CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Ce numéro a été pressenti depuis 2011, quand l’engagement des femmes au Maghreb comme au Machrek (Proche-Orient) est devenu plus visible dans les médias occidentaux au moment des révolutions [1] arabes [2]. Tunisiennes, Égyptiennes, Libyennes, Syriennes et Yéménites ont mobilisé internet et les réseaux sociaux pour communiquer et organiser des manifestations. Tant leur occupation de la rue que les déclarations féministes et courageuses de militantes telles que Tawakoul Karman au Yémen [3], ou que les actions mobilisatrices de l’Égyptienne Nouara Nagm [4] par exemple, ont révélé l’ampleur de la capacité des femmes arabes à se mettre en mouvement, ancrée dans des décennies de luttes qu’elles ont menées sur plusieurs fronts. Au cours du XXe siècle, elles ont participé aux luttes d’indépendance, à l’opposition aux régimes autoritaires, à la construction de la démocratie partout où cela a été possible et, finalement, à l’intégration de « la question femmes » dans les agendas politiques. Autrement dit, quand les médias occidentaux se demandent comment elles ont pu investir en quelques jours les places et les quartiers de leurs villes, ils montrent leur ignorance : comme le développe l’article de Sandrine Mansour, qui ouvre le Grand angle de ce numéro, les femmes arabes n’ont pas attendu les révolutions pour s’imposer dans le champ contestataire et politique. Ou encore, comme le dit Wafa’ el Walidi à propos du Yémen : « Les femmes avaient joué un rôle très important contre l’occupation britannique et cela longtemps avant le rôle qu’elles viennent de jouer dans la révolution de 2011, mais nos sociétés patriarcales œuvrent sans répit dans le but de nous réduire à l’ignorance et de nous marginaliser. » [5]

2Ce numéro de Nouvelles Questions Féministes veut interroger l’histoire et la continuité des luttes féministes dans les pays arabes. La revue élargit ainsi la réflexion entamée dans le numéro « Féminismes au Maghreb » (vol. 33, N° 2, 2014), qui avait déjà pointé la difficulté des mouvements féministes à imposer la lutte pour les droits des femmes et leur liberté comme étant indissociable de la lutte pour l’indépendance ou, plus récemment, pour la démocratie. Il s’agit ici de montrer que la lutte féministe dans les pays arabes, comme dans le reste du monde, fait pleinement partie de la lutte politique. Il s’agit aussi de comprendre comment les logiques patriarcales marginalisent, voire excluent les femmes de l’espace public et politique.

Luttes féministes et luttes anticoloniales

3Depuis les années 1920, dans les pays arabes, les femmes ont lutté pour leurs droits et leur émancipation tout en s’engageant dans les mouvements de luttes anticoloniales.

4À partir d’archives inédites, Sandrine Mansour décrit le parcours des mouvements de femmes au Proche-Orient, comment ils ont émergé et se sont imbriqués avec les mouvements nationalistes qui se battaient contre les deux grandes puissances de l’époque, la France et la Grande-Bretagne. En ce début de XXe siècle, le monde arabe vit de grands bouleversements sur les plans culturel et intellectuel avec la Renaissance arabe (En Nahda) et sur le plan politique, car l’Empire ottoman est démantelé par ces puissances coloniales qui se sont partagé les différentes régions du Proche-Orient (lors des Accords Sykes-Picot). Nous laisserons à Sandrine Mansour le soin de présenter les événements principaux (comme la Déclaration Balfour) qui ont marqué ces bouleversements et qui expliquent l’émergence du conflit israélo-arabe qu’on connaît aujourd’hui. Dans ce contexte, l’historienne met en avant la participation des femmes aux luttes nationalistes, mais aussi les difficultés à y articuler les revendications féministes. Mobilisées pour l’indépendance de leur pays, elles avancent dans le même temps les questions de la suppression du voile, de l’éducation des filles, du droit de vote des femmes et de la nécessité de changer les lois du mariage et du divorce. Leurs adversaires accusent ces demandes d’être d’inspiration coloniale et brandissent l’argumentaire religieux pour les discréditer. Mais, habilement, pour faire avancer leur cause, les féministes contournent les contraintes en jouant sur les rivalités anglo-françaises, en créant des espaces d’activités sociales et culturelles, ainsi qu’en utilisant à leur profit, quand cela est possible, la position politique de leur mari ou de leur père. Des solidarités se construisent ainsi entre femmes de différentes régions, notamment autour de la défense de la Palestine, et se fédèrent dans des rencontres internationales telles que le Congrès féministe arabe du Caire en décembre 1944.

