CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Au milieu de la décennie 1970, un jeune américain du nom de Peter Jenkins décide de parcourir les États-Unis à pied afin de faire connaissance avec ses habitants. Devenu un best-seller outre-Atlantique, A walk across America (1979), le livre qui restitue les pérégrinations du baroudeur en herbe, accorde un chapitre entier aux semaines passées en 1974 à The Farm, une petite société hippie établie dans le Tennessee. Celle-ci vient alors de souffler ses trois bougies d’anniversaire. Née dans l’élan de la vague contre-culturelle de la fin des années 1960, The Farm existe toujours en 2018 [1]. Dans le vocabulaire américain, ce collectif a statut de « communauté intentionnelle ». Il s’agit, autrement dit, d’un groupe désireux d’atteindre un but social, politique, spirituel, etc. déterminé et qui, pour ce faire, a fait le choix de vivre en se démarquant des normes dominantes dans le « grand monde ». Composées de cinq à six personnes a minima, les communautés intentionnelles accueillent des personnes qui vivent et travaillent ensemble. Elles partagent par ailleurs de nombreuses ressources (terres, logements, revenus...).

2 À sa naissance, The Farm est un groupe de communard(e)s dont les liens sont avant tout de nature spirituelle. Au début des années 1980, il change d’orientation et de mode d’organisation pour se transformer en ce que j’appellerai une « communauté sociétaire ». À l’aide d’une grille de lecture wébérienne, l’ambition de cet article est de s’appuyer sur l’histoire de ce collectif bien connu outre-Atlantique pour mettre au jour quelques difficultés à faire vivre durablement des petites sociétés alternatives à la grande et pour apprécier les options retenues par ses membres afin de dépasser les obstacles rencontrés au fil des années. Dans cette perspective, deux types de matériau sont ici mobilisés : des documents écrits, publiés ou non, qui donnent à voir les choix effectués par The Farm tout au long des décennies post-1970 d’une part, des observations participantes effectuées à l’occasion d’un séjour d’une semaine au sein de la communauté en octobre 2018 d’autre part.

Les communautés intentionnelles nord-américaines d’hier à aujourd’hui

3 Il n’est guère surprenant que The Farm ait été portée sur les fonts baptismaux à la fin des Trente Glorieuses. À compter du milieu des années 1960, on assiste en effet à un renouveau des communautés alternatives. Benjamin Zablocki (1980) estime que, en 1970, près de 3 000 de ces « utopies concrètes », pour reprendre l’expression forgée par Ernst Bloch (1959), sont implantées aux États-Unis, dont un tiers en milieu rural. De nombreux écrits ont été consacrés à cette flambée contestataire. Les journaux de voyage de Robert Houriet (1971) et de Richard Fairfield (1972) relatent ainsi avec moult détails les conditions d’implantation souvent difficiles des communautés décidées à paver la voie en direction d’un monde plus juste, moins violent et plus respectueux des individus comme de la nature.

4 Les autres recensions, telles celles de Richard Fairfield (2010), disent également la diversité des options alors privilégiées. Les communautés peuvent être rurales ou urbaines. Elles donnent par ailleurs la priorité à des objectifs fort variables d’un groupe à l’autre : l’autarcie économique, le retour à la nature, la pratique artistique, la promotion de l’artisanat, la concrétisation d’idéaux politiques, l’affirmation de valeurs religieuses, le rassemblement de personnes aux orientations sexuelles similaires… Les communautés des années 1960 et 1970 étaient si diverses, estime Timothy Miller (1999), que toute tentative de généralisation est condamnée à l’échec. Un seul trait commun peut être mis en évidence : la plupart des communards sont des jeunes Blancs issus des classes moyennes.

