CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Introduction

1Faut-il se donner le ridicule de dire à quel point la Révolution française fut aussi un bouleversement social – « aussi », c’est-à-dire que ce ne fut pas seulement un bouleversement politique ? Et qu’en tant que tel, elle a dû transformer les façons dont, d’une génération à la suivante, se transmet le statut social ? Déjà sur le plan proprement physique : la décapitation d’un certain nombre de nobles et, plus généralement, d’une partie de l’élite, n’a-t-elle pas provoqué une sorte d’« appel d’air » pour occuper ces postes en somme « libérés » ? Phénomène analogue à celui des guerres, dès lors qu’elles déciment de façon socialement différentielle. Au-delà de cet effet « mécanique quantitatif », si l’on peut s’exprimer ainsi, la volonté des révolutionnaires de transformer radicalement le fonctionnement de la société dans un sens égalitaire devait ouvrir l’accès à des postes et des fonctions jusque-là réservés à certains. Devenir officier sous l’Ancien Régime, par exemple, requérait des conditions de noblesse, qui revenaient pour l’essentiel à interdire cette destinée à la plupart des hommes (y compris de « petite noblesse »). De même, la suppression de la vénalité des charges transformait profondément l’accès à de multiples fonctions administratives, juridiques, financières, etc. La Révolution, en abolissant toutes ces « barrières à l’entrée », créait les conditions d’une mobilité sociale doublement transformée : d’abord son ampleur allait s’accroître, c’est-à-dire que le nombre de descendants qui allaient occuper une position différente de celle de leurs ascendants allait être plus élevé ; ensuite ses flux allaient être modifiés, c’est-à-dire que la destinée de ces descendants se retrouvant dans une autre position que leurs parents (des « mobiles »), allait différer pour partie de celle des descendants « mobiles » d’avant la Révolution.

2De grands sociologues de la mobilité sociale ont été sensibles à ce raisonnement, et ont en effet soutenu que les (grandes) guerres – typiquement les deux guerres mondiales – et les (grandes) révolutions – typiquement la russe et la française – voient et, en réalité, provoquent un grand accroissement de mobilité sociale. Sorokin, par exemple écrit pour l’effet « mécanique quantitatif » : « En détruisant une très grande proportion de la population, une calamité de grande échelle crée de nombreux vides dans les diverses strates de la société concernée et de ses institutions. Ces vides se produisent dans des positions non seulement situées en bas de la structure sociale, mais aussi en haut, ce qui impose d’occuper ces dernières à partir de personnes issues de classes plus basses. » Il précise plus loin : « Ceux qui n’étaient rien avant la Révolution sont maintenant devenus tout, et vice-versa. Les rois, les aristocrates, les élites, les riches et les privilégiés, et même les membres des classes moyennes sont renversés par les grandes révolutions, et beaucoup de ceux qui étaient auparavant des esclaves, des serfs, des paysans, des laboureurs, ou d’autres personnes pauvres et opprimées se sont maintenant élevées à de hautes positions, et même aux plus hautes [1]. »

3Il n’est pas du tout sûr que l’augmentation de la mobilité sociale perdure après le bouleversement qui l’a fait naître. Sorokin soutient même qu’elle ne perdurerait pas ; mieux, que le mouvement s’inverserait, c’est-à-dire qu’on retrouverait la mobilité et l’immobilité « d’avant » au cours de la période d’après : « Résultat, beaucoup de personnes occupent des positions avec de lourdes responsabilités qu’ils sont incapables de remplir correctement. Réciproquement, parmi les anciens membres des classes supérieures et moyennes qui, maintenant, sont ouvriers qualifiés ou semi-qualifiés, il y en a beaucoup dont les capacités les qualifient pour bien occuper des fonctions supérieures. La nouvelle société issue de la Révolution commence alors à souffrir de cette mauvaise répartition de ses membres parmi les différentes strates. (…) Les exigences de la vie commandent une correction de cette mauvaise allocation en rétrogradant beaucoup de révolutionnaires et en réinstallant beaucoup de ceux qui avaient été déclassés dans les classes supérieures et moyennes. (…) D’où l’ultimatum adressé par l’histoire aux gouvernements révolutionnaires : ou périr, ou redresser la situation. C’est ainsi qu’une circulation inverse caractérise la période postrévolutionnaire [2] . »

4Dans le cas de la Révolution française et dans cette perspective, que faut-il entendre par « période postrévolutionnaire » ? Autrement dit, doit-on, pour l’étude de la mobilité sociale du Premier Empire, considérer ce dernier comme une période révolutionnaire ou comme une période postrévolutionnaire ? Trois caractéristiques de l’Empire liées à notre sujet doivent être rappelées avant de répondre à cette question.

5D’abord l’Empire prolonge la Révolution, au moins en ce sens qu’il garantit ses grands acquis, en particulier l’acquisition des biens nationaux (susceptible de transformer la distribution de la propriété) et une grande liberté d’accès aux fonctions, dans l’armée ou ailleurs.

6Ensuite, cet accès libre va être, au cours de l’Empire, d’autant plus utilisé qu’apparaît une idée qui lui est propre, celle de faire appel aux compétences pour bâtir la société nouvelle. Cet appel, s’il n’est pas seulement affirmé dans le discours mais réellement et volontairement appliqué, est évidemment de nature à accroître la mobilité sociale, mais cette fois par d’autres voies que l’appel d’air propre à la Révolution : dans cette hypothèse, les compétences se substituent en effet, au moins en partie, à l’hérédité dans l’affectation aux fonctions, aussi bien civiles que militaires, et cela modifie le fonctionnement de la société dans un sens plus « méritocratique ». Non pas que les compétences soient exclusivement répandues ailleurs que chez les « héritiers », bien sûr : au contraire, ces derniers ont plus de chances d’en acquérir (ou d’en avoir acquis et de les maîtriser, d’où le raisonnement de Sorokin). Mais l’accès aux positions, dès lors qu’il est gouverné en partie par les compétences, ne l’est plus exclusivement par le milieu d’origine, et c’est cela qui constitue le changement.

7Enfin, troisième trait capital, il faut rappeler la volonté de Napoléon de créer les conditions d’une certaine réconciliation entre les Français, entre les classes, entre l’élite d’avant et celle d’après la Révolution, entre les deux France si l’on veut. À vrai dire, cette politique naît très tôt : bien avant l’Empire, dès le début du Consulat (exemple : amnistie partielle en faveur des Chouans en 1800) et, en tout cas, par l’amnistie du 6 floréal an X (26 avril 1802). Le retour des émigrés et leur réintroduction dans la société (armée, clergé, administration, etc.) ne se sont d’ailleurs pas faits sans provoquer des grincements de la part de la France « d’après ». Du point de vue de la mobilité sociale, cette réintégration est évidemment un facteur d’immobilité. Ce n’est pas, comme Sorokin le soutient, pour « retrouver » la société d’« avant la calamité » parce que les « nouveaux » ne seraient pas compétents. Ce n’est pas une substitution qui est visée par le Premier consul, mais une fusion. Alors, par un effet de composition, le poids de l’immobilité sociale s’en trouve de fait accru : avec et après la fusion, le recrutement fait en moyenne plus droit aux origines sociales que juste avant (mais cependant moins que s’il s’agissait d’une substitution).

8Au total, les deux premières caractéristiques poussent à prévoir une mobilité élevée, plus ou moins dans le sillage de celle de la Révolution, tandis que la troisième est un frein, voire un quasi arrêt de la mobilité. Et c’est ici qu’apparaît la deuxième thèse qui encadre notre travail. L’importance de ce troisième facteur et d’autres considérations propres à la période poussent en effet le grand historien de l’Empire Jean Tulard à conclure au ralentissement, voire à l’absence de toute mobilité sous l’Empire. Citons un large extrait de sa conclusion : « L’ascension d’un Murat, fils de cabaretier, devenu roi de Naples, ou celle de la maréchale Lefebvre, populaire Madame Sans-Gêne, ont pu faire croire à une très grande mobilité sociale sous l’Empire. En réalité, les grosses fortunes foncières sont le plus souvent d’origine ancienne ; elles ont traversé la Révolution sans accroc ou ont été reconstituées après 1800 ; les plus récentes datent de la Révolution. Malheur à ceux qui n’ont pas su profiter de la vente des biens nationaux pour s’enrichir ou des guerres révolutionnaires pour conquérir des galons. En dépit d’exemples éclatants, de telles occasions deviennent plus rares sous l’Empire où ne subsistent que la spéculation sur les denrées coloniales et le pillage des pays vaincus. La conquête de l’Europe n’a finalement profité qu’aux privilégiés : gratifications provenant du domaine extraordinaire pour les généraux sortis du rang sous la Révolution, les membres de la vieille noblesse et les hauts fonctionnaires issus de la bourgeoisie ; profits commerciaux pour les manufacturiers et les négociants. En deçà, l’ascension sociale est difficile. Dans certaines régions, les paysans continuent d’accéder à la petite propriété ; mais ils n’ont guère de possibilité, en dehors du service militaire, d’échapper à leur condition. Dans l’armée comme dans la fonction publique, s’établit, après les brusques promotions de la Révolution, une stricte hiérarchie qui ralentit les chances d’avancement. À cette hiérarchie ont échappé toutefois les nobles ralliés et les membres de “la famille”. La société napoléonienne est celle du retour à l’ordre au profit des notables. (…) À plus forte raison cette élite a-t-elle eu tendance à se fermer, après 1804, aux classes moyennes [3]. » La société impériale serait même, écrit-il, une « société bloquée [4] ».

9Sur un fond de similitude, on voit bien les différences entre les deux thèses. D’abord, pour Tulard, même si la Révolution a été en effet un bouleversement social, les capacités des nobles et des riches à retrouver leur position d’antan n’est pas, comme chez Sorokin, de nature « fonctionnelle » : ce n’est pas parce que les nouveaux sont incapables d’exercer leurs nouvelles fonctions que les anciens retrouvent leur place et leur fortune en les remplaçant ; c’est en raison des stratégies sociales propres de ces derniers. Ensuite et surtout, ici les acquis de la Révolution sont gardés (ou, au moins, certains d’entre eux), ce qui empêche d’envisager de retrouver la situation d’avant : en ce sens, l’Empire n’est pas « contre-révolutionnaire » comme le voudrait la thèse de Sorokin ; la politique menée durant cette période n’est pas une politique de substitution, où chacun, et notamment les membres de l’élite, retrouve sa place d’avant la Révolution, mais de fusion de l’ « ancienne France » et de la « nouvelle ». Et cette politique, qui a accompagné et renforcé les stratégies familiales précédentes, est un des aspects du retour à l’ordre, lequel ne tolère plus de grandes ascensions sociales.

10De la façon dont Tulard l’exprime de façon synthétique dans sa conclusion, cette thèse est très nette, trop peut-être. D’une part, elle ne reprend pas diverses nuances qu’il apporte dans le corps de son travail ; d’autre part, il reconnaît lui-même que souvent des données et études locales ou nationales manquent pour asseoir solidement les conclusions. D’où, au moins parce que de nouvelles données sont disponibles (cf. ci-dessous), l’intérêt de procéder à un « réexamen ».

11Dans ce réexamen, la question de ce qui doit être retenu comme « période postrévolutionnaire » se posera. Du fait du maintien de beaucoup d’acquis de la Révolution, et de la volonté de refonder une société fonctionnant en partie différemment, je ne retiendrai pas l’Empire, mais bien plutôt les décennies d’après, celles de la Restauration ou la monarchie de Juillet [5].

12Les deux thèses, celle de Sorokin et celle de Tulard, ont en commun de considérer que la Révolution a créé, sous forme de rupture, les conditions d’une mobilité sociale beaucoup plus forte et différente de tout ce qu’on avait connu. Cette affirmation risque fort de ne pas étonner : le sentiment d’immense bouleversement social, et la connaissance de fulgurantes ascensions individuelles, personnelles et familiales, sont tellement répandus dans les esprits qu’elle peut paraître relever de l’évidence. C’est en tout cas ce qu’elle est apparue à beaucoup d’observateurs des événements au cours des décennies qui ont suivi ce quart de siècle, de sorte que lorsque Tocqueville a affirmé dans son livre publié en 1856, après sa mort, L’Ancien Régime et la Révolution, que la Révolution n’avait en réalité pas changé grand-chose de divers points de vue, ce fut un bouleversement – dans le monde des idées cette fois. Déjà, dans un essai publié à Londres vingt ans auparavant, en 1836, il avait avancé sa thèse : « Il n’y eut jamais sans doute de révolution plus puissante, plus rapide, plus destructive et plus créatrice que la Révolution française. Toutefois ce serait se tromper étrangement que de croire qu’il en soit sorti un peuple français entièrement nouveau, et qu’elle ait élevé un édifice dont les bases n’existaient pas avant elle. La Révolution française a créé une multitude de choses accessoires et secondaires, mais elle n’a fait que développer le germe des choses principales ; celles-là existaient avant elle. Elle a réglé, coordonné et légalisé les effets d’une grande cause, plutôt qu’elle n’a été cette cause elle-même. (…) Tout ce que la Révolution a fait se fut fait, je n’en doute pas, sans elle ; elle n’a été qu’un procédé violent et rapide à l’aide duquel on a adapté l’état politique à l’état social, les faits aux idées et les lois aux mœurs [6]. » Vingt ans après, dans son grand livre, il enfonce le clou : « Quelque radicale qu’ait été la Révolution française, elle a cependant beaucoup moins innové qu’on ne le suppose généralement. (…) Si elle n’eût pas eu lieu, le vieil édifice social n’en serait pas moins tombé partout, ici plus tôt, là plus tard ; seulement il aurait continué à tomber pièce à pièce au lieu de s’effondrer tout à coup. La Révolution a achevé soudainement, par un effort convulsif et douloureux, sans transition, sans précaution, sans égards, ce qui se serait achevé peu à peu de soi-même à la longue. Telle fut son œuvre. » Et encore : « L’Ancien Régime avait contenu, en effet, tout un ensemble d’institutions de date moderne, qui, n’étant point hostiles à l’égalité, pouvaient facilement prendre place dans la société nouvelle, et qui pourtant offraient au despotisme des facilités singulières. On les rechercha au milieu des débris de toutes les autres et on les retrouva. (…) La Révolution française ne sera que ténèbres pour ceux qui ne voudront regarder qu’elle ; c’est dans les temps qui la précèdent qu’il faut chercher la seule lumière qui puisse l’éclairer. Sans une vue nette de l’ancienne société, de ses lois, de ses vices, de ses préjugés, de ses misères, de sa grandeur, on ne comprendra jamais ce qu’on fait les Français pendant le cours des soixante années qui ont suivi sa chute [7]. »

13C’est en considération de phrases comme celles-ci qu’Hirschman, dans un livre très stimulant, Deux siècles de rhétorique réactionnaire, range Tocqueville, avec d’autres très grands sociologues, notamment Pareto, parmi les penseurs qui soutiennent la thèse de « l’inanité » des réformes, du changement, de l’action politique (et des révolutions). Mais ce n’est pas la version « dure » de cette inanité qu’au rebours de Pareto défend Tocqueville ; Hirschman le sait et le dit très bien, en synthétisant la position du sociologue français : « La contribution propre de Tocqueville à la thèse de l’inanité revêt une forme assez complexe. » Tocqueville soutient que « d’une part, les changements imposés par la Révolution sont loin d’avoir eu l’ampleur qu’elle prétendait (et qu’on leur a généralement reconnue) et d’autre part un certain nombre de changements significatifs se produisaient déjà, sur le plan social et politique, sous l’Ancien Régime [8]. »

14Il est vrai que cette thèse est très générale et porte sur de multiples aspects de la vie et de l’organisation sociales. Mais il est aisé de l’appliquer à notre sujet, ce qui conduit à une troisième thèse, après celles de Sorokin et Tulard : la mobilité sociale n’aurait pas tellement crû au cours de la Révolution, et si elle fut importante, ce ne fut pas par une croissance subite, mais plutôt dans le prolongement de la fin de l’Ancien Régime. En la prolongeant et l’extrapolant, cette thèse conduit à soutenir que sous l’Empire, et même après, le phénomène aurait poursuivi sa croissance régulière, et donc qu’au total sur cinquante ou même soixante-dix ans, la mobilité sociale aurait évolué peut-être plus ou moins rapidement, mais surtout de façon régulière, sans à-coup ni accélération ou retournement.

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16Tout ce qui précède dessine les contours de notre travail : il vise à étudier la mobilité sociale au regard des trois thèses et, si possible, à trancher entre elles. Encore faut-il s’entendre sur ce qu’est la mobilité sociale, et sur quelle « partie » de la société on réfléchit à ce sujet. Je retiendrai comme définition de la mobilité sociale le lien entre la position d’une personne et celle de son père. Définition classique, même si elle appelle quelques commentaires (cf. ci-dessous). Sur quelle partie de la société la décrire et l’analyser ? On a parfois l’impression que certains auteurs réfléchissent d’abord aux élites, à leur recrutement et leur descendance, et peut-être moins à la mobilité sociale sur l’ensemble de la société. Or, les trois thèses précédentes peuvent en effet être formulées, soit pour la société dans son ensemble, soit pour ses seules élites ou ses catégories supérieures. Voici un exemple qui permet de bien faire comprendre que ce n’est pas nécessairement la même chose. Lorsque, dans son livre sur la noblesse d’Empire, Jean Tulard conclut : « La création de la noblesse d’Empire, loin de favoriser, un mouvement d’ascension sociale, contribue à figer la société issue de la Révolution », c’est sûrement juste, mais on peut s’interroger sur la portée exacte du mot « société » dans cette phrase [9]. Quelle société a-t-elle été figée ? Jusqu’à quel point, par exemple, les descendants de familles paysannes ou ouvrières ont-ils vu leur destinée « figée » par cette création ? Il est donc très important de conduire l’analyse sur les deux plans, celui de l’ensemble de la société, d’une part, et celui de l’élite, des notables, ou des bourgeois, d’autre part. C’est ce que feront successivement les deux grandes parties de cette étude. Un des enseignements les plus intéressants est alors la concordance ou la discordance des conclusions qui seront tirées sur chacun des deux plans. Car il n’est pas sûr du tout qu’elles soient identiques. Ne serait-ce que parce que les mécanismes de l’ascension sociale diffèrent, au moins partiellement, du fait, par exemple pour les élites, du pur et simple « choix » de l’Empereur (choix des préfets, des maréchaux, etc.).

17La première partie est consacrée à l’étude de la mobilité sociale globale, c’est-à-dire sur l’ensemble de la société. Il s’agit d’abord de la décrire (ampleur de l’immobilité, formes de la mobilité, du recrutement et de la destinée sociale, etc.) au cours de cette grosse décennie (1803-1814). Les sociologues ont mis au point pour ce faire des concepts et des indicateurs qui seront alors présentés, et estimés pour cette période. Mais c’est bien entendu par comparaison avec ce qui a précédé et ce qui a suivi que ces indicateurs prendront toute leur valeur. D’où, la description et l’analyse du phénomène à la fin du XVIIIe siècle d’une part (à partir des données lacunaires dont on dispose), au cours des années 1815-1844 d’autre part (où les informations sont plus précises).

18La seconde partie porte sur les « positions supérieures » ou la « bourgeoisie », et, en son sein, les élites (« élites », « bourgeoisie » et « supérieures », ces mots et concepts, classiques eux aussi, devant être précisés), en donnant quelques coups de projecteur sur le recrutement social de certaines de ces positions. Pour plusieurs raisons. D’abord, il peut y avoir des schémas partiels de mobilité, valables pour une position, les formes de son recrutement par exemple, qui ne le soient pas pour une autre, ni au niveau global de toute la société. Ensuite, bien souvent, les contemporains ont été frappés par des trajectoires ascendantes fulgurantes (par exemple, des officiers, ou des hauts fonctionnaires, etc.), et les historiens ont fait des monographies sur ces trajectoires. D’une façon générale, la seconde partie visera à multiplier les exemples de recrutement des élites et des notables, soit à partir des travaux existants « réexaminés », soit à partir d’éléments originaux, avec l’idée que de cette diversité des cas, ainsi regroupés, puissent se dégager des traits généraux significatifs.

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20Il convient maintenant de dire quelques mots de certains des travaux qui, en plus de ceux qui ont été déjà cités, ont été réalisés sur ces questions au cours des dernières décennies (ils seront étudiés plus avant dans le texte). S’éclairera à cette occasion la signification précise du titre que j’ai donné à ce travail, c’est-à-dire en quoi il est un « réexamen ».

21Vouloir conduire une étude empirique d’ensemble de la mobilité sociale est évidemment très exigeant en termes de système d’information : il faut disposer à un moment donné (dans le cas présent à plusieurs moments, tous très éloignés d’aujourd’hui), sur un échantillon représentatif de toute la population, d’informations fiables, c’est-à-dire permettant d’apprécier la position sociale, tant de la personne que de ses ascendants (typiquement : de son père). Exigences tellement fortes qu’en fait une telle information, pour les périodes historiques qui nous intéressent, n’existait pas [10]. Et c’est la raison toute simple pour laquelle une telle étude d’ensemble n’a pas été pas faite.

22Cela jusqu’à une date très récente où, grâce à une initiative prise il y a une vingtaine d’années par Jacques Dupâquier et un travail de titan de généalogistes, on a pu disposer, sur un échantillon de personnes dont le nom commence par les trois lettres TRA, notamment de leur position sociale et de celle de leur père au moment où ils se sont mariés, et ce tout au long du XIXe siècle. C’est l’Institut national d’études démographiques (INED) qui a ensuite assuré le développement et la gestion de cette source unique, extraordinaire d’information, dans laquelle les chercheurs peuvent puiser [11]. Et c’est justement ce qu’on fait les quatre auteurs (deux Hollandais et deux Français) pour écrire l’article très remarquable que j’ai cité au début de cette introduction. Ils concluent, sur notre période, à un effet très ténu ou même à l’absence d’effet : « There is little evidence that total mobility increased due to the French Revolution (…) » et plus loin : « Whereas total mobility increased more rapidly after the French Revolution than before, the opposite was true for relative mobility ; there is no indication that the French Revolution (…) provided a clear window of opportunity in the sense of increased social openness [12]. » Conclusion qu’il faut enregistrer, mais aussi approfondir, en revenant sur ces notions de « mobilité totale » et « mobilité relative ». En effet, cet article portant sur une très longue période de temps, comme son titre l’indique (1720-1986), il est assez naturel que sur une sous-période – la nôtre –, il ne soit pas très détaillé.

23Ce corpus de données très neuf et très riche sera mis à profit ici de deux façons :

24D’une part, je réanalyserai les données constituées par Van Leuwen, Maas, Rébaudo et Pélissier, et je remercie les deux Hollandais de me les avoir fournies : cette première façon d’exploiter le corpus sera temporelle ; elle permettra d’analyser l’évolution de la mobilité sociale avant, durant et après l’Empire.

25D’autre part, je constituerai spécifiquement un ensemble original de données à partir du fichier mis à disposition par Bourdieu, Kesztenbaum et Postel-Vinay dans l’ouvrage cité à l’instant (et il faut saluer cette initiative de ces auteurs et de l’INED) : cette seconde façon d’exploiter le corpus permettra d’approfondir, pour la période de l’Empire, quelques aspects précis.

26De leur côté, les historiens de la Révolution et de l’Empire qui se sont intéressés à la mobilité sociale l’ont fait, comme je l’ai dit, très souvent à partir de monographies portant sur des positions supérieures précises, et ils se sont penchés tout particulièrement sur leur recrutement. Même s’ils ne couvrent pas toute la société, ces travaux ont évidemment une grande valeur en soi. Avec des nuances, qu’il importera de préciser, ils concluent à un certain mélange, dans ce recrutement, de reproduction et d’ouverture, l’accent étant mis sur l’une plutôt que sur l’autre selon la position étudiée (et l’auteur). La plus vaste étude du genre est celle qui a porté sur les « notables » de l’Empire [13]. En dépit d’assez grandes difficultés d’utilisation, ce travail est très riche et j’y reviendrai pour approfondir certains aspects. On peut aussi citer une monographie remarquable sur les préfets [14], ou encore un livre récent sur les premiers conseillers nommés à la jeune Cour des comptes [15]. Par ailleurs, dans le domaine militaire, l’origine des officiers supérieurs a été étudiée, et là aussi j’utiliserai ces travaux, en particulier une étude de première importance sur les généraux [16] et le « dictionnaire Quintin » sur les colonels [17].

La mobilité sociale : étude sur l’ensemble de la société

27La mobilité sociale est usuellement mesurée à partir du croisement de la position sociale de la personne (homme ou femme) et de celle de ses ascendants. Ou, façon synonyme de s’exprimer : du croisement de la position sociale de la personne et de son origine sociale. Il faut évidemment préciser tous ces termes si l’on veut aboutir à une mesure précise. D’abord sur les ascendants, c’est-à-dire sur l’origine sociale : il peut s’agir, pour des périodes récentes, du croisement des positions des deux parents aboutissant ainsi à une « position de la famille d’origine », mais la plupart du temps, seule la position sociale du père est retenue, et ce choix, tout réducteur qu’il soit, est obligatoire pour des travaux sur des périodes anciennes. Ensuite, là encore des études sur le XXe siècle ont pu (assez récemment) porter sur les femmes, mais il faut, hélas, se limiter aux hommes lorsqu’on prétend faire une comparaison historique : la définition et l’appréhension de la « position sociale » des femmes sont en effet problématiques, dès lors qu’elles restaient très souvent à la maison. Ces deux mutilations conduisent à analyser le croisement de la position sociale du père et de celle du fils, et c’est ce que, pour l’essentiel, nous ferons ici. (Cependant, pour « compenser » cette limitation, les femmes – et les mères – seront réintroduites lorsqu’on étudiera un aspect complémentaire, à partir, non plus des positions sociales, mais de l’instruction.) Encore faut-il préciser ce qu’on entend par position sociale. La réponse doit être apportée sur deux plans, différents et aussi capitaux l’un que l’autre.

28D’abord, sur quoi (concept et nomenclature précis) cette notion de « position sociale » est-elle fondée ? Pour les études sur le XXe siècle, on utilise une (ou des) nomenclature(s) construite(s) à partir de différents éléments de la situation professionnelle individuelle (donc, respectivement, du père et du fils) : au premier chef sa profession, son statut (salarié, indépendant, etc.), sa qualification. Ces éléments sont recueillis lors d’enquêtes spécifiques auprès des personnes : elles déclarent les différents aspects de leur situation et de celle de leur père. En revanche, la source utilisée ici ne contient qu’une déclaration de profession (ou de métier) littérale, qui a été écrite sur des registres, la plupart du temps sans aucune autre précision. Et c’est au chercheur de coder et regrouper ces noms de professions. Autant de chercheurs, autant de façons de faire, tant sur le codage qu’ensuite sur le regroupement des codes élémentaires en « positions sociales ». Sur ce dernier aspect, il faut aboutir à une nomenclature assez détaillée pour que l’étude soit significative, et assez regroupée compte tenu de l’imprécision des déclarations de départ, de celle due à la faiblesse des échantillons, et de la capacité de lecture et d’analyse. J’ai choisi ici d’abord de retenir exactement ce qu’avaient fait les auteurs de l’article cité au tout début de cette étude, ce qui permettra au surplus de faire des comparaisons avec leur travail : ils ont codé les déclarations littérales, puis ont regroupé ces codes en cinq grandes positions sociales (je reviendrai sur ce point) : les paysans, les ouvriers agricoles, les non-manuels, les manuels qualifiés, les manuels non qualifiés.

29Le second aspect, capital, de la position qu’il faut éclairer est temporel : il porte sur le moment où la position va être observée. Dans les études habituelles sur la mobilité sociale, la position du fils est la position actuelle, observée au moment de l’enquête : cela n’offre pas de difficultés. Celle du père (que déclare le fils) l’est, selon les enquêtes, soit à un moment précis de la vie du fils, soit (surtout à l’étranger) à un moment important de l’histoire du pays (cela pour éviter au maximum les défauts de mémoire du fils). En France, l’Insee a retenu le choix suivant : on demande au fils de déclarer la « situation » de son père (profession, statut, etc., à partir de laquelle le chercheur construira la position sociale de ce dernier) au moment où lui, le fils, terminait ses études. C’est donc un moment de la vie passée du fils, variable selon la longueur des études qu’il a faites. On aurait pu choisir un âge, ce qui eût été plus précis, mais aurait entraîné de graves risques d’erreurs de mémoire. Ici, la source sur laquelle nous allons nous appuyer est constituée à partir des registres de mariage (et non d’enquêtes au sein de la population) : au moment du mariage du fils, le marié et son père ont écrit leur profession sur le registre, le chercheur les code en un grand nombre de codes élémentaires (de l’ordre de 1 600) qu’il regroupe selon un schéma de structure sociale précis. Dans le cas des tables de Van Leuwen et alii que je vais réanalyser, on aboutit aux cinq positions sociales que je viens de citer ; la « table de mobilité » va croiser ces deux positions, c’est donc une table à « 25 cases [18] » . Dans le cas du fichier spécifique que j’ai constitué, c’est une nomenclature en 10 postes que j’ai retenue, et la table est donc à 100 cases.