5Pour illustrer cette dynamique, nous présentons dans les Comptes rendus le livre de Norma Marcos, Le désespoir voilé. Femmes et féministes de Palestine, dans lequel elle brosse cinq portraits de militantes palestiniennes de différentes générations qui témoignent de l’indissociabilité entre luttes féministes et luttes politiques. Christiane Hessel-Chabri, la préfacière de l’ouvrage, le relève : « On découvre que le combat de ces femmes est double : il est féministe, bien sûr, mais il est indissociable d’une lutte politique partagée avec les hommes. »

6Les luttes des femmes arabes ont donc des dimensions politiques multiples. Par exemple, en 1930, les Syriennes se battent contre les traditions surannées d’une société figée à cause de l’hégémonie exercée sur leur pays par un empire ottoman sur le déclin, militent ensuite contre le mandat français et manifestent pour l’accès à l’éducation et contre le voile. Palestiniennes, Égyptiennes et Irakiennes, habitées par les mêmes exigences, descendent dans les rues, déchirent leurs voiles et menacent de porter les armes contre l’occupant. Ces femmes ont donc fait un travail pionnier pour inscrire la question du statut des femmes dans le champ politique. Cependant, les choses se compliquent encore, pour elles comme pour les hommes, car après les indépendances les gouvernements mis en place deviennent progressivement des dictatures, tolérées et même parfois encouragées ou soutenues par les puissances néocoloniales, plus soucieuses de protéger leurs privilèges économiques que d’appuyer les revendications de démocratie et de liberté des peuples arabes. Au contraire, en tenant des discours essentialistes sur sa propre culture et sur la culture de l’Autre, le néocolonialisme survalorise la première et dévalorise la seconde, justifiant ainsi l’incapacité ou la « non-maturité » de ces peuples pour construire une démocratie.

L’instrumentalisation de la cause des femmes

Le jeu ambigu des États autoritaires et des groupes islamistes

7Les régimes totalitaires, prétendument laïcs, ont réussi à asseoir leur domination durant des décennies, d’une part en pratiquant le confessionnalisme et le régionalisme, en manipulant les religions (ils s’octroient les services des autorités religieuses et achètent la fidélité de plusieurs prédicateurs) et en s’inventant le rôle de protecteurs des minorités qu’ils prennent en otage. D’autre part, ils instrumentalisent les femmes en veillant à toujours en présenter une image « moderne et évoluée » afin de plaire à l’Occident – un discours qui est souvent contradictoire. En Syrie, par exemple, Hafez El-Assad tenait un discours antioccidental, mais en même temps il voulait donner une image pro-occidentale du pays : les femmes voilées ne correspondent pas à l’image d’un pays moderne, il fait arracher le foulard des femmes dans les rues. En conséquence, le port du foulard augmente sensiblement, devient un signe d’opposition au régime, alors qu’il était, dans les années 1970, en voie de disparition. Comme l’écrit Georges Corm (1997) [6], la répression de toute forme de manifestation islamiste en Syrie a fait que « c’est la fréquentation des mosquées et le voile des femmes qui expriment la protestation et le malaise ».