5 Commitment and Community, que Rosabeth Moss Kanter publie en 1972, aide à monter un peu plus en généralité. Dans ce livre qui a fait date, la sociologue note que les communautés des années 1960 et 1970 se distinguent de celles qui les ont précédées à la fin du xixe siècle par leur volonté de créer des micro-sociétés alternatives où l’ambition de justice économique compte moins, en règle générale, que l’expression du désir et de la liberté. R.M. Kanter montre également que seules les communautés capables d’impliquer leurs membres par le biais de l’engagement durable, de la cohésion et du contrôle ont des chances de perdurer. Il leur faut pour cela mobiliser toute une gamme de dispositifs adéquats (l’abstinence, la participation physique, le renoncement à la famille, la confession et la critique, la conversion idéologique…). Parce qu’elles n’ont su se conformer à ces exigences, de nombreuses communautés des années 1960 et 1970 ont rencontré des difficultés chroniques pour résister à l’épreuve du temps. Il est difficile en conséquence d’estimer avec certitude le nombre des groupes qui, à cette période, ont fait société autrement.

6 En dépit d’un tel obstacle méthodologique, trois constats peuvent être opérés avec un minimum de fiabilité. Le phénomène communautaire n’a pas été, en premier lieu, un fait social mineur. Judson Jerome (1974) estime qu’environ 750 000 personnes ont eu une expérience communarde au début des années 1970. L’analyse des annuaires publiés régulièrement par la Fellowship for Intentional Community (fic) permet, en deuxième lieu, d’évaluer à 5 % environ le taux de survie des communautés étasuniennes pour la période courant de 1974 à 2016. L’érosion a été compensée, en troisième lieu, par l’apparition de nouveaux collectifs aux objectifs comparables (Miller, 2015 ; Oved, 2013). Il n’est pas surprenant dès lors que la fic recense aujourd’hui un millier de communautés intentionnelles étatsuniennes environ. Parmi elles, on décompte des écovillages, des espaces communautaires principalement réservés aux étudiants, des co-housing (maisons privées dotées d’espaces communs), des colocations ainsi enfin que des collectifs égalitaires dont les membres partagent l’intégralité de leurs revenus.

Travail, spiritualisme et domination charismatique

7 L’histoire de The Farm, à laquelle les lignes qui suivent sont maintenant consacrées, est directement débitrice du mouvement communautaire des années 1970 dont il vient d’être question. Comme en témoignent les livres que The Farm publie sur elle-même, les panneaux qui ornent son Community Center ou encore les murs du petit musée qui trône à son entrée, cette histoire est aussi inséparable de celle de Stephen Gaskin (1935-2014), un ancien Marine devenu professeur de sémantique à San Francisco et, surtout, un des ferments de la culture hippie qui bouillonne dans le quartier de Haight-Ashbury au moment du Summer of Love de 1967. C’est à cette date exactement que Stephen Gaskin commence à dispenser des cours d’éducation religieuse et métaphysique à l’université publique. Chaque lundi soir, des centaines d’étudiants se pressent pour l’entendre disserter sur le bouddhisme, le karma, les techniques de méditation, le yin et le yang, le lsd, le langage corporel, le sens de la vie… En 1970, ils sont près de 2 000 à venir s’abreuver hebdomadairement des paroles du maître. À la même date, le gourou propose de suspendre son enseignement dans l’année qui suivra, le temps de gagner la côte Est puis de revenir. L’idée est d’effectuer un voyage à travers le pays pour prononcer des conférences et promouvoir Monday Night Class (1970), livre dans lequel ses cours ont été retranscrits. Plus âgé d’une dizaine d’années environ que ses multiples disciples, le professeur n’a pas de mal à convaincre plusieurs centaines d’entre eux de l’accompagner dans son périple.

8 En août 1970, une caravane composée d’une soixantaine de bus quitte donc San Francisco… pour ne jamais y revenir. Dans le cours de l’expédition, Stephen Gaskin et les siens décident en effet de fonder une communauté. Ils essuient de nombreux refus avant de trouver, à Summertown dans le Tennessee, une population qui accepte de leur céder un bout de terre (Gaskin, 1972). Les débuts sont plutôt rudes. « J’ai vécu avec une vingtaine d’autres personnes dans une grande tente de l’armée, on vivait les uns sur les autres, on n’avait pas d’eau courante… Puis, après, on a commencé à construire des sols en bois et des murs en dur autour des tentes » (P., membre de The Farm, octobre 2018). Au prix de nombreux efforts et de privations multiples, mais avec la complicité des voisins qui voient plutôt d’un bon œil une jeune génération revenir à la terre plutôt que de fuir vers la ville, la communauté s’organise et prend forme au fil des mois.

