CAIRN.INFO : Matières à réflexion
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O. Dollfus (au premier plan).
(Photo : B. Deffontaines, 1978.)

1Il y a diverses façons d’exprimer collectivement la mémoire d’une personnalité disparue, de dire le rôle qu’elle a joué dans des domaines scientifiques divers et l’influence qu’elle a eue sur les équipes et les pratiques de recherche. Le comité de rédaction de Natures Sciences Sociétés a retenu de regrouper quelques témoignages de chercheurs de disciplines différentes à propos de rencontres et de cheminements avec Olivier Dollfus, qui a présidé le premier conseil scientifique de la revue. Il était hors de question de présenter les multiples aspects de sa carrière scientifique, mais il a semblé possible d’apporter des éclairages pluriels et vivants qui reflètent en partie la diversité des domaines et des projets de l’équipe constitutive de Natures Sciences Sociétés.

2Deux sociologues, un économiste, trois géographes et un agronome ont répondu à la demande du comité de rédaction qui ne fixait d’autre règle, à ces libres propos, que celle de la brièveté. En rapport avec le thème majeur de la revue, l’interdisciplinarité, le comité a souhaité, dans cette initiative de mémoire, rappeler combien fut précoce, dans la démarche d’Olivier Dollfus, la volonté de susciter des liens entre chercheurs de différentes disciplines afin de briser la barrière entre sciences de la nature et sciences sociales. En témoigne sa participation avec Jacques Barrau, de 1973 à 1978, au séminaire de Maurice Godelier à l’EHESS sur « La hiérarchie des contraintes dans la reproduction des sociétés », ainsi que sa contribution au colloque international « L’anthropologie en France, situation actuelle et avenir », organisé en 1977 par le CNRS. Il y fit une communication destinée à lancer le débat dans l’atelier « Anthropologie, écologie, géographie, ethnoscience » présidé par Claude Lévi-Strauss.

3Après avoir évoqué le caractère pionnier de la géographie dans les relations entre nature et société, il dénonce le projet de la géographie de vouloir être une science interdisciplinaire sans avoir fait l’effort d’une réflexion épistémologique et de théorisation indispensable. Il souligne également l’erreur de vouloir fonder une science sur l’espace. Il aborde le renouveau de la problématique des rapports hommes/environnement qu’il voit dans le développement des études intégrées du milieu naturel et de l’approche systémique ; ce renouveau lui semble exiger une ample réflexion sur les fonctions à assigner à l’espace et aux facteurs écologiques dans les sciences sociales.

4Le comité de rédaction

Du défi des Andes à celui de l’espace monde

5Le Pérou et les Andes furent les terrains privilégiés d’Olivier Dollfus. C’est là qu’il a commencé sa carrière de chercheur. Chercheur, c’est peu dire en réalité, car il fut en fait à lui seul une institution, ouvrant sur tout le potentiel de cette discipline généraliste qu’est la géographie. Il sut d’emblée attirer les chercheurs sur ses terrains et lancer, structurer, croiser les recherches de multiples disciplines. En témoigne le livre d’hommage composé par beaucoup de ceux qui ont travaillé avec lui dans les Andes. Il a pu assister, en mai 2004, à cet hommage qui a réuni plus de vingt chercheurs, des géographes, bien sûr, mais aussi un ensemble éclectique allant des anthropologues aux glaciologues.

6C’est cette faculté qu’il avait de traverser toutes les disciplines avec une autorité qui lui était reconnue par tous qui a assuré à Olivier Dollfus le rayonnement qui était le sien. Et cela dans les Andes, bien sûr, en même temps que dans les Alpes et l’Himalaya. Ce qui aurait pu faire de lui un spécialiste des sociétés de montagne, voire mieux un comparatiste. Au contraire, ces espaces, que l’on peut qualifier de relativement marginaux à l’échelle de la planète de par leurs caractéristiques spécifiques, voire très singulières, n’ont pas été un obstacle pour lui dans son effort de penser le monde : il a su les interpréter comme des éléments exemplaires du « système monde », qui était en fait l’objet central de sa démarche. Ce qui l’a mis en avant et en avance dans la mise en exergue de la mondialisation, omniprésente aujourd’hui dans les esprits et dans les recherches. Comprendre tout espace en y percevant les plans superposés et complexes d’organisation, dans lesquels se tissent les contraintes et les potentiels de l’espace, les héritages de l’histoire et l’inscription de la longue durée, les acteurs nouveaux dont les déterminants sont souvent très excentrés, a été sa quête incessante. Cette lecture de la complexité lui a enseigné le monde, le comparatisme aidant la confrontation et donnant l’accès au général. Olivier est ainsi passé du défi des Andes à celui de l’espace monde.