8Ces régimes totalitaires récupèrent également le mouvement des femmes, les associations féministes ainsi que tout mouvement syndical et social. Ils encouragent les épouses des chefs d’État à porter l’étendard de l’émancipation des femmes et à baptiser de leur nom toute initiative œuvrant dans ce sens. Mais Égyptiennes, Syriennes, Irakiennes, Yéménites, Libyennes, Algériennes et Tunisiennes continuent à s’engager contre le totalitarisme et le despotisme. De fortes pressions politiques pèsent donc sur leurs combats féministes. Pensons par exemple à trois figures emblématiques qui ont nourri nos espoirs et stimulé notre réflexion féministe dans les années 1960 et 1970 : Nawal El Saadaoui, médecin et féministe égyptienne, dont l’œuvre a souffert d’une grande discontinuité à la suite de nombreuses arrestations et résidences forcées ; Fatima Mernissi, qui, après ses deux fulgurants premiers livres [7], est passée à une réflexion plus prudente ; Fadéla M’Rabet, auteure de deux livres [8] qui secouèrent femmes et féministes arabes et françaises, et qui a fini par privilégier le récit romanesque aux écrits militants. Les itinéraires de ces trois femmes, dans des contextes et à des moments différents, illustrent combien la marge de manœuvre est étroite pour faire entendre une voix féministe. Dans notre rubrique Parcours, ceux de deux militantes syriennes, Nahed Badawia et Hala Alabdalla, offrent également un témoignage des conditions difficiles que les femmes arabes ont vécues et vivent encore pour trouver leur place dans l’espace public, politique et culturel. Leur parcours a été marqué dès leur jeunesse par la répression, ce qui ne les a pas dissuadées de continuer leur lutte pour la justice, la démocratie et la liberté. Chacune d’elles, à sa manière et dans son domaine, a cherché à imposer l’intégration des droits des femmes dans le champ politique.

9Nahed Badawia a fondé le groupe Femmes pour la démocratie, car elle est convaincue que les luttes pour la démocratie sont indissociables des luttes féministes. Dans la même veine, quelques années plus tard, en 2011, elle lance avec une douzaine de femmes l’association clandestine Femmes pour la révolution, ne perdant pas l’espoir de voir aboutir non seulement ses revendications politiques, mais aussi l’égalité entre hommes et femmes, en particulier dans la législation familiale.

10C’est par le cinéma et au travers des nombreux films qu’elle a produits ou dirigés que Hala Alabdalla a exprimé son engagement féministe. Dans presque tous ses films, elle met en scène des femmes engagées, écrivaines, poétesses et journalistes. La réalisatrice a porté à l’écran le témoignage de la lutte des femmes syriennes pour leurs droits, leur émancipation et la démocratie dans le pays.

11L’islamisme aussi instrumentalise la cause des femmes en dénigrant et en rejetant les quelques droits acquis concernant en particulier le travail et la famille. Des droits et des libertés acquis à force de luttes et qui sont rejetés en tant que « lois occidentales » menaçant l’identité musulmane et pervertissant les femmes. Des États comme l’Arabie saoudite et la République islamique iranienne [9] mettent l’islam socialement le plus conservateur au service de leur hégémonie. Ils imposent cet islam-là à l’intérieur de leur pays puis l’exportent ailleurs grâce à l’argent du pétrole. Les femmes sont les premières visées par cet islam rigoriste qui transforme leur statut personnel en huis clos [10].

12Les exemples algériens, égyptien et tunisien sont révélateurs des dangers de l’islam politique. Les islamistes arrivent au pouvoir à la faveur d’ouvertures démocratiques plus ou moins contrôlées grâce à leur discours contre les régimes autoritaires et leurs promesses de lutte contre la corruption. En Tunisie comme en Égypte, une fois élus, les islamistes promeuvent un discours sur l’ordre moral dont les premières victimes sont les femmes et leurs libertés. L’interview de Nadia Chaabane (Parcours dans ce numéro), militante féministe tunisienne et élue à l’Assemblée constituante, témoigne de la lutte qui a été menée pour contrer les projets du parti islamiste En Nahda et pour réussir à imposer, après une rude bataille, l’égalité comme principe constitutionnel.

13La montée des mouvements islamistes après les révolutions a augmenté la menace qui pèse sur les mouvements féministes et la mobilisation des femmes dans plusieurs pays arabes. En Libye, par exemple, les partis islamistes se sont opposés avec force à l’engagement des femmes dans les élections. Dans un contexte politique très chaotique, les membres du collectif The Libyan Women Union (publié dans les Collectifs de ce numéro) ont bataillé dur, de 2011 à 2014, pour obtenir une représentativité parlementaire. Elles avaient comme objectif un taux de 35 %, mais elles n’ont réussi à arracher que 10 % de femmes élues, principalement à cause de l’opposition islamiste.