9 À défaut de pouvoir entrer dans le détail de l’histoire de la communauté depuis sa fondation, trois points importants méritent d’être évoqués afin de caractériser la façon dont le collectif a pu faire société autrement que dans le monde extérieur. Le premier concerne la morphologie du groupe. Sans surprise, le profil social des farmers de Summertown est en tous points comparable à celui de la plupart des autres communards établis ailleurs que dans le Tennessee. À The Farm, la plupart des pionniers ont vécu l’aventure communautaire comme une alternative à un parcours universitaire classique peu propice à la promotion de valeurs alternatives, à la discussion sur les affaires du monde, etc. Bien plus qu’ailleurs, en revanche, on y trouve des jeunes gens qui ont acquis des connaissances médicales et paramédicales.

10 Pour perdurer, deuxième point notable, le travail est une pratique dont aucune communauté, pas plus The Farm qu’une autre, n’a jamais pu faire l’économie. Dès 1971, les farmers passent des heures à cultiver la terre, à construire des maisons capables d’accueillir des petits groupes (des group heads, dans le vocabulaire indigène) de 20 et 40 personnes, à équiper le terrain d’infrastructures collectives (routes, réseau hydraulique, etc.)… En dépit des bruissements féministes de l’époque, la division sexuelle des tâches n’a rien de révolutionnaire. Les femmes assument l’essentiel des fonctions domestiques habituelles : cuisine, linge, garde des enfants, etc. (Pfaffenberger, 1982). En 1974, grâce aux efforts effectués par tous ses membres, The Farm a l’allure d’un petit village. La communauté est composée de dix maisons, d’une habitation collective rassemblant six appartements, d’un bâtiment central équipé de salles de réunions et d’une cuisine, d’une imprimerie, de bains, d’une buanderie, de moulins, d’un atelier de réparations, d’une école… et de nombreux bâtiments encore en construction. Afin d’encourager ses ouailles à dépenser leur énergie productive sans compter, Stephen Gaskin multiplie les sermons pour les convaincre que « le travail, c’est de l’amour » ou encore que travailler, ce n’est rien d’autre que pratiquer le yoga…

11 Une telle incitation ne suffit pas cependant pour coordonner les actions. Aussi, dès 1972, les farmers se dotent-ils d’un minimum de structure organisationnelle. Des chefs d’équipe (straw bosses) supervisent chacun un secteur d’activités particulier (la construction, la santé, les finances…) et s’accordent entre eux à l’intérieur d’un collectif de direction. L’intégralité des produits matériels et financiers des travaux effectués par les farmers est mise en commun. En contrepartie, la communauté pourvoit gratuitement à tous les besoins élémentaires de ses membres. De manière à stimuler les énergies défaillantes, il est décidé au milieu des années 1970 de réserver le samedi à des tâches privatives (comme des travaux de bâtiment au service de clients extérieurs) dont chacun perçoit les bénéfices pour son propre compte.

12 Le ciment qui lie le collectif, troisième point, est avant tout de nature spirituelle. C’est là le fondement de sa cohésion et la raison qui permet de le qualifier à ce moment de « communauté identitaire ». À l’instar d’autres groupements comparables, la domination qui s’exerce sur chacun des membres est charismatique, au sens où l’entend Max Weber. La relation est fondée, autrement dit, sur la croyance en la qualité d’une personne à laquelle chacun accepte d’obéir parce qu’il la juge extraordinaire. Stephen Gaskin est, à n’en point douter, un homme charismatique. Tous les dimanches matin, dès l’aube, tous les farmers se réunissent dans un grand champ ou dans une grange pour l’écouter et méditer avec lui [2]. Comme le rapporte l’un d’eux (cité dans Stevenson, 2014a, p. 3), Gaskin « était vraiment bon à l’oral, capable de se saisir des enjeux du moment et de canaliser les désirs du groupe. […] Tout se passait comme s’il avait la “réponse” et nous l’énergie. C’était une figure paternelle psychédélique qui, en substance, nous disait : “Viens faire partie d’une nouvelle famille où tu seras compris et accepté, et tu auras la possibilité de grandir spirituellement” ». Dans les années pionnières, Gaskin revendique ainsi avec succès le monopole de la dispense des biens spirituels au sein de The Farm. Car non seulement il prêche, mais il adoube aussi les nouveaux venus. Il marie également. Ainsi que le rapporte un ancien membre de la communauté, « il y avait un dicton à The Farm : “Si tu as eu des relations sexuelles, tu es engagé ; si tu es enceinte, tu dois te marier.” Il faut comprendre que The Farm était comme une petite ville, qu’il y avait peu de célibataires sur place et que par ailleurs il était inenvisageable d’espérer trouver une âme sœur à l’extérieur de la communauté. […] Dans cette petite société, il y avait mille personnes, dont une moitié d’enfants, et près de cinquante pour cent des adultes étaient déjà mariés. […] Il me fallait trouver une compagne dans ce petit échantillon restant. Beaucoup de mariages ont été le fruit de pressions un peu bizarres » (Rhine, 2012, p. 91).

