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« Désolé, il n’y a rien sur le Darfour dans la presse (privée) togolaise »

1Étonné par l’absence quasi complète de sujets portant sur le Darfour dans la presse privée togolaise disponible  [2], nous avons voulu interroger le 18 février 2008 Augustin Koffi Amégah, secrétaire général de l’Union des journalistes indépendants du Togo (UJIT), lui-même directeur de publication de l’hebdomadaire Le Canard Indépendant, l’un des journaux les plus cotés de la place. Réponse qui se veut évidente : « Le lectorat togolais ne s’intéresse qu’à la politique, et à la politique intérieure. Les confrères s’abstiennent donc de traiter des sujets qui n’abordent pas directement la politique togolaise. »

2Il est vrai que comme toute entreprise, les journaux de la presse privée togolaise dépendent de leurs lecteurs. Né au début des années 1990 après une longue tradition de gratuité de la presse gouvernementale, le secteur privé peine à trouver une clientèle régulière et encore plus des abonnés. Or, il se trouve que ceux qui achètent la presse privée ont été sociologiquement identifiés comme s’intéressant à la politique. Longtemps privés d’un vrai jeu politique, les Togolais se délectent du jeu exposé dans les journaux privés. Chaque journal étant connu pour défendre une position politique particulière, son achat est synonyme d’acte politique, d’engagement en faveur du courant politique qu’il représente ; il désigne par ricochet l’acheteur comme un partisan de la mouvance en question. Rien d’étonnant donc à ce que les rédactions aient compris que le taux de vente des journaux dépend de leur contenu en politique intérieure. D’où par ailleurs un faible tirage et la prédominance d’hebdomadaires (aucune entreprise de presse n’aurait matière à alimenter quotidiennement un journal).

3Ce qui ne veut pas dire que les journaux privés togolais n’abordent pas des questions internationales, loin s’en faut. Echos d’Afrique leur consacre même une double (sixième et septième) page lorsque l’actualité l’y oblige. Mais les sujets traitant de questions extérieures ne méritent de l’être que dans la mesure où ils donnent l’occasion de traiter des questions similaires dans le pays. Ainsi, les situations récentes au Tchad et au Kenya ont été très largement abordées parce qu’elles permettaient de régler des comptes avec la classe politique locale. La crise ivoirienne est pour les mêmes raisons omniprésente, mais parce qu’il s’agit d’un proche voisin, cette crise offre l’occasion de vilipender la France dont la politique africaine reste particulièrement décriée dans la presse privée togolaise. Ne disposant au demeurant pas de moyens pour traiter l’information en amont, les journaux togolais se contentent de reprendre les dépêches des agences d’information et se servent de l’événement rapporté pour critiquer ce qui ne va pas chez eux. En conséquence, le Darfour souffre d’un double handicap : il est extérieur au Togo et il ne donne pas l’occasion d’aborder des questions connexes.

4Un principe qui s’applique y compris lorsqu’on envisage la question du Darfour selon l’angle humanitaire et celui des droits de l’homme. Sachant que les sections togolaise et malienne d’Amnesty International avaient organisé des actions communes en juin 2005  [3], nous avons voulu vérifier si cet événement avait été relayé par la presse locale. Or, il se trouve qu’on n’y trouve rien. Serge Kossi M. Agossous, président d’Amnesty International Togo nous affirme le 20 février 2008 que la presse a bel et bien été invitée, mais qu’elle a décliné l’offre au motif que cela n’intéressait pas les Togolais : « Ici, quand tu invites la presse pour lui présenter les violations des droits humains dans le monde, on te demande de leur parler seulement du Togo ! Résultat des courses, personne ne s’est présenté et nous nous sommes contentés de faire des publications dans nos deux bulletins d’information à l’intention de nos membres et de nos partenaires. » Il conclut : « Désolé, il n’y a rien sur le Darfour dans la presse togolaise. »

La presse privée en ligne : un traitement allusif de la crise du Darfour

5On trouve une dizaine d’articles sur le Darfour dans les publications togolaises. Portails togolais de l’extérieur et de l’intérieur. Un certain nombre se contentant à l’instar de la presse imprimée de reprendre les dépêches des agences de presse, surtout Reuters et l’AFP. Force est de constater que le Darfour ne fait qu’illustrer des préoccupations intérieures.