7Agronomes, historiens, anthropologues, sociologues et géographes, bien sûr, tous ceux qui ont travaillé avec lui témoigneraient de sa curiosité insatiable, de sa capacité à synthétiser, à resituer, à lier les savoirs des disciplines. Si bien que, sans jamais donner l’impression d’une science jargonnante, il apportait juste ce que l’autre avait besoin d’entendre, de comprendre, de savoir : qui la lecture du paysage, qui celle de la géologie, qui l’histoire longue et l’économie internationale. Il était à lui seul interdisciplinaire, multiéchelle, diachronique. Et cette complexité, il savait la faire partager par le savoir-conter qui le plaçait dans cette position d’honnête homme.

8Bien entendu, l’espace occupait la place centrale de sa démarche. Et son attirance pour les milieux fort contrastés que sont les grands massifs montagneux du monde comblait cette soif de voir l’espace et la nature indissolublement liés aux sociétés.

9Jean Bourliaud

Un homme de liens

10Olivier Dollfus est d’abord, pour moi, un homme de la montagne, en marche rapide, toujours devant, aux aguets de l’événement, du nouveau, prompt à la comparaison plus qu’à l’observation lente et insistante. En effet, il est un homme de la montagne du monde, et l’on comprend, en marchant avec lui, sa production sur le « système monde ».

11Au Pérou, au Népal, il faut le suivre, il s’arrête peu, n’a pas d’horaire, mange peu ; il tient du baroudeur, du découvreur. Avec une grande aptitude aux relations avec le politique, partout il crée ou renforce des instances et des projets scientifiques. C’est notamment l’Institut français d’études andines à Lima ; c’est le vaste programme Salmé au Népal ; c’est, pendant dix ans, la présidence du conseil scientifique du Parc national des Écrins auquel je participais. Dans ce dernier cas, il joue un rôle majeur pour renforcer le poids du conseil scientifique dans les orientations du Parc et dans l’évolution des conceptions de la dualité protection/développement. Il met toute son énergie à faire accepter le pastoralisme comme une activité-clé du Parc, tout en maintenant une forte exigence sur la connaissance des phénomènes en cause.

12Olivier Dollfus est également un homme des approches globales, des systèmes, de l’interdiscipline, notamment entre sciences biologiques et de la Terre et sciences humaines. Il prend la présidence du comité Écologie et aménagement rural (ECAR) de la DGRST de 1980 à 1982, au temps d’Hubert Curien. Il prend la suite de Grison et de Sauvage, respectivement présidents des comités Équilibre et lutte biologique (ELB) et Gestion des ressources naturelles renouvelables (GRNR). Il oriente le comité ECAR vers plus de concertation avec les organismes de recherche. Il regroupe les actions quelque peu disparates de GRNR vers un nombre réduit de grands thèmes : les relations herbe-animal, le maintien de la fertilité, les usages multiples du territoire. Il engage une réflexion méthodologique sur les problèmes du passage de la recherche au développement et sur les approches de l’espace.

13Pour nous, chercheurs du SAD de l’Inra, c’est une période capitale. Jacques Poly, président-directeur de l’Inra, vient d’accepter, en 1979, la création du département mais il n’y croit pas. Le véritable soutien scientifique, institutionnel et financier vient du comité ECAR ; c’est lui qui fournit une première reconnaissance scientifique à des travaux engagés par le SAD dans des régions comme la Corse, les Vosges, les Causses, le Népal. C’est dans ce cadre que s’engagent des discussions sur l’interdisciplinarité, avec l’aide de Noël Decourt, Georges Bertrand, Jean-Marie Legay.

14Enfin, et c’est peut-être le souvenir le plus marquant que je garderai d’Olivier Dollfus, c’est la période de son handicap. Malgré sa très grande difficulté à communiquer, il a su créer, au 10 de la rue Royale à Paris, des rencontres inopinées, intéressantes et vivantes entre chercheurs d’horizons très divers. Sans pouvoir s’exprimer lui-même, il suscitait des échanges, et ceux-ci, bien que brefs, prolongeaient son projet de fond de croiser des savoirs et des regards.