Les effets de la quotidianisation du charisme

13 Le propre du charisme comme relation extraquotidienne est un dés-intérêt pour les questions matérielles, celles de l’économie au premier chef. Dans ses écrits sur la domination, Max Weber utilise une formule lapidaire pour formaliser autrement une telle affirmation : « Le charisme vit dans ce monde, mais non de ce monde » (1922, p. 272). Tout charisme, en conséquence, « à chaque heure de son existence, et toujours davantage au fur et à mesure que les heures se succèdent, tend à connaître une mort lente, par étouffement, sous la pression des intérêts matériels, après avoir vécu, dans la tempête des émotions, une vie étrangère à l’économie » (ibid., p. 285). Tel est exactement le scénario qui préside au destin de The Farm à la fin des années 1970. Dans la communauté, la quotidianisation (Veralltäglichung) du charisme rime avec pauvreté. Stephen Gaskin ne se préoccupe guère des conditions de vie matérielles des farmers. Or celles-ci ne sont guère glorieuses. Certes, avant de devenir membre, chacun a fait vœu de pauvreté, s’est engagé à faire don de tous ses biens au collectif et a promis de n’être propriétaire de rien. Mais, les années passant, il devient d’autant plus difficile d’assurer un mode de vie décent que, la notoriété médiatique aidant, le volume des candidats au statut de farmer ne cesse d’augmenter. Durant les années 1970, le nombre de visiteurs atteint parfois 10 000 dans le cours d’une seule année. La porte d’entrée, gardée vingt-quatre heures sur vingt-quatre chaque jour de la semaine, sert à filtrer les prétendants, la règle de base étant que l’on passe au maximum trois jours à The Farm… ou le reste de sa vie. En dépit d’une telle précaution, la population ne cesse de croître : ils sont 700 farmers au milieu des années 1970, 1 400 en 1980.

14 L’écart croissant entre les besoins d’un collectif en pleine expansion numérique et les ressources disponibles a des effets désastreux. L’habitat et les infrastructures ne sont pas à la hauteur des attentes. En 1980, l’eau courante n’est accessible que dans une poignée de maisons. Chaque jour, un camion-citerne doit faire la tournée du domaine pour remplir les réservoirs campés au-dessus de chaque habitat collectif. L’hygiène laisse à désirer : la communauté ne possède que deux toilettes dignes de ce nom ; par temps de pluie, les farmers ont l’impression de vivre dans un océan de boue... Le système électrique est par ailleurs défaillant. Chaque tâche domestique élémentaire (cuisiner, laver et sécher le linge…) se révèle de ce fait aussi incertaine que périlleuse. Enfin, la nourriture distribuée aux communards n’est guère variée et elle est souvent rationnée. Ainsi que l’explique un ancien membre : « Les ravitaillements venaient du magasin de la communauté (le Farm Store). Il n’y avait pas besoin d’argent. On y allait deux fois par semaine. Le magasin nous donnait en fonction de la situation économique de The Farm. Il était impossible de prédire le volume d’essence que l’on allait avoir. Même chose pour la farine, même chose pour le sel. Je me souviens que souvent nous n’avions ni sel, ni papier toilette dans la communauté [3]. » Vivre dans de telles conditions de pauvreté devient d’autant plus compliqué que les communards ont atteint la trentaine et que beaucoup sont devenus parents.