6Par exemple « Entre Paris et Abidjan il y a l’Afrique » sur le site Icilomé le 21 novembre 2004. Consacré à la politique française en Côte d’Ivoire, l’auteur de l’article reproche à la France de s’impliquer militairement dans ce pays alors qu’elle « laisse massacrer des populations civiles au Darfour, sans réagir de manière efficace » ; pourquoi Paris n’est-il pas intervenu militairement au Darfour où les morts se comptent déjà par dizaines de milliers... ? « Il n’y a pas quarante mille ressortissants et de grands intérêts français au Darfour et le Soudan n’est pas la Côte d’Ivoire, c’est-à-dire un terrain facile. » ; il faut d’ailleurs se demander « pourquoi la France n’était pas intervenue au Rwanda où un million de personnes ont été massacrées dans des conditions atroces. Au contraire, la France a plutôt contribué à ce génocide et l’histoire nous dira un jour quel rôle elle y a vraiment joué. Et où étaient-ils eux-mêmes, ces messieurs, pendant le génocide rwandais ? ». Le Darfour est donc bien là, et à un moment où la presse internationale commence à s’ouvrir à ce conflit devenu doublement préoccupant par son ampleur et la crise humanitaire gravissime qui se produit, mais il n’est pas convoqué pour lui-même.

75 janvier 2006 : David Ekoudé Ihou, président du Front Patriotique Togolais (FROPATO ) présente ses « vœux à la nation » ; c’est l’occasion d’évoquer le cas du Soudan qui « massacre sa propre population » et du « général El Béchir, boucher du Darfour, (qui) risque de devenir le président de l’Union africaine », mais tout en dressant un bilan politique et social de l’année écoulée.

8Deux articles exposent directement mais encore occasionnellement le Darfour en 2006, mais c’est l’Union africaine qui est en cause, des ONG et autres associations humanitaires faisant campagne pour que sa présidence ne soit pas confiée à Omar al-Bashir, le président soudanais en train de perpétrer le « premier génocide du XXIe siècle » dans cette région du monde.

9Et plus généralement, derrière le Darfour il y a le Togo sur Letogolais.com, le plus grand portail privé qui a deux rédactions togolaise et parisienne.

10Avec « Le Togo la honte de l’Afrique », Papa M. Kamara invite l’Afrique le 23 février 2005, en pleine crise sociopolitique consécutive à la mort d’Éyadéma et à son remplacement par son fils, à « prendre ses responsabilités et [à] régler le problème togolais par le dialogue comme à Bissau ou à Tananarive, ou par la force comme ce fut le cas en Yougoslavie par l’Union européenne » ; en effet « il serait malvenu que, devant l’aggravation des troubles qui ne manqueront pas de s’installer durablement au Togo, l’Union africaine baisse les bras et que Kofi Annan soit obligé de faire appel à l’OTAN et aux forces onusiennes pour sauver des vies humaines », comme il est en train de le préconiser à propos du Darfour suite au constat d’échec de la résolution de la crise par le dialogue. ; « c’est la force qui a fait plier le régime yougoslave. Ce sera la force issue de l’Union africaine qui fera plier le régime de la Honte qui prévaut à Kara et à Lomé »  [4]. Le Darfour n’intervient que parce que l’actualité permet de faire un parallèle avec le Togo.

11Avec « Obasanjo désavoue Konaré sur le Togo », daté du 5 juin 2005, l’auteur répond au chef de l’État nigérian, président en exercice de l’Union africaine, qui s’en est pris à Alpha Oumar Konaré, président de la commission (l’exécutif) de l’UA, pour ses positions soi-disant trop critiques quant à ce qui risque de devenir un pouvoir illégitime au Togo :

12

Au-delà du seul cas du Togo, le président nigérian (...) a effectivement pris un risque considérable : celui de porter atteinte à la crédibilité d’une organisation encore fragile, à un moment où elle doit faire face à un défi sans précédent au Darfour, où l’ensemble de la communauté internationale compte sur elle pour résoudre un conflit qui a déjà fait au moins 180 000 morts et deux millions de déplacés.  [5]

13Avec « L’imposture des politiques d’improvisations en Afrique » remontant au 29 août 2006, l’auteur a en tête le vœu pieux formulé par les Togolais quelque temps avant dans leur propre cas quand il reproche aux Occidentaux de laisser mourir le Darfour alors qu’ils ont sauvé la Yougoslavie qui se trouvait évidemment sur le continent européen et avait constitué le point de départ du premier conflit mondial.

