CAIRN.INFO : Matières à réflexion

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2En dépit des milliers d’ouvrages écrits sur Napoléon Bonaparte, parvenir à déterminer s’il a été, à un moment de sa vie, traversé, même fugacement, par la lumière d’une foi sincère, profonde et authentique est une entreprise ardue. D’un côté, nous savons que sa mère le traînait de force à la messe lors d’une enfance corse assez peu sensible, à l'évidence, au climat ambiant profondément religieux de la société insulaire de l’époque en général et de sa famille en particulier. De l’autre, nous avons en mémoire cette (anti)phrase de l’Empereur qui n'éclaire pas davantage sur son état d'esprit réel à l'égard de sa foi : « Je suis bien loin d’être athée. »

3En ce domaine, le souverain reste un être profondément énigmatique…

4Toutefois, s’il est presque impossible de coulisser le curseur de la sincérité de son adhésion au catholicisme dans une période postrévolutionnaire où l'Église est ébranlée jusque dans ses fondements, il est concevable de se forger une idée de la conception qu’il pouvait en avoir par le truchement de ses lectures relatives à ce sujet. Napoléon était un lecteur assidu des grands penseurs antiques mais aussi de ceux de son temps. C’est à travers la riche pensée de ces derniers – dont Rousseau ou Chateaubriand – que se dessine une conceptualisation du sacré dans laquelle il a baigné très tôt et c’est également ainsi que peut s'apprécier, non pas ce qu’il en était de l’intimité de ses croyances, mais du moins l'approche qu’il en avait.

5Dans les années qui précèdent la Révolution de 1789 et la remise en cause totale de la société qui lui est inhérente se succède un grand nombre de réflexions d’ordre philosophique touchant tous les domaines. Parmi elles, la question centrale de l’humain et l’examen de sa liberté, entraînant dans son sillage l’analyse de notions fondamentales qui le structurent et le façonnent, telles que l’éducation ou la croyance. Jean-Jacques Rousseau sera l’un des contributeurs essentiels de cette refondation. Napoléon étant, comme chacun le sait sans doute, un fervent lecteur de ce dernier, et ce, dès sa prime jeunesse, sa psyché en formation s’est certainement imprégnée de la pensée rousseauiste, de son appréhension du divin et de sa lecture de la religion mise en perspective avec la relation de l’homme à la transcendance. Une forme de sacralité immanente, plus accessible et poétique car délestée du cadenas des dogmes.

6Dans La Profession de foi du vicaire savoyard, extrait du livre IV de l’Émile, ou de l’éducation – datant de 1762 –, l’écrivain se livre à une critique de l’institution ecclésiale et du dogmatisme qui s’y rattache. Un vicaire y raconte sa propre expérience à un jeune calviniste qui envisage de se convertir au catholicisme. Il lui fait partager le fruit de ses méditations sur la vie, l’Église, les philosophes, la nature et Dieu. Sa foi s’y déploie, celle d’une sacralité naturelle. En épilogue, il invite son interlocuteur à conserver la religion de ses pères : toute religion est bonne pourvu qu’on l’honore avec sincérité et vertu. Il lui narre ainsi son histoire : « Né pauvre et paysan [1] », il devint prêtre. Mais ayant commis le péché de chair, il lui « fallut expier le scandale ; arrêté, interdit, chassé », il connut la « disgrâce », en fut « réduit à ne savoir plus que penser » et se trouva dans des « dispositions d’incertitude et de doute ». Dès lors, il médita. Face à « une Église qui décide tout », il observa qu’en lui disant de croire « tout », on posait la question du « rien croire ». Consulter les philosophes ne l’aida pas davantage. Il n’en retint que leur futile orgueil qui les menait à préférer chacun « le mensonge qu’il a trouvé à la vérité découverte par un autre ». Il se fia donc à « un autre guide » : sa « lumière intérieure ». « J’existe et j’ai des sens par lesquels je suis affecté. » De là, il observa : lui-même, l’humain, les animaux, l’univers.