15Jean-Pierre Deffontaines

La chance d’un itinéraire avec Olivier Dollfus

16C’était en juillet 1968, dans un bureau exigu de l’Institut de géographie, rue Saint-Jacques, à la veille d’un départ en coopération au Pérou. Ma première rencontre avec Olivier Dollfus fut expédiée en 10 minutes. Dans le contexte d’un certain partage mandarinal des études sur le tiers-monde, la recommandation m’avait alors été faite à l’Université de Bordeaux : « Pour les Andes tropicales, voyez le professeur Dollfus, à Paris. » C’est ainsi que, jeune enseignant de lycée, je suis entré en recherche à l’issue d’un bref entretien, nanti de pas moins de quatre sujets possibles de thèse sur Lima. « Et je vous reverrai en août pour faire le point, lors de mon passage à l’IFEA. » N’ayant guère d’alternative que celle d’obtempérer en engageant une thèse de troisième cycle, je décidai de travailler sur un cinquième thème… Extrêmement exigeant sur la qualité du questionnement et la rigueur dans la méthode, Olivier Dollfus n’imposait rien, laissant une liberté de choix de recherche à la mesure même de son immense appétit de connaissance.

17Trente-sept années ont passé depuis cette rencontre décisive, où je n’ai cessé d’apprendre de ce maître géographe, passionné des Andes et de quelques autres grandes montagnes du monde, préoccupé de rencontrer, de comprendre, d’expliquer, de comparer ; où j’ai pu apprécier l’ouverture de cet artisan infatigable du dialogue et de la confrontation entre les disciplines, des sciences de la nature à celles de la société et à l’agronomie. Longues et fécondes périodes de partage intellectuel et amical, dans la mouvance institutionnelle de l’Institut français d’études andines (IFEA) et, à partir des années 1980, dans celle du réseau RECLUS à travers, notamment, la riche aventure collective scientifique et éditoriale de la Géographie Universelle ou encore autour du comité de rédaction de la revue L’Espace géographique. Le temps d’une vie, avec ses rythmes et ses rites : les rendez-vous de travail chronométrés ou les repas partagés à son domicile de la rue Royale, pour parler de la recherche et aussi du monde comme il va ; et cette Andinade, réunion conviviale annuelle tenue à la suite du conseil scientifique de l’IFEA, où il recevait, avec Claire son épouse, les chercheurs et les enseignants « andinistes », débutants ou confirmés, parisiens et provinciaux. Le temps enfin, si particulier et si spécifique, tellement précieux aussi, des tournées sur les terrains de la recherche, quand l’échange et le dialogue prennent un tour plus informel dans le partage de la splendeur des paysages et de l’inattendu des rencontres, dans la rudesse de l’effort ou du confort parfois très sommaire de l’étape ; avec l’enjeu de comprendre les Andes dans le monde et le monde à partir des Andes.

18En mai 2004, j’aurai eu le bonheur de l’accompagner lors de son dernier voyage au Pérou. En marche jusqu’au terme de sa vie, surmontant avec son inépuisable énergie les séquelles physiques du grave accident cérébral qui l’avait frappé en 1998, il avait rêvé de revenir au Pérou, de renouer avec les vieilles amitiés, avec les saveurs et les horizons d’un pays qui aura représenté l’expérience majeure de sa vie, comme le Brésil pour Claude Lévi-Strauss… Parmi bien des moments forts, je ne retiens ici que la plénitude d’une ultime contemplation partagée, du haut des falaises ocres de Paracas, de la grande houle du Pacifique, des jeux de la lumière et de la brume dans le désert, des ébats de colonies d’otaries jouant avec la mer et dont les cris rompaient le silence assourdissant du fracas des vagues sur les écueils en contrebas. « Ensemble nous avons aimé les Andes et les vastes horizons péruviens. »

19Jean-Paul Deler

Un penseur de la transversalité

20Le GEMDEV, Groupement pour l’étude de la mondialisation et du développement, créé en 1983 à l’initiative de trois universitaires : Michel Beaud, Olivier Dollfus et Michel Vernières, est né de l’affirmation d’un besoin de discussion entre disciplines scientifiques et d’adopter une démarche comparative des parcours de développement dans un contexte de mondialisation.

