CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Depuis 1991, l’Ukraine est un pays européen indépendant. Cependant, ses citoyens comme ses élites semblent avoir de sérieuses difficultés à s’expliquer ce que signifie être européen.

2 Les références à l’adhésion officielle de Kiev aux principes démocratiques et à l’idéologie des droits de l’homme ne sont d’aucune utilité car l’« identité européenne » n’est pas nécessairement en mesure de véhiculer ces présupposés socio-politiques. Durant des siècles, les Européens ne cessèrent pas d’être européens bien que les idées de démocratie ou de droits de l’homme fussent absentes de leurs discours politiques, car pas encore inventés. La question des frontières culturelles, idéologiques et sociopolitiques reste donc ouverte.

3 Lorsque nous parlons d’« identité européenne », quels facteurs doit-on considérer comme essentiels ? Il en est deux qui viennent immédiatement à l’esprit : la géographie et la culture. La géographie tout d’abord : il y a de nombreux pays qui, dans l’Antiquité, appartenaient à l’espace de civilisation européen et qui en sont désormais exclus. Ainsi par exemple l’Afrique du Nord à l’époque de la Grèce antique et du monde romain.

4 La culture, ensuite : l’Afrique du Nord antique fut aussi la région où de nombreux penseurs grecs et romains rédigèrent l’essentiel de leurs travaux. Il s’agissait alors de l’un des principaux pôles de la culture grecque et romaine. Mais qui aujourd’hui oserait intégrer la culture des peuples d’Afrique du Nord à celle de l’Europe [2] ?

5 L’Europe est une constellation de cultures, de folklores et de peuples d’origine latine, anglo-saxonne, finno-ougrienne et slave. Or, l’« identité européenne » n’a été accordée aux peuples slaves que très récemment, juste après l’effondrement de l’Union soviétique. Ce qui démontre que cette « identité européenne » contemporaine reste bien plus liée à la conjoncture politique du moment qu’à une appartenance véritable à l’Europe. La Russie est de par sa géographie un État en partie européen, mais peu nombreux sont les dirigeants politiques européens qui la perçoivent véritablement comme une partie intégrante de l’Europe.

6 L’« identité européenne » est progressivement devenue une idéologie politique. Ceux qui ne sont pas membres du « club européen » doivent, pour l’intégrer, remplir des conditions contraignantes imposées par l’« Europe innée ». Ce fut le cas pour la Pologne, la Roumanie ou les pays baltes. La Moldavie, de son côté, demeure en équilibre instable au bord de l’« européanité », tandis que la Biélorussie voisine est privée d’adhésion parce que son régime politique ne correspond pas aux critères démocratiques exigés par l’Union européenne.

L’Ukraine ou les contours d’une identité incertaine

7 L’absence d’explications satisfaisantes de l’« européanité » a engendré un autre problème qui n’est rien d’autre que son pendant, celle d’une définition rigoureuse de l’ukrainité. Celle-ci n’est pas solidement configurée et il est difficile de déterminer ses frontières exactes sur les plans géographique ou culturel, linguistique ou religieux, topographique ou onomastique.

8 La distance culturelle et mentale entre un Ukrainien de la partie centrale du pays et un Russe de Sibérie est bien moindre que celle qui sépare ce même Ukrainien et un de ses compatriotes de l’Ouest de l’Ukraine. Or, bien que l’Ukraine occidentale et sa culture politique soient considérées comme l’épicentre de ukrainité, cette région ne couvre que 15 % du territoire ukrainien. 85 % de la population ukrainienne vit en dehors de ce berceau de l’identité politique ukrainienne et de ses mécanismes de fonctionnement.

9 De plus, si dans certains pays les patronymes nationaux peuvent être appréhendés comme des marqueurs de l’identité nationale, ce n’est pas le cas en Ukraine. En effet, on trouve des noms de famille ukrainiens chez des militants ou des députés prorusses, tandis que des gens qui ont un nom de famille à consonance russe peuvent être rangés parmi les nationalistes ukrainiens. Cette situation étrange vient du fait que la frontière politique et culturelle entre l’Ukraine et la Russie n’a été aménagée que très récemment et que ce que l’on considère aujourd’hui comme l’Ukraine s’appelait il y a un siècle la Russie du Sud-Ouest. L’ukrainité du passé renvoyait à une identité régionale et non politique, comme par exemple la Bavière en Allemagne ou la Sibérie.