14Comme on le voit, les régimes autoritaires et l’islamisme constituent un double infernal. À ce propos, l’exemple algérien est à méditer, car au final il avait abouti en 2005 à un accord entre le régime et les islamistes (Charte pour la paix et la réconciliation), un accord ayant assuré autant aux islamistes qu’aux militaires et miliciens une impunité mutuelle des crimes commis pendant la décennie sanglante des années 1990 (200 000 mort·e·s, des milliers de disparu·e·s et des centaines de femmes violées).

Le pouvoir des organismes internationaux et des bailleurs de fonds : l’ONGisation des groupes féministes

15Le financement est un facteur essentiel dans la survie des associations féministes et leur capacité à mettre en place des actions. Le financement public dans les pays arabes est pratiquement inexistant, il est presque entièrement fourni par des organismes internationaux qui appartiennent au système des Nations Unies ou font partie des programmes d’aide des pays européens et nord-américains. Ces organismes orientent l’action des associations en liant leur financement à des champs d’intervention précis (violences familiales, migration et travail domestique, etc.). Dans bien des cas, les groupes féministes tentent de trouver un équilibre entre une forme d’autonomie et de liberté d’action et la nécessité d’assurer leur survie en répondant à des offres de financement. Ces dernières années, nombre d’entre eux ont réussi à lever des fonds pour financer des projets dans le champ de la lutte contre les violences faites aux femmes, pour l’empowerment des femmes ou l’émancipation économique via les outils de l’économie solidaire. Autant de programmes ambitieux élaborés et promus dans le cadre des rencontres internationales, mais qui se traduisent dans les faits par la transformation des associations féministes en ONG sociales : en somme, un processus de dépolitisation rampant. Marie-Noëlle Abi Yaghi (dans le Grand angle de ce numéro) décrit pour le Liban ce processus par lequel les associations féministes sont amenées à se professionnaliser toujours plus sous l’impulsion des bailleurs de fonds, en salariant les militantes et en se spécialisant dans l’intervention sociale, et à agir en fonction des exigences des financeurs. Cette « tendance à la professionnalisation » et à l’« ONGisation » existait déjà durant la guerre civile au Liban, où, confrontées à l’état d’urgence, les organisations devaient « relayer un État inexistant, concentrant leurs activités sur la fourniture de services et s’engageant ainsi dans des transactions routinières plus que protestataires ». Cependant, à partir des années 1990, « dans les efforts de reconstruction du pays exsangue, l’entrée en scène des bailleurs de fonds internationaux à la fin du conflit civil accentue la tendance à la professionnalisation et à la fourniture de services spécialisés ». Les associations féministes se voient ainsi confinées dans un rôle qui paraît « naturellement » féminin, celui de répondre à des « besoins » divers (psychosociaux, médicaux, conseils juridiques, logements d’urgence, etc.).

16Le collectif Nasawiya (publié dans ce numéro) montre bien, lui aussi, cette dérive. Le projet initial, né d’une réflexion féministe et intersectionnelle de militantes issues du mouvement LBTQ au Liban, était de disposer d’espaces non mixtes et indépendants à partir desquels se donner les moyens politiques, en termes de pouvoir notamment, de combattre librement les systèmes d’oppression des femmes. Mais, peu à peu, les alliances avec d’autres organismes mixtes, en partie induites par les financements, ont été une brèche favorable à l’entrée de logiques politiques moins soucieuses du combat contre le sexisme, le racisme et l’anticapitalisme, combat qui constituait la force de frappe du collectif. En perdant son âme militante et devant le refus de ses membres d’entrer dans une structure plus de type ONG, ce collectif a fini par imploser.