21Le diagnostic d’Olivier Dollfus est radical : « Nos champs disciplinaires sont des productions sociales du Nord à propos du Sud. Les disciplines divisent d’abord des champs de pouvoirs avant de construire des champs de savoirs. » La genèse de cette approche transversale des questions de sociétés s’inscrit dans la série d’initiatives qui foisonnent au cours des années soixante-dix pour « décloisonner » les disciplines. Dans le remarquable ouvrage L’État des savoirs sur le développement, réalisé par le GEMDEV, les réflexions initiées par Olivier Dollfus montrent bien la limite analytique des concepts utilisés dans leurs disciplines respectives et la nécessaire ouverture à d’autres disciplines pour comprendre les réalités. Cette porosité disciplinaire est rendue nécessaire par le fait que les outils utilisés ont certes un sens dans nos économies et correspondent aux constructions que nous avons établies, mais n’ont pas de valeur universelle.

22Tout au long des années 1980 et 1990, au sein du GEMDEV, le travail consistera à redessiner les frontières disciplinaires dans un « subtil métissage », selon une expression chère à Olivier Dollfus : faire dialoguer les disciplines sans que celles-ci ne se fondent dans une approche œcuménique ou soient à la recherche d’homothéties méthodologiques. Le pari était et restera encore celui du dialogue fécond sur des « faits sociaux totaux », expression largement reprise par Olivier Dollfus et citée pour la première fois par Marcel Mauss. Et c’est à cette condition première de dialoguer sur un fait social total qu’économistes, politistes, anthropologues, historiens, géographes ou sociologues s’enrichissent mutuellement. Chacun reste dans sa discipline, mais des espaces de dialogue, de compréhension se créent. Le dépassement disciplinaire sera possible de façon pragmatique et active. Certes, dans l’introduction au cahier du GEMDEV Regards croisés sur la mondialisation, malgré les difficultés du dialogue, la richesse des différences et les points de convergence forts sont soulignés : la mondialisation pensée comme un processus qui induit de l’homogénéisation et de la différenciation, des cohérences, des tensions, des dislocations, du « chaos ». Toute la fécondité de ce dialogue se retrouvera dans La Mondialisation : les mots et les choses, ouvrage pionnier et toujours de référence, très largement imprégné de la pensée d’Olivier Dollfus. Son analyse du « système monde » restera le fil directeur de tous ses travaux de recherche.

23Quelle sera dès lors la « méthode » initiée par Olivier Dollfus ? On peut la trouver dans une métaphore utilisée dans L’État des savoirs sur le développement, qui est d’ordre culinaire : les disciplines ont une manière commode de ne pas mélanger les aliments et les condiments. Il faut chercher non pas à conserver les classements, mais à utiliser ces ressources pour expliquer ce que les acteurs font du développement sans chercher à dire ce qu’est le développement. Il n’y aura donc pas, dans la démarche d’Olivier Dollfus, de vérités à transmettre, mais des questions à partager ; trouver la complémentarité dans les différences, gommant de ce fait le monopole d’une seule logique, grâce au dialogue entre disciplines.

24Olivier Dollfus a marqué et marquera son époque par la force de sa pensée, son immense culture ; son combat intellectuel était celui de la redéfinition des « frontières » scientifiques à l’image de celles longuement abordées par l’éminent géographe qu’il était. Il combattait l’enfermement des intellectuels dans leurs visions réductrices ; il était l’Homme de l’ouverture face à des enjeux planétaires dont il avait une conscience aiguë. Il reste l’emblème de ce combat ô combien d’actualité, car le risque d’enfermement des intellectuels dans leurs disciplines est toujours présent.

25Jean-Jacques GABAS

Un homme de conviction

26C’est l’image de la montagne qui me vient à l’esprit lorsque je pense à Olivier Dollfus, car c’est sur les pentes du Briançonnais que nous avons appris à nous connaître. Il était un montagnard redoutable, indifférent aux intempéries, insensible à l’effort, à la fois puissant comme un conquérant de terres nouvelles à défricher et heureux comme un enfant dans son terrain de jeu préféré. Chercheur de terrain (et remarquable dans le genre), il lisait le paysage à livre ouvert et son coup d’œil averti allait droit aux questions que les évolutions des usages pastoraux soulevaient quant à ses dynamiques en cours et aux conséquences en chaîne qui risquaient d’en résulter sur les milieux naturels. Il fallait le suivre à travers les prairies pentues ! Et il m’est arrivé – je m’en souviendrai toujours – d’y laisser mes chaussures…