10 Aussi, les premiers idéologues de l’État ukrainien cherchèrent bien à définir avec le plus de clarté possible les frontières géographiques et politiques du nouvel État, mais sans jamais y parvenir. Chacun avait sa propre vision de la question et les points de vue divergeaient fondamentalement, ce qui provoquait des clivages supplémentaires sur la manière d’articuler les piliers de la future souveraineté ukrainienne.

11 Si les maximalistes affirmaient que les frontières occidentales de l’Ukraine ethnique allaient par-dessus les Carpates jusqu’au San, affluent polonais de la Vistule, et intégraient l’est de la Slovaquie, de la Roumanie et de la Hongrie ainsi que le nord de la Biélorussie, les minimalistes considéraient au contraire que les frontières du futur État ukrainien ne devaient pas s’étendre au-delà des Carpates.

12 Dans le même ordre d’idée, si les mêmes maximalistes tenaient que la frontière orientale du futur État ukrainien devait s’étendre jusqu’à la partie russe du Caucase [3], presque atteindre les limites occidentales de la Tchétchénie voire l’Oural et l’Altaï, les minimalistes la démarquaient comme limitrophe de la région du Kouban en Russie méridionale [4]-[5].

13 Le problème frontalier s’est encore aggravé du fait que l’Ukraine, dans ses frontières contemporaines, n’existait que depuis soixante ans, lorsque la Russie soviétique offrit en 1954 la Crimée à sa sœur ukrainienne. Auparavant, elle avait obtenu de la Russie ses régions sud-est (1922), la Galicie – berceau de l’identité nationaliste ukrainienne (1939) – et la Ruthénie subcarpatique (1944-45). Mais depuis lors, elle a toujours échoué dans sa quête de créer un modèle d’identité nationale acceptable par tous ses citoyens.

14 Tout cela eu un impact fondamental sur la formulation de la politique étrangère ukrainienne. En effet, à partir de 1991, lorsque Kiev adopte une posture proeuropéenne, les régions du Sud-Est, prorusses, commencent à bouillir. À l’inverse, si Kiev amorce un rapprochement avec la Russie, alors ce sont les régions occidentales qui s’indignent. Cette sorte de schizophrénie est une voie sans issue. Quel que soit le choix de Kiev, une orientation prooccidentale ou prorusse, il en résultera une instabilité politique et sociale au plan national, les autorités centrales ukrainiennes n’ayant jamais réussi à trouver une solution susceptible d’apaiser la fracture régionale qui sépare l’Est et l’Ouest du pays.

15 On constate dès lors que les contours de l’ukrainité sont aussi difficiles à explorer que ceux de l’européanité. Les seuls critères correspondant aux deux étant politiques. L’européanité et l’ukrainité sont toutes deux des constructions politiques ; adhérer à l’une ou l’autre signifie accepter d’affilier à un certain mode de pensée et d’orientation politiques dans le système des relations internationales.

16 Or, l’une des principales conditions requises pour qu’un État puisse devenir membre de l’UE c’est que ses frontières soient rigoureusement circonscrites. Ce dont on ne peut parler dans le cas de l’Ukraine où les frontières sont certes définies géographiquement, mais pas sur le plan idéologique, sur le plan mental. En effet, plus le pouvoir à Kiev est nationaliste, plus les revendications territoriales sont vastes. Et c’est ce qui ressort de l’histoire récente de l’Ukraine.

Conclusion

17 Lorsque la « révolution orange » porta Viktor Iouchtchenko au pouvoir à Kiev en 2005, son gouvernement était d’aspiration fermement nationaliste mais pas dans la même mesure que le milieu des événements du Maïdan en 2014. C’est pourquoi ceux qui articulaient des revendications territoriales aux dépens des voisins de l’Ukraine n’étaient que des acteurs de second rang, des organisations ultranationalistes utilisées par Iouchtchenko pour s’emparer du pouvoir, les prétentions officielles restant donc modestes. Or, après le renversement du président Ianoukovitch, ces mêmes leaders de second rang furent propulsés plus près du sommet politique. Leurs revendications territoriales sur les voisins, en particulier la Russie, se firent par conséquent entendre plus fortement.