15 Il est à cette période d’autres sources de dysfonctionnement structurel encore. Le travail, en premier lieu, est inégalement assumé par les uns et les autres, ce qui provoque des dissensions internes et des frustrations durables. La communauté, ensuite, n’est guère rigoureuse dans la tenue de ses comptes. En 1980, elle s’aperçoit qu’elle est criblée de dettes qui atteignent, selon les estimations, entre un demi-million et un million de dollars. Une des raisons parmi de nombreuses autres à cette faillite financière tient paradoxalement au succès de sa maternité. Comme la communauté propose gracieusement à qui le veut d’accoucher dans ses murs, de nombreuses femmes viennent à The Farm pour bénéficier des prestations de sages-femmes expérimentées. Elles repartent ensuite rapidement. Or, lorsque des transports ou des soins extérieurs onéreux sont nécessaires, aucune ne met la main à son porte-monnaie : la facture est adressée à The Farm.

16 Les dysfonctionnements s’accumulant et les conditions de vie étant plus précaires que jamais, la communauté décide de changer les règles du jeu. La rupture officielle – le changeover dans le langage indigène – a lieu en octobre 1983. Elle conduit à la mise en forme d’une communauté sociétaire ou, si l’on préfère, d’un collectif davantage débiteur des règles de fonctionnement analogues à celles en vigueur dans la société environnante. Stephen Gaskin est d’abord mis sur la touche. « Stephen, depuis longtemps déjà, n’avait plus ni le pouvoir ni l’énergie de se rallier à notre vision. En tant que symbole et canal de notre foi et de notre confiance en l’univers, son rôle de père spirituel s’évanouit aussitôt, comme un nuage de fumée dans les airs » (Stevenson, 2014a, p. 105). Avec le changeover, surtout, chaque unité de vie élémentaire (célibataires, familles) devient responsable de ses propres deniers et doit assumer ses dépenses de nourriture, d’habillement, de soins et de transport. Une contribution financière est également exigée à date régulière afin d’alimenter un fond destiné à l’entretien des services communs. À l’exception de la maison d’édition qui demeure propriété collective, toutes les entreprises sont privatisées. La boulangerie de la communauté, qui était en déficit permanent, ne survit pas au choc. Celles et ceux qui travaillaient dans ce type de structures économiques acquièrent un statut de salarié classique et sont placés sous la dépendance des nouveaux propriétaires. Les enseignants, le personnel soignant, les responsables des magasins…, qui œuvraient directement pour la communauté, se retrouvent quant à eux sans emploi. Les membres les mieux armés pour négocier le tournant postquotidianisation du charisme sont les experts en construction (charpentiers, peintres…). Ils peuvent vendre leur force de travail sur le marché local en échappant désormais à l’obligation de verser leur rémunération à The Farm.

17 D’autres conséquences du changeover se font sentir très rapidement. De nombreux communards, d’abord, quittent les lieux. De 1 400 en 1980, le nombre de résidents n’atteint que 400 en 1986. Huit ans plus tard, ils sont à peine plus de 200. La communauté entame par ailleurs une petite révolution qui bouscule ses mœurs et son mode de gouvernance. Les maisons communes sont maintenant réservées aux familles et divorcer n’est plus une source de réprobation. Les communards évoluent aussi dans leur présentation : les hommes coupent leurs cheveux, les femmes adoptent le port du soutien-gorge. Certaines d’entre elles osent même le maquillage. The Farm se dote ensuite d’un comité de directeurs et révise les modalités d’accès au statut de membre. Les règles sont plus contraignantes, l’adoubement ne dépendant plus comme hier du bon vouloir du gourou de la communauté. Le collectif n’est pas dissout pour autant. La gestion d’un ensemble de biens et de services communs demeure l’affaire de tous, à commencer par l’entretien des infrastructures comme les routes, les chemins, le réseau de distribution d’eau… Enfin, de nature sportive, spirituelle, musicale, festive, etc., des événements rassemblent régulièrement les communards qui ont fait le choix de rester.