30Il s’agit donc bien du père et du fils, comme dans les études classiques [19]. Mais, et c’est un point capital, leur position est ici repérée au même moment, au moment du mariage du fils, et non, comme dans les études classiques, à deux moments différents du temps. Cela a d’immenses conséquences dans l’analyse, comme nous le verrons plus tard. Il faut enfin souligner une chose plus évidente, mais qui est aussi très importante : puisqu’on repère ces deux positions au moment du mariage du fils, on n’en dispose pas sur « n’importe qui », on en dispose sur les hommes qui se sont mariés : d’une part ils sont donc assez jeunes, d’autre part la tendance à se marier variant selon la position sociale (phénomène dit de « nuptialité différentielle »), ils ne représentent pas non plus, a priori, l’ensemble des jeunes. De sorte que non seulement on n’a pas une mesure de la mobilité sociale sur toute la population masculine, mais on ne l’a pas non plus, a priori, sur l’ensemble des hommes jeunes. On ne l’a que sur les mariés de la période. Ce qui est déjà beau, et même exceptionnel, mais n’est pas nécessairement représentatif de toute une société – point qu’il faudra essayer d’apprécier.

31Ayant indiqué (en les survolant plutôt qu’en entrant dans les détails) tous ces aspects fondamentaux de méthode, on peut préciser le premier ensemble de données sur lesquelles l’analyse va porter. Il est principalement constitué des tables de mobilité 5x5 définies ci-dessus portant sur la France (dans les frontières actuelles) au cours des périodes de l’Empire, de la Restauration et de la monarchie de Juillet. Les périodes pourront être de cinq ans, mais seront très souvent plus longues, cela pour raisonner sur des effectifs de mariage suffisants. Deux volets secondaires seront mobilisés, toujours de tables de mobilité 5x5, mais portant sur des aires géographiques restreintes : le département du Pas-de-Calais et la ville de Vendôme. L’intérêt majeur de ces deux ensembles complémentaires est de porter non seulement sur le XIXe siècle, mais aussi sur le XVIIIe. Leur défaut tient évidemment à l’étroitesse de leur aire : ni la structure sociale du Pas-de-Calais, ni celle de Vendôme ne sont proches de la structure sociale nationale, et en plus la mobilité elle-même, mesurée sur ces territoires, est biaisée puisqu’on ignore les flux migratoires. Or, migrations géographiques et mobilité sociale sont très liées. L’usage de ces deux ensembles secondaires de tables sera donc délicat, mais on ne saurait s’en passer puisqu’ils sont les seuls à présenter l’immense intérêt d’inclure le XVIIIe siècle.

32Il n’aura pas échappé au lecteur que ce premier ensemble de données, parce qu’il contraint à se fonder sur cinq positions sociales, donne de la société, et de la mobilité sociale en son sein, une vue assez grossière. C’est pour remédier à cette insuffisance que j’ai constituée, en complément, un second ensemble, permettant d’établir une table de mobilité plus détaillée car fondée sur dix positions. Comme on le verra, elle permettra de faire, pour la période impériale, quelques « zooms » intéressants.

A. La mobilité sociale sous l’Empire

33Résumé : Sous l’Empire, une forte minorité de jeunes (30 % ou 33 % selon la nomenclature) occupent, lors de leur mariage, une position différente de celle de leur père. Si on prend le père et le fils au même moment de leur carrière respective, ce taux est un peu plus faible, sans doute proche de 25 %. La mobilité est donc substantielle, peut-être plus que ce à quoi on se serait attendu dans cette société, mais elle est loin d’être majoritaire. C’est parmi les paysans et les manuels, qualifiés ou non, que l’« autodestinée » est la plus nette : les trois quarts d’entre eux sont dans la même position que leur père. L’autre façon de voir cette hérédité consiste à observer les « recrutements ». L’autorecrutement est particulièrement important chez les paysans (90 % sont fils de paysan), mais il est notable aussi chez les non-manuels : entre 70 % et 80 % sont issus d’un père non-manuel lui aussi. Il l’est encore plus si l’on se focalise sur la seule bourgeoisie : plus de 90 % des bourgeois stricto sensu sont issus de la bourgeoisie ou des couches moyennes. Au total, la société impériale est évidemment très éloignée d’une société où les chances seraient égales, c’est-à-dire où la position serait indépendante de l’origine sociale : il faudrait « déplacer » pas loin de la moitié (41 %) de la population pour atteindre cet idéal.

34Commençons par le cas où les deux positions sociales, celle du père et celle du fils, sont repérées dans une nomenclature en cinq postes. Il est utile, avant d’entrer dans le vif du sujet, de préciser un peu les contours de ces derniers.

35« Paysan » ne pose pas trop de problèmes. S’y trouvent regroupées des appellations typiques et fréquentes dans les données de base, comme laboureur, cultivateur, fermier, vigneron, etc. [20] Dans la catégorie « ouvrier agricole » se retrouvent typiquement les appellations journalier, domestique agricole, jardinier, etc.

36La distinction entre « manuel (qualifié ou non) » et « non manuel » est plus délicate. Van Leeuwen et alii précisent qu’ils ont voulu regrouper dans les deux catégories « manuel qualifié » et « manuel non qualifié » des professions industrielles, soit supposant l’usage de machines ou d’énergie non animale, soit pour lesquelles on n’avait pas de précisions sur un tel usage. Cela conduit à deux conclusions importantes. D’abord, c’est bien une nomenclature de position individuelle et non de secteur d’activité : le secrétaire, l’employé de bureau, le comptable d’une entreprise de mécanique est classé en « non manuel » (et non pas en manuel, comme le secteur d’appartenance de son entreprise y conduirait). Ensuite, ces appellations industrielles étant très souvent sans aucune précision de statut, on ne sait pas s’il s’agit d’un ouvrier ou d’un indépendant. Les deux catégories « manuel qualifié » et « manuel non qualifié » contiennent donc, en plus des ouvriers, les artisans (sans doute tous) et aussi une partie des petits commerçants (exemple : un boulanger, qu’il soit jugé artisan ou petit commerçant, est sûrement classé ici ; de même un boucher ; de même un tailleur ; c’est plus douteux ou même peu probable pour un épicier, très peu probable pour un aubergiste, etc.). Comme on le voit, il y a un certain flou sur les deux frontières entre « non manuel » et « manuel qualifié », et « non manuel » et « manuel non qualifié ». Il ne faudrait pas cependant majorer à l’excès ce flou : des appellations typiques et fréquentes relèvent clairement de l’une ou l’autre des catégories : par exemple, cordonnier, maçon, menuisier, etc., dans un cas, employé, négociant, douanier, pharmacien, instituteur, etc., dans l’autre.

37Enfin, Van Leeuwen et alii ont distingué, au sein des manuels, sur la base des appellations de professions, des professions qualifiées (incluant les contremaîtres) et des professions semi qualifiées et peu qualifiées. Là, ce n’est pas tant un certain flou qu’un certain degré de convention qui permet de dire que telle profession manuelle est qualifiée et telle autre, non. Mais de nouveau, il ne faudrait pas majorer cette incertitude, et en tout état de cause, j’ai préféré garder cette distinction car, comme on le verra, elle est assez significative. La gommer en ne retenant, sous prétexte d’incertitude, qu’une catégorie globale « manuel » aurait fait perdre, dans l’analyse de la mobilité sociale, un élément important.

38Pour résumer cette petite présentation et fixer les idées, on peut dire que les « manuels qualifiés » regroupent les contremaîtres, les ouvriers qualifiés (ou « spécialistes »), les artisans et une partie des petits commerçants. Les « manuels non qualifiés » regroupent les professions ouvrières peu ou non qualifiées (dont, en particulier, les appellations « ouvrier non spécialisé » ou « non spécialiste » et « manœuvre »). Les « non manuels » regroupent les employés (de bureau entièrement, et de commerce peut-être un peu moins entièrement), une partie (sans doute notable) des commerçants, les négociants, les professions libérales (hommes de loi, notaires, médecins, etc.), la fonction publique, les soldats, sous-officiers et officiers, etc. Cette caractérisation « aide-mémoire » ne doit pas faire oublier que cette nomenclature opère un certain découpage – certes intéressant et pertinent, mais particulier – dans la structure sociale, découpage qui peut être différent celui qu’opérerait une autre nomenclature. Je reporte en annexe 2 quelques éléments de comparaison entre ces structures des pères et des fils, ainsi repérées, avec ce que fournissent les quelques (maigres) autres éléments disponibles sur la même période.

i. Description d’ensemble : mobilité totale, destinées, recrutements

39Il est temps d’aborder l’analyse de la table de mobilité (encore appelée ici tableau de mariage [21]) établie à partir des mariages qui se sont conclus sous l’Empire. Deux tables sont disponibles, toujours à partir des hommes dont le nom commençait par TRA, l’une à partir des mariages conclus entre 1803 et 1809, la seconde à partir de ceux conclus entre 1810 et 1814. Elles présentent certaines différences, que j’analyserai ci-dessous, mais qui ne sont pas assez significatives pour interdire de considérer l’Empire comme un tout. Il est alors souhaitable de regrouper les deux périodes (donc d’additionner les deux tables) pour disposer d’un échantillon plus important et ainsi mieux fonder les conclusions [22].

40Commençons par une analyse globale du couple immobilité/mobilité. Les hommes qui, au moment de leur mariage, sont dans la même position que leur père (« même » au sens de la nomenclature en cinq postes décrite à l’instant) forment, sous l’Empire, 70 % des mariés ; donc 30 % sont dans une position différente, c’est-à-dire sont « mobiles ». Sur le couple « 70 % d’immobiles - 30 % de mobiles » quel jugement porter ? Une proportion de mobiles de 30 %, est-ce beaucoup ou peu ? Difficile à dire de façon immédiate. Voici quelques éléments susceptibles d’aider à se faire une opinion.

41D’abord, ce taux étant mesuré sur un échantillon de 1 657 mariages, il est affecté d’une erreur aléatoire (en admettant que, de fait, cet échantillon a été tiré au hasard). En rigueur de terme, il faut alors seulement conclure : la proportion de mobiles a deux chances sur trois d’être comprise entre 28,9 % et 31,1 %, ou, si l’on veut quasiment la certitude, elle a 95 chances sur cent d’être comprise entre 27,8 % et 32,2 %. On voit que cet « intervalle de confiance » confère une certaine imprécision au résultat (il est à deux ou trois points de pourcentage près donc), ce qui limitera les possibilités de comparaison (avec une autre période par exemple).

42Ensuite, le taux de 30 % est relatif au degré de finesse de la nomenclature : plus elle serait détaillée, plus (toutes choses égales par ailleurs) il serait élevé, et à l’inverse si la nomenclature n’avait qu’un poste, il serait nul. 30 % lorsque seules cinq positions sociales sont distinguées, peut être jugé, dans cette perspective, assez élevé. Peut-être plus élevé que ce à quoi on se serait attendu en pensant à une société assez figée, que le développement industriel, et économique en général, avec son cortège de mutations, n’a guère encore touchée [23]. Si on supprime la distinction de qualification parmi les manuels, le taux de mobilité s’établit à 25,6 %, et si en plus on regroupe paysans et ouvriers agricoles pour ne plus retenir que la distinction Agricoles/ Manuels/ Non-Manuels, il s’élève à 23 %. La diminution du taux avec la suppression de ces deux distinctions (qualification des manuels, statut des agricoles) est assez faible : même si l’on reste très grossier dans les distinctions sociales, le taux de mobilité est notable [24].

43Enfin, cette valeur de 30 % fera place à une valeur un peu plus grande après l’Empire, surtout à partir des années 1830 (au début du décollage économique, précisément) : vers 37-38 %, puis environ 40-42 % à la fin du siècle et jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Ainsi l’indicateur est-il bien sensible au développement, mais assez peu finalement. Ce n’est qu’avec les Trente Glorieuses, à partir des années 1950, qu’il fait un bond : 46 %, puis 50 %, et, même, il atteint son maximum à la fin de la série de ces tables : 58 % de mobiles lors des mariages conclus entre 1975 et 1986. Cette fois-ci, depuis les années 1950, la société française est réellement beaucoup plus mobile qu’auparavant. On pourrait dire, si l’on voulait, que selon cet indice, la mobilité sociale sous l’Empire est deux fois moins importante qu’à la fin du XXe siècle. Deux fois, mais pas trois ou dix : la société impériale est loin d’être immobile.

44Pour prendre une mesure plus précise du phénomène, il convient de regarder maintenant les « destinées » et les « recrutements », deux termes que nous avons déjà utilisés, mais qu’il faut maintenant définir. Une table de mobilité sociale, en effet, peut donner lieu à deux sortes de lecture, complémentaires mais qui doivent être distinguées avec soin car, loin de s’identifier, elles illustrent deux façons de la « lire », ou deux « points de vue » sur la mobilité sociale.

45Une lecture en termes de « destinée sociale ». Elle répond à la question : dans quelle position sont les personnes d’un père occupant une position donnée, c’est-à-dire les personnes d’une origine sociale donnée ? L’immobilité sociale dans un « milieu » donné (c’est-à-dire pour une origine donnée) est, dans ce contexte, mesurée par la proportion de personnes qui occupent la même position que leur père, et la mobilité sociale stricto sensu par la proportion complémentaire de ceux qui sont dans une autre position que leur père, qui appartiennent à une autre classe que lui, si l’on veut.

46Une lecture en termes de « recrutement social ». Elle répond à la question : de quelle origine sociale (c’est-à-dire de quelle position sociale du père) viennent les personnes occupant une position donnée ? Là encore, on peut identifier l’importance de l’immobilité sociale dans un « milieu » donné (c’est-à-dire, cette fois-ci, dans une position donnée) par la part de ceux qui viennent du même milieu que celui qu’ils occupent. Cette façon de présenter l’ampleur de l’immobilité sociale est beaucoup moins fréquente dans les analyses et jugements habituels que la précédente, en termes de destinée, mais elle est également capitale.

47Les destinées (tableau 1A) : L’immobilité est très variable selon le milieu. C’est parmi les paysans et les manuels non qualifiés qu’elle est la plus prononcée : trois quarts de leurs fils sont dans la même position qu’eux. Parmi les manuels qualifiés, c’est du même ordre (70 %), et c’est parmi les ouvriers agricoles et les non-manuels qu’elle est la moins forte (50 % « seulement », mais 50 % tout de même des fils sont ici dans la même position que leur père). Plusieurs aspects complémentaires sont remarquables. Par exemple, la porosité entre les ouvriers agricoles et les manuels non qualifiés. Ou encore le fait que les fils de non manuels qui ne sont pas non manuels eux-mêmes se répartissent également dans les trois positions manuel qualifié, manuel non qualifié et paysan : c’est évidemment la marque d’une société rurale, où nombre de non manuels vivent à la campagne et dont un fils sur sept devient paysan [25]. En fait, l’équilibre entre ces trois destinées pour les fils de non manuel qui sont mobiles confère à cette position une sorte de rôle de pivot dans la structure sociale de l’époque.

48La destinée des manuels appelle un autre commentaire important. Que l’immobilité soit élevée au sein des qualifiés d’une part, des non qualifiés d’autre part, doit s’interpréter en termes d’hérédité de profession (industrielle ou artisanale). On se souvient en effet que la qualification des manuels a été, dans cette nomenclature, déterminée en fonction des appellations de profession. Il est donc sûr que l’ampleur de l’immobilité reflète ici la transmission du même métier du père au fils. Cette hérédité proprement professionnelle n’est cependant pas totale ou absolue, puisque des échanges notables (mais beaucoup plus faibles) se font entre les deux niveaux de qualification, illustrant, au-delà de l’hérédité professionnelle, une certaine proximité entre les diverses professions industrielles ou artisanales.

figure im1

49Les recrutements (tableau 1B) : À nouveau, l’autorecrutement est très différent selon la position, il varie du simple au double. Comme aujourd’hui, c’est parmi les paysans qu’il est le plus élevé : neuf paysans sur dix sont fils de paysan. Et c’est parmi les ouvriers agricoles et les manuels non qualifiés qu’il est le plus faible (de l’ordre d’un sur deux), cela en raison des échanges importants entre ces deux positions, mais aussi et surtout venant des paysans : un ouvrier agricole sur quatre et un manuel non qualifié sur quatre est fils de paysan : cela illustre une certaine fragilité, sinon de toute la catégorie des paysans, du moins de sa frange la plus basse. Compte tenu des coups de projecteur de la seconde partie de cette étude sur le recrutement des élites et des notables, il est très intéressant de regarder le recrutement des non manuels, pris globalement. Il est remarquable que l’autorecrutement y soit assez prononcé : 80 % des non manuels sont fils de non manuel, c’est-à-dire que si l’on admet que le développement de cette catégorie (y compris dans sa frange supérieure) a pu exercer un effet d’attraction, un appel d’air, sur d’autres catégories, il est globalement resté assez modeste, touchant un non manuel sur cinq.

50Peut-être pour compléter ces quelques éléments est-il utile de regrouper un peu les positions sociales, pour avoir une table plus ramassée : ce qu’on perd en signification, on le gagne en capacité de lecture et de mémorisation des principaux flux dans la société impériale. Dans cet esprit, le tableau 1bis, construit comme le précédent mais à partir des trois positions : paysan, non manuel, manuel, donne une vue d’ensemble saisissante. Il y a d’abord les deux pôles majeurs que sont les paysans et les manuels : d’importance proche (environ 48 % et 41 %), ils forment à eux deux pratiquement toute la société, et la reproduction, au sein de chacun, est considérable : tant en termes de destinée, puisque trois quart (déjà dit) des fils de paysans et neuf sur dix des fils de manuels sont dans la même position que leur père ; qu’en termes de recrutement, où cette fois-ci, c’est dans la paysannerie que l’autorecrutement est le plus prononcé. L’immobilité chez les manuels se voit ici beaucoup plus que précédemment, car la disparition du clivage qualifié/ non qualifié au profit d’une « grosse » classe de manuels montre qu’on n’en sort pas, du moins en une génération. En dépit de l’ampleur de l’immobilité, il y a entre ces deux très gros pôles une « porosité » importante (et dissymétrique) : un fils de paysan sur cinq est manuel ; un fils de manuel sur quinze est paysan. Le reste de la société, les non manuels, qui n’en représentent que de l’ordre de 10 %, est en quelque sorte « dans une position charnière » au sens où les recrutements de ce milieu, comme la destinée de ses fils sont assez équilibrés – beaucoup plus, en tout cas, que ceux de la paysannerie et des manuels. La destinée, surtout, est assez ouverte, puisque la moitié (« seulement ») des fils de non manuel sont non manuels eux-mêmes. Au total avec cette lunette, la mobilité totale dans la société impériale est plus faible évidemment qu’avec une lunette plus précise – mais 21 % quand même des fils ne sont pas, lors de leur mariage, dans le même milieu que leur père : la moitié de ces mobiles sont des fils de paysan qui, au moment de leur mariage, sont manuels (pour l’essentiel ouvriers ou artisans) [26].

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ii. Recrutement de la « bourgeoisie » et destinée de ses fils

51À l’inverse d’avoir regroupé les positions en trois, il est précieux de les détailler pour donner une vue plus précise du recrutement et de la destinée de certaines positions mieux délimitées. C’est ici qu’intervient le second ensemble de données, celui que j’ai constitué à partir du fichier de l’INED (Bourdieu et alii). En me limitant aux hommes TRA (et en excluant donc les époux des femmes TRA), sur un échantillon plus faible donc, mais représentatif aussi, j’ai codifié les positions sociales du père et du fils dans la nomenclature qui sera utilisée dans la seconde partie de ce travail, et qui est présentée de façon précise dans l’annexe 4. Voici quels en sont les dix postes (neuf, plus un poste « non déclaré »), et ce qu’ils regroupent d’appellations de métiers, appellations qui souvent existent encore, mais parfois (notamment dans le cas des paysans, des artisans et des ouvriers) ont un charme désuet ou ont disparu : 

52« Paysans » : qui regroupe les déclarations suivantes : laboureur, cultivateur, agriculteur, propriétaire et cultivateur, vigneron, fermer, métayer, bordier, ménager et même « cvr » que j’ai interprété comme agriculteur ;

53« Ouvriers agricoles » : journalier, brassier, ouvrier agricole jardinier, valet de ferme, berger, scieur de long ; j’ai rangé les meuniers parmi les artisans et ouvriers ;

54« Petits commerçants » : commerçant, marchand, aubergiste, cafetier, charcutier ;

55« Bourgeois (restreints) actifs » : officier, négociant, fabricant, avocat, notaire, pharmacien, professeur du secondaire, journaliste, directeur, chef de bureau ;

56« Propriétaires » : propriétaire, rentier ; c’est lorsque la déclaration n’était que « propriétaire » que la personne figure là ; tous les cas de propriétaire et quelque chose (cultivateur, etc.) ou quelque chose et propriétaire ont été classés ailleurs ; même avec cette précaution, ce poste de « propriétaire » est hétérogène, regroupant des propriétaires agricoles, donc qui devraient être parmi les « paysans » (mais on ne peut les isoler) et des « propriétaires stricto sensu », c’est-à-dire oisifs ;

57« Sous-officiers et soldats » : le cas des déclarations « marin » est compliqué car très imprécis ; j’ai considéré qu’ils étaient tous de marine marchande ; ils ne figurent donc pas ici mais dans le poste « artisans et ouvriers » ; c’est certainement un peu excessif, mais moins faux que n’eût été le choix inverse ;

58« Couches moyennes et employés » : employé de bureau, officier ministériel, garde champêtre, garde-chasse, artiste, prêcheur, ministre du culte protestant, maître d’école, huissier, chirurgien, gagiste, homme de confiance ;

59« Artisans et ouvriers » : les appellations, ici, sont évidemment innombrables ; trois choses essentielles doivent être précisées ; d’abord il est impossible, au vu de la seule appellation, de séparer ouvriers et artisans : si certaines appellations dénomment sans ambiguïté un ouvrier (manouvrier, etc.), la plupart peuvent recouvrir les deux statuts ; d’autre part, je n’ai pas voulu tenter d’identifier des métiers « qualifiés » et des métiers « non qualifiés » ; enfin, la frontière avec le groupe des « petits commerçants » est largement arbitraire, j’ai considéré que la ligne de partage pouvait être entre ceux qui transforment la matière (même si, en plus, ils la vendent éventuellement) et ceux qui ne font que la vendre ; dans cet esprit, par exemple, j’ai classé ici les boulangers et les bouchers, tandis que les charcutiers sont avec les « petits commerçants » ;

60« Domestiques » : seuls les non agricoles sont classés dans ce poste ;

61« Non déclarés » : ce dernier poste est assez important pour les pères ; je ne le fais pas intervenir dans les analyses du texte, mais je l’étudie dans les annexes 1 et 2.

62À chacun de ces postes, j’ai mis des guillemets pour souligner que, même lorsqu’ils ont le même intitulé que dans le découpage à cinq positions de Van Leuwen et alii, ils ne recouvrent pas la exactement même chose. Les deux codages, celui de ces auteurs et le mien, sont en effet fatalement différents car les appellations de métier sont trop vagues pour que deux codeurs fassent toujours le même choix. Cela se comprend très bien à la lecture de mes propres choix, présentés sommairement à l’instant.

63La table de mobilité sociale détaillée qui repose sur ces dix postes figure dans l’annexe 1 (tableau A1.4). Elle fournit un premier résultat global très intéressant : la proportion de mobiles, dans cette nomenclature à neuf positions (les non-déclarés exclus, bien sûr) est exactement d’un tiers [27]. Elle est bien sûr un peu supérieure à celle (30 %) que nous avions vue dans le cas de cinq positions, mais très peu. Qu’avec deux codifications indépendantes, et deux regards différents sur la société, l’un détaillé l’autre regroupé, on parvienne à quasiment la même valeur est extrêmement rassurant : c’est un élément de « robustesse » de nos résultats, et l’on peut considérer que cette proportion de mobiles, 30-33 %, est « réelle », et caractérise bien l’ampleur globale de la mobilité sociale au cours du Premier Empire.

64Au-delà de ce résultat d’ensemble, chacun pourra à loisir regarder dans le tableau A1.4 le recrutement et la destinée d’une position donnée, par exemple la destinée détaillée des fils de « paysans », ou le recrutement détaillé des « artisans et ouvriers ». En raison de son intérêt propre et aussi du fait de la seconde partie de ce travail, j’ai choisi de regarder les « bourgeois » : leur recrutement et la destinée de leurs fils.

65La discussion et la définition précise de ce terme « bourgeois », comme des expressions adjacentes « bourgeoisie restreinte active », « bourgeoisie restreinte oisive », « bourgeoisie très large active », « bourgeoisie très large oisive » figurent ci-après, au début de la seconde partie. N’entrons donc pas dès maintenant dans cette discussion, et admettons ici qu’on voit bien, ou à peu près bien, ce que cela recouvre : pour la « bourgeoisie restreinte active », grâce aux appellations prises comme exemples lors de l’énoncé du poste ci-dessus ; la « bourgeoisie restreinte totale (active et oisive) » peut être approximée en ajoutant à la « bourgeoisie restreinte active » les « propriétaires » (c’est seulement une approximation en raison de l’imprécision signalée ci-dessus sur le contenu des « propriétaires »). Quant à la « bourgeoisie très large », là aussi, on peut l’approcher en ajoutant à la « bourgeoisie restreinte » les « petits commerçants » les « couches moyennes et employés », et l’« armée » (dans la mesure où ce sont surtout des sous-officiers). C’est une approximation, car la bourgeoisie très large devrait recouvrir aussi les artisans, ce qu’on ne peut faire ici : il est donc plus approprié de parler de « non manuel » (tout en conservant à l’esprit que cette expression ne recouvre pas exactement la même chose que les non manuels étudiés lors de l’analyse de la table de mobilité fondée sur cinq ou trois positions).

66Toutes ces précisions sont certes un peu longues, mais elles sont nécessaires pour bien comprendre le recrutement de la bourgeoisie et la destinée de ses fils sous l’Empire, que présente le tableau 1ter. Bien que les effectifs soient petits, on peut en tirer quelques enseignements intéressants.

67Retenons le concept le mieux mesuré, c’est-à-dire les bourgeois actifs restreints. Presque deux tiers d’entre eux (63 %) sont issus eux-mêmes de la bourgeoisie active restreinte, et environ 70 % de la bourgeoisie restreinte totale, active et oisive. (Et si l’on regarde le recrutement de cette bourgeoisie restreinte totale, c’est même un peu plus : de l’ordre de 80 % viennent eux-mêmes de la bourgeoisie restreinte totale.) Ce n’est pas 100 % mais c’est un autorecrutement très marqué. Si on élargit encore le regard, ce sont plus de 90 % des bourgeois qui sont nés dans une famille de « non manuels ». Le complément, ce sont ceux qui sont issus des couches populaires (paysans, artisans et ouvriers) : il y en a moins de 10 % (3 % plus ceux qui sont issus de petits propriétaires qui sont en fait paysans).

68La destinée des fils de ces bourgeois stricto sensu est également assez typée, quoique loin d’être déterminée absolument : un peu plus de la moitié (54 %) sont eux-mêmes des bourgeois actifs, mais il y a aussi, en parallèle, des fils de bourgeois durant l’Empire qui appartiennent aux couches moyennes ou même sont « populaires » : au total, un tiers.

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69L’intérêt essentiel du tableau 1 ter est précisément ce détail dans lequel il permet d’entrer, et que ne permettaient pas d’atteindre les analyses précédentes (tableaux 1 et 1bis). Du point de vue des résultats et conclusions sur la mobilité sociale, ici celle des bourgeois, seul cet intérêt compte. Mais il y a aussi un intérêt second, méthodologique celui-là, qui provient du rapprochement des trois tableaux 1, 1bis, 1 ter. Avec les tableaux 1 et 1 bis, on avait conclu que l’autorecrutement des non manuels (propres à ces tableaux) était de l’ordre de 80 %. Le tableau 1ter approche lui aussi, mais sur un échantillon plus petit et dans ses propres catégories, l’autorecrutement des non manuels. Si l’on retient l’ensemble, 70 % des non manuels (actifs et oisifs) sont issus d’une famille de non manuels. L’autorecrutement est ici plus faible (mais il faut tenir compte du fait qu’ici les non manuls n’incluent pas les artisans). L’erreur aléatoire pourrait à elle seule expliquer cet écart car les effectifs sur lesquels repose ces deux proportions sont petits. Mais il faut y voir aussi, et peut-être surtout, l’impact de l’observateur sur les résultats : codifications indépendantes et nomenclatures quelque peu différentes créent un certain flou dans les résultats. Ici, il est donc de l’ordre de 10 points. Nous ferons au cours de ce travail une seconde épreuve de ce genre – comparer deux codifications indépendantes – à propos de l’origine sociale des maréchaux de l’Empire (cf. ci-dessous partie II.1). Et l’on retrouvera un écart du même ordre de grandeur. Ce n’est pas qu’une façon de coder, donc de repérer la position sociale soit meilleure que l’autre. C’est simplement qu’il est dans la nature des choses qu’il en soit ainsi : l’écart résulte fondamentalement de l’insuffisante qualité des données de départ. Ces données ont un mérite – et il est immense –, celui d’exister. Mais elles sont imprécises.

70Pas au point de ne pouvoir conclure : que l’autorecrutement des non manuels soit égal à 80 % ou 70 %, il est élevé. Et l’on peut parfaitement conclure que les deux mouvements ont eu lieu : une reproduction notable des non manuels et une certaine ouverture, les non manuels « puisant » aussi dans d’autres milieux. Conclusion qui vaut aussi, mais en plus accentuée, pour, au sein des non manuels, la bourgeoisie stricto sensu : reproduction plus accusée, ouverture plus faible (et limitée aux couches moyennes).

iii. La mobilité sociale vue à travers les signatures au mariage, ou « mobilité scripturale »

71Utiliser le prisme des « positions sociales » pour mesurer la mobilité est justifié. Mais cela a deux inconvénients. D’abord, outre leur imprécision, les appellations de profession peuvent être absentes, non seulement faute de déclaration, mais aussi pour une raison de fond : les femmes, en particulier, étaient rares à être « actives », à exercer une profession. Retenir la position sociale écarte donc pratiquement les femmes de l’analyse. Ensuite, second inconvénient, on risque d’oublier d’autres dimensions éventuellement importantes, non seulement pour caractériser la « position » de la personne ou de ses ascendants dans la société, mais surtout pour le processus lui-même de transmission de la génération à la suivante. Même si, avec des positions fondées sur les appellations de profession, on capte certainement la dimension la plus significative – surtout aux périodes concernées par cette étude –, il n’est pas exclu que d’autres dimensions aient une certaine importance, même secondaire.

