CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Lorsque l’on procéda à l’élargissement de l’Union européenne (UE), les grands médias et les dirigeants des pays de l’UE semblèrent tous communier dans une même célébration de la « réunification de l’Europe »... même si les historiens auraient pu alors se demander dans leur for intérieur quand exactement cette Europe avait été auparavant unifiée pour qu’on puisse parler de ré-unification. De quelle Europe parle-t-on d’ailleurs ? Quelle période historique a-t-on en tête ? Car, Rome, ce n’était pas « l’Europe », mais toute la Méditerranée, sans les Germains et sans les Slaves ; en revanche, le Saint-Empire romain germanique avait certes des prétentions à l’universalitas chrétienne, mais il ne réussit jamais à l’imposer ni à l’Europe orthodoxe ni à la plupart des princes catholiques non plus qu’au pape ; de même que les « pères de l’Europe » ne purent pas asseoir les « valeurs chrétiennes » au fondement de la « nouvelle Europe ». Quant à Napoléon, la Sainte-Alliance, voire Hitler, leurs « unifications » furent partielles, éphémères et surtout contestables. Finalement, la seule fois où les peuples d’Europe avaient sembler réellement communier dans une ferveur commune, c’est lors du printemps des peuples de 1848, mais on peut douter que ce modèle révolutionnaire qui coïncida avec la naissance du Manifeste du Parti communiste (1847) fasse référence dans les couloirs des institutions bruxelloises.

DÉSAFFECTION ÉLECTORALE

2 Ce qui compte donc surtout, c’est de s’arrêter aux sentiments qui semblent prévaloir chez les habitants des pays « réunifiés » et qui témoignent à leur façon de la crise de la construction européenne, sous différentes formes mais bien réelles dans l’ensemble de l’espace concerné. Fait d’autant plus notable qu’il faut se rappeler que, dans plusieurs cas, nous avons affaire à des États de création récente – Slovaquie, Slovénie, Croatie – dont la légitimité nationale peut sembler faible, ce qui, a priori, devrait renforcer l’inclination de leurs peuples à s’identifier à une identité réputée supérieure, l’Union européenne. Or que constate-t-on, en particulier dans ces pays ?

3 Que la participation aux dernières élections européennes est en moyenne encore plus basse dans tous les pays « de l’élargissement » que dans les pays de la « Vieille Europe » dénoncée en 2003, à l’occasion de la guerre d’Irak, par le sénateur Jackson et le Président Bush. C’est à une participation électorale extrêmement faible dans la « nouvelle Europe » que l’on a assisté lors des élections européennes du printemps 2014 : 28,9 % en Hongrie (baisse de 7,4 % par rapport à 2009), 22,7 % en Pologne (-1,8 %), 21 % en Slovénie (-7,4 %), 19,5 % en Tchéquie (-8,7 %), 13 % en Slovaquie (-6,6 %) – donc dans un pays qui a entre-temps rejoint la zone euro ! – et 25 % au pour le tout nouvel adhérent croate qui ne semble donc pas manifester une quelconque reconnaissance à l’égard de l’Europe et de ses dirigeants lesquels ont fait tous les efforts exigés d’eux pour rejoindre l’espace politique et économique réputé constituer le « club des gagnants » et incarner la promotion d’une sécurité et d’une stabilité dont on veut aujourd’hui convaincre les Ukrainiens. À qui l’on ne promet toutefois rien d’autre qu’un accord d’association, sans plus. Preuve supplémentaire que les capacités d’intégration de l’UE ont atteint leurs limites définitives. Dans tous les pays de l’Europe du Centre-Est qui ont adhéré après 2004, la désaffection est comparable. Notons en outre qu’en Hongrie les élections européennes, consécutivement à un scrutin national un mois plus tôt, ont confirmé l’enracinement du parti Fidesz (Fidesz – Magyar Polgári Szövetség) du Premier ministre Viktor Orbán, réputé pour son euroscepticisme, voire, depuis la crise ukrainienne, pour son tropisme russophile ; tandis que le parti d’extrême droite mais désormais « eurasianiste » Jobbik a lui aussi attesté de son implantation dans le paysage politique national. De même en Pologne où c’est Janusz Korwin-Mikke, le fantaisiste candidat ultralibérallibertaire à côté duquel Lady Thatcher passerait pour une gauchiste radicale, lui qui plus est monarchiste ultraconservateur dans un pays qui se targue d’avoir été une république depuis 1569, qui a réussi à entrer au Parlement européen aux côtés de partis plus ou moins européistes.