Vivre dans ce monde et de ce monde

18 16 octobre 2018, 10 heures du matin. Ma voiture passe l’entrée de The Farm qui, à cette heure, n’est plus bloquée par la barrière de sécurité. Je jette un coup d’œil rapide au pavillon qui sert à accueillir les visiteurs et à leur proposer de nombreux souvenirs griffés « hippie ». À une allure modérée, il me faut une dizaine de minutes pour traverser la propriété. La route que j’emprunte est à découvert, goudronnée et en excellent état. Elle dessert un ensemble de petits chemins qui, ici et là, mènent vers des maisons d’allure bourgeoise dont la plupart sont tapies dans les sous-bois. Avant de me présenter chez mes hôtes, un couple arrivé ici avec la caravane de 1971, je passe successivement devant une entreprise de fabrication de compteurs Geiger, la maison d’édition de la communauté, le Community Center, l’école de The Farm, un énorme dôme qui sert de point de ralliement aussi bien pour les marchés que pour les événements festifs, un petit magasin d’alimentation (le Farm Store), un terrain de football, un kiosque à musique… Les conducteurs des quelques voiturettes électriques que je croise chemin faisant me saluent tous avec un grand sourire.

19 La semaine que je passe à The Farm est pour partie occupée par des manifestations à vocation intégrative. Conçus pour des personnes qui souhaitent devenir membres, les différents moments qui scandent le séjour offrent à la dizaine de novices que nous sommes l’opportunité de sillonner le lieu, de s’imprégner de son histoire et de sa philosophie, de rencontrer de nombreux membres et de participer à différents temps forts de la vie collective. Lors de la première soirée destinée à nous permettre de faire connaissance avec la communauté, une quarantaine de farmers se sont déplacés. En dépit de la présence de quelques enfants, la moyenne d’âge des présents oscille autour de la soixantaine. Les vêtements sont simples, au bord parfois du dépareillement. Plusieurs hommes portent une barbe à peu près entretenue. Les femmes ne sont pas maquillées et leurs coiffures sont dénuées de fioritures. Autour du buffet végan qui a été dressé pour l’occasion, il est aisé de circuler et de nouer connaissance. La plupart de celles et ceux que je rencontre ont un passé hippie dont ils assument encore aujourd’hui l’héritage. Professionnellement, ils ont été, ou sont encore, enseignant(e)s, sages-femmes, travailleurs sociaux, infirmières… Quelques-uns travaillent dans les entreprises implantées sur le territoire de la communauté, d’autres encore vivent d’un petit business (montages vidéo, journalisme…) qu’ils exercent à domicile.

20 Les farmers d’aujourd’hui ont vieilli et leurs enfants n’ont pas pris la relève. La plupart des filles et fils des disciples de Stephen Gaskin sont installés à l’extérieur de la communauté. Qu’ils soient encore actifs ou retraités, les communards, quant à eux, vivent désormais de ce monde grâce à des revenus corrects. En 2018, leur population forme un agrégat d’unités domestiques (60 familles, 200 adultes, 35 enfants) réparties dans 84 maisons propres, souvent spacieuses et dotées pour certaines d’entre elles des technologies les plus modernes. Les farmers sont presque tous équipés par ailleurs de véhicules à moteur. Par ce moyen et par d’autres, ils conservent un lien permanent avec la société extérieure, qu’il s’agisse d’aller se ravitailler chaque semaine à la ville voisine, de participer aux élections, de rendre visite aux enfants qui ont quitté le nid, de voyager à l’étranger… Les farmers n’ont pas trahi pour autant leurs idéaux premiers. Ils continuent de vivre dans ce monde, ou plus exactement dans leur monde. Les activités extraprofessionnelles des uns et des autres restent prioritairement tournées vers la communauté. Ici, comme dans un village, chacun se connaît. Il faut certes deux ans au moins pour espérer devenir membre, étant entendu que l’achat d’une petite maison revient environ à 180 000 dollars. Mais une fois la barrière franchie, toutes et tous sont (presque) au même niveau : en 2018 toujours, l’accès aux services collectifs et le droit de vote sont conditionnés par une cotisation d’un faible montant (100 dollars par mois) qui permet de prendre aisément part à la vie collective. L’implication dans les différents comités (les finances, l’école, le recrutement de nouveaux membres…) est en réalité très variable. Mais dans la mesure où les terres sont encore propriété commune, où plusieurs services (l’entretien vicinal, la régulation des constructions…) nécessitent des décisions et un pilotage collectifs et où, enfin, la communauté constitue un véritable creuset économique qui associe production électronique, permaculture, fabrication de produits alimentaires bio, édition d’ouvrages, artisanat, organisation d’événements et de formations…, The Farm revendique plus que jamais un statut de communauté intentionnelle.