27Ses diagnostics étaient ceux d’un géographe physicien que l’on pourrait qualifier de « généraliste » ; il voyait dans le paysage un système physique à multiples compartiments en constante évolution. Mais il savait pertinemment que la montagne est un milieu de vie pour les hommes et que ce système, tout physique fût-il, est largement façonné par eux. Et c’est bien la quête des modalités des interférences entre ces deux dimensions qui le faisait courir des Andes au Népal en passant par les Alpes. C’est aussi cette question qui nous a rapprochés et nous a conduits à nous retrouver compagnons de route dans de nombreuses occasions, que ce soit dans le cadre des comités de la DGRST (dont parle Jean-Pierre Deffontaines) ou pour le compte du Cemagref, du ministère de la Recherche et, en dernier ressort, au sujet de NSS. Ces activités multiples témoignent d’une période faste et animée en faveur de la protection de l’environnement et de la recherche interdisciplinaire, censée être indispensable pour la réussir. L’ambition était là et la tâche n’allait parfois pas de soi : ainsi de cette tentative – qui se solda par un échec – de créer à Briançon un Centre européen et sud-alpin de recherche qui devait être un des hauts lieux européens de la recherche sur la protection de la biodiversité (la bizarrerie de l’appellation n’a d’autre raison que la beauté du sigle [CESAR] sur lequel elle débouche). Olivier Dollfus n’hésita pas à patronner l’entreprise, aussi incertaine fût-elle ; ce fut au moins, sous sa houlette, une aventure passionnante.

28Car il était un infatigable entrepreneur, présent sur tous les fronts où la recherche pouvait apporter sa contribution à une meilleure compréhension des rapports entre les sociétés humaines et les milieux naturels. Il n’était pas, pour lui, de mission négligeable ni de hiérarchie entre les organismes de recherche quand il s’agissait de promouvoir la recherche dans ce sens. Il n’avait qu’une priorité : faire en sorte que cette recherche soit de qualité.

29C’est ainsi que j’ai découvert avec surprise que ce grand universitaire, fait totalement exceptionnel, non seulement ne répugnait pas à s’intéresser à la recherche « appliquée » au développement, mais en plus considérait que la recherche universitaire n’avait de sens que si elle l’irriguait. Et cela, au point de prendre les responsabilités qui s’imposaient pour faire qu’il en soit ainsi et de consacrer à la tâche le temps qu’il fallait : je pense ici en particulier à la façon dont il a présidé le comité scientifique des actions concertées du Cemagref, dont j’ai eu le privilège et le plaisir d’être membre sous son autorité.

30Conséquence logique de son engagement en faveur des recherches interdisciplinaires associant sciences de la nature et sciences sociales, et de sa volonté d’en faire des recherches de qualité (et, donc, dont les résultats soient évalués avec la plus grande rigueur), il avait le souci – et c’était chez lui même plus qu’un souci, une préoccupation – que les travaux faits dans le cadre des programmes interdisciplinaires donnent lieu à des publications dans des revues de haut niveau scientifique et – il insistait sur ce point – respectant les spécificités de la démarche interdisciplinaire. C’est pourquoi il a accepté avec enthousiasme – le mot n’est pas trop fort – de présider le premier conseil scientifique de la revue Natures Sciences Sociétés. Là aussi, il s’acquitta de sa tâche avec toute l’attention qu’elle requérait. Durant les premières années (celles de l’époque où la revue était éditée chez Dunod et où elle avait besoin de faire ses preuves), nous nous rencontrions après la parution de chaque numéro et, à chaque fois, la multiplicité des remarques de toutes natures qu’il me faisait montrait qu’il avait lu attentivement celui qui était soumis à examen. Il a été un des acteurs essentiels de la réputation que la revue s’est rapidement faite sur le plan de sa qualité scientifique. Il n’avait qu’un regret, qu’il m’a de nombreuses fois exprimé, à savoir l’absence persistante d’articles interdisciplinaires venant des programmes interdisciplinaires.