Nature de Dieu et Dieu de la nature

7De ses observations sur le mouvement qui peut être, selon les cas, soit « communiqué », soit « spontané ou volontaire », il déduisit deux principes. Le premier étant que la nature est animée d’une volonté ; le deuxième, qui en est l’extension, introduit le postulat selon lequel cette volonté est dotée d’intelligence. Il choisit de la nommer Dieu : « J’aperçois Dieu partout dans ses œuvres ; je le sens en moi, je le vois tout autour de moi [2]. »

8Le vicaire précise par la suite que « l’homme est le roi de la Terre » car il « dompte tous les animaux […] et dispose des élémens ». Cependant, il déplore que par choix, faiblesse ou souffrance, au lieu de rester à l’image de Dieu, fondamentalement altruiste, juste et en symbiose avec le monde, il se détourne de sa nature première et devienne égoïste et mauvais : « Le tableau de la nature ne m’offroit qu’harmonie et proportions, celui du genre humain ne m’offroit que confusion, désordre ! [3] »

9La divinité du philosophe fusionne avec Mère-Nature – Grand Un où l’ensemble de la matière est constitué d’une seule et même essence, où tout est relié (écho à la vision panthéiste de Plotin ou Spinoza) – au sein de laquelle s’abrite son Créateur, présence immanente plus que transcendante qui met l’univers en partition : « C’est par l’ordre qu’Il maintient ce qui existe et lie chaque partie avec le tout [4]. »

10Il se fait humble dans ses découvertes. Il accepte l’ignorance à partir du moment où l’homme ne possède pas la capacité d’appréhender des concepts trop abstraits, trop grands pour lui comme l’infini ou Dieu. L’être humain doit d’ailleurs avoir recours à la religion et aux mythes pour s’expliquer l’inexplicable. L’imagination ne peut créer qu’à partir d’un substrat connu, elle ne sait s’affranchir du réel. Les dieux olympiens ont les mêmes attributs physiques et moraux que les hommes : ils se nourrissent, tombent amoureux, éprouvent de la colère ; les sirènes homériques sont des êtres hybrides, mi-femmes mi-oiseaux…

11Jean-Jacques Rousseau voit dans la contemplation de la nature le témoignage de Dieu. Dans le même esprit, il dira de sa communion avec son environnement, au fil de ses Rêveries du promeneur solitaire[5], qu’il en ressent des « ravissements » et des « extases ». Cette contemplation ataraxique lui permet d’entrevoir le sacré qui s’y cache et y règne : « Plus je m’efforce de contempler son essence infinie, moins je la conçois ; mais elle est, cela me suffit […]. Être des êtres, je suis parce que tu es [6]. »

12C’est parce qu’il existe un dieu que les hommes existent et non parce que les hommes existent qu’il existe un dieu, ce qui démontre que Rousseau est un véritable croyant. L’existence divine précède l’existence humaine. Dieu est une entité originaire, pas une invention rétroactive.

13L’homme de lettres met en garde contre les intermédiaires car, dès que les peuples « font parler Dieu », chacun le fait « à sa mode » [7]. Son pasteur savoyard a « refermé tous les livres », n’en laissant qu’« un seul ouvert à tous les yeux, […] celui de la nature ». De même, son promeneur solitaire aura-t-il soin de ne jamais perdre le contact avec cet univers tellement proche et pourtant si mystérieux : « La méditation dans la retraite, l’étude de la nature, la contemplation de l’univers forcent un solitaire à s’élancer incessamment vers l’auteur des choses et à chercher avec une douce inquiétude la fin de tout ce qu’il voit et la cause de tout ce qu’il sent [8]. »

14Vicaire et promeneur manifestent la même confiance à l’égard du créateur et accueillent, l’un comme l’autre, la supériorité et l’inexorabilité de l’inconcevable. La solitude est présentée par Rousseau comme la clef de voûte de la présence divine. C’est dans son intériorité que l’homme trouvera – ou plus justement expérimentera – le sacré, sans besoin d’autre médiation que lui-même au cœur du règne végétal. Dans cet univers, sacré et profane sont intrinsèquement mêlés.