21 Les multiples interactions avec les farmers et les nombreux rites pratiqués en leur compagnie (comme l’ouverture de chaque rencontre à l’aide d’un cercle destiné à faire circuler l’énergie entre les participants) me convainquent assez rapidement qu’en dépit du changeover, déjà lointain maintenant, l’esprit hippie n’a pas déserté les lieux. Les farmers continuent de partager de nombreux moments de sociabilité qui véhiculent des valeurs fondées sur la non-violence, le partage, la communion avec l’universel… Ainsi, peu après le repas d’accueil que j’ai évoqué précédemment, Douglas Stevenson (auteur d’ouvrages sur The Farm, animateur des journées d’intégration et dépositaire d’un savoir spirituel qu’il ne se prive pas de dispenser) a pris sa guitare et demandé au groupe de former un cercle. Durant le reste de la soirée, il a donné le tempo à une série de danses d’inspiration sufi [4]. Basées sur des passes simples qui mettent en scène tous les participants, ces chorégraphies pour la paix universelle sont accompagnées de chants aux paroles teintées de religiosité orientale. Lors de la première danse de la soirée, le groupe (dans lequel je m’étais fondu) répétait ainsi, presque inlassablement : « We have come to be hold. Power of light. Power of love. We’re divine. »

22 Après cette soirée hippie, plusieurs discussions sur la question de la religion me rassurent assez vite. Je ne me suis pas fourvoyé dans une secte aux pratiques aussi douteuses que condamnables. Comme dans d’autres communautés intentionnelles d’aujourd’hui, les croyances sont multiples et les pratiques cultuelles ressemblent avant tout à des formes de collages et de bricolages spirituels. La veille de mon départ, je suis invité à la quarantième édition d’une cérémonie annuelle des moissons. Nous sommes une vingtaine de présents autour d’un feu, dont un noyau dur de la famille de la maîtresse des lieux, Ama, une femme à la soixantaine passée, aux cheveux gris et vêtue d’une tunique blanche ornée de liserés rouges. Pendant une heure, celle-ci préside aux rites qui, pour l’essentiel, consistent à faire des offrandes de fleurs, de fruits et de pains. Noyé d’encens, un autel de fortune recueille les présents destinés aux dieux. Lors de la collation qui suit la cérémonie, la prêtresse du jour explique que les gestes sacrés que nous venons d’effectuer sont d’origine navajo et hopi. Une discussion s’engage alors pour savoir quels types de végétaux il est possible de déposer sur l’autel. Le citron, par exemple, peut-il faire l’affaire ? Est-ce vraiment un fruit ? Après discussion, Ama tranche le débat. Oui, le citron convient. Il n’en va pas de même en revanche pour les bouteilles de Jack Daniel’s que, il y a quelques années, certains avaient souhaité offrir aux dieux pour les remercier de leur générosité...