STABILITÉ AVANT TOUTE CHOSE

4 Il est bien sûr difficile de départager les multiples causes de l’incapacité de l’Union européenne à « faire rêver » : réforme des statuts des chemins de fer, projet de Traité transatlantique, incohérences dans le traitement de la crise désormais violente en Ukraine, comportements pour le moins contestables des entreprises occidentales sur les plans tant social et économique qu’environnemental, réglementations tatillonnes ciblant des coutumes locales fortement enracinées comme la corruption, etc. Bruxelles est loin et le fonctionnement de ses institutions reste incompréhensible pour des sociétés qui ont subi coup sur coup des chocs systémiques successifs tout au long du XXe et du début du XXe siècle. Comment par exemple expliquer que les hauts fonctionnaires des ministères clefs des États membres de l’UE ne peuvent toujours pas, par exemple, se procurer l’intégralité du texte d’association avec l’UE que le président ukrainien Ianoukovitch avait refusé à la dernière minute de signer ? Difficile de ne pas éprouver certains soupçons quant à son contenu et aux conséquences dramatiques que cette opacité a générées, indirectement ou directement, en Ukraine. Une insécurité qui rejaillit désormais sur toute la région Centre- et Est-européenne. Une zone sur laquelle l’ombre de la guerre n’a jamais vraiment cessé de planer depuis 1945 et qui recherche donc avant tout, précisément, la stabilité. Ce qui explique pourquoi les populations y acceptent, éventuellement et faute de mieux, et l’OTAN et l’UE considérées là-bas comme quasiment une seule et même entité, mais à condition que ces deux institutions garantissent au moins... la stabilité. Pour le reste, les habitants de l’Europe de l’Est sont habitués à la débrouillardise et n’attendent plus rien de la part des institutions publiques, nationales ou supranationales.

BILAN SOCIAL ET ÉCONOMIQUE

5 D’où ce désarroi. Une décennie d’intégration et la croissance s’est envolée, sauf pour la Pologne avec sa mince hausse du PIB de 1,6 % en 2013. En Lettonie en revanche, l’activité a chuté de jusqu’à 18 %. Après le choc colossal subi par ces pays du fait de l’effondrement des échanges et de la production consécutif au démantèlement du camp socialiste et dont ils commençaient à sortir à la fin des années 1990. Partout le chômage durable s’est installé au point que pour des millions de jeunes mais aussi de moins jeunes, y compris et même surtout en Pologne, la seule issue est désormais l’émigration et la quête de jobs en Grande-Bretagne ou ailleurs. Lors de l’entrée dans l’espace Schengen et la conclusion des accords pour étudiants Erasmus, on pouvait présenter cette libre-circulation de la main-d’œuvre comme un rêve d’exotisme et d’opportunités, mais la toute dernière génération, celle qui n’a pas connu le rideau de fer, tend à voir dans ce type de migrations sans fin non plus un phénomène « divertissant » mais un mode de vie oppressant.