15Ainsi il dira plus loin, toujours dans ses Rêveries : « De quoi jouit-on dans une pareille situation ? De rien d’extérieur à soi, de rien sinon de soi-même et de sa propre existence, tant que cet état dure on se suffit à soi-même comme Dieu [9]. »

16Cet isolement volontaire favorise la paix intérieure en éloignant l’être humain des passions et des préoccupations triviales de la vie en société. Cet état d’agitation perpétuelle emprisonne l’âme, l’empêchant de jouir d’elle-même et la privant de son lien avec le divin. Au cœur de la nature, à l’écart des perversions, fruit de la culture, chaque conscience retrouve son état originaire : ayant été fait à l’image de Dieu, l’homme n’a donc aucune autre obligation que celle d’être pleinement au monde en ayant une conscience aiguë de cet état de plénitude qu’offre l’Absolu.

17Cependant, si Rousseau dans ses Rêveries met à l’honneur ce lien privilégié avec le Grand Tout, son pasteur savoyard sait conjuguer ce lien avec sa foi : la sainteté de l’Évangile parle à son cœur car Jésus est le « juste imaginaire » dépeint par Platon ; il en dresse un portrait moral sublime et insiste sur un point particulier : « Jésus au milieu d’un supplice affreux prie pour ses bourreaux acharnés [10]. » Toutefois, il peine à croire tout ce que l’Évangile rapporte : « Plein de choses incroyables. » Alors, « que faire au milieu de toutes ces contradictions ? être toujours modeste et circonspect […], respecter en silence ce qu’on ne sauroit ni rejeter ni comprendre, et s’humilier devant le grand Être qui seul sait la vérité [11] ». On a là sa vision du Christ, un être parfait, et l’on doit avoir la sagesse d’éviter de se laisser charmer par les sirènes enivrantes et ostentatoires des saintes écritures qui le dotent de pouvoirs sur-naturels alors que la vérité réside dans la sobriété du naturel.

18Jésus a toujours une place à part : par ses qualités et ses vertus remarquables, mais plus encore sans doute, par son martyre enduré si stoïquement. Il incarne ce que l’humanité a de plus précieux : une bonté infinie, une morale exemplaire, une humilité à toute épreuve. Il est celui que l’état de culture n’a pas coupé de l’état de nature.

19Napoléon a très certainement été influencé par cette approche éminemment humaine du Christ.

20Les gens du peuple considéraient la religion comme salvatrice. Ils y voyaient une consolation pour lutter contre la dureté de leur quotidien, siège d’une lutte permanente entre désespoir et espérance : la rudesse du labeur et la peur de la damnation sur lesquelles le clergé fondait son impact ; l’espérance, naïve et entière, moins de changer leur vie présente que d’en gagner une autre plus clémente au prix de l’effort et de l’oubli d’eux-mêmes. Les révolutionnaires, eux, voyaient dans la foi un asservissement supplémentaire, une puissance aliénante, et ont décidé – en même temps que l’abolition des privilèges et de la classification de la société en « ordres » - qu’une libération totale de l’individu exigeait sa proscription.

21À l’époque où il accède au rang de Premier consul, Napoléon Bonaparte apparaît comme une figure inclassable, hybride, à la fois héritier des Lumières et restaurateur d’un pouvoir de type monarchique. Le regard porté sur la religion est alors ambivalent. Les politiques et certains intellectuels, marqués au fer rouge par une orthodoxie républicaine rigide doublée d’un anticléricalisme obstiné, s’expriment dans la revue la Décade philosophique. Pour sa part, la majorité silencieuse est favorable à la restauration du culte catholique, considéré par l’autre camp des intellectuels comme facteur de cohésion sociale et morale d’une nation redevenue pacifiée. Préférant cette vision à la première, Napoléon va encourager la renaissance de la revue Mercure de France dont le pivot éditorial est Louis de Fontanes, poète et essayiste pour qui « la croyance en Dieu est à la base du lien social [12] ».