17Outre les pressions politiques que les féministes arabes doivent affronter, la nécessité de trouver des fonds permettant à leurs organisations de survivre donne du pouvoir aux bailleurs de fonds, qui finissent en quelque sorte par façonner le champ féministe. Le processus de professionnalisation et d’ONGisation de ce champ altère les fondements du militantisme féministe et favorise des changements de dynamique (par exemple une plus grande mixité et une compétition pour les postes salariés) au travers desquels on voit ressurgir des logiques patriarcales, une division androcentrée du leadership et la domination des hommes dans ces collectifs restructurés.

18Une telle situation n’est pas spécifique au Liban ni aux pays arabes, les groupes féministes occidentaux aussi subissent régulièrement des attaques visant à discréditer leur discours et à les exclure du champ politique (lieu de pouvoir). Elles aussi subissent des pressions pour se consacrer à l’action sociale (lutte contre la violence, par exemple). Les logiques patriarcales ne connaissent pas de frontières.

Logiques patriarcales dans les espaces de lutte mixtes

19Les structures politiques formées au moment des révolutions arabes sont majoritairement mixtes. Dorra Mahfoudh et Amel Mahfoudh (2014) [11] avaient déjà souligné ce phénomène pour le cas de la Tunisie : les jeunes femmes ne sont plus convaincues que la non-mixité est un facteur important pour assurer la reconnaissance des revendications féministes. Le choix de la mixité est justifié par la nécessité d’une solidarité entre femmes et hommes dans la lutte pour la démocratie, laquelle est l’objectif principal. En hiérarchisant les engagements, la cause des femmes est exclue de cet objectif politique et devient un but secondaire dont on s’occupera plus tard.

20Ces problèmes de hiérarchie et de dissociation entre le politique et le féminisme sont au centre de l’article de Dina Beblawi dans le Grand angle du présent numéro. Elle explique comment, en Égypte aujourd’hui, les féministes se heurtent à l’idée que « les questions de femmes » sont une chose, tandis que les questions politiques en sont une autre – ce qui n’est pas pour surprendre les Européennes ni les autres féministes qui ont été et sont toujours en train de se débattre avec cette dichotomie. L’auteure se fonde sur l’analyse des discours de femmes appartenant à deux organisations de la gauche radicale égyptienne. Dans ces groupes, pour gagner leur légitimité face aux hommes, les militantes doivent d’abord ne pas gêner la « révolution » qui est, elle, considérée comme politique : elle vise l’État. Elles doivent donc accepter, en paroles et en action, que leur combat propre soit très loin dans la liste de priorités. Non seulement cela, mais elles doivent aussi accepter que participer à la lutte dite générale est déjà un cadeau qu’on leur fait, car leur participation implique qu’il faut les protéger des agressions sexuelles, une protection que leur présence impose à leurs camarades hommes.

21« Les hommes, alliés ou adversaires ? » En posant cette question, Beblawi montre que la collaboration entre les hommes et les femmes est exigée, personne n’imaginant autre chose que la lutte contre des oppressions communes, ce qui a pour effet de ne pas prendre en compte les « contradictions de sexe ». Les discours militants qu’elle analyse mettent l’accent sur « l’injustice qui transcende les divisions du genre » et qui, en quelque sorte, effacerait celui-ci, si bien qu’aucun n’envisage un mouvement non mixte et autonome des femmes. Femmes et hommes sont perçus comme égaux face à la répression. Dans la rubrique Parcours de ce numéro, Nahed Badawia le dit aussi : « Non, nous n’étions pas moins menacées que les hommes, le pouvoir syrien a prouvé que sa répression était ‹ équitablement › distribuée entre les femmes et les hommes. »

22La mixité de la lutte oblige les femmes à faire des compromis. Par exemple, les vertus viriles des hommes – « la masculinité, l’honneur et le contrôle patriarcal » – sont constamment invoquées par les militantes que Beblawi interviewe, qui mettent leurs camarades masculins au défi d’en faire preuve dans la lutte contre les agressions sexuelles. Les appels à manifester s’accompagnent invariablement de l’argument « Agissez comme des hommes ». Pour assurer leur sécurité, ces féministes égyptiennes en arrivent donc à avoir recours aux catégories de genre usuelles et aux stéréotypes sexistes. Les femmes sont faibles, les hommes sont physiquement plus forts, ils peuvent/doivent les protéger. Ainsi, « la protection est le revers de l’agression », elle maintient la structure de pouvoir qui est à l’origine des situations d’agression que des militantes subissent au cours des manifestations. Que ce soit en renonçant à être présentes ou en demandant la protection des hommes, elles font alors un « compromis patriarcal ».