6 Le bilan de cette décennie doit donc être complété par le bilan des vingt-cinq ans de transformations systémiques qu’ont entraîné l’adoption du capitalisme, l’intégration dans l’OTAN avec ses interventions militaires successives et l’adoption antérieure à l’intégration dans l’UE de son « acquis communautaire ». C’est « l’Europe » qui dans une large mesure, parfois à tort, parfois à raison, incarne aussi tout ce bilan dont l’élément marquant reste, pour la masse, la chute d’environ 50 % de la production industrielle pour l’ensemble des pays de cette zone ainsi que, à un degré moindre, la baisse de la production agricole et « la mort des campagnes » [2]. Ce à quoi il faut ajouter la suppression de la plupart des mesures socialement progressistes inscrites dans les codes du travail d’avant 1989, le surendettement grandissant des ménages, la fuite des cerveaux, la perte par les nationaux du contrôle des banques locales rachetées par le grand capital extérieur. Certes l’esprit du capitalisme s’est répandu, en partie sur les bases de la vieille « culture du marché noir » préexistante, ce qui explique le foisonnement de nouvelles entreprises enregistrées. Malheureusement, l’immense majorité d’entre elles font montre d’une activité très irrégulière et n’emploient la plupart du temps que leur fondateur, éventuellement sa famille proche. Dans beaucoup de cas, ces entreprises ont été fondées par des réémigrants ayant perdu leur emploi à l’étranger ou par des locaux bénéficiant de l’aide d’un des leurs établi en Occident. Il s’agit donc de tenter sa chance en tant qu’entrepreneur dans une situation où toute autre recherche d’emploi est devenue illusoire et alors qu’il n’existe la plupart du temps aucun critère permettant d’obtenir une allocation de chômage. Ces créations d’entreprises surtout formelles tendent donc à faire baisser les taux de chômage officiels, ces derniers étant de toute façon artificiellement révisés à la baisse vu l’absence d’intérêt à s’enregistrer auprès de services de l’emploi qui ne servent pratiquement à rien [3]. Si ce n’est, pour les bureaux d’aide sociale, à surveiller le niveau de vie des parents pour leur retirer leurs enfants et les placer dans des orphelinats en cas de revenus estimés trop faibles [4]. Et pourtant, quand on travaille, on travaille beaucoup dans les pays de l’Europe du Centre-Est. La Pologne, en nombre d’heures travaillées dans les pays membres de l’OCDE, arrive en seconde position, ex aequo avec la Russie, et juste derrière la Corée du Sud.

L’EUROPE N’A PAS APPORTÉ DE NOUVELLE DYNAMIQUE ÉCONOMIQUE

7 La désaffection des électeurs de la « nouvelle Europe » à l’égard du projet qui était censé leur apporter la sécurité et le bien-être et qui, en fait, est revenu à déverser à l’intérieur de cet espace quantité de subsides qui ont surtout profité aux entreprises occidentales lesquelles ont pu de la sorte se faire financer par le biais de Bruxelles des achats et des services qu’elles peinaient à trouver sur leur propre marché national. L’argent est donc venu du contribuable occidental, il a transité par les pouvoirs publics de Bruxelles vers l’Est avant de revenir, privatisé, sur les comptes des grandes entreprises privées occidentales. En route, il y a bien quelques paysans, quelques fonctionnaires, quelques enseignants, quelques entrepreneurs roumains, lettons, polonais ou autres qui en ont récolté quelques miettes. Suffisamment pour calmer le mécontentement des uns ou des autres, pour entretenir l’espoir de quelques autres, mais insuffisant pour insuffler un enthousiasme et surtout une nouvelle dynamique économique. Ainsi par exemple les filiales françaises présentes en Pologne ont perçu 34,3 millions d’euros d’aides directes entre 2004 et 2006 et remporté 29 marchés publics pour 835 millions d’euros des fonds structurels et de cohésion [5]

