhésion revient donc à obliger de trouver un accord avec l’État central et proscrit encore davantage (s’il en était besoin) la sécession unilatérale.

40 Un État peut d’ailleurs continuer à exister même sans gouvernement (cas des Failed States) ou si son système politique s’est écroulé ou encore s’il est incapable de gérer lui-même le pouvoir à un moment donné. Les gouvernements « d’experts » en Grèce ou en Italie offrent de ce point de vue de bons exemples.

41 Mais force est de constater que l’on a souvent tendance à confondre les deux et à anticiper l’explosion d’un pays du fait d’une crise gouvernementale particulièrement aiguë ou d’une vacance du pouvoir. Même la Côte d’Ivoire, séparée dans les faits par dix ans de guerre civile entre un Nord musulman et un Sud chrétien, n’a pas éclaté en deux parties et est parvenue à se réunifier.

42 En réalité, les États sont en général beaucoup plus forts et résistants qu’on ne le croit habituellement. La raison principale en est que l’État est l’acteur fondamental du système international contemporain et que toucher à cet acteur reste extrêmement risqué. Si l’on reprend le cas de la Côte d’Ivoire, il eût probablement été beaucoup plus simple de séparer l’État ivoirien en deux. Mais il fallait prendre en compte l’impact d’une telle issue en termes de précédent sur un continent africain où toutes les frontières sont contestables. Avec la montée des séparatismes dans plusieurs régions d’États membres de l’Union européenne, le sujet devient quasiment aussi sensible en Europe qu’en Afrique.

43 Une séparation d’État ne se fait donc pas par hasard, par dépit ou sur un malentendu. C’est en réalité la dernière extrémité, comme le montrent les cas du Kosovo et du Monténégro. Dans ces deux cas, on a tout fait pour éviter que ces États quittent la Serbie. Ce n’est qu’après avoir vu qu’il n’y avait pas d’alternative possible que l’on s’est résolu à accepter la séparation. Mais rappelons que ce processus prit respectivement huit et six ans dans les cas monténégrin et kosovar, et qu’il nécessita de multiples interventions de médiateurs européens ou internationaux.

Tableau n°1

Récapitulatif des conditions de reconnaissance internationale Vérification de l’hypothèse suivante : « une reconnaissance rapide et généralisée nécessite un accord négocié et un référendum ».

Cas Accord négocié Référendum Reconnaissance Validation de l’hypothèse
Tchécoslovaquie (1993) oui non oui non
Érythrée (1993) oui oui oui oui
Timor oriental (1999) oui oui oui oui
Monténégro (2006) oui oui oui oui
Kosovo (2008) non Non, mais élections référendaires non oui
Québec (1995) [*] non oui NA Oui à la nécessité du référendum
Écosse (2014) [*] oui oui NA Oui
figure im1

Récapitulatif des conditions de reconnaissance internationale Vérification de l’hypothèse suivante : « une reconnaissance rapide et généralisée nécessite un accord négocié et un référendum ».

Notes

  • [1]
    Université catholique de Louvain, membre du comité de rédaction d’Outre-Terre
  • [2]
    Cf. Joe Verhoeven, Droit international public, Bruxelles, De Boeck & Larcier, 2000, p. 69.
  • [3]
    Raymond Aron, Paix et guerre entre les Nations, Paris, Calmann-Lévy, 1962.
  • [4]
    Cet accord peut se faire avec l’État central ou, comme ce fut le cas en Tchécoslovaquie, entre les différentes entités fédérées.
  • [5]
    Le score cumulé des partis s’étant engagés à déclarer l’indépendance au lendemain de l’élection législative de 2007 avait dépassé 80 %.
  • [6]
    L’Espagne a ainsi déclaré qu’elle ne reconnaîtra jamais le Kosovo.
  • [7]
    À hauteur de 81 % pour les Tchèques et de 63 % chez les Slovaques, cf. Jacques Rupnik, « Un bilan du divorce tchéco-slovaque », Critique Internationale, n° 2, 1999, p. 94. Il est également intéressant de constater que, côté slovaque, l’opposition à l’indépendance allait augmenter une fois que celle-ci eût été proclamée, cf. Zora Butorova (éd.), Current Problems of Slovakia after the Split of the CSFR, Bratislava, Center for Social Analysis, 1993, p. 3.
  • [8]
    Cf. Stéphane Dion, « Why is secession difficult in well-established democracies ? Lessons from Quebec », British Journal of Political Science, vol. 26, n° 2, 1996, p. 269-283. La démocratie bien établie est définie comme ayant expérimenté au moins dix années consécutives de suffrage universel.
  • [9]
    La consultation populaire diffère du référendum par le fait que son résultat n’est pas contraignant : la population est simplement consultée et il est nécessaire que le Parlement vote une loi allant (normalement) dans le sens du résultat de cette consultation.
  • [10]
  • [11]
    Le libellé en était en effet le suivant : « Acceptez-vous que le Québec devienne souverain, après avoir offert formellement au Canada un nouveau partenariat économique et politique, dans le cadre du projet de loi sur l’avenir du Québec et de l’entente signée le 12 juin 1995 ? ». L’ambiguïté était réelle puisque la possibilité d’une dernière négociation avec le Canada était évoquée. Certains électeurs pouvaient penser qu’ils offraient un mandat aux représentants du gouvernement du Québec, non pour l’indépendance, mais pour une renégociation du statut de la province au sein d’une fédération (ou d’une confédération) canadienne rénovée.
  • [12]
    Cf. Amaël Cattaruzza, Territoire et nationalisme au Monténégro, Paris, L’Harmattan, 2011, p. 124.
  • [13]
    International Crisis Group, « Montenegro’s Referendum », Europe Briefing n° 42, Podgorica/Belgrade/Bruxelles, 30 mai 2006, p. 6.
  • [14]
    Cf. Chantal Carpentier, « Comment l’Union européenne en est-elle venue à cautionner la sécession monténégrine ? », Etudes Internationales, vol. 38, n° 4, 2007, p. 523-546.
  • [*]
    Ces cas sont hypothétiques car il n’y a pas eu de déclarations d’indépendance, les référendums ayant été perdus. Une victoire des indépendantistes québécois aurait permis de vérifier si l’absence d’accord négocié empêchait une reconnaissance internationale.
Vincent Laborderie [1]
  • [1]
    Université catholique de Louvain, membre du comité de rédaction d’Outre-Terre
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 22/12/2014
https://doi.org/10.3917/oute1.041.0089
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