18 Lorsqu’en 2013 l’opposition prooccidentale ukrainienne appuya le projet d’accord d’association avec l’Union européenne et engagea un bras de fer avec le président Viktor Ianoukovitch, ce point fut ignoré par les analystes politiques étrangers. Mais dès que cette opposition se fut installée au pouvoir après la fuite de Ianoukovitch, le problème resurgit. Semblable approche ne pouvait que faire de la frontière orientale de l’Ukraine une ligne de conflit avec la Russie. Si l’objectif de la manœuvre était de transformer la frontière russo-ukrainienne en une zone de conflit permanent, alors cette stratégie pouvait se comprendre géopolitiquement. Par contre, si l’objectif était de créer un espace de paix et de coopération entre l’Europe et ses voisins et partenaires immédiats, alors cette opération s’est faite au détriment de la première.

19 L’idée de rapprocher l’Ukraine de l’Union européenne sans prendre en considération ces nuances est risquée car l’Ukraine est, comme nous l’avons vu, un pays politiquement et culturellement divisé. Intégrer toujours plus avant l’Ukraine dans l’orbite politique et culturelle de l’UE ne peut que provoquer des affrontements idéologiques et mentaux au sein de la société ukrainienne. Cela divise le pays et autorise sa partie orientale à commencer à se tourner vers la Russie. Les adversaires de la Russie, dans le prolongement de leur logique géopolitique (cf. supra), tentent d’emmener la moitié restante (prooccidentale) du pays dans une course radicalisée d’obstacles avec Moscou. Et lorsque la partie orientale de l’Ukraine incline vers la Russie, Kiev n’a d’autre choix pour consolider le « seuil ukrainien » que d’inciter à la radicalisation le reste du pays. Le manque de profondeur stratégique de l’Ukraine sous la forme d’un enfoncement à l’intérieur de la sphère d’influence politique et culturelle russe ne peut être compensé, du point de vue de Kiev, que par la « qualité nationaliste » du reste. En clair, cela signifie que pour les nouveaux dirigeants ukrainiens la partie occidentale du pays, étroite et resserrée, doit être le plus anti-russe possible. Il s’agit là d’une question de survie. Cela ne peut être obtenu que par une radicalisation poussée à l’extrême de la société et de la classe politique ukrainienne. Mais en sens inverse cette manœuvre transforme automatiquement l’Ukraine en un voisin dangereux du moment où plus l’Ukraine se radicalise, plus les revendications territoriales des leaders des groupes radicaux paramilitaires s’affirment. Ce qui fait de l’Ukraine une pierre d’achoppement du processus de construction européenne...

figure im1
ambassade d’Ukraine

L’Ukraine

figure im2

L’Ukraine

ambassade d’Ukraine
figure im3
ambassade d’Ukraine

Notes

  • [1]
    Journaliste et analyste politique ukrainien rattaché au Centre d’étude des idées conservatrices du département de sociologie de l’Université d’État des relations internationales de Moscou
  • [2]
    Николай Данилевский «Россия и Европа» Москва, 1991.
  • [3]
    Михайло Колодзіньський «Українська воєнна доктрина», Toronto, 1957.
  • [4]
    Микола Міхновський «Самостійна Україна», Lvov, 1900.
  • [5]
    Юрій Липа «Призначення України», New York, 1953.
Vladislav Gulevich [1]
  • [1]
    Journaliste et analyste politique ukrainien rattaché au Centre d’étude des idées conservatrices du département de sociologie de l’Université d’État des relations internationales de Moscou
Traduit de l'anglais par
Laurent Amelot
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 22/12/2014
https://doi.org/10.3917/oute1.041.0261
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour L’Esprit du temps © L’Esprit du temps. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...