22Pour juger de l’engagement des contributeurs du Mercure, il est utile d’en livrer un court extrait puisé dans l’ouvrage collectif L’Empire des Muses :

23« Tout à coup, la Providence a ramené parmi nous un de ces hommes qu’elle destine à réparer les erreurs, les fautes, les folies les crimes de plusieurs générations. Il a paru, et les orages politiques se sont dissipés devant lui ; les pressentiments sinistres se sont évanouis ; le génie a rappelé la victoire ; la modération a dicté la paix […]. Les espérances sont devenues des certitudes, et le 18-Brumaire a réalisé toutes les promesses du 14-Juillet [13]. »

24Suivait le texte de la Proclamation des Consuls aux Français, non moins significative :

25

« Vos frères, vos enfants, rentrent dans vos foyers, tous dévoués à la cause de la liberté, tous unis pour assurer le triomphe de la République.
« Bientôt cessera le scandale des divisions religieuses.
« Un code civil, mûri par la sage lenteur des discussions, protègera vos propriétés et vos droits […].
TOUS LES PEUPLES ENVIENT VOS DESTINÉES [14]. »

26Dès la première phrase, l’archétype de l’homme providentiel s’impose avec éclat. La prédestination n’est pas loin : Bonaparte est l’homme qui advient parce qu’il devait advenir. Le rôle du sauveur s’étend au-delà des siècles, sur « plusieurs générations ». Il commande à la « politique » et à la « victoire » et prépare le terrain de la paix religieuse. Dans la Proclamation des consuls, le peuple français est le peuple élu des Écritures que le monde entier envie. L’usage des majuscules renforce cet effet recherché.

27Parmi les plus engagés des collaborateurs du Mercure, François-René de Chateaubriand, déjà immergé dans la rédaction du Génie du christianisme dont la parution, maintes fois annoncée, est très attendue. Elle se produira juste après la signature du Concordat. Fontanes l’associe à une « entreprise de reconstruction sociale » [15] et l’homme politique, philosophe et essayiste Louis de Bonald, également contemporain de Bonaparte, soutient que « le christianisme est la cause du progrès des sociétés [16] ».

Le Premier consul, père des croyants

28La pensée de Chateaubriand est sensiblement différente de celle de notre temps : le divin n’est pas incarné par une entité démiurgique rassurante. Dans son livre flamboyant, la seule description des paysages « permet de montrer la présence de Dieu dans ses œuvres [17] ». L’un des titres initialement choisis était, comme le rappelle Pierre Reboul, biographe et doyen de la faculté des Lettres et sciences humaines de la faculté de Lille, Des beautés poétiques et morales de la religion chrétienne et de sa supériorité sur tous les autres cultes de la terre. Reboul termine sa présentation par une analyse contextuelle qui en donne des clés de compréhension :

29

« Chateaubriand touche ses lecteurs, parce qu’il est chacun d’eux – parce qu’il éprouve ce même frémissement et, dans le désordre vertigineux du siècle et des siècles, cherche lui aussi, plus passionnément que tout autre, un rocher où s’assurer, pour toujours et, surtout, dans l’immédiat […]. Assumant les contradictions de son époque, il l’a touchée parce qu’il la représentait [18]. »

30L’esthétique, la poésie et la morale, on le déduit de ce titre, sont au cœur de la démarche démonstrative de l’auteur du Génie… Dans une époque troublée et déstabilisée, Chateaubriand a offert un cap, une démarche, une vision. Il a fourni une solution à tout être qui se sentait perdu, individuellement et collectivement, dans une société qui lui avait retiré ses points d’ancrage.