Conclusion

23 Comme l’indique la cérémonie dont il vient d’être question, à laquelle certains communards (y compris parmi les pionniers) n’ont jamais assisté, le moteur du spiritualisme n’a jamais cessé de fonctionner à The Farm. Toujours partagées, les valeurs d’hier forment cependant beaucoup moins strictement qu’alors les pratiques d’aujourd’hui. Le changeover de 1983 a permis de donner droit à des intérêts matériels dont la poursuite a conditionné la capacité des participants à l’utopie concrète à survivre aux difficultés auxquelles ils s’étaient confrontés durant les années 1970. Depuis, les farmers ont appris à vivre dans ce monde et de ce monde. Ils étaient déjà prédisposés en réalité, dès les débuts de la communauté, à peser sur le cours de la société extérieure puisque, en 1976, ils s’étaient engagés au Guatemala pour porter secours aux victimes du grand tremblement de terre qui avait détruit une partie du pays (Stevenson, 2014b). Ils avaient fondé à l’occasion une association, Plenty International, plus que jamais active à ce jour. La maternité de The Farm est toujours réputée, quant à elle, pour l’excellence de ses services ainsi que pour la qualité de la formation qu’elle délivre sous le contrôle des autorités éducatives publiques.

24 Contrairement aux images d’Épinal qui associent les utopies concrètes à des bulles isolées du monde qui les entoure, le cas de The Farm prouve que c’est aussi en sachant composer avec un environnement avec lequel elles ont pourtant pris leur distance, voire en pesant sur lui, que les communautés intentionnelles peuvent réussir à faire société autrement et durablement. Des communautés de facture plus récente, celles des Makers par exemple (Berrebi-Hoffmann, Bureau, Lallement, 2018 ; Lallement, 2015), confirment la pertinence d’un tel diagnostic. Leur expérience révèle elle aussi l’importance de la quotidianisation du charisme pour la continuité matérielle des groupes fondés par des personnalités dotées d’une aura jugée exceptionnelle. Les communautés témoignent également de l’intérêt pour ce que Michel Foucault (1966) nommait des « hétérotopies », de nouer des liens avec le grand monde. Il s’agit là plus que probablement d’une double condition pour que les communautés utopiques puissent perdurer dans leur être organisationnel mais aussi pour qu’elles puissent, comme l’y incitait Charles Fourier (1829), devenir des leviers efficaces au service de changements d’ampleur macrosociale.

Notes

  • [1]
    . https://thefarmcommunity.com
  • [2]
    Pour faciliter la diffusion de la « bonne parole », un pas supplémentaire est effectué lorsque, pour le confort de tous, les habitations de la communauté sont reliées par une ligne téléphonique. Il suffit alors de brancher une radio à son téléphone et de se caler sur la bonne fréquence pour pouvoir écouter Stephen Gaskin en direct depuis son domicile.
  • [3]
    Matthew dans « Why we left The Farm », Whole Earth Review, Winter 1985, p. 61.
  • [4]
    En 2017, Douglas Stevenson a enregistré et déposé trois chansons sur Youtube (https://youtu.be/1ULukJJQvyM) qu’il a coutume de chanter à l’occasion de tels événements. Lors de la soirée dont je fais mention, les deux dernières ont été utilisées pour faire danser le groupe.
Français

L’expérience de The Farm, une communauté intentionnelle établie dans le Tennessee depuis 1971, permet de tirer des leçons intéressantes quant à la capacité d’un groupe social à faire société autrement. À l’aide d’une grille de lecture d’inspiration wébérienne, de témoignages et d’observations participantes, il est possible de mettre en évidence les régulations et les pratiques dominantes dans les deux périodes importantes qui ont scandé la vie de The Farm. De 1971 à 1983, la communauté fonctionne sous un régime de domination charismatique, sous l’égide d’un leader spirituel. Pour passer outre les difficultés matérielles qu’elle rencontre, elle entame ensuite une mue sociétaire qui la conduit à composer avec le monde extérieur. Paradoxalement, c’est en s’appuyant sur ce dernier que The Farm réussit finalement à s’imposer durablement comme une petite société alternative.

Mots-clés

  • Communauté
  • utopie concrète
  • The Farm
  • États-Unis
  • charisme
  • Max Weber

Bibliographie

  • Berrebi-Hoffmann, I. ; Bureau, M.-C. ; Lallement, M. 2018. Makers. Enquête sur les laboratoires du changement social, Paris, Le Seuil.
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Michel Lallement
Professeur de sociologie, Lise-cnrs, Conservatoire national des arts et métiers (Paris).
michel.lallement@lecnam.net
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Mis en ligne sur Cairn.info le 19/09/2019
https://doi.org/10.3917/nrp.028.0015
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