La page « Étranger » de Togo Presse

14On trouve dans le quotidien national 158 mentions de la crise du Darfour de mars 2004 à février 2008. C’est important pour une presse qui consacre l’essentiel de ses pages à l’activité du chef de l’État et de son gouvernement. C’est que Togo Presse tient une page internationale parfois supprimée lorsque c’est le format magazine qui est imprimé ou que le traitement de l’actualité nationale l’exige. Cette page reste constituée pour l’essentiel de reprises de dépêches de l’AFP et de « brèves » de quelques lignes. Pas d’articles de fond ou d’éditoriaux sur l’international. Les informations rapportées sont très majoritairement africaines. Or, la crise du Darfour est l’une des moins relayées de toutes celles en cours en Afrique. La Côte d’Ivoire et la République démocratique du Congo (RDC) arrivant très largement en tête avec un traitement presque quotidien : la crise ivoirienne a été traitée 332 fois contre seulement 35 fois au conflit du Darfour en 2006, c’est-à-dire l’année où il a été le plus question de ce dernier sujet.

15Sans doute cela tient-il plus généralement à ce que l’actualité africaine dans son ensemble est trop largement dominée par des crises plus ou moins importantes et dont il faut rendre compte. En conséquence, la publication des articles sur le Darfour correspond chaque fois aux différents temps forts de l’implication de l’UA ou de la communauté internationale. Voilà pourquoi aussi la toute première reprise de dépêche de l’AFP date du 26 mars 2004, soit plus d’un an après le début du conflit, lorsque N’Djamena tente d’amener les belligérants du Darfour autour d’une même table. La rencontre, censée commencer à cette date, n’a finalement débuté que le 31 mars et a connu un vrai feuilleton au cours du mois d’avril (quatre autres dépêches). Passée cette période, il n’y a plus eu d’allusion au Darfour jusqu’à la fin 2004.

16Les quelques mentions du Darfour dans les pages nationales de Togo Presse remontent à début 2008 et c’est au travers du traitement de l’activité présidentielle et de l’armée togolaise. En effet, le président a annoncé le 8 janvier 2008 l’envoi d’un contingent de 800 soldats pour participer à la force hybride ONU / UA ( MINUAD ) de maintien de la paix au Darfour. D’où l’interview du chef d’étatmajor de l’armée sur les préparatifs. Mais il y a surtout eu une manœuvre militaire de plusieurs jours, impliquant 1 200 militaires togolais, béninois et français, visant à préparer les troupes de ces pays préposées à être déployées au Darfour. Togo Presse et Republicoftogo.com, sa consœur en ligne, ont bien sûr saisi l’occasion pour familiariser leur lectorat togolais avec la crise.

17Même s’il s’agit de la plus grave crise en cours sur le continent africain, le conflit du Darfour continue donc d’être traité à la marge par la presse togolaise dans son ensemble. Difficile de savoir ce qu’en pense la société civile. Selon Amnesty International Togo, les États-Unis ont raison de parler de génocide au Darfour, mais c’est dans leur bulletin d’information qu’on le lit, pas dans la presse togolaise.

18Il faut aller sur Ufctogo.com, le portail du premier parti d’opposition au Togo pour repérer un premier signe de position du moment où celui-ci communique le 22 mars 2007 une pétition lancée par des associations et des artistes ; on semble avoir très clairement pris conscience qu’il s’agit d’un « génocide » et de « crimes contre l’humanité ». Intitulée « Sauver le Darfour », elle proclame :

19

En silence, tout comme il y a treize ans au Rwanda, se déroule le premier génocide du XXIe siècle dans une région de l’Ouest du Soudan, le Darfour.

20Mais on n’en saura rien de façon objective tant que le sujet ne sera pas traité pour lui-même par les Togolais et que la presse togolaise continuera à le marginaliser.

Notes

  • [1]
    Docteur en sciences de l’information et de la communication, membre associé du Centre d’Etude des Médias de l’Information et de la Communication (CEMIC ).
  • [2]
    Échos d’Afrique, La Matinée, Politicos, Carrefour, La Dépêche, Le Clairon, La Nouvelle République, Le Reporter, Flambeau des Démocrates, Motion d’Information, La Tribune et Le Canard Indépendant.
  • [3]
    Un concert pour les réfugiés du Darfour et des expositions de photos.
  • [4]
    Souligné par nous
  • [5]
    Id.
Etienne L. Damome [1]
  • [1]
    Docteur en sciences de l’information et de la communication, membre associé du Centre d’Etude des Médias de l’Information et de la Communication (CEMIC ).
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Mis en ligne sur Cairn.info le 01/10/2008
https://doi.org/10.3917/oute.020.0357
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