31L’invitation à voir Dieu tout autour de soi ne signifie pas pour autant que la notion de père tutélaire soit absente. La seconde édition du Génie du christianisme, datée d’avril 1803, comporte une « Epître dédicatoire au Premier consul Bonaparte » : « Continuez à tendre une main secourable à trente millions de chrétiens qui prient pour vous au pied des autels que vous leur avez rendus [19]. »

32Le Premier consul se confond ici avec le père de la nation, mais aussi avec le père des croyants. Chateaubriand, dans sa dédicace, n’hésite pas à montrer le peuple en prière pour Bonaparte qui lui a rendu, avec le Concordat, la liberté de croire.

33La Vie de Jésus-Christ du père de Ligny célèbre avec ardeur le « triomphe de la religion chrétienne [20] ». Il y met en concordance les récits des quatre évangélistes en les étoffant de textes apocryphes et de réflexions morales personnelles. Son ambition est de dépeindre un Jésus profondément humain, simple et bon, afin de mieux s’affranchir des interprétations idéologiques qui nourrissent les guerres de religions et justifient les égarements de certains dignitaires de l’Église. Le langage est simple et les images aisément à portée d’une population en mal d’instruction : « Venez tous à moi, vous qui avez de la peine, et qui êtes chargés, et je vous soulagerai. Mettez mon joug sur vous, et apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur, et vous trouverez le repos de vos âmes ; car mon joug est doux et mon fardeau léger [21]. »

34Dans cet extrait, le Fils de l’homme se montre doux et humble et établit un lien par la confiance et l’amour et non par la crainte que pourrait susciter l’omnipotence. Il offre ses services à ceux qui sont dans la peine. Il dévoile à ses disciples une des grandes vérités du royaume céleste : « Ici la naissance et la fortune font seules les grands et les petits ; là les rangs seront réglés uniquement par les mérites ; le dernier des hommes, s’il a été le plus vertueux, sera le premier [22]. » Une phrase que Napoléon entendait peut-être faire sienne avec les critères de distribution de sa Légion d’honneur.

35Plus loin, le père de Ligny fait parler les Grands prêtres et les Pharisiens pour expliquer la raison de leur acharnement contre Jésus et la commente dans un langage et avec des arguments étonnamment proches des discours politiques napoléoniens :

36

« Mais il fait beaucoup de miracles, » voilà son crime, ou pour parler plus exactement, voilà son tort auprès de ces hommes superbes qui ne voyaient qu’avec chagrin l’ascendant que des œuvres si merveilleuses lui donnaient sur l’esprit des peuples, et la diminution de leur crédit qui en était la suite inévitable. C’est ce qui leur fait ajouter : « Si nous le laissons ainsi faire, tout le monde croira en lui [23]. »

37Un Christ-bouc émissaire, jeté en pâture par des ambitieux qu’il contrariait. C’est l’effet de la médiocrité devant la grandeur, encore une fois davantage une description à caractère plus politique que religieux, bien que s’appliquant aux Grands prêtres. Chez Jésus, le père de Ligny choisit de mettre en relief l’homme dans le divin plutôt que le divin dans l’homme. Une démarche poétisée reflétant la perception romantique d’un Chateaubriand.

L'esquisse du messianisme napoléonien

38Dans son Génie du christianisme, Chateaubriand, pour défendre sa religion, s’est attaché à penser différemment de ses prédécesseurs en proposant une nouvelle preuve de l’existence de Dieu : « Il fallait prendre la route contraire : passer de l’effet à la cause, ne pas prouver que le christianisme est excellent, parce qu’il vient de Dieu ; mais qu’il vient de Dieu, parce qu’il est excellent [24]. »

39Il s’agissait pour l’auteur de s’adapter à une époque qui se refusait à l’obscurantisme et préférait inverser le processus de pensée : croire à partir de ses propres constats au lieu de poser Dieu comme hipostase. Il infère cette réalité de la perfection du christianisme. S’ensuit une mise à profit du beau à travers de nombreux exemples qui, selon lui, doivent se lire par le prisme du religieux pour conserver un sens. Jésus est la personnification de l’Amour, à la fois terrestre et céleste : « Amour qui lie entre elles les parties de l’univers, milieu qui réunit les extrêmes, (…) homme selon la chair par Marie, homme selon la morale par son Évangile, homme selon Dieu par son essence [25]. »