23Un autre de ces compromis consiste à accepter l’oukase des hommes de gauche, encore bien fréquent dans les pays occidentaux, selon lequel le féminisme n’est pas un combat politique en soi et qu’il n’est acceptable que si les femmes participent à la lutte dite générale, « révolutionnaire » – bien qu’elle n’inclut généralement pas la lutte féministe. Ainsi, Ahmed, interviewé par Beblawi, dit d’une de ses camarades communistes qu’elle « peut se transformer en leader populaire de gauche, parce qu’elle n’est pas féministe », avant de se reprendre : « Si, si, elle est féministe […] mais ce n’est pas sa caractéristique principale. » Dans le même sens, une militante du même groupe politique distingue et hiérarchise « la part politique » et « la part féministe » des luttes auxquelles elle participe. Ce qui est ici à la racine, c’est le refus d’emblée de la suggestion qu’hommes et femmes peuvent avoir des intérêts antagoniques. L’importance accordée par les femmes à la lutte contre les violences sexuelles ne fait pas de doute. Et pourtant, étant donné les impératifs de mixité permanente et de faible priorité et, surtout, de faible analyse des « questions de femmes », même ces violences ne sont pas conçues, dans les termes de Beblawi, « comme un contrôle patriarcal d’une classe de sexe par une autre, mais définies comme un contrôle exercé par l’État ». Elles ne sont pas reliées non plus à la division sexuelle du travail ou à l’assignation des Égyptiennes à la sphère privée. L’auteure en conclut que « l’oppression spécifique des femmes est invisibilisée. Non conceptualisée en termes de rapports sociaux de sexe, puisque les hommes en tant que classe ne sont pas désignés comme collectivement responsables, elle se traduit par une dépolitisation du projet féministe dans son ensemble. »

24Ce travail de reconnaissance est d’autant plus difficile dans un contexte de violences extrêmes. À voir ce qui se passe en Syrie, en Irak, en Libye et ailleurs, comment faire entendre sa voix dans le mouvement des populations déplacées (la moitié des Syrien·ne·s), dans le sang des attentats quotidiens et dans le fracas des bombardements incessants ?

En conclusion : poser l’oppression des femmes comme problème politique, un combat commun ?

25En dépit de tous les avertissements fournis par le mouvement et la littérature anticoloniaux, certain·e·s continuent à voir les pays outre-méditerranéens au travers de lunettes orientalistes et sont persuadé·e·s que l’oppression des femmes « là-bas » n’a rien à voir avec celles des femmes « ici ». Pourtant, si l’on cherche le socle commun – mais encore faut-il le chercher –, on le trouve. Ce socle commun, nous l’observons à travers les articles et les témoignages publiés dans ce numéro, avec cette question qu’ils posent comme fil conducteur : quelle place est donnée aux femmes et à la cause féministe dans les luttes politiques ? Pourquoi la question de la domination masculine est-elle exclue du champ conceptuel du politique ?

26Ce qui est considéré comme politique dans nos sociétés (égyptienne, française, anglaise, etc.), c’est ce qui est de l’ordre du public. Tandis que les « problèmes des femmes » sont relégués dans l’ordre du privé, conçu, qui plus est, comme naturel. Ainsi, les agressions sexuelles sont perçues comme un fait de nature (les hommes sont comme ça), donc avant même de pouvoir poser l’oppression des femmes comme problème politique devant la communauté politique, qui est composée d’hommes, les femmes en sont empêchées par des agressions qui relèvent, dans la culture locale, du « privé » et de la « nature ».