72Tel est le cas du niveau d’éducation. Il a à l’évidence un rôle central aujourd’hui, peut-être même supérieur à la profession ou à la richesse, dans les ascensions ou les descentes sociales. Et peut-être devrait-il aussi être pris en compte au cours de l’Empire. Sans prétendre conduire une telle investigation dans toute son ampleur, l’analyse à laquelle nous allons nous livrer dans ce paragraphe se relie à ce souci. Le critère retenu est le fait d’avoir signé ou non le registre lors du mariage. Il vaut pour chacun des deux conjoints et chacun de leurs parents, soit pour six personnes. Et c’est là qu’on voit qu’on peut réintégrer les femmes (conjointes et mères) dans l’analyse.

73Ne pas signer le registre de mariage peut être considéré, même s’il faudrait apporter des nuances, comme une marque d’illettrisme. Le partage a signé/ n’a pas signé est ainsi un indice, certes grossier, mais significatif, du clivage de la population en deux groupes, entre disons ceux qui « savent lire et écrire » et ceux « qui ne le savent pas », ou même peut-être et de façon encore plus large et vague, entre « instruits » et « non instruits ». Les chercheurs ont depuis longtemps mobilisé cette information, que ce soit sur les conscrits tout au long du XIXe siècle, ou dans des grandes enquêtes de population, notamment celle de l’INED, qui porte sur une période encore plus longue (depuis 1670). On peut donc commencer par éprouver la qualité des données que nous allons utiliser ici en les rapprochant de ces données de référence.

7449,2 % des hommes de notre échantillon, c’est-à-dire des hommes TRA et des conjoints des femmes TRA, ont, lors de leur mariage célébré entre 1803 et 1814, signé leur registre de mariage, et 28,7 % de leurs conjointes. Or, dans ses articles sur le sujet, qui regroupent l’ensemble des données existantes, Jacques Houdaille conclut ainsi : entre 1800 et 1809, 50 % des hommes ont signé lors de leur mariage, et entre 1810 et 1814, 53 % ; entre 1800 et 1809, 29 % des femmes ont signé lors de leur mariage, et entre 1810 et 1814,33 % [28].

75Les proportions issues de notre échantillon sont donc très proches de ces références (elles paraissent peut-être très légèrement inférieures, mais comme ces deux sources, celle de Jacques Houdaille et la nôtre, sont en fait des échantillons, les deux résultats sont affectés d’erreurs aléatoires, de sorte que des différences si faibles entre eux ne sont pas significatives). Cet accord est très rassurant, et « solidifie » les résultats originaux que je vais présenter. En effet, croiser le fait d’avoir signé ou non entre les deux époux est connu, et le refaire ici permettra de comparer avec ce qui existe. Mais ce qui va être nouveau, c’est de croiser le fait d’avoir signé ou non, entre les personnes, époux et épouses, et leurs parents, père et mère.

76Commençons donc par le croisement entre époux, ce que Jacques Houdaille appelle l’« homogamie sociale », et qu’il vaudrait mieux nommer « homogamie scripturale ». L’homogamie scripturale est très forte : les trois quarts des couples (73,9 %) qui se sont formés sous l’Empire sont « homogames scripturaux », c’est-à-dire sont constitués de conjoints ayant le même « profil scriptural » : ils savent tous deux signer (25,3 %), ou ils l’ignorent tous deux (48,6 %). Les couples « mixtes » sous ce rapport, c’est-à-dire hétérogames, sont très minoritaires : dans 22,8 % des couples formés sous l’Empire le mari a signé et la femme non ; et dans 3,3 %, presque jamais donc, c’est le contraire.

77L’homogamie scripturale, on le verra ci-dessous, est plus prononcée que la « ressemblance scripturale » d’une génération à l’autre (des pères ou mères aux fils ou filles). Il est intéressant, pour bien situer cette tendance très forte, de la rapprocher de trois schémas théoriques extrêmes. Premier schéma : que serait la proportion de couples homogames scripturaux si la tendance à l’homogamie était maximale ? 80,6 %. Deuxième schéma : que serait-elle si la tendance à l’homogamie était nulle, c’est-à-dire si les couples se formaient au hasard sous le chapitre de la dimension scripturale ? 50,8 %. Enfin, troisième schéma extrême : que serait l’homogamie si la tendance à l’homogamie était minimale, la plus négative possible, les maris et femmes tendant le plus à se distinguer sous ce chapitre ? 23,3 %. On voit, comme attendu, que l’observation est très proche de son maximum. Les sociologues ont élaboré des indices synthétisant la « distance » entre l’observation et ces trois extrêmes. Ces indices sont compris entre 0 et 1, et sont d’autant plus proches de 1 que la tendance à l’homogamie est forte. L’indice de Jacquard situe ainsi l’homogamie observée par rapport à son maximum et à ce qu’elle serait si les couples se formaient au hasard : il vaut 0,78 ; l’indice de Boudon situe l’observation par rapport à son maximum et à son minimum : il vaut 0,88. Tous deux sont évidemment très proches de 1. On pourrait alors conclure, par exemple, sur la foi de l’indice de Jacquard, que l’homogamie observée est quatre fois plus proche de sa valeur maximale que de sa valeur si les couples se formaient au hasard [29].

78Passons maintenant à la « mobilité scripturale » des ascendants aux descendants, c’est-à-dire à la mobilité vue à travers le fait d’avoir signé ou non le registre lors du mariage de l’enfant. Elle fait l’objet du tableau 1quarto. Il faut préciser trois préalables pour bien saisir sa signification.

79D’abord, aussi bien pour le marié que pour la mariée, je me suis limité, dans ce tableau, au cas où il ou elle avait encore ses deux parents lors de son mariage. Cette limite n’avait évidemment pas lieu d’être pour les conjoints (!), mais elle est ici nécessaire : on ne sait si les parents décédés au mariage de leur enfant auraient signé le registre ou non. Ce champ est donc différent pour les mariés d’une part, les mariées d’autre part. Il est d’ailleurs intéressant, à ce propos, de noter ceci : à cette époque, c’est dans moins d’un cas sur deux (43 %) que ces hommes et ces femmes avaient encore leurs deux parents quand ils se sont mariés. C’est très peu, finalement. Bien entendu, ce sont plus souvent les pères qui avaient disparu, et la perte de ses parents affectait un peu plus les mariés que leur épouse : effet combiné de la mortalité différentielle entre pères et mères, et de la différence d’âge entre époux.

80Deuxième préalable, il y a là aussi, comme entre conjoints et même davantage, un certain nombre de non-disponibles : cette ignorance concerne surtout le père ou la mère. J’en ai tenu compte de la même façon que précédemment, c’est-à-dire que chacune des colonnes du tableau est limitée aux cas où on sait pour les trois personnes impliquées, le ou la mariée, son père et sa mère, si elle a signé ou non.

81Enfin, c’est ici surtout une perspective de « destinée » qui est intéressante. C’est bien l’éventuelle transmission intergénérationnelle de la capacité à signer (comme indice de la transmission de la capacité à lire et écrire, ou même, si l’on veut élargir, du « capital culturel ») qui nous intéresse. Le tableau 1quarto se présente donc de façon à lire directement cette capacité.

82Elle est très grande. Opposons tout de suite les deux cas extrêmes, les familles où les parents ont signé tous deux et celles où aucun n’a signé. Dans les premières, 88,6 % des mariés ont eux-mêmes signé, et dans les secondes, 27,6 % (seulement, ou tout de même). L’écart est également très grand chez les mariées : si leurs deux parents ont signé elles sont 75,4 % à avoir signé aussi, si aucun n’a signé elles ne sont que 8,3 %. On constate donc que l’écart est encore plus ample pour les mariées, ce qui signifie qu’avoir des parents sachant signer est encore plus important, à cette époque, pour les femmes que pour les hommes.

83Du point de vue des progrès de l’alphabétisation, ces résultats sont instructifs. Quand on naît dans une famille où les deux parents savent signer, on le saura soi-même presque sûrement si l’on est un garçon : la compétence scripturale est pratiquement irréversible ou, si l’on veut, consolidée – et cela d’autant plus si plus tard ce garçon épouse une fille sachant elle aussi signer. En revanche, parmi les filles, le processus est moins solide : il est vrai que l’avantage d’être né dans une famille où l’on sait lire est encore plus grand pour les filles que pour les garçons, mais cela n’assure pas pour autant qu’elles sauront toutes signer : il est en effet singulier qu’un quart des mariées nées dans une famille de deux « lettrés » n’ait pas signé elle-même (et du coup, il n’est pas sûr que les petits-enfants du couple initial, qui savait signer, sachent eux-mêmes signer – surtout si leur gendre, lui aussi, ne le sait pas). C’est sans doute l’indice d’une certaine inattention, sous le Premier Empire (et d’ailleurs après), à l’éducation des filles, ce qui contribue à expliquer le retard d’alphabétisation de ces dernières tout au long du XIXe siècle, et même au-delà.

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84Un autre aspect doit être mentionné : c’est bien si les deux parents savent signer que l’enfant (presque toujours si c’est le fils, très souvent si c’est la fille) sait signer lui aussi. Qu’un seul des parents maîtrise cette compétence ne suffit pas du tout à en assurer une parfaite transmission. Si seul le père sait signer, l’enfant sait signer dans 70,1 % des cas seulement si c’est un garçon, et pratiquement deux fois moins souvent (41,3 %) si c’est une fille. Si c’est la mère seule qui sait signer au lieu des deux parents, la perte en ligne est du même ordre pour ses garçons et encore plus considérable pour ses filles : seule une sur quatre (27,3 %) dans ce cas sait signer – ce qui est tout de même très peu. Ainsi, pour être très forte, la transmission d’une génération à la suivante de la compétence scripturale n’est pas exempte de ratés, surtout s’il n’y a qu’un seul des parents qui sait signer, et surtout pour les filles.

85On constate d’ailleurs que la déclivité ne prend pas exactement la même forme pour les garçons et pour les filles. Pour les garçons, avoir un seul parent qui sait signer est certes moins favorable qu’en avoir deux, mais la vraie chute est entre avoir un seul parent sachant signer et n’en avoir aucun. Tandis que pour les filles la déclivité est régulière : avoir un seul parent qui sait signer est, pour elles, exactement intermédiaire entre avoir les deux qui le savent et n’en avoir aucun.

86Sur les fils, l’influence de la mère paraît un peu plus forte que celle du père, mais la différence est faible : les deux influences sont d’ampleur voisine ; sur les filles, en revanche, celle de la mère paraît plus faible que celle du père. Ces deux constats constituent une petite surprise, dans la mesure où souvent (à d’autres époques ou en se fondant sur d’autres mesures du « capital culturel »), l’influence de la mère sur l’instruction des enfants est supérieure à celle du père.

87Il est très intéressant, enfin, pour situer cette forte transmission scripturale, de la rapprocher de deux autres processus.

88D’abord de l’homogamie scripturale que nous avons étudiée plus haut. La conclusion est un peu incertaine, car les deux indices sur lesquels nous allons l’étayer fournissent un message opposé. Définissons d’abord les « immobiles scripturaux » : ce sont les familles où l’ascendant (soit le père, soit la mère) et le descendant (soit le marié, soit la mariée) ont le même « profil » : avoir tous deux signé, ou ne pas avoir signé tous deux. Ces immobiles scripturaux sont l’équivalent exact des homogames scripturaux évoqués plus haut. Voici quelle est leur proportion : entre le père et le fils, 76,4 % ; entre la mère et le fils, 68,2 % ; entre le père et la fille, 72,4 % ; entre la mère et la fille, 80,2 %. Elles sont donc du même ordre que la proportion de couples homogames scripturaux (73,9 %, je le rappelle), ce qui pousserait à conclure à une intensité voisine de la liaison dans les deux cas. Cependant, pour parlant qu’il soit, ce premier indice est un peu imprécis ; plus exactement, il n’est pas le meilleur qu’on puisse exhiber pour caractériser la force de la liaison entre ascendants et descendants d’une part, entre conjoints d’autre part. Comme on le verra ci-après à propos des tables de mobilité sociale, la sociologie moderne a dégagé celui qui paraît le meilleur, sous le nom de « rapport des chances relatives » : plus il est élevé plus la liaison est forte. Les quatre rapports des chances relatives des quatre tables de mobilité scripturale (père x fils, mère x fils, père x fille, mère x fille) sont inférieurs à celui qui se dégage du croisement des capacités scripturales des deux époux. À suivre ce second indice, jugé le meilleur, on conclut donc que la force de la transmission scripturale, très grande, est cependant un peu plus faible que l’homogamie scripturale. Dit autrement, les époux se ressemblent encore davantage que les pères et les enfants ou que les mères et les enfants.

89Second rapprochement : comparons la table de mobilité sociale père x fils de la table de mobilité scripturale père x fils. C’est une façon de comparer l’ampleur des deux transmissions, la transmission « sociale » et la transmission « culturelle ». Pour que la comparaison soit valide, il faut que les deux tables de mobilité, la scripturale et la sociale, soient de même dimension, donc 2 x 2 (puisque la table scripturale ne distingue que deux possibilités, a signé ou non). Les deux façons les plus pertinentes sociologiquement de déduire de la table de mobilité sociale précédente (tableau 1) une table qui oppose deux positions sociales seulement sont : soit opposer les paysans aux autres, soit opposer les non manuels aux autres. Nous ferons ci-après un large usage de ces deux réductions. Ce sont elles que l’on peut retenir ici. Cette fois-ci, nos deux indices, la proportion globale d’immobiles et le rapport des chances relatives, délivrent le même message, qui est donc solide : la liaison entre positions sociales du père et du fils est plus forte encore que celle entre leurs capacités scripturales. Nous raisonnons certes à un niveau d’agrégation très grossier : la société est découpée en deux grandes positions sociales seulement, et le degré d’instruction en deux niveaux aussi, mesurés au surplus par un indicateur sommaire. Mais même si on décontracte un peu, par exemple en identifiant trois niveaux de compétence parentale (les deux parents savent signer, un seul le sait, aucun ne le sait), et trois origines sociales au lieu de deux (père paysan, non manuel, ou manuel) la constatation demeure.

90Ainsi, à ce niveau d’agrégation (qui est très grand), la conclusion est claire : au cours de l’Empire, la transmission d’une génération à la suivante de la position sociale est encore plus forte que celle de la compétence scripturale [30].

91Nous allons maintenant reprendre notre étude de la mobilité sociale, telle qu’elle figure dans le tableau 1. C’est en effet cette table de mobilité 5 x 5 dont nous regarderons l’évolution au cours du temps, mais auparavant, elle appelle un certain nombre de remarques nécessaires pour la comprendre en profondeur et en enrichir l’interprétation.

iv. Mobilité sociale et mobilité en cours de carrière

92Dans ces tables, les deux positions, celle du père et celle du fils, sont observées au même moment, le mariage du fils, de sorte qu’elles sont observées à deux moments très différents de leur carrière respective. Cela pèse sur la signification qu’il convient d’accorder aux « mobiles » ou aux « immobiles ». En effet, si, en vieillissant, le fils (dans 20 ou 25 ans, quand il aura à peu près l’âge qu’a son père aujourd’hui au moment de son propre mariage), est dans une autre position, parce qu’il aura changé de métier, de lieu d’habitation, changements volontaires ou non, alors il peut cesser d’être immobile par rapport à son père, ou il peut devenir une autre espèce de mobile. En somme, la mobilité professionnelle (c’est-à-dire les changements en cours de vie active) perturbe la mesure que nous faisons ici de la mobilité sociale (d’une génération à la suivante) parce que le père et le fils ne sont pas repérés au même moment de leur vie, au même âge. Bien entendu, s’il n’y a pas, ou s’il y a peu de mobilité professionnelle, la perturbation sera nulle ou très faible. Et il est possible qu’il en soit en effet ainsi dans une société assez stable où le développement économique est encore peu marqué.

93Assez souvent, c’est en termes de mobilité professionnelle, celle qui concerne une même personne au cours de sa vie, et non en termes de mobilité sociale, entre deux générations successives, que Jean Tulard raisonne. Ainsi, par exemple, quand il écrit « avec l’avènement de l’Empire, les promotions de simples soldats au rang des officiers devient difficile », c’est bien de cela qu’il s’agit. Or mobilité professionnelle et mobilité sociale, si elles ont des liens, ne sont pas équivalentes : ici, les promotions en cours de carrière pourraient être plus difficiles, sans que l’accès direct à la position d’officier le soit. De même, lorsqu’il souligne « dans certaines régions, les paysans continuent d’accéder à la petite propriété ; mais ils n’ont guère de possibilité, en dehors du service militaire, d’échapper à leur condition », c’est encore une évolution en cours de vie active qu’il évoque. Or ils pourraient, au contraire « échapper à leur condition » lors de la génération suivante, c’est-à-dire à travers leurs descendants : après tout, qu’un fils de paysan sur cinq n’appartienne pas lui-même au milieu agricole lors de son mariage (tableau 1A) indique peut-être que nombre d’entre eux ont quitté ou vont quitter au cours de leur propre vie la condition paysanne. Il y a donc place pour, à la fois, des ralentissements ou des difficultés lors de changements ou de promotions en cours de vie active et maintien d’une certaine mobilité d’une génération à la suivante [31].

94Pouvons-nous fournir quelques indices permettant d’apprécier l’ampleur possible de la mobilité professionnelle sous l’Empire ? C’est ici qu’il faut examiner deux éléments, ignorés jusqu’à maintenant. D’abord, comparons les structures sociales du père et du fils au même moment, ici lors des mariages conclus entre 1803 et 1814 – ce qu’on appelle les « marges » de la table (tableau 1A et B). Elles ne sont pas identiques, même si elles diffèrent peu : les pères sont plus souvent paysans et non manuels, ou, façon symétrique de s’exprimer, les fils sont plus souvent manuels. Quelle est la source de cette différence ? Est-ce un effet de carrière – auquel cas les fils seront comme leur père dans vingt ou vingt-cinq ans, ce qui signifie que certains changeront de métier pour devenir laboureur, ou fermier, ou même propriétaire agricole, d’une part, tandis que d’autres deviendront par exemple employés ? Ou bien est-ce un effet de génération, dû au fait que les pères et les fils étant de générations différentes, se sont insérés dans une société à (environ) 20-25 ans d’intervalle, société qui a donc changé, auquel cas il est peut-être normal que, comme un reflet de ce changement, la structure sociale des pères aux fils évolue vers moins de métiers non manuels et métiers agricoles ? On peut hésiter entre ces deux explications, y compris parce que les deux mouvements, les changements de position en cours de vie active des personnes, d’une part, l’évolution de la structure sociale sous l’effet du développement, d’autre part, doivent à cette époque être assez modestes. Pour essayer de trancher, on pourrait regarder ce que seront ces fils lorsqu’ils auront l’âge qu’a leur père à leur propre mariage. C’est possible, indirectement : regardons en effet les pères lors des mariages conclus vingt ou vingt-cinq ans après 1803-1809, donc de 1825 à 1834. Il y a certes de nombreuses raisons pour que les pères de ces années ne soient pas exactement les fils qui se sont mariés entre 1803 et 1809 : des fils peuvent être morts durant ces 20-25 ans, et le taux de mortalité diffère sûrement selon la position sociale – ce que l’on nomme la « mortalité différentielle ». D’autre part, ces fils ont eu eux-mêmes diversement des fils (« fécondité différentielle ») et ces fils, s’ils ont survécu (« mortalité différentielle » à nouveau, mais chez les fils cette fois), se sont plus ou moins mariés (« nuptialité différentielle »). Bref, les pères des mariés de 1825-1834 ne sont pas exactement, en plus vieux, les fils qui se sont mariés entre 1803 et 1809. À observer cependant leur structure sociale et à la comparer à celle des mariés 20-25 ans auparavant (tableau A3.1 dans l’annexe 3), on retrouve la même double caractéristique que précédemment : ces pères de 1825-1834, qui sont plus ou moins censés être, en plus vieux, les mariés de 1803-1809, sont plus souvent paysans et non manuels qu’eux : ce qu’on peut expliquer par la mobilité professionnelle, un certain nombre de ces mariés de 1803-1809 ayant connu des changements de position en cours de vie active, les conduisant à devenir propriétaires exploitants ou non manuels. Cette comparaison, toute imprécise qu’elle soit, pousse donc à conclure qu’il faut sans doute voir dans la différence de structure entre les pères et les fils de la table de mobilité, du moins dans ces décennies du début du XIXe siècle, surtout un effet de la mobilité professionnelle – résultant, fondamentalement, du fait qu’au mariage du fils, le père et le fils n’ont pas le même âge, c’est-à-dire n’en sont pas au même point de leur carrière respective.

95Mais alors, cela pose un problème grave d’appréciation de la mobilité sociale elle-même. On avait conclu, par exemple, ci-dessus que les non manuels occupaient une sorte de « place pivot » du fait que les fils mobiles de non manuel occupaient plus ou moins à égalité les trois fonctions, manuel qualifié, manuel non qualifié, paysan. Si les deux premières positions sont (partiellement) provisoires, devant, du fait des changements en cours de vie active, laisser la place à un métier non manuel (au même âge que son père), alors la mobilité sociale réelle risque d’être surestimée par cette table de mariage. En théorie, oui. En pratique, l’impact, sinon sur l’ampleur de la mobilité sociale du moins sur les indicateurs qui nous ont permis de la décrire jusque-là, n’est peut-être pas trop marqué. Peut-être pourrait-on s’en faire une idée en se demandant ce que serait la table de mobilité entre 1803 et 1814 entre des pères et des fils observés à un âge voisin ? Pour approcher cette idée, on peut « construire » une table de mobilité durant cette période qui serait très probablement celle qu’on aurait observée si les pères et les fils présentaient (par hypothèse, ceci découlant du fait de les observer au même âge environ) exactement la même structure sociale [32]. Je reporte en annexe 3 la démarche qui permet de bâtir cette construction (démarche usitée pour la première fois à cette occasion, mais à laquelle je recourrai plusieurs fois dans cette étude) pour n’en retenir que le résultat : cette table de mobilité construite dont les deux marges sont égales (et égales à la marge des pères de la table observée) aboutit à une proportion de mobiles de 25,1 %. C’est, comme attendu, plus faible que le taux observé de 30 % : on surestime donc la mobilité sociale « réelle » en la regardant à travers un tableau de mariage, mais la surestimation est faible, de sorte que le biais apporté par cette « grille d’observation » particulière paraît modéré.

v. Mobilité structurelle et circulation

96Les sociologues, pour aller plus loin que le genre de description présenté dans les pages précédentes, se sont efforcés de forger des outils d’analyse. Et depuis très longtemps (et encore aujourd’hui, mais peut-être un peu moins), ils ont avancé, pour ce faire, le concept de « mobilité structurelle ».

97De quoi s’agit-il ? Reprenons cette idée que deux générations, à vingt ou vingt-cinq ans d’intervalle, ne connaissent pas exactement la même situation. Sous l’effet du développement économique, fût-il faible, la structure sociale a évolué : des emplois, des positions ont disparu, d’autres se sont créés. Schumpeter qualifiait précisément le développement de « destruction créatrice ». C’est évidemment très accentué lors des crises ou des grandes mutations, mais, sauf dans le cas d’une société rigoureusement stable, cela se produit en permanence. Le concept de « mobilité structurelle » vient alors de cette idée que cette évolution de la structure sociale « s’impose » aux personnes : leur position sociale n’est pas, ou n’est pas que, le résultat d’un libre choix, mais au contraire dépend de cette contrainte, s’inscrit nécessairement dedans. Un cas typique de cette situation est l’exode agricole : lorsque la société cesse d’être agricole (ou rurale) les fils « doivent » quitter la terre ; ils ne peuvent, autant que leur père, exercer une profession agricole : ce n’est plus assez rentable, le mode de vie agricole n’est plus acceptable, etc. Dans ce cas, la contrainte de la structure sociale exerce un effet de « repoussoir », elle oblige (ou elle conduit, dans une version plus douce de la contrainte) à ne pas être ceci ou cela. Dans d’autres cas, lorsque la société offre des occasions nouvelles (mutations technologiques, vitesse du développement, tertiarisation ou urbanisation de l’économie, de la société, etc.), la « contrainte » consiste au contraire en un effet d’appel d’air : elle pousse (ou elle incite) à être ceci ou cela. Cette contrainte exercée sur les destinées individuelles par l’évolution « macroéconomique » ou « macrosociale » est précisément responsable de ce qu’on appelle la « mobilité structurelle », c’est-à-dire le minimum de mobilité des pères aux fils qu’impose nécessairement l’évolution de la société en une génération. Bien entendu, toute la mobilité n’est pas structurelle : la différence entre la mobilité observée et la mobilité structurelle est appelée, dans ce cadre de réflexion, « circulation ». Et les sociologues tendent à considérer comme véritable indice de la « souplesse » d’une société la seule circulation : car ils sont tentés de juger que la mobilité structurelle est, en quelque sorte, de la mobilité « forcée », qui dit bien plus sur la vitesse du développement économique et social que sur la souplesse de la société, ou l’évolution des distances entre positions sociales. En effet, c’est plutôt la circulation qui, dans cette perspective de distances, compte : plus elle sera grande, donc plus la mobilité observée sera supérieure à ce « minimum » qu’est la mobilité structurelle née du développement, plus on pourra en effet considérer que les classes sociales sont proches, puisque plus importants seront les flux qui les relient les unes aux autres « sans y être contraints ».

98Tout ce raisonnement est incontestablement intéressant, en plus d’être exact. Là où le bât blesse, c’est quand on s’efforce de l’appliquer pour atteindre des estimations concrètes des deux sortes de mobilité, de façon à faire le départ entre elles. Car on considère d’ordinaire que les deux « marges » de la table de mobilité représentent assez précisément la structure sociale à chacune des deux périodes, celle des pères et celle des fils, pour juger que ce sont elles, et plus précisément leur différence, qu’on peut prendre comme mesure de la contrainte exercée et en déduire les estimations cherchées. Or cela est déjà approximatif dans le cas « usuel » où le père et le fils sont observés à peu près au même moment de leur carrière respective, donc en effet à 20-25 ans d’intervalle. Mais c’est sûrement faux lorsque, comme ici, ils le sont au même moment et à deux âges différents, et qu’on interprète (cf. ci-dessus) les écarts entre les deux structures plutôt comme un effet de cette différence d’âge. Je ne crois donc pas qu’il soit possible ici, à partir des tableaux de mariage, d’estimer comme d’habitude, les concepts de mobilité structurelle et de circulation – et cela bien que le raisonnement théorique qui les fonde soit pertinent [33].

vi. La référence à l’idéal d’égalité des chances

99Il est en revanche plus fécond, car cette fois-ci le matériau empirique va permettre de l’estimer, de faire intervenir l’idée, ou le modèle, d’« égalité des chances ». La France et les sociétés démocratiques en général sont aujourd’hui focalisées sur l’idée d’égalité des chances – et cela dans tous les domaines. Idéal ou utopie, qui, certes, est souvent démenti par l’expérience, mais qui constitue l’horizon des revendications, des souhaitables, qui est l’aune principale à laquelle les démocraties, justement en raison de leur nature, sont évaluées. Même si cet idéal n’était pas aussi présent dans les esprits durant l’Empire qu’aujourd’hui, il est intéressant de l’appliquer au cas de la mobilité sociale de cette période.

100Que veut dire, dans ce domaine, « égalité des chances » ? Cela signifie qu’il n’y aucun avantage ou handicap à être né dans tel ou tel milieu, donc que la position sociale ne dépend pas de l’origine. D’une génération à la suivante, « les cartes sont rebattues », ou, si l’on veut, la société est si « fluide » qu’elle est « sans mémoire ». Fiction bien entendu, ou utopie, que certains philosophes, dont le plus célèbre est Platon, ont célébrée en recommandant, ce dernier sur le mode d’éducation de la ville de Sparte, d’ôter aux parents l’éducation de leurs enfants, pour la confier à l’État et, par-là, atteindre à cet évanouissement du rôle du milieu d’origine.

101Si la position sociale est indépendante du milieu d’origine, c’est que, quelle que soit leur origine, les fils ont en moyenne la même destinée : toutes les « lignes » du tableau 1A des destinées sociales seraient les mêmes, égales par conséquent à la structure sociale moyenne des fils, c’est-à-dire à la « marge du bas » du tableau de mariage. De même le recrutement d’une position sociale serait non pas ce qu’on observe sur le tableau 1B, mais identique à celui de chacune des autres, et donc égal à la structure sociale des pères, c’est-à-dire à la marge de droite du tableau de mariage (tableau 1B). Pour apprécier à quel point la réalité diffère de ce modèle théorique, il suffit donc de comparer les destinées effectives (lignes du tableau 1A) avec la marge du bas, et les recrutements effectifs (colonnes du tableau 1B) avec la marge de droite du tableau.