40Ici, la morale occupe une place prépondérante. Elle est placée sur le même plan que l’amour le plus pur : celui de la Mère – la Vierge Marie – du Père divin, et sa manifestation dans le Fils. Une trinité synthétique qui unit « la chair », « la morale » et « l’essence » : quintessence du concret et de l’abstrait. En tendant les clous de son sacrifice, Jésus rachète la faute originelle. Le « Fils s’est donné à l’homme dans l’Eucharistie », devenant « la route sublime [26] » pour retrouver Dieu.

41Pour l’auteur romantique, l’expression des mythèmes chrétiens dans tous les arts en exprime la majesté, prouve sa supériorité, comme si une forme de magie s’appliquait à ceux qui veulent lui rendre un hommage. L’un des secrets de cette merveilleuse harmonie vient du fait que cette religion a « trouvé dans Jésus-Christ l’humilité unie à la grandeur [27] ». Ainsi, poésie, peinture, musique, sculpture…, rien n’échappe à sa divine inspiration. Même si la preuve la plus éclatante de cet ouvrage réside dans la nature elle-même.

42Parlant du Seigneur, il le dépeint comme ayant répondu à une attente venue d’Orient, un auteur de « prodiges [28] », « point né dans la pourpre [29] », « déclaré de préférence Dieu des misérables [30] », « sans tâches […], pur et sacré [31] », « forçant les hommes, par l’ascendant de ses vertus, à embrasser sa doctrine et à imiter une vie qu’ils étaient contraints d’admirer [32] ». Il précisera de manière plus inattendue que « l’amour de la patrie trouva chez lui un modèle [33] ». Il nous montre un Sauveur qui concentre vertu, charisme, puissance et douleurs. Une image qui peut être adorée, priée, admirée et plainte. Homme et Dieu. Homme fils de Dieu et Dieu proche des hommes. Emblème de l’espoir et de la providence. Fusion entre l’homme parfait de la religion et l’homme idéal du pouvoir : éclairage qui a pu attirer et inspirer Napoléon.

43En toute fin de démonstration de son Génie du Christianisme, Chateaubriand consacre un livre entier aux « services rendus à la société par le clergé et la religion chrétienne, en général ». Il part du Ciel pour rejoindre le Terre. Cette décision peut s’interpréter comme une volonté de s’ancrer dans son temps et de réfuter par anticipation toute critique de philosophes, scientifiques, anticléricaux ou tenants de l’antique et de la seule raison. Il déclare qu’« il faut se représenter la chrétienté comme une vaste république [34] » et cite notamment les actions accomplies dans les domaines aussi variés que la santé, l’éducation, la charité, mais aussi leurs effets positifs sur l’agriculture, les arts, les grands travaux, etc. Autrement dit, les bienfaits et l’influence sociale de la religion. Cet ensemble de missions, que l’on qualifierait vraisemblablement aujourd’hui de service public, ne pouvait que rassurer, voire convaincre, des esprits aspirant à l’être.

44Il récapitule ainsi : « Toute religion a des mystères ; toute la nature est un secret. […] La foi est une force, la charité un amour, l’espérance toute une félicité, ou […] toute une vertu. Les lois de Dieu sont le code le plus parfait de la justice naturelle [35]. »

45Admettant que dans la foi tout ne peut être expliqué, l’auteur y voit malgré tout la source de nombreuses potentialités pour l’individu et le groupe. « Force », « amour », « espérance » et « vertu » dessinent les contours d’une communauté qui retrouve le chemin de la foi, s’inscrivant dans des Commandements divins qui relient nature et humanité.