27« Le privé est politique », disent les féministes depuis les années 1970. Mais le message a du mal à passer, parce que la première opération politique d’une société, dans les pays arabes comme dans les pays occidentaux, consiste à ériger un domaine privé et à l’opposer au politique. Les femmes y sont jetées et enfermées. Elles sont privées, comme des propriétés. Comment pourraient-elles être citoyennes ? Ici fonctionne avant tout l’idéologie de la complémentarité – encore récemment brandie comme préférable à l’égalité en Tunisie et déjouée grâce aux luttes des Tunisiennes (voir le parcours de Nadia Chaabane dans ce numéro). Les femmes sont vues avant tout dans l’optique de la famille, et cette famille a un chef, qui est l’homme. Ce n’est que depuis le début du XXe siècle que, dans les pays occidentaux, et durant les dernières décennies dans les pays arabes, les femmes ont commencé à s’arracher à cette famille, non seulement matériellement, mais idéologiquement, et morceau par morceau : quelques droits sur leur travail, sur leur argent, sur leur corps. Les femmes n’existaient pas hors de la famille, qu’on ne pouvait – et on ne peut toujours pas, sauf exception – imaginer gérée par plusieurs personnes, de façon égalitaire, sans que les unes soient exploitées par les autres sous prétexte que leur vocation naturelle serait d’être le complément – gratuit – de leur « chef ». Les femmes, comme les esclaves, ne s’appartiennent pas, pas du tout dans de nombreux pays, pas complètement dans les pays les plus « avancés ».

28Comment donner des droits individuels à des personnes qui ne sont pas entières, qui ne sont que des morceaux de l’unité familiale, alors que celle-ci est déjà incarnée par son « chef » et que, pour être chef, il faut bien commander (exploiter, disposer) d’autres personnes ?

29Les agressions, dépouillées de tout sens politique, sont pourtant l’expression transparente de cette loi patriarcale : une femme appartient à un homme, et si cette propriété en vient à ne plus être signifiée, même pendant une heure ou deux, alors elle appartient à tous les hommes. La défense des femmes de la place Tahrir par des camarades masculins bien intentionnés ne défait pas cette loi, elle l’illustre. Comme le montre la recherche de Beblawi, ces agressions forcent les hommes, mais aussi les femmes, à en accepter une explication naturaliste, à ne pas même envisager une explication sociale, une explication politique.

30D’entrée de jeu, dès que les femmes sont physiquement présentes dans l’espace public, les rationalisations classiques du « rôle des femmes » – dans la famille, et « donc » dans la société – sont mises en place, sur la place. C’est ainsi que, au fur et à mesure du développement des luttes en Égypte, au Yémen et au Bahreïn, les manifestantes sont refoulées de la place Tahrir au Caire, de la place de la Libération à Sanaa et de la place de la Perle à Manama.

31Les agresseurs ne sont pas travaillés par des « pulsions animales », ils savent très bien ce qu’ils font : ils barrent la route à toute participation des femmes aux débats politiques et, a fortiori, à toute inscription des « questions de femmes » à l’agenda politique, révolutionnaire ou non, en Égypte comme partout dans le monde.

32Ainsi, les obstacles rencontrés par les féministes, et tout simplement les femmes, sur les places publiques, qu’elles s’appellent Tahrir au Caire ou Nuit debout à Paris, trouvent leur origine dans les racines les plus profondes de l’organisation sociale patriarcale.