102Dans cette comparaison éclate à nouveau l’ampleur de l’immobilité. Par exemple, ce ne serait pas trois quarts des fils de paysan qui seraient paysans, mais moins de la moitié (44 %) et ils seraient deux fois plus souvent manuels qualifiés que ce qu’on voit (22 % contre 10,3 %) ; ce ne serait pas la moitié des fils de non manuel qui seraient eux-mêmes non manuels, mais moins de dix pour cent (8,6 %). Ou encore, l’autorecrutement des non manuels (79,6 %) serait extrêmement modeste (13 %) ; en fait, le recrutement des non manuels serait très dispersé : la moitié seraient fils de paysan, et il y aurait autant de fils de manuel qualifié ou de manuel non qualifié que de fils de non manuel (à chaque fois un sur sept).

103On ne doit pas être surpris que la mobilité sociale effective soit si éloignée de cette fiction d’indépendance entre origine et position sociales : par définition, la transmission, qui est en un sens au cœur d’une société, au cœur de l’éducation familiale notamment, contrecarre une telle indépendance. Ce qui est important, si l’on croit à la pertinence de ce raisonnement, c’est de mesurer la « distance » qui sépare la réalité de cet « idéal » d’égalité des chances, et ensuite, de voir si cette distance s’accroît ou se réduit au cours du temps.

104Les statisticiens ont inventé de multiples façons de mesurer l’écart entre deux tables de mobilité, ici celle qui est observée et celle qui le serait si l’égalité des chances était satisfaite. La plus naturelle est celle-ci : quelle proportion de population faudrait-il « déplacer » pour que l’on passe de la table de mobilité observée à celle qui le serait si l’idéal s’appliquait, c’est-à-dire si la position était indépendante de l’origine ? Bien entendu plus cette proportion est élevée, plus la réalité est éloignée de l’idéal, c‘est-à-dire, plus, dans la société étudiée, la transmission du statut d’une génération à la suivante est prononcée, est inégalitaire. Dans le cas de la table de mobilité (du tableau de mariage) observée sous le Premier Empire (de 1803 à 1814) cette proportion est de 40,7 %. C’est considérable, mais une valeur élevée n’étonne nullement. En réalité elle ne prendra tout son sens que par comparaison, avant et après l’Empire.

vii. Les rapports des chances relatives

105L’analyse moderne des tables de mobilité sociale se fonde le plus souvent sur ce qu’on appelle les « rapports des chances relatives ». Ce sont des indices particuliers, internes à la table et qui possèdent beaucoup d’avantages, comme on va le voir. Ce sont eux, en particulier, qui permettent, mieux que la « circulation » précédente, d’approcher l’idée de « fluidité » d’une société. Nous les avons rencontrés plus haut, sans les justifier, lors de l’étude de l’homogamie et de la mobilité scripturales. Il convient maintenant de les expliquer.

106Prenons les fils d’une origine donnée, par exemple les fils de paysan. Selon la table de mobilité de l’Empire (tableau 1A), ils ont plus de chances d’être manuels non qualifiés que manuels qualifiés : 1,6 chances de plus, ceci étant le rapport des proportions de ceux qui deviennent manuels non qualifiés et manuels qualifiés (10,3 / 6,6). Ce rapport de 1,6 mesure bien la « chance relative », pour les fils de paysan de devenir manuel non qualifié plutôt que manuel qualifié. Bien entendu, si l’on prenait une autre origine sociale, cette chance relative serait toute différente. Par exemple, les fils de manuel non qualifié ont, eux, 4,6 chances de plus (73,7 / 15,9) d’être manuel non qualifié plutôt que manuel qualifié. Le « rapport des chances relatives », pour ces deux origines (paysan et manuel non qualifié) et ces deux destinations (manuel non qualifié et manuel qualifié) est, par définition, le rapport de ces deux chances relatives, soit 1,6 / 4,6 = 0,3. Que dans ce cas cette valeur soit inférieure à un se comprend bien : la destinée des fils de paysan est en effet plus équilibrée entre manuels non qualifiés et qualifiés que celle des fils de manuel non qualifié.

107Il y a pour une table de mobilité distinguant n positions sociales (n-1) x (n-1) rapports des chances relatives indépendants. Une première propriété intéressante est que si la mobilité respecte l’idéal d’égalité des chances, alors tous ces rapports des chances relatives sont égaux à 1, et réciproquement. Plus ils s’éloignent de 1 plus la mobilité observée s’éloigne de cet idéal, et l’on a ainsi une autre mesure de l’écart entre la mobilité observée et cet idéal. Mais cette mesure est malcommode puisqu’on a beaucoup de rapports, par exemple dans notre cas : 16. Aussi n’est-ce pas cette propriété qui importe le plus. Ce qui est capital, et c’est la raison pour laquelle ces rapports sont aujourd’hui privilégiés dans l’analyse d’une table de mobilité, c’est qu’ils expriment l’association entre origine et position sociales indépendamment des marges de la table. Autrement dit, ils permettent en un certain sens de s’abstraire du fait qu’on a repéré l’origine et la position sociales à deux âges différents du père et du fils. Ces rapports caractérisent, en soi ou de façon intrinsèque, si l’on veut, la force des diverses associations entre les classes sociales, et c’est pourquoi ils expriment bien l’ampleur de la fluidité effective de la société [34].

108D’où l’immense intérêt de les calculer et d’analyser leur valeur [35]. Mais avoir distingué 5 positions et origines sociales conduit à 16 rapports à présenter, ce qui est évidemment trop. On peut alors en choisir quelques-uns, intéressants dans la perspective de la seconde partie de cette étude, c’est-à-dire certains des rapports des chances relatives qui font intervenir les non manuels. Lorsqu’on fait cela, on en conclut, résultat intéressant, que dans la société impériale la position de non manuel est plus proche de celle de paysan que de celle de manuel (qualifié ou non) [36].

109Mais il est plus clair, peut-être, de raisonner sur une table de mobilité, non plus à 5 positions, mais à 2, car alors il n’y a qu’un rapport de chances relatives. On perd en pertinence, puisque ne distinguer que deux positions sociales c’est évidemment très grossier. Mais on y gagne de n’avoir plus qu’un rapport des chances relatives, qui donc, à lui seul, synthétise l’association, indépendamment des marges, je le répète, entre ces deux positions.

110On peut d’abord regrouper les positions sociales pour opposer les paysans aux autres (y compris les ouvriers agricoles). Il est alors possible, sur cette table de mobilité sociale 2 x 2, de calculer tous les indicateurs qui ont été présentés depuis le début. Avec cette « lunette », le taux de mobilité totale s’élève à 16,1 %, deux fois moins important que le taux calculé à partir de 5 positions. L’autorecrutement des non manuels ne se voit pas avec cette lunette, puisqu’ils sont mélangés à l’ensemble des « non paysans ». En revanche, l’autorecrutement des paysans est toujours de neuf sur dix (90,1 %). La destinée des fils de paysan est très différente de celle des fils venant des autres milieux : les premiers sont, dans trois quarts des cas (77,1 %), eux-mêmes paysans, tandis que les seconds ne le sont que dans moins de dix pour cent des cas (9,0 %). C’est ce que confirment les deux derniers indices. La distance de cette table qui oppose les paysans aux autres à l’idéal d’égalité des chances est très grande : il faudrait déplacer 34,1 % de la population pour le satisfaire. Et le rapport des chances relatives se monte à 34,3 : les fils de paysans ont, par rapport aux autres, 34 fois plus de chances d’être paysans eux-mêmes que de ne pas l’être. Plus que de « fluidité », il serait plus approprié de parler de « viscosité ».

111On peut ensuite opposer les non manuels au reste de la société, ce reste regroupant les positions de paysan, d’ouvrier agricole et de manuel (qualifié ou non), Sur cette table de mobilité 2x2, le taux de mobilité totale est très faible : 7,9 %, deux fois inférieur au précédent. L’autorecrutement des non manuels est toujours le même bien entendu (4 sur 5 : 79,6 %) et la destinée des fils de non manuel est presque équilibrée, moitié/moitié, entre non manuels et autres (52,5 %/47,5 %). La différence de perspective entre les deux points de vue apparaît ainsi à nouveau nettement : à un autorecrutement très marqué s’articule une destinée assez diverse. L’écart avec l’idéal d’égalité des chances est important (il faudrait « déplacer » à peu près 11,4 % de la population pour qu’il soit satisfait – ce qui est justement à peu près l’importance, dans la société, des non manuels). Le relatif équilibre des destinées des fils de non manuel ne doit d’ailleurs pas aveugler : elles sont très particulières, comparées à celles des fils issus des autres milieux. C’est in fine ce que montre la valeur du rapport des chances relatives : la « fluidité » entre ces deux grandes catégories, non manuel versus autres, est en réalité faible puisque les fils de non manuel ont, par rapport à ceux des autres, 54 fois plus de chances d’être non manuels eux-mêmes que de ne pas l’être. La « viscosité » entre manuel et autres est ainsi du même ordre (un peu plus forte) que celle qui se voit entre paysan et autres.

B. La hausse par rapport à l’Ancien Régime

112Résumé : La principale conclusion qui se dégage de cette partie est que la mobilité sociale a crû de façon modérée entre la seconde partie du XVIIIe siècle et le Premier Empire : elle augmentait en effet déjà à la fin de l’Ancien Régime et la tendance s’est poursuivie, peut-être en se ralentissant, du moins quand on compare directement cette fin d’Ancien Régime à l’Empire, en omettant la période révolutionnaire. Cela se voit d’abord à partir des éléments empiriques dont on dispose pour deux endroits, le Pas-de-Calais et Vendôme. Puis, en ayant « construit » des tables de mobilité sociale plausibles pour l’ensemble du territoire pour la seconde partie du XVIIIe siècle, la même tendance se dégage au niveau national.

113On ne dispose pas, pour le XVIIIe siècle, de données analogues, c’est-à-dire portant sur tout le pays, à celles du Premier Empire. Nous allons donc faire deux choses dans cette partie, pour essayer d’approcher tout de même le phénomène.

114D’abord, examiner l’évolution de la mobilité sociale sur les deux territoires, le département du Pas-de-Calais et la ville de Vendôme, où, grâce à d’admirables travaux de généalogistes locaux, de telles tables sont connues, et cela dans la même forme et la même nomenclature que la table nationale précédente. Ensuite tenter de « construire » une table de mobilité valable pour tout le territoire, précisément en partant de ces données partielles connues et en les extrapolant au pays entier, sous une hypothèse que j’expliquerai et justifierai.

115Auparavant, comme c’est la première fois que nous allons utiliser notre nomenclature de positions sociales sur l’Ancien Régime, il faut, ne serait-ce que brièvement, s’interroger sur la pertinence, pour l’Ancien Régime justement, de cette démarche. Car pour les régimes d’après la Révolution, il n’y a pas de difficulté fondamentale à retenir une nomenclature fondée sur les professions regroupées en un schéma de structure sociale. Mais pour la monarchie d’avant ? Était-ce un régime d’« ordres » (« ordres » ou « états »), ou de « corps » (« corps » ou « corporations »), ou de « classes sociales » ? Les historiens se sont profondément divisés sur cette question. Et l’on peut en effet hésiter dans la mesure où l’Ancien Régime présentait des traits relevant de ces trois modèles. Sans du tout approfondir ces questions, on peut cependant être sûr qu’en effet la division en ordres jouait un rôle fondamental : en matière de prestige, de rôle social et politique, de fisc, etc. Il est sûr aussi que l’importance, dans le domaine professionnel, des corporations était très grande (relations et reconnaissance professionnelles, accès aux métiers et aux statuts professionnels – apprentis, maîtres, etc.). Il est sûr enfin qu’un modèle de classes sociales, avec sa double dimension de position objective et subjective dans la société et de lutte pour l’accès aux richesses ou au pouvoir, était également présent, surtout à la fin de l’Ancien Régime : le tiers état, pour ne prendre qu’un exemple, était loin d’avoir l’homogénéité que lui supposerait un régime d’ordres « pur », comme on l’a bien vu lors du déroulement de la Révolution elle-même.

116Les deux premières dimensions ont été détruites par la Révolution. On le sait pour les trois ordres, on le sait peut-être moins pour les corporations, dont la loi d’Allarde puis celle de Le Chapelier (1791) ont interdit l’existence [37]. Et c’est pourquoi c’est bien une nomenclature de position sociale qui est la plus adaptée pour réfléchir à notre sujet après la Révolution. La retenir aussi, comme nous allons le faire maintenant, pour l’Ancien Régime, c’est-à-dire ignorer les deux premières dimensions au profit de la troisième, celle de « classes sociales », appauvrit certainement, biaise même la perception de la transmission du « statut » du père au fils durant cette période. Le pari est que ce point de vue particulier que crée cette nomenclature reste très pertinent – précisément parce que la société d’alors était aussi une société de classes sociales. Si l’on veut regarder les choses autrement, on peut également dire que c’est le prix à payer pour pouvoir procéder à des comparaisons temporelles – prix que l’on est prêt à payer, en effet, dès lors qu’il n’est pas trop élevé, vu l’extrême intérêt d’une telle comparaison. J’ajoute que la perspective des ordres se retrouvera dans la seconde partie, lorsqu’on s’interrogera sur la place de l’ancienne noblesse parmi les nouvelles élites, « compensant » ainsi quelque peu son absence ici, lors de l’analyse globale de l’évolution de la mobilité [38].

i. La hausse de la mobilité sociale dans le Pas-de-Calais et à Vendôme

117L’évolution de la mobilité sociale au cours du temps va être approchée par huit indices. Voici leur dénomination, la façon de les mesurer, et, pour rappel, la valeur qu’ils prennent sous l’Empire.

118L’ampleur de la mobilité : proportion de mobiles. Elle vaut 30 % sous l’Empire (cela, dans la table de mobilité 5 x 5 ; ce sont les tables de cette dimension dont nous allons étudier l’évolution).

119L’autodestinée des fils de paysan : proportion d’entre eux qui sont paysans. Elle vaut à peu près trois quarts (77,1 %) sous l’Empire.

120L’autorecrutement des non manuels : proportion d’entre eux qui sont fils de non manuel. Elle s’établit à quatre sur cinq (79,6 %) sous l’Empire.

121La distance à l’idéal d’égalité des chances : proportion de population qu’il faudrait « déplacer » pour atteindre cet idéal. Elle est égale à un peu moins de la moitié (40,7 %) sous l’Empire.

122Le paramètre de « viscosité » : indice issu de l’estimation du « modèle de Xie ». Le « modèle de Xie » consiste à supposer que la table de mobilité évolue au cours du temps de telle façon que les rapports des chances relatives peuvent varier, mais de façon parallèle entre eux, selon un certain rythme temporel. La variation de l’indice d’une table à l’autre mesure justement cette évolution. Comme il n’est connu qu’à une constante près, il a été normé à 1 pour la table de mobilité de 1803-1809, et plus il est faible plus la fluidité est grande. D’où le nom de paramètre de « viscosité » que je lui donne. Il vaut 1,05 sous l’Empire [39].

123Le rapport des chances relatives entre paysan et autres : cet indice est calculé sur la table de mobilité 2 x 2, paysan versus autres. Il mesure la chance relative d’être paysan plutôt que de ne pas l’être, chez les fils de paysan par rapport à ce qu’elle est chez les fils des autres milieux. Il vaut 364 sous l’Empire, c’est-à-dire que cette chance relative est 34 fois plus élevée parmi les premiers que parmi les seconds.

124Le rapport des chances relatives entre non manuel et autres : comme le précédent, cet indice est calculé sur la table de mobilité 2 x 2, mais cette fois-ci celle qui oppose les non manuels aux autres. Il mesure la chance relative d’être non manuel plutôt que de ne pas l’être, chez les fils de non manuel par rapport à ce qu’elle est chez les fils des autres milieux. Il s’élève à 54 sous l’Empire.

125La distance de la table de mobilité d’une période donnée par rapport à celle du Premier Empire : c’est la proportion de population qu’il faudrait déplacer pour que la table d’une période donnée soit celle du Premier Empire. Par définition, cet indice vaut 0 pour l’Empire.

126Chacun de ces huit indices a des qualités et des défauts, et exprime « quelque chose » de la table de mobilité, quelque chose qui diffère d’un indice à l’autre. Pris ensemble, ils donnent de la table une bonne vue synthétique, et leur évolution permet d’apprécier l’évolution de la mobilité. Certains indices sont partiels, mais importants (autodestinée des fils de paysan dans une société largement rurale, autorecrutement des non manuels dans la perspective de la seconde partie de cette étude) ; d’autres sont globaux (ampleur de la mobilité, distance au modèle d’égalité des chances, paramètre de viscosité), sans qu’ils mesurent exactement la même chose. Certains sont sensibles aux marges des tables de mobilité (donc aussi à l’évolution de celles-ci au cours du temps) : les trois premiers et le dernier – ce qui sans doute affaiblit un peu leur pertinence. En revanche, les quatrième à septième n’y sont pas sensibles.

127Dans le Pas-de-Calais comme à Vendôme, la mobilité sociale a été plus élevée lors de la période couvrant (à peu près) la Révolution et l’Empire que durant le demi-siècle qui l’a précédée : dans le Pas-de-Calais, six ou sept (selon le point de départ : 1745-59 ou 1760-89) des huit indices vont dans ce sens, et à Vendôme sept quel que soit le point de départ, mais leur imprécision est ici plus grande (tableau 2). Prenons par exemple, la proportion de mobiles. Selon le territoire, elle est passée d’une valeur de 32 ou 35 % (1745-59), ou de 37 % (1760-89) à 38 % lors de la période « Révolution-Empire ». Le paramètre de viscosité, lui, a diminué de 20-25 % par rapport à 1745-59 et de 15 % par rapport à 1760-89. Dans le même sens, la distance à l’égalité des chances s’est réduite, surtout dans le Pas-de-Calais (de l’ordre de 7 points depuis le milieu du XVIIIe siècle). L’évolution des rapports des chances relatives va dans le même sens (avec une petite exception dans le Pas-de-Calais). D’ailleurs, la distance de la table de mobilité de l’Ancien Régime à celle de la période « Révolution-Empire » est en effet notable (environ 15 % dans le Pas-de-Calais et 14 % ou 19 % à Vendôme).

128Il n’y a donc pas d’ambiguïté sur la conclusion globale. Trois aspects complémentaires peuvent être évoqués.

129D’abord, bien entendu, il faut s’interroger sur la représentativité de cette augmentation. Il n’y a aucune raison de l’extrapoler à l’ensemble du territoire, et c’est pourquoi dans le paragraphe ci-dessous on examinera ce qui peut être avancé à l’échelle de la France. Notons cependant un point intéressant : l’augmentation de la mobilité a lieu dans ces deux territoires. Certes ils sont, avant le décollage économique, moins différents socialement que ce qu’on pourrait croire (et qu’ils seront ensuite), même si le Pas-de-Calais est plus manuel et moins agricole que Vendôme [40]. Mais ils sont éloignés, sans doute n’entretenant à cette époque guère de relation suivie, et donc plus ou moins « indépendants ». Que l’augmentation se voie dans deux contextes indépendants et différents revêt alors une signification certaine [41].

130En second lieu, les contraintes des données font comparer la seconde partie du XVIIIe siècle à une période hétérogène au regard de nos hypothèses : toute la période « Révolution-Empire » pour le Pas-de-Calais et presque toute pour Vendôme. Entre ces deux périodes, la hausse de la mobilité est bien réelle, mais il n’est pas sûr du tout qu’on en observerait aussi une si l’on comparait la seconde partie du XVIIIe siècle à la seule période impériale. Plaçons-nous maintenant dans le cadre de la thèse de Jean Tulard (le raisonnement est analogue dans le cadre de la thèse de Sorokin), où la Révolution a provoqué une forte hausse, tandis que l’Empire a connu un ralentissement, voire un arrête de la mobilité. Que la hausse soit nette (dans le Pas-de-Calais et à Vendôme) du XVIIIe siècle à la période mixte « Révolution-Empire » signifie alors que dans ces deux territoires le ralentissement impérial n’a pas compensé la forte hausse révolutionnaire.

figure im5

131Troisième observation, il est intéressant d’affiner quelque peu l’analyse en ayant en tête l’hypothèse issue de la réflexion de Tocqueville. Il semble en effet que dans le Pas-de-Calais une bonne partie de la hausse de la mobilité ait été acquise à la fin de l’Ancien Régime : des années 1745-59 aux années 1760-89 la hausse est non seulement déjà visible, mais elle est pour certains indices plus prononcée qu’entre 1760-89 et 1790-1814. Cela se voit par exemple très bien sur le taux global de mobilité, qui passe de 32 % à 37 %, puis « seulement » de 37 % à 38 %. Également sur la distance à l’égalité des chances. De même sur l’autorecrutement des non manuels. L’indice de viscosité, lui, diminue de façon régulière, sans accélération. Mais ce n’est plus vrai pour les autres indices. À Vendôme cette hausse importante avant la Révolution ne paraît guère se dégager, l’évolution de la plupart des indices étant faible ou même dans l’autre sens. Ainsi, il semble qu’au moins sur certaines parties du territoire une grande partie de la hausse de la mobilité ait eu lieu avant la Révolution, ce qui irait dans le sens de la thèse de Tocqueville – mais l’observation porte sur toute la période Révolution-Empire et non sur la seule période révolutionnaire, ce qui affaiblit la portée de cette conclusion : si l’on pouvait en effet comparer avec la seule période révolutionnaire, même dans le cas du Pas-de-Calais la hausse par rapport à la fin du XVIIIe siècle pourrait être très forte (et qu’on ne verrait pas ici).

ii. La construction de tables de mobilité sociale françaises pour la seconde partie du XVIIIe siècle

132La table de mobilité sociale du Pas-de-Calais pour, par exemple, la période 1760-1789 est connue, et ses flux dépendent, comme nous l’avons déjà dit, de deux choses indépendantes : d’abord des deux structures sociales des pères et des fils, qui, toutes deux, sont propres à ce département particulier ; puis de la structure des associations entre les cinq positions sociales telle qu’elle est estimée par les 16 rapports des chances relatives dans ce département sur cette période. Ces deux éléments sont, et c’est le point important, indépendants en ce sens que la structure des associations ainsi appréciée serait la même si les structures sociales du département étaient différentes. C’est une structure d’associations « intrinsèque » en quelque sorte (bien entendu propre au département).

133La « construction » d’une table nationale au cours de cette période 1760-1789 va reposer sur ces deux facteurs. D’une part, sur les structures sociales paternelle et filiale nationales (qu’il va falloir estimer) ; d’autre part, sur l’hypothèse que cette structure intrinsèque d’associations est identique sur tout le territoire. Je reporte dans l’annexe 3 une présentation détaillée de la méthode pour n’en retenir ici que l’esprit.

134L’estimation des structures sociales paternelle et filiale de la France en 1760-1789 (qui seront les deux marges de la table qu’on cherche à construire) est assez difficile, de sorte que seront retenues deux variantes possibles : soit retenir des marges dérivées de celles du Pas-de-Calais et de Vendôme en 1760-1789, soit retenir purement et simplement les structures paternelle et filiale nationales de 1803-1814. Il est assez plausible que les marges de 1760-1789 soient en effet proches de celles de l’Empire, s’agissant d’une société qui, vue à travers le prisme très grossier de notre nomenclature, est sans doute assez stable économiquement.

135Ensuite, comment se fait la construction d’une table nationale respectant des marges données ? De la façon suivante. Puisqu’on suppose la structure des associations mesurée dans le Pas-de-Calais à cette période identique sur tout le territoire, on « cale », suivant une procédure spécifique, cette structure sur les deux marges paternelle et filiale nationales cibles. Comme nous avons retenu deux variantes de marges, cela aboutit à deux tables possibles.

136Mais on peut tout aussi bien, pour cette construction, partir des associations repérées, toujours en 1760-1789, à Vendôme. Certes, elles sont censées être les mêmes que dans le Pas-de-Calais, puisqu’on les suppose constantes sur tout le territoire, mais les aléas, importants du fait de la faiblesse du nombre de mariages, suffirait à expliquer que l’identité ne soit pas vérifiée empiriquement. Donc, le calage des associations vendômoises sur les mêmes marges nationales que précédemment conduit à deux autres tables nationales.

137Au total, ces quatre tables constituent quatre constructions possibles, et le fait qu’il y en ait quatre illustre l’incertitude de la construction ; et c’est la raison pour laquelle les huit indices que nous avons définis ont été calculés pour chaque table.

138Mais on peut faire un pas de plus pour aboutir, à partir de ces tables, à une « table préférée ». Pour disposer au mieux de toute l’information, en effet, la « meilleure » construction va être une combinaison linéaire des tables issues du Pas-de-Calais et de celles issues de Vendôme (dans cette combinaison le Pas-de-Calais aura un poids deux fois plus important parce qu’il fournit des observations plus précises). Comme cette combinaison peut être faite avec chacune des deux variantes des marges, on aboutit à deux « tables préférées ». Mais, à l’examen, celle qui a les mêmes marges que l’Empire paraît plus plausible, de sorte qu’on arrive à « une table construite préférée » et une « seconde préférence ». Les deux seront présentées pour, là encore, tenir compte de l’incertitude de la construction.

139Toute cette procédure peut naturellement être appliquée sur une période antérieure à 1760-1789, c’est-à-dire sur 1745-1759, pour obtenir une « table construite préférée » et une « seconde préférence » sur ces quinze ans. Mais, naturellement, elles seront (encore) plus fragiles puisqu’on s’est éloigné de l’Empire [42].

140Avant de se livrer à l’analyse des résultats il est indispensable de se pencher sur le degré de plausibilité des tables ainsi construites. Quel est-il ? La réponse repose, pour beaucoup, sur le point suivant : l’hypothèse de constance spatiale des rapports des chances relatives est-elle vérifiée ou non ? Très souvent, dans les études « classiques » de mobilité sociale, cette hypothèse est testée et il apparaît qu’elle n’est pas exactement vérifiée mais qu’elle l’est approximativement, à quelques pourcents près. Il est donc probable qu’il en est de même ici, de sorte que les constructions, au moins les deux préférées, devraient être proches de la « réalité », c’est-à-dire de la table effective pour la période si on l’avait observée. Mais cette appréciation, issue de l’expérience des travaux sur la mobilité, ne suffit évidemment pas. En fait, il existe un moyen indirect de voir si ces constructions sont proches de la réalité : c’est de conduire toute cette démarche de construction pour la période de l’Empire elle-même et de comparer la « table construite préférée » obtenue à l’issue de cette démarche avec la réalité, puisque justement, pour la période impériale, on connaît la table empirique. La confrontation de la « table construite préférée » avec les données réelles sera un bon test de la qualité de la construction pour l’Empire, et, par extension et indirectement, pour le XVIIIe siècle.

141À cette confrontation se livrent les deux dernières lignes du tableau 3. L’accord est très grand : sept des huit indicateurs calculés sur la table préférée construite sont très proches (à 5-8 % près) de ceux observés [43]. Par exemple, il suffirait de déplacer seulement 5,7 % de la population pour que la table préférée construite soit identique à la table observée. La proportion des fils de paysan qui sont paysans est identique dans les deux cas, et celle d’autorecrutement des non manuels ne s’écarte que de 5 points. Les deux paramètres de viscosité sont égaux à 7 % près. De même pour la proportion de mobiles : les deux valeurs ne diffèrent que de 2 points (soit de 8 %). On remarquera qu’aussi bien la mobilité totale, c’est-à-dire la proportion de mobiles, que la mobilité relative (elle est d’autant plus grande que le paramètre de viscosité est faible) sont légèrement plus grandes dans la construction que dans la réalité. Autrement dit, non seulement l’accord est très bon, mais en plus on sait dans quel sens va la différence entre construction et réalité : la construction ne retrace pas tout à fait assez l’ampleur de l’immobilité observée.

figure im6

142Cet accord remarquable entre la table de mobilité construite préférée et la table effective est évidemment très précieux. Il fait penser que la construction à laquelle on a procédé pour le XVIIIe siècle a « produit » une table de mobilité proche de celle qu’on aurait observée – et cela même si l’incertitude sur les marges au XVIIIe siècle introduit un facteur supplémentaire d’imprécision par rapport à ce test conduit sur les tables du Premier Empire.

iii. Hausse modérée de la mobilité sociale entre la fin du XVIIIe siècle et l’Empire (la période révolutionnaire étant ignorée)

143À quelles conclusions ces constructions plausibles conduisent-elles ? Les divers éléments du tableau 3 (fourchette de valeurs issues des quatre tables construites et, surtout, valeurs pour les deux tables préférées) sont assez clairs : la majorité indiquent une mobilité plus forte au cours de l’Empire que durant la seconde partie du XVIIIe siècle. C’est vrai lorsqu’on regarde la mobilité totale : le taux, mesuré sur les deux constructions préférées, passe de 25-27 % (1745-1760) à 28-30 % (1760-1789) puis à 30 % (Empire, ou, peut-être vaut-il mieux méthodologiquement comparer avec la construction faite pour l’Empire, auquel cas le taux à avancer pour la comparaison serait de 32 %). C’est encore plus vrai pour la mobilité relative : le paramètre de viscosité baisse de 1,28 à 1,13 puis à 1,05 (ou, pour la même raison méthodologique, à 0,98). C’est encore visible pour la distance à l’égalité des chances et pour le rapport des chances relatives quand on oppose les paysans aux autres (mais guère quand on oppose les non manuels aux autres). C’est enfin notable sur la distance entre les tables du XVIIIe siècle (construites) et la table (observée ou construite) de l’Empire : il faudrait déplacer soit de l’ordre de 7 % de population, soit de l’ordre de 15 % pour passer des premières à la seconde. Non seulement c’est sensible (au moins pour la « seconde préférée », ce qui est normal puisqu’elle n’a pas, elle, les mêmes marges que la table de l’Empire), mais surtout c’est davantage que la distance entre l’observation et la construction de l’Empire – ce qui pousse donc à y voir une évolution réelle.