46Chateaubriand tente de s’imposer en laissant une part à l’esprit – la réflexion et la démonstration – et une part à l’âme – les sentiments. D’où il déduit que « le christianisme sortira triomphant de l’épreuve terrible qui vient de le purifier […], il joint la morale à la religion, et l’homme à Dieu : Jésus-Christ, sauveur de l’homme moral, l’est encore de l’homme physique [36] ».

47Cette conclusion paroxystique ne peut se lire sans opérer un parallèle, inscrit en filigrane, entre le Jésus-sauveur et le Napoléon-sauveur.

48À son tour, dans les colonnes du Mercure, le poète et critique littéraire Jean-François de La Harpe publie des vers inspirés de la Jérusalem délivrée du Tasse. Il y dépeint Bonaparte comme un « héros sauveur, un homme providentiel [37] ». Un nouveau Cyrus, en référence à ce souverain fondateur de l’Empire perse (VIe siècle av. J.-C.) qui avait ordonné la reconstruction du Temple de Jérusalem.

49Son rôle de meneur apparaît encore dans Josué ou la conquête de la Terre promise, un poème de douze chants, datant de 1807, dans lequel le prêtre Louis Collet fait du héros de l’Ancien Testament qui, à la suite de Moïse, a guidé le peuple juif vers la Terre Sainte, un conquérant qui préfigure Napoléon [38]. La dédicace, rédigée à la première page, adressée à « Sa Majesté Napoléon-le-Grand » est éloquente quant à l’audacieuse comparaison biblique : « A qui pouvais-je mieux faire hommage, Sire, qu’au héros qui, comme un autre Josué, semble avoir été choisi de Dieu pour arrêter le cours du fleuve des calamités où la France et l’Europe entière étaient plongées ? [39] »

50Premiers vers du premier chant de Josué :

51

Je chante ce Héros qui, protégé des Cieux,
Conquit de Canaan les champs délicieux ;
Qui de Dieu, sur son peuple, exerçant la puissance,
Sur des peuples maudits, signala sa vaillance,
Et par tant de succès couronna ses exploits,
Qu'il força le Jourdain de couler sous ses lois.
De ce fleuve, à sa voix, les ondes reculèrent ;
Superbe Jéricho ! tes remparts s'écroulèrent,
Et l'astre étincelant qui mesure les jours,
Pour hâter sa victoire, interrompit son cours [40].

52Quoi de plus parlant ? Le père Collet encense à la fois le héros biblique et le héros de la Révolution. Si toutefois la mission du premier trouve son achèvement à l’entrée dans la Terre promise, celle du second devra perdurer de nombreuses années et permettre à sa figure de subir des transformations qui le conduiront de l’homme d’exception qu’est le héros à l’homme extraordinaire qu’est le messie. Le héros fait l’Histoire, le messie est l’Histoire.

53Tout comme la religion a subi un déclin momentané suite aux idées contestataires philosophiques et révolutionnaires avant une réhabilitation due, notamment, au Concordat, la nation française est passée par les heures les plus sombres et les plus sanglantes – de l’échafaud et de la Terreur – avant de connaître une résurrection sociétale et religieuse.

54N’oublions pas, à ce stade, le protagoniste essentiel de cette rénovation que fut Napoléon, maître d’œuvre de cette renaissance, guidé par ces grands intellectuels dont les doctrines esthétiques et humanistes lui ont apporté une respiration mystique qui s'est finalement éteinte avec son dernier souffle.