8 Bref, on estime qu’environ deux tiers des ménages ont toujours des revenus inférieurs à ceux des années 1980. Les riches et même les hyper-riches représentent 3 % à 5 % de la population ; les couches ayant un niveau de vie moyen tournent autour de 15 % à 25 % selon les pays ; le reste de la population vivant dans la précarité, la misère et même au-dessous du seuil de pauvreté [6]. La précarité est d’autant plus massive que les salaires sont souvent payés irrégulièrement et les législations du travail systématiquement violées et que, en revanche, les pouvoirs se montrent impitoyables envers ceux qui, ne recevant pas de salaire, doivent néanmoins payer leurs factures, leurs loyers, leurs soins, leurs dettes. Le nombre des sans-abri augmente sans cesse, nourrissant des vagues successives d’émigration. Le phénomène « Rom », bien connu à l’Ouest, à partir de la Bulgarie et de la Roumanie est directement lié à la fermeture dans le cadre des réformes « de marché » des entreprises nationales économiquement faibles mais qui avaient un but social car elles embauchaient massivement les faibles et les peu éduqués. Autrefois constituées de travailleurs peu rentables économiquement, ces populations sont devenues « inutiles ».

9 On peut donc considérer que les nouveaux membres de l’UE offrent en fait un terrain d’expérimentation de politiques économiques et sociales que l’on n’osait pas tenter dans les pays au syndicalisme relativement puissant lesquels n’ont pas connu l’effondrement soudain et inexpliqué pour ses habitants des années post-1989. À l’Est en effet, avec l’effondrement des partis communistes et des syndicats qui leur étaient liés ou qui, comme en Pologne, avaient des directions fortement liées aux élites occidentales, il était alors facile d’imposer des politiques antisociales sans se heurter à la résistance d’aucune force consistante. La toute jeune génération qui entre désormais dans la vie active ou dans ce qui devrait être une vie active n’a, elle, pas fait l’expérience de cet effondrement et ne compare donc pas sa situation à ce qui fut pire que maintenant. Elle porte un regard nouveau sur les acquis de l’intégration européenne et l’on peut déjà noter qu’elle ne manifeste aucun engouement pour ce processus même si elle n’en conteste généralement pas les fondements. Il faudra donc attendre encore un peu, sans doute, avant que n’émergent des visions politiques se situant avant tout par rapport à ce processus. Pour le moment, c’est partout le cadre national qui domine l’imaginaire politique. Ce qui est déjà une forme d’échec pour l’idée européenne.

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Notes

  • [1]
    Maître de conférences habilité à l’Institut des langues et civilisations orientales (Paris), membre du Centre des Études de l’Europe médiane (CEEM) au sein du Centre de recherches Europes-Eurasie (CREE), membre du comité de rédaction d’Outre-Terre
  • [2]
    Cf. à ce sujet Nicolas Bardos-Féltoronyi, Exercices géopolitiques pour l’Union européenne, Paris, L’Harmattan, 2010.
  • [3]
    Cf. Eric Rugraff, « Pourquoi les nouveaux pays membres de l’Union européenne sont-ils durement touchés par la crise financière ? », Bulletin de l’Observatoire des politiques économiques en Europe n° 20, été 2009, opee.u-strasbg.fr/spip. php?article6, [30 juillet 2014].
  • [4]
    Cf. Piotr Ikonowicz, Agata Nosal, Bieda w Polsce – Poverty in Poland, Varsovie, Instytut Studiow Spolecznych im., Edwarda Szymanskiego, 2011.
  • [5]
    « Dix ans après l’élargissement : le désastre », entretiens avec Bruno Drweski et Nicolas Bardos-Féltoronyi, Bastille-République-Nations, n° 37, 29 avril 2014.
  • [6]
    Ibid.
Bruno Drweski [1]
  • [1]
    Maître de conférences habilité à l’Institut des langues et civilisations orientales (Paris), membre du Centre des Études de l’Europe médiane (CEEM) au sein du Centre de recherches Europes-Eurasie (CREE), membre du comité de rédaction d’Outre-Terre
Mis en ligne sur Cairn.info le 22/12/2014
https://doi.org/10.3917/oute1.041.0193
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