144Hausse donc, mais ce qui est frappant c’est sa modestie : on ne voit nullement une « cassure », une rupture. Au contraire : la hausse entre 1760-1789 et l’Empire paraît plutôt prolonger, en plus faible même, celle qui s’est produite entre 1745-1759 et 1760-1789. Le contraste est évidemment immense avec le bouleversement qu’a représenté la Révolution. « Jusqu’à quel point » s’était-on demandé dans l’introduction, des événements historiques ou sociaux affectent-ils les courants profonds de mobilité sociale dans la société, les destinées des familles ? Il semble qu’il faille répondre, sur la foi de cette analyse : pratiquement pas.

145Cela étant, cette analyse ne permet pas de distinguer entre les trois thèses. Car cette petite hausse entre l’Ancien Régime et l’Empire est compatible aussi bien avec une mobilité sociale durant la période révolutionnaire s’inscrivant dans cette tendance de façon régulière, qu’avec une Révolution produisant une cassure, une augmentation brusque de la mobilité, suivie, au cours de l’Empire, d’une baisse par rapport à cette cassure, le résultat combiné étant la régularité que montre le tableau 3 (où la période révolutionnaire n’apparaît pas, justement). En l’absence d’une table de mobilité nationale portant spécifiquement sur la période révolutionnaire, il est impossible de trancher.

C. Baisse de la mobilité durant l’Empire ?

146Résumé : Durant l’Empire, la mobilité sociale paraît un peu plus modérée à la fin qu’au début. Mais parce que les échantillons sur lesquels les tables de mobilité sont observés sont petits, il est impossible d’être sûr que cette petite baisse est significative ; il est même plus probable qu’elle ne le soit pas.

147Bien qu’on ne puisse choisir entre les deux profils d’évolution – croissance régulière ou cassure suivie d’un repli – à partir des données utilisées jusqu’à maintenant, une analyse complémentaire est peut-être susceptible d’éclairer la question. « Découpons » en effet l’Empire en deux périodes, 1803-1809 et 1810-1814. Si le profil cassure suivi d’un repli a eu lieu, on devrait en voir le reflet dans la comparaison entre ces deux sous-périodes de l’Empire, la première se rattachant plutôt à la Révolution et devant alors montrer une grande mobilité sociale, et la seconde plutôt à l’ « après » et devant au contraire présenter une baisse, ou l’amorce d’une baisse. C’est à cette comparaison que se livre le tableau 4 [44]. La proportion de mobiles est en effet un peu moins prononcée (28,1 % contre 31,7 %) au cours de la seconde sous-période. Deux points méritent d’être soulignés.

148D’abord, une précaution statistique. Il faut rappeler que ces mesures sont faites sur des échantillons, donc affectées d’erreurs. Et dans le cas présent, les échantillons sont de petite taille : ces deux proportions sont mesurées sur des effectifs totaux de mariages « TRA » de 887 entre 1803 et 1809 et 770 entre 1810 et 1814. Peut-on alors « s’assurer » si, en dépit de cette source d’erreur, la différence mesurée correspond à la réalité, c’est-à-dire qu’on observerait bien une baisse du taux de mobilité totale si l’on disposait de tous les mariages des deux périodes (et non d’échantillons) ? Il est en effet possible de conduire un test statistique en bonne et due forme, dès lors qu’on considère que l’échantillon des mariages TRA peut être assimilé à un échantillon aléatoire. La réponse est la suivante : avec les conventions statistiques habituelles, il faut conclure que le taux de mobilité totale ne diffère pas de façon statistiquement significative d’une période à l’autre : la différence que, de fait, on observe serait donc plutôt le reflet d’un aléa dû à la faiblesse des échantillons. Mais c’est « très juste » : si l’on se donnait un risque un peu plus élevé de se tromper, tout en restant très modéré, on conclurait au contraire [45].

149Ensuite, au-delà de la proportion globale de mobiles, il faut regarder les autres indices du tableau. La mobilité relative diminue aussi (le paramètre de viscosité s’accroît), mais les autres indices varient peu ou, parfois, en sens contraire. En particulier, chacune des deux tables, celle de 1803-1809 et celle de 1810-1814, est très proche de la table « moyenne » de l’Empire (1803-1814) : il faudrait ne déplacer que 4,4 ou 5 % de population pour qu’elles lui soient identiques.

figure im7

150Nulle part ailleurs dans nos comparaisons passées ou à venir (ci-dessous) on ne trouve de proportions aussi faibles. Cela pousse à considérer que les deux tables portant sur les deux sous-périodes sont en réalité très proches de la table d’ensemble. Mais on pourrait objecter que c’est normal, puisque cette dernière, après tout, n’est que leur réunion ! Pour juger si les deux tables sont proches, il serait alors plus satisfaisant de les comparer entre elles, au lieu de les comparer avec une troisième, qui, au surplus, est leur réunion. La distance entre la table de 1803-1809 et celle de 1810-1814 reste faible (même si elle est bien entendu supérieure aux précédentes) : il suffirait de déplacer 9,3 % de population pour qu’elles soient identiques.

151Au total, il est très difficile de conclure avec certitude. Il est possible que la petite baisse de mobilité entre le début et la fin de l’Empire soit significative, mais il est possible aussi, et il est même plus probable, qu’elle ne le soit pas. Les données sont insuffisantes (en particulier les échantillons TRA sont trop petits) pour autoriser à choisir de façon sûre entre ces deux options. Si l’on penchait pour penser cette petite baisse significative, on serait tenté de la rapprocher de certaines impressions de contemporains (par exemple Stendhal [46]) et des conclusions de certains historiens qui, observant le recrutement social non pas global mais propre à un milieu (par exemple, certaines élites : cf. seconde partie), font état d’un « gel » de l’Empire à partir de 1810. Ce serait alors un exemple d’un certain parallélisme entre ce qui se passe en « haut », pour certaines élites, et les mouvements profonds, dans l’ensemble de la société. À l’inverse, si l’on conclut à la non-significativité de la baisse (option que je préfère), il y aurait au contraire un divorce entre ce qui concerne l’évolution de l’origine de certaines élites et celle de la mobilité sociale d’ensemble.

152L’impossibilité de conclure avec certitude emporte une autre conséquence : ce petit examen interne à l’Empire n’éclaire pas vraiment le choix entre les deux thèses de Jean Tulard (ou Sorokin) et de Tocqueville sur l’évolution de moyen-long terme de la mobilité sociale entre l’Ancien Régime, la Révolution et l’Empire. Ce qui n’empêche pas de souligner à nouveau deux choses, du moins si l’on accorde du crédit à nos constructions. D’une part, qu’il y ait eu ou non une cassure provoquée par la Révolution, suivie ou non d’un repli au cours de l’Empire, la mobilité sociale paraît avoir augmenté dès la fin de l’Ancien Régime. D’autre part, l’éventuel repli de la mobilité sociale sous l’Empire n’empêche pas que, lors de cette période, elle reste légèrement supérieure à celle d’avant la Révolution.

153Citons enfin une dernière conséquence, méthodologique celle-là. Puisque la baisse entre le début et la fin de l’Empire est peut-être, ou sans doute, non significative, se trouve a posteriori justifié le choix d’avoir raisonné depuis le début de cette étude à partir de l’ensemble de la période 1803-1814, et, ce faisant, sur des effectifs plus importants (deux fois plus que pour chaque sous-période), ce qui diminue les risques d’erreur [47].

D. Après l’Empire : accélération de la hausse de la mobilité et maintien du rythme de la réduction des distances sociales

154Résumé : Après l’Empire, la hausse de la mobilité s’est poursuivie : la mobilité totale a même crû plus vite qu’avant, tandis que la « mobilité relative », c’est-à-dire les distances intrinsèques entre positions sociales, a, elle, évolué dans le droit fil des décennies précédentes – sauf, semble-t-il, le recrutement des non manuels.

155Comparer la mobilité sociale sous l’Empire avec celle qui a eu lieu après est plus simple et plus solide qu’avec l’Ancien Régime, parce que cette fois on dispose de données portant sur la France entière. Il est donc inutile de mettre en avant le Pas-de-Calais et Vendôme ; il suffit de raisonner directement sur les tables nationales. Nous allons le faire en nous fondant sur les mêmes huit indices que précédemment. On peut évidemment hésiter sur la période : qu’est-ce qui est significatif ? Comparer le Premier Empire avec la seule Restauration, ou avec une période plus longue, la Restauration et la monarchie de Juillet ? Il n’y a pas de réponse décisive en faveur de l’un ou l’autre choix, et le tableau 5 retient donc deux périodes auxquelles comparer l’Empire : 1815-1829, d’une part, 1815-1844, de l’autre [48]. À noter que l’« homogénéité économique » de la première est plus grande dans la mesure où le décollage industriel du pays peut être daté des années 1830, et donc marque, en son milieu, la seconde période – ce qui peut avoir une influence, notamment sur l’ampleur de la mobilité totale, de l’autodestinée des fils de paysan et de l’autorecrutement des non manuels (c’est-à-dire sur les trois premiers indices).

156Une première conclusion est sans ambiguïté : la mobilité sociale a augmenté après l’Empire. Qu’on compare avec la seule Restauration ou avec la période « Restauration et monarchie de Juillet », les huit indices, dans les deux cas sans exception, donc les seize indices vont dans le même sens. Même ceux qui sont moins sensibles à la variation des marges de la table (donc au développement économique naissant) délivrent ce message. Par exemple, le paramètre de viscosité décroît d’environ 7 %. Ou la distance à l’égalité des chances de 3 %. Ou encore le rapport des chances relatives (dans la table 2 x 2) de moitié ou d’un tiers (selon qu’on compare les non manuels aux autres ou les paysans aux autres respectivement). Ce ne sont pas des variations d’ampleur considérable, mais elles sont nettes [49]. Non pas à des fins de comparaison, car les deux sociétés, celle du début du XIXe siècle et celle de la fin du XXe, sont difficilement comparables, mais pour faire sentir ce que serait une « hausse considérable » de la mobilité j’ai placé dans la note 1 du tableau 5 les mêmes huit indices de la table de mobilité sociale de 1980-1986.

figure im8

157« Nette », la hausse de la mobilité après l’Empire semble d’ailleurs au moins aussi importante et même peut-être plus prononcée que celle qu’on avait vue auparavant, et c’est la seconde conclusion. D’une part, elle est plus systématique et indiscutable, puisqu’elle se voit sur tous les indices. D’autre part, pour certains d’entre eux (mais pas pour tous) elle est plus forte. Par exemple, et c’est très spectaculaire, la hausse de la mobilité totale s’accélère : plus 5 points contre plus 2 points auparavant, et sur une période plus courte [50]. Ou encore, l’autodestinée des fils de paysan, l’autorecrutement des non manuels, le rapport des chances relatives non manuel versus autres baissent nettement alors qu’ils étaient restés à peu près stables. Ce n’est pas le cas d’autres indices, et notamment du paramètre de viscosité, ce qui conduit à mieux comprendre l’accélération de la hausse de la mobilité en approfondissant cette idée de « mobilité relative ».

158La baisse du paramètre de viscosité est en effet un peu plus faible entre l’Empire et la période suivante qu’entre l’Ancien Régime et l’Empire : moins 5 ou 7 centièmes de points, contre moins 8 ou 15 centièmes de point, selon les périodes comparées. Le contraste est spectaculaire avec l’accélération de la hausse de la mobilité totale (c’est-à-dire de la proportion de mobiles), et c’est ce contraste qu’avait mis en évidence Van Leuwen et alii dans leur article, que j’avais cité dans l’introduction et que je reproduis ici : « Whereas total mobility increased more rapidly after the French Revolution than before, the opposite was true for relative mobility ; there is no indication that the French Revolution (…) provided a clear window of opportunity in the sense of increased social openness. » L’interprétation en termes d’absence d’ouverture de la société est correcte puisque le paramètre de viscosité repère l’évolution des différents rapports des chances relatives au cours du temps, rapports qui mesurent l’association « intrinsèque » entre les positions sociales. Il faut alors bien saisir la conclusion de ces auteurs : ils ne disent pas que la société française ne s’est pas ouverte après l’Empire. Au contraire, elle a continué à s’ouvrir (le paramètre de viscosité a en effet continué de diminuer), mais à un degré un peu plus lent qu’au cours de la fin de l’Ancien Régime. Si l’ouverture s’était accélérée, c’est-à-dire si la période « Révolution-Empire » avait eu pour conséquence une ouverture spécifique de la société le paramètre de viscosité aurait diminué plus vite qu’avant [51][52].

159Cette importante conclusion mérite d’être commentée de plusieurs points de vue.

160D’abord, comment peut-on avoir une accélération de la hausse de la proportion de mobiles (c’est-à-dire de la mobilité totale) sans que la réduction des distances entre positions sociales (c’est-à-dire la mobilité relative) s’accélère elle aussi ? L’analogie géographique est ici précieuse : considérons d’une part des villes à une certaine distance les unes des autres, soit spatiale (en kilomètres), soit temporelle (temps nécessaire pour aller de l’une à l’autre), et d’autre part les personnes susceptibles de voyager entre ces villes. Il est vrai que si les distances diminuent, les personnes auront peut-être davantage tendance à voyager, mais ce n’est pas obligatoire, et à l’inverse, le nombre de personnes allant des unes aux autres peut s’accroître sans que les distances évoluent. Ainsi, il n’y a aucune relation nécessaire entre les évolutions de la mobilité totale et de la mobilité relative. Pourquoi, dans le cas présent, bien que la diminution des distances entre positions ne se soit pas accélérée, la hausse de la proportion de mobiles, elle, se soit accélérée ? Il suffit, comme entre villes, d’évoquer l’évolution des attractions et répulsions des positions sociales, y compris sous l’effet du développement naissant, pour donner une explication possible.

161Ensuite, deuxième commentaire, cette conclusion est à l’évidence compatible avec la thèse de Tocqueville : si la mobilité sociale durant la Révolution s’inscrit dans la continuité de l’évolution de la fin de l’Ancien Régime, alors on s’explique aisément qu’après l’Empire, même si la proportion de mobiles s’accroît encore, les distances entre positions sociales ne se soient pas particulièrement réduites, c’est-à-dire la société ne se soit pas spécialement ouverte, le rythme d’ouverture restant à peu près constant. Mais on ne saurait en tirer une preuve en faveur de cette thèse, car cette conclusion est également compatible avec les thèses de Sorokin et Jean Tulard. La Révolution peut en effet avoir provoqué une très grande hausse de la mobilité, une très grande ouverture de la société, si, au cours de l’Empire, non seulement le phénomène ne s’est pas prolongé mais s’est au contraire replié, la société qui s’était ouverte se refermant, alors on peut comprendre aussi qu’après l’Empire la mobilité poursuive et même accélère sa hausse, sans que pour autant cela dénote une accélération spécifique de l’ouverture de la société elle-même.

162Troisième commentaire, le paramètre de viscosité, sur lequel cette conclusion repose résulte de l’application aux tables de mobilité, d’un modèle, le « modèle de Xie ». Ce modèle est intéressant et sans aucun doute proche des données, mais c’est tout de même un modèle. En particulier il suppose – c’est son originalité – que tous les rapports des chances relatives évoluent ensemble dans la même direction au cours du temps. Alors la conclusion est bien que, dans le cadre de ce modèle, l’ouverture de la société française ne s’est pas accélérée après la Révolution et l’Empire. Mais si le modèle n’est pas exactement vrai, s’il n’est qu’approché, c’est-à-dire si l’on « permet » aux rapports des chances relatives de varier différemment, ce pourrait ne plus être tout à fait exact. En particulier, certains rapports pourraient évoluer vers 1, d’autres rester constants, ou même s’éloigner de 1. Sans que ce soit une preuve indiscutable de ces éventuelles différences de variation puisqu’ils sont calculés sur des tables à deux positions, le fait que les deux rapports des chances relatives paysan versus autres et non manuel versus autres évoluent assez différemment est un petit indice en faveur de cette idée : le premier diminue en effet plutôt moins vite qu’avant la Révolution, et le second plutôt plus vite (tableaux 3 et 5). Cela conduit à un certain enrichissement de la conclusion. Certes, il n’y pas, globalement, accélération de l’ouverture de la société, mais « localement », c’est-à-dire pour certaines positions sociales, ce pourrait être le contraire. Que la baisse du rapport des chances relatives non manuel versus autres se soit nettement accélérée va dans ce sens : cela pousse en effet à penser que le recrutement des non manuels, comme la destinée des fils de non manuel se seraient modifiés, dans le sens d’une certaine accélération de la tendance à l’ouverture qui prévalait déjà à la fin de l’Ancien Régime.

E. Bilan

163À l’issue de cette analyse, il est inutile de reprendre toutes les conclusions auxquelles elle a permis d’aboutir : elles sont instructives et les plus importantes figurent déjà de façon synthétique dans les résumés qui ouvrent chaque partie. Reprenons-en le cœur :

164Entre l’Ancien Régime et l’Empire : la mobilité sociale a crû de façon modérée et régulière entre la seconde partie du XVIIIe siècle et l’Empire : elle augmentait en effet déjà à la fin de l’Ancien Régime et la tendance s’est poursuivie, peut-être ralentie, du moins quand on compare directement cette fin d’Ancien Régime à l’Empire, en omettant la période révolutionnaire. Cela se voit d’abord à partir des éléments empiriques dont on dispose pour deux endroits, le Pas-de-Calais et Vendôme. Puis, en ayant « construit » des tables de mobilité sociale plausibles pour l’ensemble du territoire pour la seconde partie du XVIIIe siècle, la même tendance, un peu plus faible peut-être, se dégage au niveau national.

165Sous l’Empire : une forte minorité de jeunes occupent, lors de leur mariage, une position différente de celle de leur père : 30 % si l’on distingue cinq positions sociales, 33 % si l’on en distingue neuf. Si on prend le père et le fils au même moment de leur carrière respective, ce taux est un peu plus faible, sans doute proche de 25 %. La mobilité est donc substantielle, peut-être plus que ce à quoi on se serait attendu dans cette société, mais elle est loin d’être majoritaire. C’est parmi les paysans et les manuels, qualifiés ou non, que l’« autodestinée » est la plus nette : les trois quarts d’entre eux sont dans la même position que leur père. L’autre façon de voir cette hérédité consiste à observer les « recrutements ». L’autorecrutement est particulièrement important chez les paysans (90 % sont fils de paysan), mais il est notable aussi chez les non-manuels : entre 70 % et 80 % sont issus d’un père non-manuel lui aussi. Il l’est encore plus si l’on se focalise sur la seule bourgeoisie : plus de 90 % des bourgeois stricto sensu sont issus de la bourgeoisie ou des couches moyennes.

166Au-delà de ces constatations, deux conclusions générales se dégagent. D’une part, la liaison entre origine et position sociales paraît, sous l’Empire, plus prononcée que la liaison entre capacités scripturales : la transmission de la position sociale serait plus forte que celle du capital culturel. D’autre part, au cours de l’Empire, il est très difficile de conclure avec certitude sur l’évolution temporelle : globalement la mobilité paraît un peu moins élevée à la fin qu’au début, mais parce que les échantillons sur lesquels les tables de mobilité sont observées sont petits, il est impossible d’être sûr que cette petite baisse est statistiquement significative ; il est même plus probable qu’elle ne le soit pas.

167Après l’Empire : la hausse de la mobilité s’est poursuivie ; la mobilité totale a même crû plus vite qu’avant, tandis que la mobilité relative, c’est-à-dire les distances intrinsèques entre positions sociales, a, elle, évolué dans le droit fil de la fin de l’Ancien Régime – sauf, semble-t-il, le recrutement des non manuels.

168On peut compléter ces grandes conclusions en tentant de situer le Premier Empire au sein des évolutions qui se passaient avant et de celles qui se sont passées après, c’est-à-dire en regardant l’évolution sur un siècle, de 1745 à 1844, de certains des flux les plus importants des tables de mobilité.

169Les destinées, tout d’abord. Tout au long de ces cent ans, les fils sont de moins en moins souvent dans la même position que leur père. C’est dans les familles paysannes que l’évolution est la plus prononcée : les fils de paysans deviennent paysans eux-mêmes certes toujours en grande majorité après l’Empire (70 % en 1815-1844), mais beaucoup moins qu’à la fin de l’Ancien Régime (82 % en 1745-1759) : ils sont en effet beaucoup plus souvent ouvriers ou artisans (27 % contre 16 %), surtout qualifiés en fait ; dans le même esprit les fils d’ouvriers agricoles sont beaucoup moins souvent ouvriers agricoles eux-mêmes (49 % contre 67 %), et beaucoup plus souvent manuels non qualifiés (31 % contre 20 %). C’est cette « ouverture » du monde agricole qui, pour beaucoup, explique la hausse de la mobilité totale. Cela étant, la baisse de l’immobilité est également visible, bien que modérée, chez les fils de non manuel (52 % sont eux-mêmes manuels, 47 % un siècle après) et chez les fils de manuel qualifié (de 74 % à 69 %). En revanche, parmi les manuels non qualifiés, l’évolution est presqu’absente (74 % sont manuels non qualifiés eux-mêmes, contre 72 % cent ans plus tard).

170Les recrutements, ensuite. Le mouvement le plus spectaculaire concerne le recrutement des non manuels : 68 % des non manuels (« seulement ») sont issus de ce milieu en 1815-1844, contre 81 % un siècle plus tôt : la baisse est nette ; l’Empire, ici, n’est pas au « milieu » de l’évolution : c’est principalement après lui que la baisse apparaît. Cette ouverture du recrutement des non manuels aux autres classes sociales « profite » aussi bien aux familles paysannes (la part des non manuels issus du monde paysan double en un siècle, passant de 8 % à 15 %, et là l’évolution se voit dès l’Empire, puis se prolonge) qu’aux familles de manuels (la part des non manuels fils de manuel progresse nettement de 12 % à 17 %). Ajoutons que, même plus modeste que parmi les non manuels, la tendance à l’autorecrutement baisse partout (sauf parmi les manuels non qualifiés).

171Toutes ces observations et analyses sont appréciables, et originales à proportion de l’originalité de la source des données sur laquelle elles se fondent. Mais on doit néanmoins souligner qu’un de nos objectifs n’a pu être atteint. Il a en effet été impossible de trancher entre les trois thèses qui ont été présentées en introduction. Les différentes observations et analyses sont en effet compatibles avec toutes trois.

172En réalité, la source de cette impossibilité est facile à identifier : c’est le manque de données portant strictement sur la période révolutionnaire. L’enquête sur les mariages TRA, source extraordinaire, fournit en effet des informations à partir de l’Empire (précisément la première année sur laquelle les mariages sont observés est 1803). Et les travaux des généalogistes, qui ont permis de compléter cette source nationale en reculant vers le XVIIIe siècle, ne contiennent pas d’observations sur la seule période révolutionnaire, mais sur des périodes composites « 1790-1809 » pour Vendôme, « 1790-1814 » pour le Pas-de-Calais [53].

173Ainsi il n’est pas possible de choisir entre deux types de profil de l’évolution de la mobilité sociale entre environ 1760 et 1815 : soit une croissance régulière, la Révolution ne se distinguant guère (thèse dérivée de la pensée de Tocqueville), soit une augmentation brusque et ample de la mobilité provoquée par la Révolution, suivie d’un repli au cours de l’Empire, la composition des deux mouvements aboutissant à une mobilité sociale durant l’Empire légèrement plus élevée qu’au cours de la fin de l’Ancien régime (thèses issues de la pensée de Jean Tulard et Sorokin, les raisons du repli divergeant entre elles deux).

174Entendons-nous bien : c’est sur la mobilité dans l’ensemble de la société que l’incertitude de l’interprétation demeure. Car, il n’y a évidemment aucun doute que la Révolution a été un bouleversement dans la destinée de beaucoup de personnes et familles, y compris positif dans le cas de familles populaires. Mais justement : la question demeure posée si cette transformation de plusieurs centaines de milliers, ou même de quelques millions de trajectoires sociales se retrouve, en plus ou moins atténué, quand on considère toutes les trajectoires, celles de tous les Français de l’époque (de l’ordre de 30 millions sur le territoire actuel [54]).

175Insistons pour finir sur un des résultats importants. Après l’Empire, donc après ce quart de siècle bouleversé, la mobilité certes s’accroît plus vite, mais les « distances intrinsèques » entre positions sociales ne se sont pas réduites plus rapidement que ce qu’elles faisaient avant la Révolution : dans ce nouveau monde, les distances entre classes sociales sont plus faibles qu’avant, mais leur diminution se situe dans la ligne de ce qu’elle était déjà à la fin de l’Ancien Régime, et est même peut-être un peu plus faible. Mais ce jugement global ne vaut pas nécessairement quand on quitte la société dans son ensemble pour regarder telle ou telle position précise. En particulier, on l’a observé, il ne paraît pas valoir pour le recrutement des non manuels. Il faut peut-être rapprocher ce constat du fait que les acquis de la période « Révolution-Empire », favorables à une mobilité accrue, ont eu quelque chose d’irréversible, au moins pour l’accès à un certain nombre de fonctions non manuelles, en le rendant plus ouvert. En particulier l’accès aux fonctions supérieures civiles et militaires, même inégal, était désormais régi (au moins partiellement) autrement que par les règles de l’Ancien Régime. Il convient donc de regarder plus précisément que jusqu’à maintenant les conséquences que cette transformation a eues.

L’origine sociale des élites et des notables

176Nous allons donc, dans cette seconde partie, étudier l’origine sociale des non manuels, plus exactement des membres de la « bourgeoisie », et même plus précisément encore des « élites » et des « notables ». Tous termes qui nécessitent d’être définis.

177Jusqu’à maintenant, les « non manuels » ont été définis en creux par rapport aux positions de paysan, d’ouvrier agricole et de manuel qualifié ou non. Ils regroupaient donc, approximativement, les employés, de bureau, de commerce (sans doute pour une part), du public, l’armée, tout ou partie des petits commerçants (tous dans notre nomenclature à 9 positions, une partie seulement dans celle à 5 positions), et l’ensemble des hommes appartenant aux « couches moyennes » ou exerçant une fonction « supérieure ». Regroupement très large donc et bien ajusté à l’idée de « non manuel », mais pas exactement à celle de bourgeoisie : sur un aspect il est trop restreint et sur un autre trop large. Trop restreint, car il ne recouvre pas tout ce qu’on appelle classiquement la « petite bourgeoisie indépendante » puisque les artisans et dans notre version à cinq positions une partie des petits commerçants figurent non pas ici mais parmi les manuels. À l’inverse, trop large, car il va très loin dans la structure sociale en intégrant tous les employés, jusqu’à ceux situés en bas de l’échelle des bureaux et des commerces. Il faut donc essayer de modifier quelque peu ce regroupement pour approcher mieux l’idée de « bourgeoisie ».

178Qu’est-ce que la bourgeoisie sous le Premier Empire ? Dans son article, Guy Antonetti la cerne très bien [55] : elle est située entre la noblesse et le peuple (des villes et des campagnes) et, par ses deux extrémités, touche aux deux. Trois critères permettent de s’assurer que quelqu’un est « bourgeois » : la fortune, le talent et la notabilité – le premier étant le plus important. Il faut un minimum d’aisance financière, laquelle procure une certaine indépendance. « Cette double exigence de l’aisance et de l’indépendance pose le problème de la nature des revenus compatibles avec l’appartenance à la bourgeoisie et du niveau des revenus nécessaires pour s’agréger à la bourgeoisie. Si les revenus de la propriété immobilière (loyers et fermages) et de la propriété mobilière (rentes), si les revenus des professions indépendantes (industrielles, commerciales ou libérales) définissent bien le statut bourgeois, le salariat n’est pas incompatible avec cette qualité s’il assure la stabilité du train de vie et se situe à un certain niveau. » Par ailleurs, il faut distinguer au sein de la bourgeoisie deux groupes différents : « d’un côté une bourgeoisie “oisive” vivant de ses revenus sans travailler, survivance d’une mentalité aristocratique (…), et d’un autre côté une bourgeoisie “active”, exerçant une profession rémunératrice, qui n’était plus forcément une profession libérale ou une fonction publique. »

179Tout cela dessine un groupe social, dont les contours, certes un peu flous, sont tout de même assez précis pour qu’on tente d’en estimer l’importance quantitative. À partir de multiples sources, toutes assez imprécises, on aboutit en effet aux ordres de grandeur suivants (les calculs précis d’où proviennent ces ordres de grandeur figurent dans l’annexe 2). Là encore, hélas, on est contraint de se limiter aux hommes pour éviter d’entrer dans des conventions et des risques d’erreur encore plus grands.

180Vers la fin de l’Empire vivaient en France (dans les frontières d’aujourd’hui) environ 14,7 millions d’hommes. Limitons-nous aux « adultes » : on peut alors estimer à environ 11 millions d’hommes ceux qui sont en âge de travailler (11,4 millions ont au moins 10 ans, et 10,5 millions ont entre 10 et 64 ans). Parmi ces hommes en âge de travailler, 8,7 millions étaient effectivement actifs, et c’est à partir de cette base qu’on peut estimer leur position sociale [56].