Notes

  • [1]
    Nous avons préféré le terme de révolution plutôt que « soulèvement » ou « insurrection », par exemple, parce que dans chaque pays concerné le peuple voulait renverser un tyran despotique qui les privait de leurs droits élémentaires.
  • [2]
    Le terme « arabe » signifie, pour nous, une langue et un « vaste champ culturel » (Farouk Mardam Bey et Elias Sanbar, Être arabe, Arles : Actes Sud, 2005). L’arabité ne se réduit pas au panarabisme, même si des régimes dictatoriaux comme celui de Nasser en Égypte ou du Baa’th en Syrie et en Irak l’ont présenté comme tel. Ce vaste champ culturel arabe comprend aussi les populations amazighes, kurdes, turkomanes, circassiennes, arméniennes, toutes arabophones, avec leurs propres cultures et leurs propres langues à cultiver et à préserver.
  • [3]
    Prix Nobel de la paix 2011.
  • [4]
    Sur la place Tahrir et à la suite de la chute de Moubarak, elle lança ce cri : « Fini l’injustice, fini les humiliations, c’est une nouvelle Égypte qui va naître ».
  • [5]
    Les propos de Wafa’ el Walidi, présidente de l’association de la femme yéménite, ont été traduits à partir de l’émission d’Al Jazeera, Al-waqi al-arabi (« L’actualité arabe »), le 19 juillet 2015.
  • [6]
    Dans Le Proche Orient éclaté II : Mirages de paix et blocages identitaires, Paris : La Découverte.
  • [7]
    Sexe, Idéologie, Islam, Paris : Tierce, 1983 ; et, sous un nom d’emprunt (Ait Sabbah Fatna), La Femme dans l’inconscient musulman, Paris : Sycomore, 1981. Fatima Mernissi est décédée l’année dernière et NQF lui rend hommage dans ce numéro (voir le texte de Dorra Mahfoudh).
  • [8]
    La Femme algérienne suivi de Les Algériennes, Paris : Maspero, 1983 (1res éditions : 1965, 1967, 1969).
  • [9]
    Ce pays ne fait pas partie du monde arabe, mais son influence dans la région devient incontestable.
  • [10]
    Voir dans ce numéro le compte rendu du livre de l’auteure saoudienne Madawi Al-Rasheed.
  • [11]
    « Mobilisations des femmes et mouvement féministe en Tunisie ». Nouvelles Questions Féministes, 33 (2), 14-33.
Ghaïss Jasser
Ghaïss Jasser est docteure en lettres. Après sa thèse d’État sur Les personnages de femmes dans le roman français entre les deux guerres, elle écrit plusieurs articles sur la hiérarchie des genres dans les romans de cette époque. Elle prépare un livre intitulé Pour une critique littéraire féministe. Elle est présidente du Festival international de films de femmes de Créteil.
25, boulevard Arago, 75013 Paris, France.
Amel Mahfoudh
Amel Mahfoudh est sociologue. Au moment où ce numéro de NQF est sous pli, elle coordonne le réseau des études genre au sein des Hautes Écolesspécialisées de Suisse occidentale, le LIEGE HES·SO, mais celui-ci est menacé. Elle rédige une thèse sur l’immigration des jeunes hommes et femmes tunisien·ne·s, elle s’intéresse particulièrement aux parcours des jeunes femmes dans leur entrée dans la vie adulte. Elle a coordonné avec Christine Delphy le numéro « Féminismes au Maghreb », NQF, 33 (2), 2014.
HES-SO Valais, 2 route de la Plaine, 3960 Sierre, Suisse.
Feriel Lalami
Feriel Lalami est sociologue. Auteure de nombreux articles et contributions sur la condition féminine au Maghreb, elle a notamment publié Les Algériennes contre le code de la famille. La lutte pour l’égalité, Paris : Presses de Sciences Po, 2012.
18, rue Solférino, 92170 Vanves, France.
Christine Delphy
Christine Delphy est sociologue, directrice de recherche émérite au CNRS. Elle a fondé avec Simone de Beauvoir, en 1981, la revue Nouvelles Questions Féministes, dont elle continue d’être corédactrice responsable avec Patricia Roux. Elle dirige la collection Nouvelles questions féministes aux Éditions Syllepse. Ses principaux ouvrages : L’ennemi principal. Économie politique du patriarcat (t. 1), Paris : Syllepse, 1998 ; Penser le genre (t. 2), 2001. Ses dernières publications : Classer, dominer. Qui sont les « autres » ? Paris : La fabrique, 2008 et Un universalisme si particulier. Féminisme et exception française (1980-2010), Paris : Syllepse, 2010.
Triangle, E.N.S., 15, parvis René-Descartes, BP 7000, 69342 Lyon Cedex 07.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 21/11/2016
https://doi.org/10.3917/nqf.352.0006
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