31Je voudrais terminer par une anecdote qui m’a beaucoup marqué et qui illustre à la fois sa forte personnalité et le sens qu’il avait de ses valeurs professionnelles. Fidèle à son souci de valoriser les recherches, lorsque le programme Briançonnais (un des programmes pluridisciplinaires du comité Gestion des ressources naturelles renouvelables (GRNR) de la DGRST) fut terminé, il imposa qu’un document rendît compte de l’ensemble des recherches qui avaient été financées dans le cadre de ce programme. La composante sociologique de ces recherches avait été réalisée – et remarquablement réalisée – par Madelène Mallet, qui avait la grande qualité de ne pas tourner autour du pot, ni de manier la langue de bois, dans ses analyses et dans les conclusions qu’elle en tirait. Tant et si bien qu’irrités par ses propos, certains des responsables institutionnels impliqués dans le programme demandèrent que le texte de Madelène Mallet fût exclu du rapport final. Olivier Dollfus refusa ce qu’il considérait comme une censure en faisant observer que le texte en question respectait les règles déontologiques des publications scientifiques. Il imposa donc sa publication dans sa version initiale et intégrale ; il écrivit simplement une introduction dans laquelle il rappelait la règle usuelle selon laquelle les écrits sont placés sous la responsabilité de leurs auteurs.

32Marcel Jollivet

Olivier Dollfus et l’interdisciplinarité : un témoignage féminin

33Rendre hommage à Olivier Dollfus, évoquer cette vieille et pour ainsi dire invisible amitié scientifique qui m’a liée à lui depuis notre première rencontre en 1967 n’est pas chose facile. Sous l’apparence droite et solide du grand marcheur qu’il gardera jusqu’à la fin, même avec sa canne, derrière le sourire franc et curieux qui, en illuminant son visage, donnait une évidence à son intelligence, sa personnalité de géographe m’a toujours paru bien complexe, voire paradoxale. D’ailleurs, n’y a-t-il pas eu deux grands types de témoignages parmi ceux qui ont suivi sa disparition ? Celui de Jacques Lévy exalte « [l]e géographe du “système-monde” [1] », mettant au deuxième plan le « spécialiste des hautes montagnes », car « son grand apport à la géographie et aux sciences sociales aura été une étude pionnière de l’espace mondial pris comme un tout ». Celui des trois géographes de sexe féminin, Monique Fort, Blandine Ripert et Joëlle Smadja, réexaminant dans Espaces Temps leurs « parcours avec Olivier Dollfus » en Himalaya népalais [2] met au contraire l’accent, dominant aussi dans les témoignages de ce numéro de NSS, sur l’homme de la Montagne et retrace avec émotion et précision la figure physique et mentale de ce géographe, géomorphologue et « humain ».

34Pourtant, alors que dans ces deux textes sont mises en valeur des faces très distinctes d’Olivier Dollfus, l’interdisciplinarité apparaît comme un caractère-clé de sa personne. Mais peut-il s’agir de la même interdisciplinarité quand sont invoqués, d’un côté, la fréquentation et les échanges scientifiques de l’homme des montagnes soucieux d’ouvrir un « site de recherche plurielle – en l’occurrence un long versant himalayen habité par des communautés villageoises – ouvert aux investigations croisées de différentes disciplines » (Fort et al., loc. cit.), ou quand, de l’autre, tout en reconnaissant « son ouverture interdisciplinaire », est mise en avant son appartenance « au petit groupe de sa génération qui a contribué à déplacer le centre de gravité de la géographie pour la faire entrer de plain-pied dans le concert des sciences sociales » (Lévy, loc. cit.) ?

35Je voudrais tenter de clarifier sa position sur la question des rapports entre l’interdisciplinarité et sa discipline, la géographie.

36En me remémorant les moments forts de nos rencontres et nos conversations, il me semble que cette position ne peut être comprise qu’en sachant distinguer les scènes où, avec toujours la même droiture, il exprimait et mettait en pratique ses positions sur l’interdisciplinarité.