181Dans l’annexe 2, je détaille les deux voies par lesquelles j’ai essayé d’approcher l’effectif de la bourgeoisie (en me limitant aux seuls hommes). La première est plutôt fondée sur les recensements du XIXe siècle, la seconde sur les structures sociales des mariages TRA (les mariés, leurs pères et leurs beaux-pères). Elles n’aboutissent pas à des résultats toujours compatibles, et il a donc fallu faire un effort de synthèse particulièrement difficile mais qui fournit comme « sous-produit » une mesure de l’incertitude de toute cette construction. Le lecteur intéressé pourra se reporter au détail de la démarche. Elle aboutit aux estimations synthétiques suivantes :

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  • De façon restreinte, la bourgeoisie représenterait peut-être environ 600 000 hommes, (en réalité peut-être de 500 000 à 630 000), moitié d’actifs, moitié d’oisifs ; dans cette acception restreinte la bourgeoisie active recouvre les cadres, les membres des professions libérales (certains hommes de loi ; avocat, notaire, médecins, etc.) et les non-salariés d’importance (négociants, industriels, fabricants, etc.) ; naturellement le mot « cadre » est mis pour faire bref, mais il est anachronique : il vaudrait mieux lister quelques positions concernées : par exemple, banquier, industriel, magistrat, directeur, chef de bureau, professeur du secondaire, propriétaire (oisif), notable, entre autres ;
  • De façon large maintenant, c’est-à-dire en ajoutant au concept restreint (cadres, professions libérales, grands chefs d’entreprise et rentiers) la petite bourgeoisie indépendante (artisans et petits commerçants) et le clergé, on aboutit à un groupe, la « bourgeoisie au sens large », qui compterait environ 1 700 000 hommes – dont 1 400 000 actifs ;
  • Si l’on ajoute à cette bourgeoisie au sens large les employés (les « commis ») et les militaires, on obtient la « bourgeoisie au sens très large » ou « bourgeoisie large et employés », soit peut-être (à 300 000 ou 400 000 près) 2 000 000 hommes – dont 1 700 000 actifs ; concept très dilué, peu pur, mais qui sera utilisé parfois du fait des limites des données.

183Rapportées au nombre d’hommes en âge de travailler, ces estimations permettent de conclure que la bourgeoisie de l’époque aurait « pesé » 5,3 % (concept restreint) ou 15 % (concept large). Rapportée maintenant aux seuls actifs, la bourgeoisie active (donc en excluant les hommes vivant de leurs revenus) aurait représenté entre 3,4 % – concept restreint – ou 16,1 %- concept large – des hommes actifs. G. Antonetti écrit ceci : « D’après les évaluations d’Adeline Daumard (…), la proportion de la population de la capitale qui vivait dans l’aisance bourgeoise ne dépassait guère 15 % à 20 %. Compte tenu de l’importance numérique de la paysannerie dans le pays, il est possible d’évaluer la population bourgeoise de la France dans les premières années du XIXe siècle à une faible minorité qui, probablement n’atteignait pas 10 % du total [57]. » Ainsi, comme on pouvait le penser intuitivement, les deux concepts retenus ici, et les estimations qui leur sont attachées, encadrent la conclusion d’Antonetti. En particulier la seconde délimite et en tout cas quantifie probablement un groupe social un peu trop large.

184C’est cette bourgeoisie dont nous avons présenté, dans la première partie, le milieu d’origine et la destinée des fils. Rappelons la structure du recrutement, telle que nous l’avions résumée à partir du tableau 1ter : en retenant le concept le mieux mesuré, c’est-à-dire les bourgeois actifs restreints, presque deux tiers d’entre eux (63 %) sont issus eux-mêmes de la bourgeoisie active restreinte, et environ 70 % de la bourgeoisie restreinte totale, active et oisive. (Et si l’on regarde le recrutement de cette bourgeoisie restreinte totale, c’est même un peu plus : de l’ordre de 80 % viennent eux-mêmes de la bourgeoisie restreinte totale.) Ce n’est pas 100 % mais c’est un autorecrutement très marqué. Si on élargit encore le regard, ce sont plus de 90 % des bourgeois qui sont nés dans une famille de « non manuels ». Le complément, ce sont ceux qui sont issus des couches populaires (paysans, artisans et ouvriers) : il y en a moins de 10 % (3 % plus ceux qui sont issus de petits propriétaires qui sont en fait paysans).

185C’est cette structure de recrutement qui peut rester en mémoire, comme toile de fond, maintenant que nous allons étudier le recrutement des élites et des notables du régime. En effet, soit à partir de travaux existants que je vais citer et réexaminer, soit à partir de sources originales, cette seconde partie est consacrée à l’analyse de l’origine sociale :

186

  • D’abord des « élites » : ensemble minuscule, de quelques milliers de personnes, mais dont le rôle était évidemment capital, dont, parfois, les membres ont connu une ascension fulgurante, et sur lesquelles les historiens se sont souvent penchés ;
  • Ensuite des « notables départementaux » : voulus par l’Empereur, membres des collèges électoraux d’arrondissement ou de département, vivier des assemblées, ils étaient censés être les piliers du régime dans le département ; les critères de fortune, de… notabilité justement, et de fidélité étaient essentiels ; ils sont environ 100 000 et ils ont fait l’objet d’une très grande étude du CNRS.

187Précisons un point de méthode important. Même si les effectifs des groupes dont le milieu d’origine va être étudié sont petits, voire très petits, il ne s’agit pas d’échantillons, mais de populations totales, vues de façon exhaustive. Il n’y a donc pas de risque d’erreur aléatoire. La seule limitation, ou la seule source d’incertitude, et elle est d’ailleurs très grande, va être l’imprécision avec laquelle on connaîtra ce milieu d’origine – le plus souvent la position du père – dans les documents de base, archives, répertoires, biographies, etc. On s’attend évidemment à ce que beaucoup des élites et des notables viennent de milieux sociaux « élevés », de la noblesse ou de la bourgeoisie. Cela conduit alors à retenir deux nomenclatures, ou, si l’on veut, deux façons de voir le milieu d’origine. D’abord à travers le prisme : noble ou non. Revoilà la structure d’ordres, dans son expression la plus globale, qui a été omise jusque-là mais qu’il est indispensable de réintroduire ici. Le second prisme, indépendant du premier, est, comme dans la première partie, celui des « classes sociales », à partir de la nomenclature détaillée que nous avons déjà utilisée et qui figure dans l’annexe 4. Le poste « bourgeoisie et noblesse » correspond à peu de choses près à ce que nous venons d’appeler bourgeoisie au sens restreint.

A. Les élites

188Le concept d’« élite » doit être précisé car, classiquement, il recouvre deux choses bien distinctes. Soit on désigne par là les meilleurs, ou les plus qualifiés, ou les plus remarquables, etc., dans chaque profession, ou situation, ou endroit, etc., d’une société : en ce sens, on parlera de l’élite ouvrière, ou de l’élite scolaire, ou de l’élite des footballeurs, ou de l’élite du village. Nos grands ordres nationaux, la Légion d’honneur et le Mérite, dès leur création et encore aujourd’hui (même s’ils se sont quelque peu « élargis »), reposent sur cette idée : ce sont les « meilleurs » de chaque « état » qui sont distingués. Soit, et c’est cette seconde acception qui sera retenue ici, on définit l’élite comme, selon R. Aron, « la minorité qui, dans une société quelconque, exerce les fonctions directrices de la collectivité [58] ». Suivant cette définition et en comprenant « fonctions directrices » dans un sens large, font alors partie de l’élite un certain nombre de personnes exerçant des métiers précis ou occupant des positions précises (parfois plusieurs en même temps) : les ministres et les élus nationaux ou de grandes villes, départements ou régions ; les hauts fonctionnaires ; les officiers généraux ; les grands artistes, intellectuels et journalistes ; les élites économiques, singulièrement les cadres dirigeants des grandes entreprises ; les dirigeants des partis politiques et syndicats ; les chefs spirituels ; quelques personnalités diverses de premier plan (sportives, humoristes, etc.). Si l’on juge qu’ainsi on a à peu près fait le tour de l’élite, sont donc distingués en son sein huit catégories de dirigeants distinctes. Dans les démocraties, ces personnes, ou ces catégories, qui « exercent les fonctions directrices de la collectivité » sont de fait assez diverses, et ne constituent pas un groupe très unifié. C’est la raison pour laquelle il est nettement préférable d’utiliser le terme au pluriel, « élites ». Ainsi caractérisé le terme « élites » est synonyme, et en tout cas, je le prendrai comme tel, de « catégories dirigeantes », ou même, plus simplement, de « dirigeants ». Dans le cas de l’Empire, vu l’emprise de Napoléon sur l’ensemble de ces personnes – sans compter que certaines n’existent même pas, les syndicalistes, par exemple –, le pluriel ne s’impose pas, et l’on peut sans inconvénient utiliser le singulier.

189Il est évidemment périlleux de vouloir donner une idée quantitative des élites. Mais cela peut aider à bien les situer et donc à se rendre compte à quel point nous allons nous pencher sur le recrutement d’une infime part de la société. Tentons donc cette gageure pour la société française d’aujourd’hui, en repartant des huit catégories précédentes, et en donnant un ordre de grandeur du nombre de ceux qui occupent une (ou plusieurs en même temps) de ces positions à un moment donné (et non pas de tous ceux qui, à un moment ou à un autre de leur vie, les ont occupées) :

190

  • Les ministres, les (à très peu près) 1 000 députés, sénateurs et députés européens, les présidents de conseils régionaux, départementaux, les maires des grandes villes : soit, en éliminant les doubles comptes, peut-être de l’ordre de 1 300 à 1 600 personnes (sur les quelque 500 000 élus que compte notre pays) ;
  • Les directeurs d’administration centrale, chefs de service, inspecteurs généraux, membres des grands corps (Conseil d’État, Cour des comptes, Inspection générale des finances), préfets, ambassadeurs, consuls, recteurs, présidents de tribunaux et cours, directeurs d’agences ou de services régionaux ou départementaux : peut-être, là encore en éliminant les doubles comptes, de l’ordre de deux mille personnes ;
  • De l’ordre de 600 officiers généraux (on pourrait songer éventuellement à leur ajouter une partie des 3 000 colonels) ;
  • Les académiciens, les écrivains, hommes de théâtre et réalisateurs de renom, les essayistes les plus lus, les grands universitaires (professeurs au Collège de France, dans les grandes universités), les grands chercheurs (en particulier ceux qui ont été distingués par des prix), les grandes plumes de la presse nationale : cela fait peut-être 1 000 ou 1 500 personnes ;
  • La loi a, en 2008, défini des catégories d’entreprises à partir de la combinaison de différents critères et l’Insee s’est appuyé sur cette loi pour dénombrer les « grandes entreprises » : il y en a 287 (qui emploient, à elles seules, 29 % des salariés !) ; retenons alors les cadres dirigeants de ces grandes entreprises, soit peut-être, deux, trois ou quatre mille personnes – mais c’est sans doute ici que cette tentative d’estimation d’ordre de grandeur est la plus incertaine ou imprécise ;
  • Une grande partie des 233 membres du Conseil économique, social et environnemental et les responsables des partis et syndicats et grandes associations (à condition de ne pas être compris dans les catégories précédentes) : peut-être 500 personnes ;
  • De l’ordre de deux cents cardinaux, évêques et chefs spirituels d’autres confessions que catholique ;
  • De l’ordre d’une centaine de personnalités diverses de premier plan (sportifs, humoristes, chanteurs…).

191Au total, pour notre société actuelle, les élites pourraient, selon cette « quantification qualitative » certainement discutable mais, je l’espère, suggestive, représenter de l’ordre de 8 000 à 11 000 personnes. Ordre de grandeur grossier, bien entendu. Rapportées aux 67 millions de personnes que compte la France aujourd’hui, cela représente entre 12 et 16 personnes pour cent mille habitants (c’est-à-dire entre 0,012 % et 0,016 % !) ; ou encore 0,16 % à 0,22 % des cinq millions de cadres supérieurs.

192Pourrait-on appliquer cette proportion de 12 à 16 pour cent mille à l’Empire ? Discutable, car il est certain que la part respective des huit catégories d’élites qui viennent d’être distinguées était très différente de ce qu’elle est aujourd’hui. Par exemple, il y avait sans doute proportionnellement moins d’élus nationaux, moins de grands dirigeants d’entreprises, pas de syndicalistes, plus d’officiers généraux (un peu plus du double, cf. ci-dessous), peut-être plus de hauts fonctionnaires, etc. Mais l’écart doit être moins grand globalement, les plus et les moins se compensant au moins partiellement. Quoi qu’il en soit, et ici encore plus grossièrement, simplement pour fixer les idées, appliquer ce taux à la période impériale conduirait à une estimation de l’élite s’élevant à 4 000 ou 5 000 personnes (puisqu’on ne raisonne qu’en ordre de grandeur, au surplus plus qualitatif que réellement quantitatif, il est inutile de raffiner sur les différences de frontière entre l’Empire et aujourd’hui) [59]. On peut rapporter cette élite aux 600 000 bourgeois (ou aux 300 000 bourgeois actifs) : elle en représenterait un peu moins ou un peu plus de 1 %. Proportion infime, qui illustre bien que nous allons nous situer sur une « tête d’épingle », même au sein de la « bourgeoisie restreinte ». On comprend donc que, même si l’élite appartient à la bourgeoisie, et de façon plus large à la catégorie des non manuels, nos conclusions tirées sur l’ensemble de cette dernière puissent ne pas s’appliquer à elle. D’ailleurs ce n’est pas seulement pour cette « raison quantitative » qu’il faut s’attendre à d’autres conclusions. C’est aussi parce que le recrutement social de l’élite obéit à des mécanismes en partie différents, a priori, de ceux du recrutement des bourgeois en général, à commencer par le choix direct de l’Empereur.

193Étudier les élites, et notamment leur milieu d’origine, ce n’est pas simplement s’intéresser à elles ; c’est aussi dire quelque chose de la société dans son ensemble. En ce sens, les élites, toutes insignifiantes quantitativement qu’elles soient, occupent bien entendu une place centrale dans toute société. D’abord parce que, par définition, elles « dirigent », au sens large, cette société, elles la « gouvernent », et sont motrices (même si elles n’en ont pas le monopole) dans son évolution. Ensuite, très souvent, et singulièrement dans la nôtre aujourd’hui, l’opposition entre les élites et la nation (ou le « peuple »), leur recrutement qu’on juge très fermé, et très opposé à notre idéal démocratique d’égalité des chances, nourrissent en permanence le débat public. Autant il est anormal et largement caricatural de « réduire » l’étude d’une société à celle de ses seules élites, autant il est également insuffisant de les ignorer en se contentant d’une analyse d’ensemble.

194Il n’est pas possible d’étudier exhaustivement le recrutement social de ces 4 000 ou 5 000 personnes. Nous allons nous contenter de quelques coups de sonde. Il n’est pas sûr que le recrutement soit comparable d’une composante à l’autre. Mais l’espoir est qu’au-delà de chaque coup de sonde, intéressant déjà en soi, se dégagent quelques régularités significatives.

195Seront examinées d’abord les « élites civiles » et, à ce titre, d’abord deux groupes dirigeants au sens propre, les préfets de Napoléon, puis ses ministres. Comme on s’en doute, ces deux groupes rassemblent encore beaucoup moins que quelques milliers de personnes : quelques centaines et dizaines respectivement. Puis, les conseillers à la Cour des comptes, récemment créée (1807), complètent, sur le versant du contrôle, cette analyse des hauts fonctionnaires. À vrai dire, ces personnes ne sont pas aussi diverses que leurs fonctions : il y a en effet, à travers les nominations, une certaine osmose entre ces trois groupes. Ce premier coup de sonde concerne donc les hauts fonctionnaires et les ministres. On y ajoutera deux compléments : d’une part, une mention très brève sur les notaires parisiens, d’autre part et surtout, et cela permet de dépasser les « élites parisiennes », quelques éléments propres aux élites départementales, plus précisément aux « personnes les plus marquantes » des départements.

196La sphère militaire offrant sûrement des mécanismes de recrutement des officiers supérieurs différents de ceux qui ont cours parmi les civils, elle est l’objet du deuxième coup de sonde. C’est parmi l’élite militaire que nombre d’ascension fulgurante se sont produites et sont restées gravées dans la mémoire collective. Mais au-delà de ces cas extraordinaires, il est très intéressant de regarder d’où viennent, globalement, les maréchaux et les généraux. Bien qu’ils ne fassent pas partie, à mes yeux, de l’élite stricto sensu, les colonels et les commissaires de guerre complètent le tableau, pour une vision d’ensemble du milieu d’origine des officiers supérieurs sous l’Empire.

197Enfin, la noblesse d’Empire constitue le troisième coup de sonde. On ne saurait l’omettre car elle est, en quelque sorte, une élite « institutionnalisée » du régime. Elle relève plutôt de la première conception de l’élite : ce sont en effet les « meilleurs » de tous les domaines et professions qui, en théorie du moins, étaient susceptibles d’être anoblis.

i. Le cas des élites civiles : préfets, ministres, conseillers à la Cour des comptes, notaires parisiens, « personnes marquantes »

198Résumé : À travers les cinq exemples retenus – les préfets, les ministres, les conseillers à la Cour des comptes, les notaires parisiens, les « personnes marquantes » des départements –, le milieu d’origine des élites civiles est très élevé, plus fermé que celui de l’ensemble de la bourgeoisie stricto sensu, et a fortiori beaucoup plus fermé que celui des non manuels en général : très peu, voire pratiquement aucun membre de toutes ces élites civiles ne vient d’un milieu populaire. Parfois au moins quatre sur cinq (préfets, ministres, maîtres des comptes) viennent de la bourgeoisie ou de la noblesse, parfois un peu moins, de l’ordre des trois quarts (conseillers référendaires). Dans ce « haut », la part de la noblesse est assez modérée, soit égale à celle de la bourgeoisie, soit beaucoup moins importante, ce qui souligne un changement dans le type d’élite dans lequel la nouvelle élite se recrute. Et dans certains cas (Cour des comptes) il y a réellement ascension sociale créée par l’Empire.

199Au-delà du milieu d’origine, deux conclusions majeures se dessinent : d’une part la fusion entre « ancienne » et « nouvelle » France semble une réussite (préfets, maîtres des comptes) ; de façon générale, la professionnalisation de ces nouveaux corps soit est importante dès le départ (Cour des comptes) soit progresse et s’affirme avec le temps (Cour des comptes encore, préfets) : on assiste bien à la naissance et au développement de groupes professionnels compétents appelés à durer. Enfin, après l’Empire, au cours de la Restauration, le milieu d’origine de certaines de ces élites se ferme (préfets, Cour des comptes), notamment par un appel beaucoup plus élevé à l’ancienne noblesse.

Les préfets

200C’est la loi du 28 pluviôse an IX (17 février 1800) qui institue les préfectures, une par département, et le préfet y sera chargé du gouvernement sur ce territoire. Il y aura donc une centaine de postes au début du Consulat et de l’Empire, et cet effectif se montera à environ 130 avec l’extension de ce dernier. Comme les personnes occuperont ce poste souvent quelques années seulement, ce sont beaucoup plus de personnes, de l’ordre de 300, qui seront les préfets de Napoléon. Nous disposons d’une analyse remarquable de ce groupe, et c’est sur elle que je vais principalement m’appuyer [60].

201Il y a donc deux façons de l’étudier :

202

  • Soit on regarde les origines des préfets qui sont en poste à un moment donné, et cela permet de mettre en évidence des évolutions annuelles, de 1800 à 1815 [61] ;
  • Soit on regarde les origines de l’ensemble des 281 préfets qu’a recensés Whitcomb [62].

203Commençons par ce dernier aspect. 110 de ces 281 hommes, soit 39 %, appartiennent à une famille qui avait été anoblie sous l’Ancien Régime. Parmi les 171 autres, soit 61 %, « apparently none of the prefects was recruited from the lower class – that is peasant or the workers ». Ceci est un premier résultat essentiel : aucun préfet ne vient des couches populaires. Tous, sans, exception, sont issus soit de la noblesse, soit de ce que Whitcomb dénomme la « bourgeoisie ». Cette « bourgeoisie » est très large, elle déborde même celle que j’ai qualifiée de « large » car elle va jusqu’aux employés ; elle est donc très (trop) hétérogène. Hélas, Whitcomb n’a pas considéré qu’il pouvait opérer des distinctions en son sein : « Some of these were clearly from the haute bourgeoisie, others from the petite bourgeoisie. It is impossible, however, to divide accurately all 171 prefects into two such loose categories, so they shall remain simply the bourgeois prefects. » Très dommage. Nous devons nous en contenter et conclure que tous les préfets ont été recrutés dans les familles de bourgeois ou d’employés, ou de nobles. Pour faire un pont avec la première partie, on peut souligner que cette origine entièrement noble ou bourgeoise (au sens très large) signifie aussi pratiquement une origine non manuelle, de sorte que l’origine des préfets est beaucoup plus souvent non manuelle que celle des non manuels en général : presque 100 % contre 70-80 %. Autre façon de dire la même chose : si on entend par « populaire », paysan ou ouvrier, aucun préfet n’est issu d’une famille populaire ; si l’on élargit la notion de « populaire » aux employés et aux très petits artisans et commerçants, il est possible qu’il y en ait quelques-uns nés dans ce milieu (et repérés par Whitcomb comme d’origine « bourgeoise »), mais, comme le laissera entendre l’exemple des ministres ci-dessous, c’est certainement très peu. De sorte qu’on peut conclure avec assurance qu’aucun ou presqu’aucun des préfets de l’Empire n’était d’origine populaire, quel que soit le concept recouvert par ce mot [63].

204C’est un premier résultat ; il est essentiel. Mais il ne faut pas trop vite en conclure qu’alors la Révolution et l’Empire « n’auraient rien changé », au sens où c’est toujours l’élite qui se reproduirait. Commençons par reprendre, pour réfléchir à cette question, la proportion de 39 % de préfets issus d’une famille noble. Au-delà du fait qu’elle est minoritaire, comment qualifier cette proportion : est-elle faible ou élevée ? On peut hésiter. Aussi, pour mieux « situer » cette proportion est-il utile se tourner vers les intendants de l’Ancien Régime, les « ancêtres » des préfets (même si leurs fonctions n’étaient pas exactement les mêmes). L’origine sociale des intendants a été l’objet d’un débat assez vif. Tocqueville en effet avait écrit dans L’Ancien Régime et la Révolution : « L’intendant possède toute la réalité du gouvernement. Celui-ci est un homme de naissance commune, toujours étranger à sa province, jeune, qui a sa fortune à faire. » Toujours cette langue limpide, élégante bien qu’un peu triste, dont la netteté, si l’on n’y prenait garde, convaincrait à elle seule… et en tout cas ce jugement a été souvent suivi. Puis il fut contesté, en particulier très vigoureusement par un historien russe Paul Ardascheff. Ce dernier prend d’abord ses précautions : « Le livre de Tocqueville abonde tant en vérités lumineuses », ce qui montre l’emprise intellectuelle de Tocqueville, puis il poursuit : « qu’on ne peut qu’être surpris de tant d’inexactitudes accumulées ici. » Et il entreprend de contester tout le jugement de Tocqueville sur les intendants. Bornons-nous à l’aspect « milieu d’origine » : « On ne peut parler de la “naissance commune” des intendants dans tous les cas, comme d’une règle générale et quant à l’époque de Louis XVI, ce fut plutôt une exception. » Et de fournir à l’appui de sa conclusion nombre d’exemples convaincants. De sorte que le débat paraît clos en faveur d’Ardascheff puisque, par exemple, Wikipédia écrit : « Aux XVIIe et XVIIIsiècles, les intendants sont issus de la noblesse de robe ou de la haute-bourgeoisie. Généralement ils sont maîtres de requêtes au Conseil des parties », toutes précisions qui indiquent une origine sociale « haute ». Et si l’on suit Ardascheff jusqu’au bout, cette origine « haute » était, à la fin de l’Ancien Régime, très majoritairement noble. On peut alors conclure qu’on voit là, et pour la première fois, un phénomène qu’on pourrait nommer la « transformation, ou la modification des élites ». Il est vrai que les préfets viennent tous, ou presque, du haut de la structure sociale, mais ce « haut », constitué « seulement » d’un gros tiers de nobles (39 %), est très différent du « haut » d’où provenaient leurs « ancêtres », les intendants. Et ceci est aussi un résultat important, que parfois des sociologues ou des historiens minimisent : il y a toujours reproduction du haut de la société, mais ce n’est pas exactement du même haut qu’il s’agit. La haute strate, où pour l’essentiel naissent les futures élites, n’est désormais plus vraiment la même. Cette « transformation », ou, si on veut atténuer le mot, cette « inflexion » des élites qu’ont opérée la Révolution et l’Empire est un phénomène très important, qu’on retrouvera ci-dessous, par exemple à propos des maréchaux [64].

205En tout cas, la volonté de puiser dans de nouvelles élites pour nommer les préfets est confirmée par cette autre caractéristique : un assez grand nombre d’entre eux ont appartenu à une assemblée révolutionnaire : 83 (30 %) si l’on arrête la Révolution à Brumaire (1799), 64 (23 %) si on l’arrête à Thermidor (1794). Et ces deux caractéristiques – origine noble disons modérée et présence significative d’élus révolutionnaires – sont encore plus prononcées si, au lieu de les regarder sur l’ensemble des préfets, on les regarde sur ceux qui ont été nommés au début du Consulat : la part des préfets d’origine noble est alors seulement du quart ; et pratiquement tous les élus révolutionnaires ont été nommés très vite, dont la moitié (40) dès la première année, en 1800.

206Cette dernière observation conduit à examiner le milieu d’origine non plus de tous les préfets pris globalement, mais en les suivant au cours du temps pour se livrer à une analyse temporelle, de 1800 à 1814. Regardons en effet les préfets en poste une année donnée et partageons-les en « préfets d’origine noble » et « préfets d’origine bourgeoise ». Faisons cela pour chaque année : la part des « bourgeois » diminue du début du Consulat à la fin de l’Empire. Elle passe d’environ 75 % à environ 57 %, et, bien sûr, la part des « nobles » augmente corrélativement d’environ 25 % à environ 43 %. Il faut évidemment voir là un effet de la politique de « fusion » de l’« ancienne France » avec la « nouvelle France ». Là encore c’est un résultat important, mais dont l’interprétation nécessite réflexion. Il n’est pas sûr qu’il faille, sans examen, en déduire l’idée que l’Empire s’est « figé » dans ce recrutement, en donnant peu à peu la « préférence » aux nobles et donc en revenant peu ou prou à l’Ancien Régime, si l’on peut s’exprimer ainsi. D’abord, parce que la part des bourgeois est tout de même restée nettement majoritaire tout au long de l’Empire. Ensuite et surtout, parce que cette montée de la part des préfets d’origine noble a eu lieu alors que le nombre total de préfets passait de 100 (1800) à 124 (1814). De sorte que non plus la proportion, mais le nombre de préfets d’origine bourgeoise, lui, n’a pas diminué : il est resté sensiblement constant autour de 75. Ainsi l’extension de l’Empire a « permis » à la fusion, qui entraînait par définition, un accroissement du nombre (et de la part) des préfets d’origine noble, de ne pas se faire au détriment du nombre de ceux d’origine bourgeoise.

207Une autre façon d’appréhender l’origine des préfets est de repérer non plus la famille dont ils viennent, mais ce qu’ils ont fait avant d’être préfets. Cette autre façon – plus approximative, bien sûr – a déjà été employée, sans le dire, lorsqu’on a mentionné l’importance des élus révolutionnaires. Il s’agit maintenant de généraliser cette démarche. Dans les termes de la première partie, ce n’est plus de mobilité sociale qu’il s’agit, mais de mobilité professionnelle, c’est-à-dire en cours de vie. Cette façon d’apprécier l’origine est donc moins « pure », mais d’une part elle livre, comme on va le voir, des résultats intéressants, et d’autre part elle est parfois la seule possible (ce sera le cas des notables, cf. ci-dessous). Ici, elle va compléter ce que nous venons de dire à partir de l’origine sociale.

208Il est difficile de bien repérer ce que faisaient les préfets « avant » puisqu’ils peuvent avoir fait beaucoup de choses, et que certaines peuvent revêtir en fait peu d’intérêt car avoir été très courtes. Whitcomb traite bien les deux difficultés : il ne retient que l’activité principale antérieure, ou toute activité de plus de cinq ans, et chaque préfet « compte » pour autant d’activités, en ce sens, qu’il a eues. D’où la distribution des préfets selon leur activité (principale ou longue) antérieure, ce qu’on peut interpréter comme la réponse à la question : qu’ont-ils fait avant ? Un tiers, et c’est le plus fort pourcentage, ont été recrutés dans l’administration (et pour presque tous, cette activité dans l’administration a eu lieu après la Révolution : sous-préfets, auditeurs du Conseil d’État, chefs de service, etc.) ; un sur cinq a été recruté dans le monde de la loi (avocats, notaires, hommes de loi, etc.) ; un sur sept (seulement) vient de la politique (élus, etc.) ; un sur huit vient des armées, et cela peut surprendre, pour la plupart ce sont des officiers de l’Ancien Régime ; le reste, un sur cinq, vient de beaucoup d’horizons divers, par exemple des chefs d’entreprise, des universitaires, des chambellans, et même des membres du clergé. Au-delà de cette structure, qui montre un recrutement très diversifié, ce qui est essentiel, c’est l’évolution de ce profil au cours de l’Empire. La part des administratifs s’accroît jusqu’à atteindre pratiquement la moitié, ce qui contraste avec les autres, dont la part diminue (hommes politiques, hommes de loi) ou est sans tendance notable (officiers). Jointe avec l’évolution d’autres indicateurs comme celle des années d’expérience administrative antérieure des préfets (dont la moyenne augmente énormément, d’environ 2 ans et demi à plus de 11 ans), et la construction progressive de « carrières » (par exemple auditeur, puis sous-préfet, puis préfet), cette augmentation des administratifs s’interprète comme un progrès dans la professionnalisation du corps : « The application of more acceptable criteria for administrative quality reveals a Napoleonic prefectoral corps that gradually and steadily improved throughout its fifteen-year existence. »

209Cette conclusion générale de Whitcomb éclaire d’un jour intéressant, et opposé à la thèse de certains historiens antérieurs, la question du rapport entre compétences et origine sociale. Il est erroné d’opposer les préfets nobles qui seraient incompétents – voire dociles – et les bourgeois qui seraient seuls compétents. L’alternative entre hérédité et mérite est trop simpliste, et, dans le cas des préfets, fausse. Au contraire, la compétence a progressé en général et les préfets d’origine noble aussi ont de plus en plus commencé par entrer dans cette position formatrice qu’était celle d’auditeur au Conseil d’État. De même qu’elle ne s’est pas faite au détriment de la bourgeoisie, la fusion ne s’est pas faite, selon cette analyse, au détriment des compétences.