Notes

  • [1]
    Jean-Jacques Rousseau, Profession de foi du vicaire savoyard, Paris, Gallimard, collection Folio essais, 2010, p. 64-68.
  • [2]
    Id., p. 79.
  • [3]
    Id., p. 81.
  • [4]
    Id., p. 91.
  • [5]
    Jean-Jacques Rousseau, Rêveries du promeneur solitaire, Paris, Le livre de poche, collection Classiques, 2018, p. 54.
  • [6]
    Profession de foi du Vicaire savoyard…, p. 92.
  • [7]
    Id., p. 106.
  • [8]
    Rêveries du promeneur solitaire…, p. 68.
  • [9]
    Id., p. 113.
  • [10]
    Profession de foi du vicaire savoyard…, p. 124.
  • [11]
    Id., p. 125.
  • [12]
    Jean-Claude Bonnet (dir.), L’Empire des Muses. Napoléon, les arts et les lettres, Paris, Belin, 2004, p. 28.
  • [13]
    Id., p. 40.
  • [14]
    Ibid.
  • [15]
    Id., p. 42.
  • [16]
    Id., p. 41.
  • [17]
    Id., p. 238.
  • [18]
    François-René de Chateaubriand, Génie du christianisme, t. I, Paris, Garnier-Flammarion, 2018, p. 37.
  • [19]
    J.-C. Bonnet, L’Empire des Muses…, p. 47.
  • [20]
    Ibid.
  • [21]
    Père de Ligny, Histoire de la vie de Notre Seigneur Jésus-Christ, depuis son incarnation jusqu’à son ascension, t. II, Lille, L. Lefort libraire, 1847, p. 12-13.
  • [22]
    Id., p. 106.
  • [23]
    Id., p. 120.
  • [24]
    Chateaubriand, Génie du christianisme…, p. 56.
  • [25]
    Id., p. 71.
  • [26]
    Id., p. 81.
  • [27]
    Id., p. 388.
  • [28]
    Id., t. II, p. 106.
  • [29]
    Ibid.
  • [30]
    Id., p. 107.
  • [31]
    Id., p. 108.
  • [32]
    Ibid.
  • [33]
    Id., p. 109.
  • [34]
    Id., p. 197.
  • [35]
    Id., p. 237.
  • [36]
    Id., p. 255-256.
  • [37]
    J.-C. Bonnet, L’Empire des Muses…, p. 36.
  • [38]
    Id., p. 231.
  • [39]
    Père Collet, Josué ou la Conquête de la Terre Promise, Bourg, Imprimerie Janinet, 1807, p. 6.
  • [40]
    Id., p. 18.
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Si Napoléon Bonaparte disait qu’il était « loin d’être athée », ses discours rationalistes sur la croyance témoignaient souvent du contraire. Nous ne trouverons sans doute jamais une réponse irréfutable sur la réalité et la profondeur de sa foi. Pour reprendre les mots de Joséphine qui posent avec humour toute la complexité de son époux sur la question : « Je ne sais pas s’il croit en Dieu, mais il en joue bien ! »
Toutefois, il est au moins possible d’établir quelle pouvait en être sa conception. Lecteur assidu des grands penseurs de l’Antiquité mais aussi de ses contemporains, l’Empereur a certainement été grandement influencé par les textes fondamentaux sur la religion, d’une part, et le divin, d’autre part. Cet héritier des Lumières a pu élaborer sa propre croyance en puisant, notamment, dans les œuvres de Jean-Jacques Rousseau ou de François-René de Chateaubriand, dont il dévorait les pages avec passion. De ces mêmes pages naissait l’idée d’un sacré dissimulé dans la nature, une présence hiérophanique terrestre, immanente plus que transcendante, entourant de manière bienveillante les hommes au lieu de les dominer. Dieu y est une substance qui embrasse l’ensemble du réel et doit être appréhendé comme l’ordonnancement et l’unité des choses. Une conceptualisation du christianisme plus poétique, plus accessible mais aussi plus rassurante : une analyse de la nature de dieu et du dieu de la nature, comprenant une vision du Christ qui n’a pu qu’inspirer l’Empereur : un homme fils de Dieu et un dieu proche des hommes.

Marie-Paule Raffaelli-Pasquini
Marie-Paule Raffaelli-Pasquini est docteure ès lettres de l’Université de Corse - Pasquale Paoli. Lauréate 2019 de la Fondation Napoléon pour sa thèse La construction mimétique du héros napoléonien : Napoléon et le Christ, elle a été publiée au printemps 2021 par les éditions du Cerf.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 20/01/2022
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