37Il me faut d’abord revenir à notre première rencontre fin 1967, à son arrivée à la Sorbonne et donc à l’Institut de géographie, rue Saint-Jacques. Il vint me voir à la SEGESA (Société d’études géographiques, économiques et sociologiques appliquées), rue Poliveau. La géographie de la France était au programme. Comment parler de façon innovante des campagnes de l’hexagone quand on est un géographe de la haute montagne et, qui plus est, géomorphologue ? D’autant que, dès cette époque, l’idée de pousser les géographes du côté des études « sociales », rurales mais aussi urbaines (cf. Claude Bataillon pour les villes d’Amérique latine) s’impose à lui. Jean-Claude Bontron et moi étions alors en pleine construction des outils et des indicateurs pour « Repenser l’espace rural français », après avoir accompagné « scientifiquement » le mouvement des « Jeunes agriculteurs » en publiant les Tableaux de l’agriculture française dans la revue Paysans. La curiosité et l’intérêt d’Olivier pour ces recherches se manifestèrent aussitôt. La pratique de la pluridisciplinarité que nous tenions de Pierre Coutin semblait l’intéresser, et surtout l’entêtement que je montrais pour une réflexion sur les rapports entre géographie physique et géographie humaine, qui ne s’exprimera que bien plus tard dans l’ambition de renouveler une « interdisciplinarité interne » propre à cette discipline. C’est sans doute la raison pour laquelle, même s’il doutait de la possibilité d’atteindre un tel but théorique, il fit en sorte que la SEGESA obtienne, dans les années 1970, un contrat sur l’évaluation de la cartographie pour les problèmes d’environnement. Sans doute avec le secret espoir que celui-ci déboucherait sur une critique du caractère trop « naturaliste » et « objectiviste » des productions des géographes physiciens œuvrant sur le territoire français et que des géographes du côté de la société suggèrent que la géographie physique ne peut pas, à elle seule, traiter de la question de l’environnement et du rapport sociétés/natures.

38Nos échanges se développèrent en 1968 lors de l’occupation de l’Institut de géographie où se reconnaissaient les manières d’être engagés des géographes « protestants », le jeune Olivier Dollfus et Gilles Sautter : une incontestable droiture, un sens du politique « à toutes les échelles », l’absence de crainte de déplaire et toujours la recherche d’une juste position. Une amitié sur la base de goûts scientifiques s’affirma, donnant lieu à des rencontres fréquentes jusqu’en 1973, date de la création de L’Espace géographique qui est un tournant pour notre milieu.

39Le concept de « système monde » met Olivier Dollfus à égalité avec Roger Brunet pour construire (et consolider) cette nouvelle géographie théorique (universelle) qui rassemblerait les géographes de toutes les aires culturelles, des pays du Nord et du Sud, du développement et du sous-développement. Car, sur la scène de L’Espace géographique, mis à part ceux pratiquant la modélisation spatiale, il ne fait pas bon être géographe physicien, surtout géomorphologue [3]. L’important est de savoir « entrer dans le monde par les lieux », de comparer des situations à toutes les échelles, d’aller à l’essentiel pour appréhender ce qui change dans le Monde, dans le « système monde ». Sur cette scène, les « compagnons de route » sont des géographes de son âge (Durand-Dastès, par exemple) ou de 20 ans plus jeunes que lui (Jacques Lévy ou Rémy Knafou). N’ont de sens ni l’interdisciplinarité interne ni la relation avec les autres disciplines naturalistes et de sciences sociales, la géographie est en quelque sorte une discipline transdisciplinaire.

40Mais il existe une autre scène, elle aussi plutôt masculine, où Olivier Dollfus préconise, encourage, soutient avec vigueur et efficacité la recherche interdisciplinaire. Son apparition est contemporaine de la précédente et Olivier Dollfus y joue un rôle de premier plan. Du fond de la salle, sans jamais pouvoir en discuter avec lui, j’observe et suis indirectement sa progression sur cette scène : depuis le fameux séminaire interdisciplinaire de l’EHESS dit Godelier où il représente la géographie, en passant par les programmes Environnement du CNRS et jusqu’au rôle protecteur qu’il a joué pour la revue NSS comme président du comité scientifique. Ténacité, fidélité et droiture sont encore des qualificatifs qui caractérisent sa personnalité et contribuent à son influence, dans « la cour des grands », en faveur des programmes interdisciplinaires et de la confrontation des grandes disciplines : « écologie », « agronomie », « sociologie »… et, parmi elles, « géographie », sans qu’il soit nécessaire d’indiquer la double affiliation (naturaliste et sociale) de cette dernière. Sur cette scène, l’interdisciplinarité se définit comme un droit pour chaque chercheur, et donc pour le géographe, « d’aller voir sur les marges de notre discipline […] de passer les frontières de la géographie » (Fort et al., loc. cit.). L’interdisciplinarité est un nouveau rapport entre les disciplines.