210On saisit là sur le vif la difficulté qu’il y a à conclure à partir de faits bien établis. Le mérite revient à Whitcomb de les avoir établis, mais le sens qu’il convient de leur donner peut poser question. Whitcomb en tire en effet la conclusion, et c’est une première interprétation qui me paraît tout à fait justifiée, que le corps des préfets est l’exemple réussi d’une fusion entre nobles et bourgeois. Mais, au contraire ou en même temps – au choix –, un sociologue qui raisonnerait en termes de recrutement social, tel qu’il est mesuré dans une table de mobilité, conclura, avec une tonalité plus négative, que l’Empire s’est progressivement figé : l’augmentation du taux de préfets d’origine noble a en effet beaucoup crû (de 25 % à 43 %) entre le début du Consulat et la fin de l’Empire, et à l’opposé – cela délivre le même message –, la proportion de préfets « ex-élus révolutionnaires » a décru de 40-45 % à 20 %. Ainsi il est incontestable que, même si ce ne fut pas par réduction du nombre de préfets bourgeois, le recrutement social des préfets s’est au cours de la période rapproché – rapproché mais pas jusqu’à être identique – de celui des intendants de la fin de l’Ancien Régime : signe de « gel ». Dans cette interprétation, le gel n’empêche pas, s’agissant du recrutement social des préfets, la thèse issue de la pensée de Tocqueville d’être prise en défaut : leur origine n’était pas préfigurée par celle des intendants. De même, la thèse issue de la pensée de Sorokin, où à partir d’un certain moment (soit sous l’Empire, soit après) on aurait purement et simplement remplacé les préfets par des personnels de l’Ancien Régime ayant autrefois exercé des fonctions analogues – intendants – n’est pas vérifiée. C’est, toujours dans cette interprétation, la thèse issue de la pensée de Tulard qui se trouve le plus vérifiée : il y a bien ralentissement, mécanique en quelque sorte, de l’ascension sociale du fait même de l’entrée progressive dans le corps préfectoral de nobles. Mais l’aspect majeur de la professionnalisation du corps, tant du fait des bourgeois que des nobles, réduit la pertinence de ne regarder que le milieu d’origine, et donc relativise cette idée de gel elle-même. Enfin, une troisième interprétation, ou lecture, des faits empiriques est encore possible – et plus critique. Un sociologue ou un historien qui s’inspirerait de l’historien François Bluche dirait qu’à la fin de l’Ancien Régime il n’y avait pas, de fait, autant de différences qu’on croit entre la noblesse et la haute bourgeoisie : si l’on veut, une forme de « fusion » était faite avant la Révolution [65]… Il jugerait alors que la distinction qui a été faite ici entre préfets d’origine noble et préfets d’origine bourgeoise a peu de sens et, par voie de conséquence, que cette idée de « transformation des élites » n’est pas appropriée. Il serait tenté de conclure qu’avant comme après la Révolution, tous les plus hauts représentants de l’État en région (intendants et préfets) sont issus de l’élite, la même en fait, qui ainsi se reproduit, sans que la Révolution y ait changé grand-chose.

211Difficulté et pluralité des interprétations…

212On se souvient qu’à un niveau global on avait conclu que le recrutement social des non manuels s’était diversifié, c’est-à-dire ouvert après l’Empire, au point qu’on y avait vu une grande nouveauté. Il est donc intéressant, pour finir, de regarder très brièvement le milieu d’origine des préfets sous la Restauration : s’est-il, lui aussi, diversifié, ou a-t-il prolongé, et même accentué les tendances de l’Empire ? Je m’appuierai, pour ce faire, sur deux synthèses faites d’un travail détaillé de N. Richardson, l’une par J. Siwek-Pouydesseau et l’autre par L. Girard [66]. La principale conclusion qui en ressort est que le milieu d’origine du corps s’est fermé et beaucoup rapproché de celui des intendants. Car à côté d’une trentaine de préfets impériaux qui furent conservés sous la Restauration, les nouveaux nommés furent, à 70 %, recrutés dans les grandes familles nobles. « Il est certain que le fait d’être noble ou ancien émigré paraît une présomption de fidélité. » (Girard). Au total, les préfets sont en 1830 deux fois plus nombreux à être nobles qu’à la fin de l’Empire (et un sur cinq est un ancien émigré). Autre éclairage : les membres de l’administration préfectorale étaient éligibles (s’ils étaient assez riches) et même pouvaient cumuler un mandat législatif avec leurs fonctions : le quart des 164 préfets nommés par la Restauration furent députés, soit préfets-députés (cumul), soit députés promus préfets. Et en même temps, et c’est au contraire un trait qui prolonge l’évolution née au cours de l’Empire, le corps continue de se professionnaliser : « Parmi les 164 préfets nommés entre 1814 et 1830, la moitié étaient d’anciens sous-préfets et secrétaires généraux. » (Siwek-Pouydesseau).

Les ministres

213Avec les ministres, les effectifs ne sont plus de l’ordre de centaines, mais de dizaines : Napoléon a en effet nommé 38 ministres et ministres d’État durant le Consulat et l’Empire. Les trois cas sont possibles : le nommé était ministre seulement, ou ministre et ministre d’État, ou ministre d’État seulement. Contrairement à aujourd’hui, les ministres d’État étaient « très en dessous » des ministres (Napoléon le dit explicitement) et, s’ils n’étaient pas ministres, n’avaient pas de domaines et d’administrations sous leur responsabilité. Le ministre d’État bénéficiait d’une distinction et non pas d’un ministère. Aussi, les 6 ministres d’État qui ne furent pas ministres peuvent-ils être séparés des 32 ministres, pour réserver l’analyse à ces derniers. C’est sur l’ouvrage de référence de Thierry Lentz que je vais me fonder. Les conclusions qui vont être tirées sont dans la droite ligne de celles qui viennent de l’être sur les préfets, et une telle proximité est remarquable s’agissant de groupes de petits effectifs et très sélectionnés. Mais cela confirme qu’il s’agit à peu près des mêmes hommes – et d’ailleurs plusieurs ministres ont été en effet, avant ou après leur ministère, préfets [67].

21415 des 32 ministres sont nobles, pratiquement la moitié (47 %). C’est un peu plus mais du même ordre que les préfets (39 %). 31, soit tous sauf un, sont d’origine noble ou « bourgeois au sens large », c’est-à-dire en regroupant petite et grande bourgeoisie : c’est (pratiquement) la même chose que les 100 % de préfets. Il n’y a qu’une exception significative : Laplace, qui était fils de paysan.

215Le cas de Laplace fait d’ailleurs particulièrement réfléchir parce qu’il apparaît comme une double ou une triple exception. Comme on le sait en effet, Laplace, avant d’être ministre de l’Intérieur, puis sénateur, puis vice-président du Sénat sous le Consulat et le Premier Empire, était un savant, et même plus précisément un des plus grands génies mathématiques de tous les temps. Qu’il soit d’origine paysanne est extraordinaire – au sens propre : 5 % des génies seulement depuis cinq siècles sont d’origine paysanne ; autant dire, vu l’importance de la paysannerie à l’époque, qu’il n’y avait pratiquement aucune chance de voir apparaître un génie à la campagne. Et d’ailleurs (ou faut-il dire : et pourtant ?), dans ces siècles (XVIe, XVIIe et XVIIIe), il n’y en a eu que deux, à vrai dire de « purs génies », parmi les plus grands dans leur domaine : Newton et Laplace précisément [68].

216Revenons à nos ministres. Ces nobles et « bourgeois au sens large » sont exactement, ou peut-être à un près, les non manuels de la première partie. Aussi, dans le cadre de la nomenclature de la première partie peut-on conclure que 31 ou 30 des ministres, soit à nouveau pratiquement tous, sont fils de non manuels. D’où la même conclusion que pour les préfets : le milieu d’origine des ministres est (encore) beaucoup moins populaire que celui de l’ensemble des non manuels.

217Au-delà de ce rapprochement, on peut ici, et contrairement aux préfets, séparer « origine petite bourgeoise » et « origine grande bourgeoise ». Essayons de le faire : on dira alors que Reinhard fils de pasteur, Clarke fils de garde-magasin des subsistances, Forfait fils de marchand de toiles, Mollien fils de maître passementier et Régnier fils d’aubergiste devenu receveur des Domaines, soit 5 ministres, ont une origine petite bourgeoise.

218Les 26 autres, soit 4 ministres sur 5, sont d’origine noble ou « bourgeoise au sens restreint ». Qui sont ces pères ? Les ministres sont d’abord fils d’officier (8, soit le quart d’entre eux), et presque ex aequo de haut fonctionnaire (7, soit 22 %). Ce sont ensuite, à égalité (5 chacun, soit 16 %) des fils d’homme de loi (avocats, notaires, magistrats) et de bourgeois supérieurs du privé (négociant, profession libérale, précepteur…).

219Les ministres ont en grande majorité commencé leur carrière dans l’une de ces positions bourgeoises, sauf un sur cinq qui a débuté comme employé (surnuméraire, commis…), mais ce n’était qu’une position de départ très provisoire qui a été très vite suivie d’une ascension. Regardons-les à deux moments de leur vie. À la Révolution, 12, soit 38 %, ont été élus d’une (au moins) des cinq assemblées révolutionnaires (Constituante, Législative, Convention, Cinq Cents, Anciens), soit pratiquement comme les préfets (30 %). Et limitons-nous maintenant à ceux qui n’ont pas été nommés dès le début du Consulat pour repérer ce qu’ils étaient justement durant le Consulat et l’Empire avant d’être nommé ministres : sans surprise les trois quarts étaient hauts fonctionnaires et le quart restant officiers.

220Au total, préfets et ministres sont deux groupes socialement très proches – et très homogènes.

Les conseillers à la Cour des comptes

221La Cour des comptes a été créée en septembre 1807. Au départ, les conseillers relevaient de trois grades : le premier se réduit à quatre positions, le Premier président qui la « dirigeait », et trois présidents de chambre, qui présidaient les séances ; puis, deuxième grade, les « maîtres des comptes » qui « jugeaient » collectivement les comptes publics au cours de ces séances ; enfin, troisième grade, les « conseillers référendaires » qui préparaient et instruisaient les dossiers avant et pour le jugement en séance. Il faut y ajouter le Procureur général (pour les relations avec le gouvernement) et le greffier en chef (pour tout le travail administratif). Les conseillers étaient donc très hiérarchisés, le jugement des comptes publics étant de la responsabilité des deux premiers grades (présidents et maîtres), et leur instruction préalable du troisième (référendaires) [69]. Cette hiérarchie va être mise à profit ici pour enrichir l’analyse par rapport à celle des préfets et des ministres.

222Deux sources vont être mobilisées à cet effet. D’abord, j’ai exploité un dictionnaire très précieux d’Umberto Todisco portant sur les 201 premiers conseillers, ceux qui ont été nommés sous l’Empire ou sous la Restauration, travail enrichi à l’occasion du bicentenaire de la Cour. Ensuite je compléterai les informations tirées de cette exploitation par les enseignements que Nicole Herrmann-Mascard a placés de façon synthétique au seuil de son dictionnaire des conseillers nommés dès la naissance de la Cour, en 1807 et 1808 [70].

223Les 201 premiers conseillers se répartissent en deux :

224

  • Les 119 « conseillers de l’Empire », c’est-à-dire ceux qui ont été nommés entre 1807 et juin 1815 (et ont pu continuer après, bien entendu) : 30 maîtres (y compris les présidents et le procureur général) et 89 référendaires (y compris le greffier en chef) ; je les repérerai dans leur position à leur nomination, sans tenir compte, donc, de leur carrière ultérieure à la Cour ;
  • Les 82 « conseillers de la Restauration », c’est-à-dire ceux qui ont été nommés de 1815 (après juin) à 1830 (et là encore beaucoup ont évidemment exercé leur métier longtemps après cette date) : 12 maîtres et 70 référendaires ; de nouveau je repérerai leur position à leur nomination.

225Commençons par les 119 conseillers de l’Empire. La ligne générale de l’analyse va consister à dégager les différences entre maîtres (« vraie » élite) et « référendaires » (groupe assez différent bien que partiellement vivier du précédent puisque certains deviendront maîtres en cours de carrière) et à les interpréter dans notre perspective générale d’articulation entre reproduction sociale et compétences.

22632 conseillers de l’Empire, soit 26,9 %, étaient nobles, proportion très minoritaire et inférieure à celle des préfets et des ministres, premier élément à retenir [71]. Ces conseillers nobles se répartissent à égalité entre relevant de l’ancienne noblesse seule (8,4 %), anoblis par l’Empire seulement (9,2 %) et appartenant aux deux noblesses (9,2 %). On peut alors estimer que ceux qui sont « nés nobles » représentent 8,4 + 9,2 = 17,6 % des conseillers de l’Empire. Cette proportion est tout à fait confirmée par Nicole Herrmann-Mascard à partir des 104 de ces conseillers qui ont été nommés dès la naissance de la Cour : selon son décompte très précis, 14,4 % étaient sûrement nés nobles [72]. Ce qui est frappant, et c’est un point important, c’est que les maîtres sont beaucoup plus souvent nés nobles (40 %, soit à peu près comme les préfets et les ministres) que les référendaires (10,1 %) : le vivier dans lequel on a puisé pour les uns et les autres n’est manifestement pas le même, au moins sous ce critère.

227Regardons maintenant l’ensemble des conseillers de l’Empire, qu’ils soient nés nobles ou roturiers. Quatre sur cinq (79,2 %) sont d’origine bourgeoise (restreinte) ou noble [73]. Proportion élevée, équivalente à ce qui a été vu pour les ministres. Nicole Herrmann-Mascard confirme et précise ce résultat pour les 104 qui ont été nommés en 1807 ou 1808 : en se fondant sur ses dénombrements, on peut estimer que 71,1 % sont nés dans un milieu bourgeois ou noble : l’accord est très bon entre ces deux recensions indépendantes et portant sur deux populations très proches (la différence peut être vue comme signe de l’incertitude des codifications comme « origine bourgeoise »). Et l’on peut compléter le tableau en disant que presque tous les autres premiers conseillers avaient un père soit artisan ou petit commerçant (15,4 %) soit employé ou commis (11,5 %). Il n’y a en effet que deux conseillers de 1807-1808 qui soient issus d’un milieu populaire (ouvrier ou paysan).

228Sur cette toile de fond, c’est-à-dire autour de ces 79,2 % de conseillers issus de la bourgeoisie restreinte ou de la noblesse, la distinction maîtres versus référendaires apporte un enseignement important : les maîtres sont d’une origine plus (ou encore plus) haute que les référendaires : 84,6 % sont issus de la bourgeoisie retreinte ou de la noblesse contre 77,4 % (« seulement »). Écart significatif. On peut être tenté de compléter ce résultat par un autre qui ne porte que sur les roturiers.

229Quelle est la proportion de conseillers roturiers d’origine bourgeoise ? Le numérateur de la proportion cherchée ne pose pas de problème : c’est le nombre de personnes roturières (maîtres et référendaires respectivement) dont le père était bourgeois. Mais à quoi rapporter ce nombre pour avoir une proportion, autrement dit que choisir comme dénominateur ? Il y a deux façons légitimes de faire, chacune répondant à une question particulière. Soit on le rapporte au nombre total des roturiers (des maîtres et des référendaires respectivement). On conclura alors que 73,3 % des maîtres roturiers sont d’origine bourgeoise, et aussi (les deux proportions sont égales) que 73,3 % des référendaires roturiers sont d’origine bourgeoise. Égalité parfaite : au sein des roturiers, les conseillers, quel que soit leur niveau, sont à trois quarts issus de la bourgeoisie. Mais dans une perspective de changement d’élites (cf. ci-dessus à propos des préfets), on pourrait souhaiter mesurer l’importance des personnes roturières d’origine bourgeoise au sein de l’ensemble de la population (et non plus parmi les seuls roturiers). On conclura alors que 42,3 % des maîtres et 62,3 % des référendaires sont des roturiers issus d’une famille bourgeoise. Là le taux est très différent : cela reflète la différence de la proportion de nobles entre maîtres et référendaires. Ainsi, on peut conclure ainsi : les maîtres sont très souvent issus du haut de la société, et c’est beaucoup dû au fait qu’il y a beaucoup de nés nobles (40 %) parmi eux. En revanche, les référendaires sont un peu moins souvent issus de ce haut, mais surtout, ils ne sont pas issus du « même haut » : il y a peu de nés nobles (11 %), et du coup il y en a davantage qui sont issus de la bourgeoisie que chez les maîtres. On en déduit, comme « sous-produit » en quelque sorte, que la fusion a concerné pour l’essentiel le « haut du panier », c’est-à-dire les maîtres.

230Beaucoup des conseillers, maîtres comme référendaires, nobles comme roturiers, paraissent compétents. Penchons-nous, pour le voir, sur le métier ou la fonction qu’ils exerçaient avant d’être nommés à la Cour. 69,1 % des référendaires étaient, au moment de leur nomination, dans des fonctions bureaucratiques moyennes, qui les préparaient à ce qu’ils auraient à faire : comptabilité, commis, administration, etc. Les maîtres, eux, étaient tous (29 sur 30) déjà dans des fonctions administratives, juridiques et comptables supérieures. Nicole Herrmann-Mascard étudie de façon beaucoup plus détaillée la question. Elle apporte ainsi des nuances, fondées, entre autres, sur les appréciations du Premier Président Barbé-Marbois sur chaque magistrat – appréciations qui ne sont pas toujours positives s’agissant des magistrats nommés sur recommandation. Mais au total, elle confirme que le recrutement des premiers conseillers, qu’ils soient nobles ou roturiers, a été souvent adapté, en matière professionnelle, à ce qu’on attendait d’eux – ce qui lui permet de conclure d’ailleurs sur l’efficacité remarquable de la Cour dès ses premières années.

231On peut sans doute voir ici un autre exemple de deux tendances qui s’étaient dégagées de l’étude des préfets : d’une part au sein des maîtres une fusion réussie entre l’ancienne noblesse et la nouvelle élite, et d’autre part une nette professionnalisation. Cette dernière, par rapport à celle des préfets, présente deux caractéristiques : d’abord elle est immédiate et non pas progressive (même si, ici aussi, elle se renforcera au cours du temps, notamment avec la création des « aspirants » au début de la Restauration) ; ensuite, elle est répartie sur deux corps, au lieu que chez les préfets elle s’incarnait en une seule et même personne : ici, d’entrée de jeu, la professionnalisation a été pensée comme contenant une nette division du travail entre maîtres et référendaires, chacun devant être compétent dans son ordre.

232Citons une autre conclusion de Nicole Herrmann-Mascard, capitale pour notre propos. Elle juge que pour beaucoup des personnes recrutées comme conseillers, cette nomination a créé une « ascension sociale » : « Les nombreux employés des Fermes, de la Régie, les procureurs, les clercs, les avocats sous l’Ancien Régime qui, après avoir été à la comptabilité, sont nommés référendaires à la Cour, acquièrent ainsi un statut qu’ils n’auraient pu espérer avant 1789. Il en est de même pour les premiers commis du Contrôle des finances qui, après avoir conservé leur poste dans les administrations financières du Trésor ou avoir travaillé à la comptabilité, sont nommés à la Cour. (…) Promotion sociale également pour les tribuns nommés conseillers maîtres ou présidents de chambre à la Cour. » Cette ascension ne concerne évidemment pas tout le monde : « Parmi les référendaires nommés sur recommandation à la Cour, certains auraient eu sous l’Ancien Régime une situation probablement comparable à celle qu’ils obtiennent en 1807. Ils sont souvent nobles d’office, fils de pères fortunés occupant des charges importantes [74]. »

233Nous sommes ici aux antipodes de la thèse issue de la pensée de Jean Tulard, ou, si l’on préfère, nous tenons un contre-exemple à cette thèse : non seulement l’Empire ne freine ou n’interrompt pas l’ascension sociale d’un certain nombre de personnes, mais il l’accélère et, à proprement parler, la crée. C’est en effet un bon exemple du mécanisme que j’ai décrit lors de la discussion sur la mobilité structurelle (§ I.1) : l’évolution de la société – ici, la création d’une institution neuve et spécifique (même si elle a eu des ancêtres sous l’Ancien Régime) – crée un appel d’air dans lequel s’ « engouffrent » nombre de personnes qui bénéficient ainsi d’une position nettement meilleure que celle de leur père et que celle qu’avant cette création ils avaient et que sans elle ils auraient conservée toute leur vie. Car, pointe du raisonnement, c’est bien à ceux situés au milieu de l’échelle (les employés des Fermes, etc.) et non à ceux situés en haut (les recommandés) que l’appel d’air profite surtout. En ce sens, c’est-à-dire comme « créateur d’ascension sociale », l’Empire est, pourrait-on dire, révolutionnaire – et pas seulement garant des acquis de la Révolution et mouvement de retour à l’ordre.

234Quelques mots maintenant de l’après-Empire. Ce qui est remarquable, c’est que référendaires et maîtres nommés sous la Restauration se ressemblent davantage socialement – et ressemblent aux maîtres de l’Empire. En voici quelques indices éloquents.

235D’abord sur le clivage entre noble et roturier. Globalement, la part des nés nobles est plus élevée sous la Restauration que sous l’Empire (26,8 % contre 17,6 %). Et ceci est vrai tant pour les maîtres (50 % contre 40 %) que, surtout, pour les référendaires (22,9 % contre 10,1 %). De sorte que l’écart entre maîtres et référendaires se réduit : ces derniers sont toujours, comme sous l’Empire, moins souvent nés nobles que les maîtres, mais « moins moins » : deux fois moins contre quatre fois moins sous l’Empire [75].

236D’autre part, l’origine sociale des conseillers nommés sous la Restauration, tant maîtres que référendaires, est encore plus haute que celle des conseillers de l’Empire : 91,6 % des maîtres viennent de la noblesse ou de la bourgeoisie et 82,5 % des référendaires. La hausse par rapport à l’Empire, sans être énorme – mais ce n’était pas possible, tant l’origine sociale était déjà haute – est nette : + 7 points chez les maîtres, + 5 points chez les référendaires. Le recrutement, déjà très ciblé, s’est encore davantage socialement fermé. Comme pour les préfets, le recrutement social de cette autre élite qu’est la Cour des comptes se ferme donc au cours de la Restauration par rapport à ce qu’il était sous l’Empire [76].

237Et s’il y a bien entendu toujours des référendaires qui, juste avant leur nomination, étaient dans des fonctions moyennes de bureau, ce n’est plus qu’une moitié, c’est-à-dire beaucoup moins que les 69 % de ceux de l’Empire : désormais la moitié des référendaires sont recrutés comme les maîtres, c’est-à-dire, au sommet des fonctions administratives. Les deux corps se rapprochent, ou, si l’on préfère, la Cour prise dans son ensemble s’homogénéise – et vers le haut.

Les notaires parisiens de 1803

238Quittons la sphère publique, politique et administrative pour nous intéresser, très brièvement, à une élite dans le secteur privé, très restreinte elle aussi, les notaires parisiens.

239Juste avant l’Empire, au moment de la loi qui réforme leur profession, en 1803 (le 25 ventôse an XI très précisément, soit le 16 mars 1803), il y a, à Paris, 114 études, donc 114 notaires parisiens. Ils ont fait l’objet d’une étude très détaillée récemment, dont je tire un seul élément, leur milieu d’origine [77].

240Pour 92 d’entre eux (80,7 %), il est connu – ce qui est très correct. 46, soit exactement la moitié, étaient issus d’une famille de marchands, négociants, entrepreneurs et fabricants : c’est le groupe le plus important, il rassemble des positions de l’industrie et du négoce privés. 25, soit 27 %, un gros quart, avaient un père homme de loi : notaire, évidemment (mais assez peu souvent finalement : 7 seulement sur 92, soit 8 %), avocat au Parlement de Paris ou procureur. Le troisième groupe, celui des notaires dont le père était fonctionnaire (haut fonctionnaire pour l’essentiel) compte 12 personnes (13 %). Le reste se disperse, c’est-à-dire que les 9 notaires parisiens restants viennent des milieux les plus divers.

241Efforçons-nous de procéder à des reclassements dans la nomenclature du présent travail, pour obtenir la part des notaires parisiens issus de la bourgeoisie. On peut alors estimer que 96 % des notaires parisiens sont issus de la bourgeoisie au sens large, et par conséquent que 4 % – le complément – sont issus d’un milieu populaire. (Encore ces « populaires » sont-ils de fait paysans, de sorte que ce sont peut-être de « gros » paysans.) C’est tout à fait comparable à ce que nous avons vu dans la sphère publique.

242On pourrait vouloir identifier, au sein de la bourgeoisie, la seule bourgeoisie restreinte. L’estimation est alors beaucoup plus incertaine, car elle requiert d’apprécier le « niveau » des marchands et celui des fonctionnaires dont sont issus les notaires. Tâche qui ne va pas sans arbitraire puisqu’on ne dispose que d’un libellé pour décrire le milieu d’origine. Si l’on tient néanmoins à le faire, on aboutit à l’idée que de 67 % à 92 % des notaires parisiens de 1803 sont issus de la bourgeoisie restreinte, ce qui est une fourchette très (trop) large.

Personnalités les plus marquantes et personnes les plus imposées des départements

243Préfets, ministres, conseillers à la Cour des comptes, notaires parisiens, ces membres de l’élite civile pourraient apparaître comme trop parisiens pour être « représentatifs », trop proches géographiquement et culturellement du pouvoir central (même les préfets, qui, certes, sont dans leur département mais ils y représentent le pouvoir impérial). Il faut alors s’efforcer de compléter le tableau par quelques éléments sur les élites provinciales. Or, dès le début et tout au long de l’Empire, une action conjointe de l’administration centrale et des préfets a débouché sur deux types de listes dans un cadre départemental, dont le contenu s’approche de telles élites : d’une part la liste des « 30 plus imposés » (parmi les 600 les plus imposés du département, ces 600 jouant un rôle électif, cf. la partie II.2 sur les notables ci-dessous), d’autre part la liste des « 60 personnes les plus marquantes » du département. Il y a bien entendu des personnes communes sur les deux listes, de sorte que cet ensemble distingue moins de 90 personnes dans le département. Les archives départementales ou nationales ont conservé, très diversement, tout ou partie de ces listes, à certaines dates, et un grand programme de recherches a, sous la houlette de Louis Bergeron et Guy Chaussinand-Nogaret, entrepris d’exploiter ce corpus. À cette heure le programme a débouché sur une trentaine d’ouvrages, la plupart du temps consacré à un département, parfois à plusieurs, de sorte qu’un peu plus de cinquante départements sont couverts (il faut souhaiter, mais ce n’est hélas pas sûr, qu’ils le seront tous). Chaque ouvrage a été établi par un chercheur particulier. La structure en est globalement la même : la liste des quelques dizaines de ces « personnes les plus imposées ou personnes marquantes » est présentée, chaque personne faisant l’objet d’une notice biographique assez fouillée, et cette liste est précédée d’une présentation synthétique, dans laquelle on peut espérer a priori trouver des éléments qui nous intéressent ici. Cette structure est d’ailleurs à peu près la seule chose qui soit commune aux différents ouvrages, car la diversité des dates de ces listes, celle des archives, et celle des auteurs, rendent les contenus très différents d’un volume à l’autre (même les présentations synthétiques) interdisant pratiquement d’additionner, ni même de synthétiser les enseignements des uns et des autres. D’où l’idée, plutôt que de chercher à les cumuler, de présenter, comme des illustrations, quelques résultats, sur quelques départements.

244Comme le dit l’auteur du volume sur la Gironde, « il est difficile de concevoir que ces deux listes donnent une image vraie des notables girondins, même en l’an XIII où elles sont établies. Elles correspondent en effet à des préoccupations et à des a priori des autorités parisiennes. Elles sont en quelque sorte officielles, n’ont retenu que les personnages en accord avec le système et ignorent les opposants. » Ce qui n’empêche pas le même auteur, après avoir signalé des personnes qui ne sont pas sur ces listes pour leurs opinions alors qu’elles auraient dû, selon lui, y être, de préciser quelques lignes plus loin : « Ces quelques réserves émises, force est néanmoins de reconnaître à ces listes des 30 et des 60 le mérite d’être relativement représentatives de la société de l’époque [78]. » Ainsi la définition de ces élites départementales est-elle complexe : elle mêle fortune, notoriété, fidélité au régime, etc., avec, en plus, une pondération variable d’un département à l’autre (et qui dépend assez étroitement des choix du préfet en charge de l’établissement de la liste).