41J’ai l’intuition que, de toutes les scènes dans lesquelles il prenait une position sur l’interdisciplinarité, celle qui avait sa préférence était sans doute la première, féminine, modeste et appliquée, consciente que l’appréhension d’un espace comme un tout, à quelque échelle que ce soit, exige une attention infinie, une méticulosité et une patience d’autant plus que le croisement de tous les points de vue est une tâche quasi impossible à atteindre si elle n’est pas orientée vers la solution d’un problème posé du côté du social. Ainsi, j’inscris mon témoignage aux côtés de celles qui ont travaillé avec lui.

42Nicole Mathieu

Du questionnement à la fidélité : quelques souvenirs de terrain

43Juin 1970, quelques géographes français et péruviens sont dans la cordillère Blanche, après le grand tremblement de terre du 31 mai, la destruction de la ville de Huaraz et l’anéantissement de Yungay par l’éboulement consécutif du glacier nord du Huascaran. La mission, rapidement mise en place par le ministère français des Affaires étrangères, doit notamment contribuer à la relocalisation des villes affectées. Olivier Dollfus et Jean Tricart en sont les responsables. Devant l’ampleur des destructions et celle, parfois aussi très grande, de la modification du paysage, les interrogations se multiplient. Sans tomber dans un catastrophisme dépassé, nous avons partagé avec Olivier une vision relative des dynamiques géomorphologiques, des aléas et des risques de montagne, mais aussi des pesanteurs humaines pour des survivants qui ne voulaient quitter à aucun prix l’endroit où ils vivaient.

44Quelques mois auparavant, j’étais aussi avec Olivier au Népal, dans la haute chaîne de l’Himalaya et dans le moyen pays, extrêmement marqués par les figures ou les cicatrices de très grands mouvements de masse actuels et anciens. Là aussi, bien des questions sur les causes, les conséquences et les âges, qui ne trouveront des réponses que plus tard, grâce aux datations effectuées par Monique Fort dans le bassin Pokhra. Ces questions, qui viennent brouiller parfois les données d’une géomorphologie climatique du temps long, ont toujours été au cœur des échanges avec Olivier, souvent formulées avec une avidité coutumière de réponses qui n’étaient évidemment pas faciles. À ces questions, où se mêlaient les aspects pratiques et les références théoriques, s’ajoutait le rythme de parcours du terrain dont il fallait toujours s’efforcer de ralentir la rapidité légendaire. Qui n’a pas connu avec Olivier les journées de marches soutenues où s’enchaînaient descentes et montées, dont il fallait saisir et conserver les images pour les discussions et les notes à l’étape ? Et, dans le même temps, l’étonnement et l’admiration de voir comment les populations savaient adapter continuellement la sculpture des terrassettes à ces grands versants toujours mobiles. Et toujours le même émerveillement enthousiaste devant la beauté de paysages qu’il connaissait pourtant bien.

45Ces questionnements dépassaient le plus souvent le cadre de la discipline : pour la partie physique, la géologie, la pédologie, la botanique et l’agronomie étaient mises à contribution, illustrant cette préoccupation fondamentale d’Olivier d’une approche interdisciplinaire. Dans les Andes, dans l’Himalaya ou dans les Alpes, Olivier n’a eu de cesse de faire participer ces disciplines aux recherches en cours dans le meilleur esprit d’ouverture et d’échanges.

46Sur un plan plus personnel, je voudrais terminer sur la fidélité qu’il a su toujours conserver dans ses relations de travail et d’amitié, ce qui rend plus amère sa disparition.

47Pierre Usselmann

Notes

  • [1]
    Le Monde, 5 février 2005.
  • [2]
    Fort, M., Ripert, B., Smadja, J., 2005. Trois parcours avec Olivier Dollfus. Interdisciplinarité en Himalaya népalais, Espaces Temps.net (http://www.espacestemps.net/document1121.html).
  • [3]
    Fait significatif, que ce soit en 1989 ou en 1998, dans le Répertoire des géographes français, Olivier Dollfus ne se dit plus géomorphologue, mais choisit comme mots-clés, à côté de « système monde », « analyse de l’espace » et « population » (en 1989), « mondialisation » et « montagne : géographie humaine » (en 1998).
Jean Bourliaud
Sociologue, INRA
Jean-Pierre Deffontaines
Agronome, INRA
Jean-Paul Deler
Géographe, CNRS
Jean-Jacques Gabas
Économiste
Président d’honneur du GEMDEV
Marcel Jollivet
Sociologue, CNRS
Nicole Mathieu
Géographe, CNRS
Pierre Usselmann
Géographe, CNRS
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Mis en ligne sur Cairn.info le 01/01/2012
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