245Dans la présentation synthétique de chaque volume, les positions de ces élites sont décrites, souvent dans des regroupements propres à l’auteur. Ces descriptions sont donc très différentes d’un département à l’autre, différences qui reflètent d’ailleurs pour partie la différence économique des départements. Donnons deux exemples contrastés. Dans la Seine-Inférieure, « dix ans après brumaire, la majorité (48 sur 82) est formée d’anciens nobles (…) ; on compte 44 rentiers pour une trentaine d’actifs : 12 négociants ou fabricants (ils étaient 15 en 1789), 7 conseillers d’État ou hauts fonctionnaires, 6 magistrats (15 en 1789), 3 agriculteurs (un seul en 1789) et 3 militaires de carrière [79]. » La prépondérance des anciens nobles, de l’ancienne élite, est ici visible. Dans le Bas-Rhin, au contraire, « la liste des « personnes les plus marquantes » du département dressée en 1812, comprend 69 membres et, en ce qui concerne les professions, la proportion des fonctionnaires (militaires et civils) est écrasante, puisqu’elle atteint les deux tiers : les militaires sont 12, et les civils 33, au total 45. Le second groupe réunit les banquiers, négociants et manufacturiers au nombre de 17, soit un quart. Enfin, les propriétaires fonciers sont 4, et les membres des professions libérales, 3. (…) Sur 69 individus, 13, soit 20 %, appartenaient à la noblesse avant 1789 [80]. » Là, ce sont les fonctionnaires du régime, les représentants des milieux économiques aussi, qui priment.

246Parfois, les archives permettent de faire une comparaison au sein de l’Empire. Ainsi dans le Loir-et-Cher on a pu comparer les listes de 1806 et celles de 1811 : « Si l’on doit certes tenir compte des décès survenus, des mutations professionnelles, faibles au demeurant dans un laps de temps de cinq ans, on ne peut qu’être frappé par l’ampleur des évictions (…) : un tiers seulement des notables de 1806 se maintient au tableau d’honneur de 1811. » Et de conclure – et cette conclusion vaut pour les deux départements voisins que cet auteur a étudiés, le Loir-et-Cher et l’Indre-et-Loire : « En se pérennisant, l’Empire s’est sclérosé : les listes de notabilités que nous avons à notre disposition, de l’an X à l’an XIII et jusqu’à 1811, montrent le rejet progressif des hommes nouveaux, ou tout au moins d’individus qui avaient dû à la Révolution d’accéder à des responsabilités politiques ; en revanche réapparaissent des hommes représentant les valeurs traditionnelles d’une société qui se fige sous les traits du noble et du bourgeois-rentier [81]. » Thèse très intéressante, probablement largement vraie pour d’autres départements, mais sans doute pas pour tous ; en tout cas, comme on l’a vu dans la première partie (cf. § I.3), on ne peut la retenir avec certitude pour l’ensemble de la société.

247En somme, les positions actuelles de ces élites et parfois leur position vers 1789 forment un tableau très suggestif, mais pour notre objet spécifiquement, ce corpus est décevant car le milieu d’origine de ces personnes les plus marquantes n’est presque jamais mentionné. Le fait qu’ils soient nobles ou non est certes un élément important, souvent cité, mais au-delà, l’origine sociale ne l’est que par exception. Citons une de ces exceptions, la Somme. L’auteur décrit ainsi le milieu d’origine des 84 personnes, réunion des deux listes, celle des 60 plus marquantes datée du 30 prairial an XIII et celle des 30 plus imposées établie en 1806 : « Le poids de l’Ancien Régime se fait encore ici fortement sentir. La noblesse représente la moitié de l’effectif global (48,81 %) (…). Cependant, plus de la moitié sont issus des rangs du tiers état : cinq d’entre eux sont anoblis sous l’Empire ou la Restauration (…) ; 41,67 % se recrutent dans les rangs de la bourgeoisie. Le milieu du négoce, et tout particulièrement du grand négoce amiénois, arrive loin devant les hommes de loi. La bourgeoisie d’offices, les « talents », fait ici très pâle figure. Les hommes issus des élites du monde rural ne constituent qu’une exception (3,57 %) et sont domiciliés dans l’est et le nord du département. Aucun des 84 notables distingués par les autorités administratives n’est fils du peuple, ni n’a grandi dans une famille de ce que le révolutionnaire picard Gracchus Babeuf appelait la « valetaille féodale » des régisseurs des grands domaines seigneuriaux [82].

248Il serait évidemment très discutable, et même faux, de comparer les personnes les plus marquantes de la Somme aux élites civiles que nous avons étudiées précédemment, si l’on voulait signifier par là qu’elles sont « représentatives » de toutes les personnes marquantes de France. Mais il devient légitime de le faire si l’on se contente de dire qu’on compare ainsi les élites d’un département précis, la Somme, aux élites parisiennes. Les milieux d’origine des unes et des autres paraissent assez proches – et cette proximité est en soi un résultat important vu la diversité de ces élites. Il y a certes peut-être un peu plus de nobles en Somme, mais sans doute une proportion d’origine bourgeoise voisine (autant que les différences de nomenclature permettent de le voir), et, en tout cas, aucun enfant du peuple. Par ailleurs, le (petit) poids des élites rurales est sans doute significatif d’une élite départementale – et non parisienne.

ii. Le cas des élites militaires : maréchaux, généraux, (mais aussi colonels et commissaires des guerres)

249Résumé : Deux choses sont très frappantes, s’agissant de l’origine sociale des maréchaux et des généraux de l’Empire. D’abord le fait qu’ils sont assez peu d’origine noble : à peu près le quart seulement. Le contraste est complet avec l’Ancien Régime. Mais ce qui est également remarquable, c’est que cette élite militaire est aussi moins souvent issue de la noblesse que l’élite civile de l’Empire. Ensuite, et contrairement à la légende, très peu sont réellement d’origine populaire – mais un sur dix tout de même, ce qui, là encore, est beaucoup plus fréquent, ou moins rare, que pour les élites civiles. En réalité la majorité d’entre eux sont issus du « haut » de la société, si l’on entend par ce « haut » soit la noblesse, soit la bourgeoisie retreinte (et ici l’origine bourgeoise est plus fréquente que l’origine noble) ; de l’ordre de deux sur trois, ce qui, à nouveau, est moins prononcé que chez les élies civiles (où c’est 4 sur 5). Sans doute faut-il voir dans cette différence un effet de critères et compétences spécifiques aux carrières militaires, peut-être moins socialement marqués.

Les maréchaux

250Napoléon a nommé 26 maréchaux. Beaucoup de leurs noms, sinon presque tous, sont restés dans la mémoire collective, ne serait-ce qu’en raison des boulevards extérieurs de Paris. Qui ne connaît en effet au moins les noms de Murat, Davout, Soult, Bernadotte, Berthier, Ney, Grouchy (seul nommé par l’Empereur durant les Cent Jours), Marmont, Lannes, Lefebvre ou Masséna ? Ils sont d’ailleurs cités ou étudiés dans de nombreux ouvrages, et j’en retiendrai deux pour fonder cette petite analyse de leur milieu d’origine : le Dictionnaire des maréchaux de France du Moyen Âge à nos jours, œuvre collective sous la direction de Joseph Valynseele, qui traite, comme son nom, l’indique, de tous les maréchaux de l’histoire, et le Dictionnaire des maréchaux du Premier Empire de Jacques Jourquin, qui, sur son sujet, fait référence [83].

251Avant de procéder à l’analyse stricto sensu, je vais me livrer à un petit exercice pour faire sentir la difficulté de repérage et de codage de l’origine sociale. Fait à propos des maréchaux il a évidemment une valeur générale. Sur ces 26 cas, le repérage de l’origine sociale n’est en accord entre ces deux sources que 20 fois, dans 3 cas il y a désaccord et dans 3 autres cas l’accord est douteux. J’ai moi-même codé dans la nomenclature de l’annexe 4 les déclarations de milieu d’origine des maréchaux à deux reprises lors de ce travail, séparées par plusieurs mois et donc très largement indépendantes. L’ordre de grandeur des écarts est le même : 19 accords, 3 désaccords, 4 cas douteux. Il faut en conclure qu’au mieux notre connaissance du milieu d’origine est à 10 % près, du moins quand on l’envisage de façon détaillée. Autre façon de dire la même chose, il est prudent de ne retenir, pour l’apprécier, que des regroupements assez vastes. Il y a deux grandes raisons à cette incertitude : d’abord les pères des maréchaux peuvent avoir été en même temps ou successivement dans plusieurs positions, et on ne sait laquelle choisir : « meunier et garde champêtre » (père de Lefebvre), ou « cultivateur et marchand de biens » (père de Mortier). Ensuite la déclaration elle-même peut être trop imprécise ou trop variable d’une source à l’autre pour permettre un codage univoque : par exemple « brasseur » (père d’Oudinot), « tanneur aisé » ou « tanneur à Toul » (père de Gouvion-Saint Cyr) « palefrenier » ou « métayer et marchand de biens » (père de Lannes), sont-ce des membres de la petite bourgeoisie indépendante, des négociants, voire des ouvriers ? On retrouve l’imprécision des appellations, que nous avons abondamment évoquée dans la première partie.

252Commençons par un aspect qui est bien connu mais qui est capital : 6 ou 7 (6 de façon sûre) de ces maréchaux sont nés nobles, c’est-à-dire 23 % ou 27 % : un sur quatre. Prodigieux changement par rapport à l’Ancien Régime, où tous les maréchaux étaient issus de la noblesse – et très souvent de la très grande noblesse. Et la proportion est même nettement moindre que parmi les plus hautes des élites civiles, dont les effectifs sont comparables, ministres (un sur deux), préfets (un peu plus d’un sur trois), maîtres des Comptes (deux sur cinq). Ainsi le monde est renversé : non seulement être noble n’est plus une condition pour être maréchal de France, mais ce n’est même plus un trait important – il l’est moins qu’au sommet de la fonction publique.

253Deuxième aspect, moins connu peut-être mais tout aussi significatif. Un certain nombre de maréchaux sont d’origine populaire. Les deux sources disent trois, mais sans citer les mêmes. Je n’ai pas cherché à trancher entre elles. Citons donc le dictionnaire de Joseph Valynseele : « Trois des maréchaux d’Empire sont des enfants du peuple : « Augereau, Brune et Ney », et citons le dictionnaire de Jacques Jourquin : « Les origines des maréchaux sont diverses. Trois d’entre eux étaient d’origine plébéienne : Augereau, Lannes et Ney. » Le désaccord porte donc sur Brune (repéré par Jacques Jourquin comme « de bonne bourgeoisie ou de petite noblesse », il écrit d’ailleurs que son père était « avocat et substitut du procureur du roi au présidial de Brive-la-Gaillarde ») ; et sur Lannes (repéré par Joseph Valynseele comme étant « issu de la petite bourgeoisie ») [84]. On saisit là un effet du désaccord entre déclarations. La précision avec laquelle Jacques Jourquin décrit l’origine sociale de Brune conduit à penser qu’il a raison sur ce point. Concluons donc que trois ou éventuellement quatre maréchaux d’Empire étaient d’origine populaire : trois sûrement, soit un sur dix ; ou, de façon équivalente, un roturier sur six. Proportion certes faible, mais s’agissant de l’élite de l’armée, significative. Et d’ailleurs, là encore et confirmant ce qu’on vient de voir sur l’origine noble ou non, elle est nettement supérieure à celle qu’on avait vue pour le sommet de la fonction publique : il y a, au cours de l’Empire, plus de maréchaux d’origine populaire que de préfets, ministres, maîtres des Comptes, ou même notaires parisiens ou personnes marquantes de nombreux départements.

254Faisons une soustraction : 26 maréchaux - 7 d’origine noble - 3 d’origine populaire = 16 maréchaux, qui sont issus de la bourgeoisie au sens très large, soit 61,5 % (ou 84,2 % des roturiers). Bien entendu ces proportions, qui sont en miroir des précédentes, sont beaucoup plus faibles que pour les élites civiles que nous avons étudiées. Là aussi, il serait précieux de pouvoir distinguer bourgeoisie et petite bourgeoisie. Nos deux dictionnaires ne font pas cette distinction de la même façon. En partant des déclarations d’origine sociale et de ma propre codification, j’ai fait une synthèse de ces deux façons de voir la coupure. On aboutit à l’idée que ces 16 maréchaux se partagent en deux parts égales, 8 sont issus de la petite bourgeoisie (le plus souvent d’un milieu artisanal ou petit commerçant) et 8 sont issus de la bourgeoisie au sens restreint.

255Concentrons-nous sur ces derniers. Ajoutons-leur les nobles. Cela signifie que 15 maréchaux sur 26, soit trois sur cinq ont un père noble ou bourgeois (au sens restreint). C’est le même ordre de grandeur que pour l’ensemble de la bourgeoisie, et beaucoup moins que parmi les ministres et les maîtres des comptes (ou, dans les deux cas, c’était 4 sur 5). Et il est amusant d’observer un chassé-croisé entre les ministres et les maréchaux issus de la bourgeoisie, même si son sens sociologique n’est pas évident : les maréchaux fils de bourgeois sont majoritairement fils d’homme de loi (avocat, notaire, magistrat), tandis que les ministres fils de bourgeois sont majoritairement fils d’officier (cf. plus haut).

256Au total, le recrutement social des maréchaux de l’Empire a très peu à voir avec celui des maréchaux de l’Ancien Régime, et il est nettement moins centré sur l’élite que celui des plus hauts cadres civils. Cela appelle deux remarques conclusives.

257D’abord, ils ont certes été nommés sous l’Empire (la première « fournée » date du lendemain du sénatus consulte organique qui crée l’Empire – et dont un des articles rétablit le maréchalat, aboli par la Révolution), mais c’est à la Révolution qu’ils doivent leur ascension. Jourquin précise, quant à leurs débuts : « Une grande majorité des maréchaux était passée par l’armée avant 1789, mais certains l’avaient quittée et les autres (sauf trois : Berthier, Kellermann et Poniatowski) n’avaient cette année-là que des grades subalternes (…). La Révolution leur donna leur chance, comme elle la donna également à quelques civils sans réelle profession. » Et il écrit s’agissant de leur carrière : « Parmi les futurs maréchaux, la plupart ont eu, pour accéder au grade de général, des avancements normaux, certes parfois rapides, mais progressifs. Quelques-uns cependant ont sauté un grade par le fait d’un supérieur, d’un représentant en mission complaisant, pris de court, ou simplement perspicace. C’était courant à l’époque [85]. » C’est bien à la Révolution, ou, si l’on veut l’étendre un peu, à la période « Révolution-Consulat », qu’il faut attribuer le bouleversement du recrutement social des maréchaux – et non à l’Empire. Nous avons ici un cas exemplaire où l’Empire valide, ou entérine, ou consacre le bouleversement révolutionnaire.

258En second lieu, le fait que le recrutement soit moins élitiste que celui du sommet des élites civiles est sans doute le reflet de critères de choix sur lesquels s’est bâtie leur carrière, qui sont différents de ceux des civils. On pense d’abord évidemment (indépendamment de la faveur de Napoléon) au courage et à la bravoure sur le champ de bataille (au moins pour les premiers grades), mais les capacités d’initiative, d’organisation, de manœuvre et d’entraînement des masses lors de la bataille, comme chefs d’unité, sont également capitales. Compétences sans grand rapport, sauf exception, avec celles requises pour être ministre, maître des comptes, notaire, ou même préfet, et qui sont peut-être moins socialement marquées – et en tout cas qui, largement, s’acquièrent sur le terrain, à l’épreuve, et même souvent à l’épreuve du feu.

Les généraux et amiraux

259Avec les généraux et amiraux nous restons au sommet de la hiérarchie militaire, mais sur une échelle quantitative beaucoup plus vaste, ce qui devrait apporter des enseignements complémentaires de ceux fournis par les maréchaux. Cela, grâce à l’admirable travail – de toute une vie, en fait – de Georges Six, qui a d’abord fait un dictionnaire de tous les généraux de la Révolution et de l’Empire, puis en a tiré un ouvrage d’analyse et de synthèse sur cette population. C’est ce dernier qui est le plus précieux pour notre objet. Le dictionnaire – « le Six » – fut publié en 1934 ; il contient 2 234 généraux ou amiraux, et les ajouts ultérieurs ont été très faibles, de sorte qu’il s’agit quasiment, à quelques pourcents près, des effectifs totaux. Six lui-même en a rajouté, après la publication de son dictionnaire, 14, de sorte que son livre de synthèse, publié en 1947, et qui fait bien entendu toujours référence, porte sur 2 248 généraux et amiraux. Ils sont français de naissance (2 047) ou natifs de l’étranger (201), ils ont tous participé aux guerres de la Révolution ou de l’Empire pendant une période quelconque entre le 20 avril 1792 et le 5 avril 1814. Les « généraux de la Révolution » (1 387) sont ceux dont la nomination a eu lieu jusqu’au traité d’Amiens (25 mars 1802), et les « généraux de l’Empire » (861) sont ceux qui ont été nommés après. Bien entendu, les généraux de la Révolution ont pu servir aussi sous l’Empire : 492 sur 1 387 l’ont fait, de sorte qu’il y a au total 861 + 492 = 1 353 généraux qui ont servi sous l’Empire [86].

260Plus de deux mille personnes, c’est peut-être un peu élevé, compte tenu de notre définition et de notre tentative d’estimation de l’élite, civile ou militaire. Peut-être serait-il, dans cet esprit, plus approprié de se limiter au grade le plus élevé, c’est-à-dire aux généraux de division. Mais c’est introduire une distinction qui rend malaisée l’utilisation des analyses de Six, de sorte que je les conserverai tous. Il faut alors insister sur le fait que cet effectif est dix ou cent fois plus élevé que tous ceux des élites que nous avons considérées jusqu’à maintenant, ce qui suffit à conférer à cette étude un caractère spécifique. En particulier, on pourrait s’attendre a priori à ce que le milieu d’origine de ces généraux soit, dans l’ensemble, moins « haut » que celui des élites précédentes. Comme on va le voir, il n’en est rien : il est en moyenne à peu près identique.

261Commençons, comme d’habitude, par la noblesse. 28,1 % sont nés nobles, 67,4 % sont roturiers et 4,4 % douteux. Par suite de ces derniers, la proportion des nobles parmi les généraux est donc comprise entre 28,1 % et 32,6 % : si l’on veut, entre un quart et un tiers. Proportion équivalente à celle des maréchaux (un peu supérieure). À nouveau, comme pour les maréchaux, et pour la même raison, c’est sans commune mesure avec la situation qui prévalait avant la Révolution. Et à nouveau également, elle est nettement inférieure à ce qu’on a vu parmi les élites civiles. Il y a là confirmation de ce que nous avions vu avec les maréchaux, et cela confère ainsi une valeur générale à cette constatation : paradoxalement peut-être, la part des nobles au sommet de l’armée est inférieure à ce qu’elle est au sommet civil de l’État. Six ajoute une précision intéressante : ces nobles sont surtout des « petits nobles ». En effet, il distingue les « nobles titrés » – du prince de sang au baron – des « petits nobles issus des charges de finances ou de judicature ». Distinction précieuse dans une perspective de statut social : la noblesse aussi a des degrés. Avec cette distinction, le résultat est frappant : deux tiers des généraux qui sont d’origine noble sont d’origine petit noble. Et la proportion est à peu près la même parmi les généraux de la Révolution et parmi ceux de l’Empire.

262La proportion de nobles, petits ou non, parmi les généraux n’est pas constante tout au long de la période. Au-delà des variations par année ou petite période qu’analyse Six, on peut résumer l’évolution en disant qu’elle est bien supérieure parmi les généraux de la Révolution (c’est-à-dire, je le rappelle, par convention, nommés jusqu’au 25 mars 1802) que parmi les généraux de l’Empire (par convention, nommés après cette date) : un gros tiers (33-38,7 %) contre un petit quart (20,1-22,6 %). À la réflexion, cela se comprend. En particulier au début de la Révolution, il y a évidemment surtout des nobles dans le « vivier » dans lequel puiser pour nommer des généraux (les futurs généraux d’origine roturière n’ont pas encore « eu le temps » de s’approcher de ce sommet, quelle que soit, parfois, la vitesse de leur carrière) : c’est ainsi, par exemple, que, cas extrême, il y a, au moment de la déclaration de guerre (20 avril 1792), 88,2 % de nobles parmi les généraux. Mais il reste que les généraux nommés après mars 1802, les « généraux d’Empire », sont plus souvent roturiers que ceux nommés avant. Cela indique que le retour des nobles (des émigrés) et la politique de fusion qui auraient justement pu, dans ce domaine, entraîner un accroissement de la noblesse ne se voit pas – ou, du moins, n’a pas eu assez d’effet pour retourner la tendance. En ce sens et sur le cas précis des généraux, l’Empire a en proportion procuré à davantage de roturiers une ascension que la période précédente, et cela même si une partie de la carrière de ces roturiers s’est déroulée durant la Révolution.

263Après l’examen de la noblesse, il est nécessaire de passer à celui des milieux d’origine. Ici, le travail de Georges Six offre deux difficultés. La première, c’est qu’il n’a pu retrouver l’origine sociale que de 68 % des généraux (ce qui est déjà remarquable…). Les résultats que nous allons en tirer ne sont certes pas invalidés par ce taux d’un tiers de généraux d’origine sociale inconnue, mais ils sont fragilisés. Rien ne dit vraiment que ces origines inconnues sont, en moyenne, équivalentes à celles connues, et si elles ne le sont pas, les résultats tirés de ces dernières sont biaisés. Nous n’avons pas de possibilités de tester cette hypothèse, qu’il faut bien accepter pour continuer. La présence de ces inconnues obligera à procéder, comme pour les conseillers de la Cour des comptes et pour la même raison, à des « redressements » statistiques, dont le détail est présenté dans l’annexe 4. La seconde difficulté tient à ce que Georges Six a repéré les origines (connues) dans une nomenclature assez générale et qui, surtout, à mon avis, ne permet pas pleinement de conduire une analyse sociale. On va voir pourquoi dans un instant. Je crois donc indispensable de commencer par reproduire les données de Georges Six et l’analyse qu’il en fait, comme elles figurent dans son ouvrage, avant d’en tirer moi-même, dans ma nomenclature et les perspectives de cette partie, des conclusions complémentaires.

264Georges Six publie le tableau suivant de « la profession des parents », dit-il (sans doute la plupart du temps du père), des 1 139 généraux roturiers (sur les 1 616 roturiers et douteux) pour lesquels il a l’information :

Commerçants et fabricants :279
Fonctionnaires ou assimilés :230
Militaires : 167
Hommes de loi, non compris les juges :115
Bourgeois et propriétaires : 92
Cultivateurs : 90
Artisans, ouvriers, domestiques : 87
Professions libérales et artistiques : 79
Total :1 139

265On voit bien le défaut principal de cette nomenclature dans une perspective sociologique : elle ne distingue pas le « niveau », c’est-à-dire qu’elle range dans le même groupe des milieux de niveaux sociaux très différents : les petits et les gros commerçants ; les hauts et moyens fonctionnaires (et assimilés au surplus) ; les officiers, les sous-officiers et les soldats ; les artisans et les ouvriers ; etc.

266Par ailleurs, Georges Six a enregistré la profession du père de 389 généraux nés nobles (sur 632) et il en donne, là aussi, la répartition car, précise-t-il, « contrairement à une opinion généralement répandue, les nobles pouvaient exercer certaines professions ou posséder certains offices. » Le tableau qu’il publie présente les diverses professions de ces pères nobles ; comme attendu, il y a une nette majorité de « militaires » (écrit-il, à nouveau sans distinguer) : 246 sur 389, soit 63,2 %.

267Georges Six tire de ces données, et en particulier de la distribution des origines des généraux roturiers des conclusions très intéressantes, mais elles vont être marquées par la structure particulière de sa nomenclature. Voici ce qu’il écrit : « En consultant ce tableau nous constatons que, si nous laissons les nobles de côté, c’est la classe moyenne qui a fourni le plus grand nombre de généraux, et en particulier les commerçants ou fabricants, les fonctionnaire ou possesseurs d’office et les militaires, tandis que la classe des artisans et des domestiques, comme du reste les professions artistiques et libérales, en ont fourni beaucoup moins. Si, d’autre part, nous faisons intervenir les nobles, ce sont avant tout les militaires qui ont fait souche de généraux. » Et dans la conclusion générale de son ouvrage, il reprend ce thème de la façon suivante : « Parmi les généraux roturiers, sur 1 139 dont la profession des parents nous est connue 87 seulement sont ouvriers ou domestiques, et 90 cultivateurs, soit un peu moins du sixième. Le plus grand nombre n’est pas constitué principalement par de véritables enfants du peuple. De même, la majorité des nobles ne se compose pas de nobles titrés. (…) C’est donc dans les rangs de la classe moyenne, petite bourgeoisie ou petite noblesse, qu’il faut chercher l’origine du plus grand nombre de nos généraux. Si la légende y perd, la vérité y gagne [87]. »

268Greffons-nous sur ce commentaire, en reprenant les conclusions majeures qu’il contient.

269Sur les (87 + 90) / 1139 = 15,5 % de généraux roturiers d’origine populaire, d’abord. Un sur six, ce n’est d’ailleurs pas si négligeable que cela, mais Georges Six a raison, c’est très loin d’être la majorité. En réalité, il y a un petit risque qu’on comprenne mal ce résultat : il ne dit pas qu’un général sur six est d’origine populaire, mais un général roturier sur six. C’est bien cela, mais comme il n’a pas rapporté ces généraux populaires à l’ensemble des généraux, la confusion peut être faite. Si on le fait (en tenant compte des origines inconnues, cf. annexe 4), on arrive à la proportion de 11,2 % : un sur dix, cette fois-ci parmi l’ensemble des généraux, est un « véritable enfant du peuple », et cela renforce de beaucoup la conclusion de Georges Six, en la situant à son juste niveau. C’est la même proportion que parmi les maréchaux, et l’on constate de nouveau que le recrutement de l’élite militaire est beaucoup plus populaire que celui des élites civiles [88].

270Un second aspect des conclusions de Georges Six est son usage de la notion de « classe moyenne » (il utilise l’expression explicitement), usage qui vient du fait que sa nomenclature distingue peu le « niveau social » des milieux d’origine des généraux. Il serait souhaitable de se passer de cette notion, peu pertinente (surtout à l’époque) et de toute façon trop « fourre-tout ». La difficulté pour cela vient principalement du groupe des « militaires » où ne sont pas distingués les officiers des non officiers, et du groupe des « commerçants et fabricants » qui ne distingue pas les gros des petits. S’il est impossible de procéder à ces distinctions de niveau, on ne peut aller plus loin, en s’exprimant cette fois dans notre nomenclature, au-delà de la conclusion suivante : 88,8 % des généraux (soit tous sauf les enfants du peuple) sont issus de la bourgeoisie large et employés, ou de la noblesse. Mais la « bourgeoisie large et employés » ou « bourgeoisie au sens très large », c’est aussi « fourre-tout » que la « classe moyenne ». Je crois que c’est dommage de s’en tenir là, et, à partir d’éléments figurant dans le texte même de Georges Six, on peut introduire dans les deux groupes des militaires d’une part, des commerçants et fabricants de l’autre, les distinctions qui permettront d’isoler la bourgeoisie restreinte. Je reporte en annexe 4 la démarche détaillée et ne présente ici que son résultat.

271Selon ces estimations, certes fragiles mais présentables, on est amené à conclure que 69,5 % de l’ensemble des généraux – plus des deux tiers, donc – sont issus de la bourgeoisie (au sens restreint) ou de la noblesse. Notons d’ailleurs à nouveau une assez large substitution des élites dans ces origines « hautes » : parmi ces généraux issus du haut de la société (bourgeoisie au sens restreint et noblesse), l’origine noble ne représente qu’un gros tiers, et l’origine bourgeoise presque les deux tiers.

272On pourrait songer, tenant compte de la remarque de Georges Six selon laquelle la majorité de ces nobles sont des « petits nobles », à les exclure de ces origines « hautes » pour ne retenir que la bourgeoisie. Mais en réalité, selon les données de Georges Six lui-même (tableau E, p. 319), lorsqu’on connaît les positions de ces pères nobles, la quasi-totalité (92,0 %) relèvent de la bourgeoisie au sens restreint, de sorte que, même souvent petits nobles il faut maintenir les nobles dans cette catégorie haute. Plus exactement, si l’on veut être précis, il suffit d’exclure ceux qui n’exercent pas une profession bourgeoise (ils sont employés ou petits indépendants). On aboutit alors à ceci : qu’ils soient d’origine noble ou roturière, 67,2 % des généraux ont un père qui occupait une position bourgeoise (au sens restreint). Ce qui situe le milieu d’origine moyen des généraux proche de celui de la bourgeoisie restreinte et au-dessus de la « classe moyenne ».

273Ainsi les généraux de la Révolution et de l’Empire sont-ils aux deux tiers issus du haut de la société. D’une part c’est donc beaucoup moins systématique que durant l’Ancien Régime, et d’autre part, il ne s’agit pas exactement du même haut : désormais, c’est beaucoup plus de la bourgeoisie que de la noblesse que proviennent ces généraux descendant du haut de la structure sociale. Autre façon de pointer le contraste saisissant avec l’Ancien Régime.

Aperçu sur les colonels et les commissaires de guerre

274Puisque je souhaitais étudier l’élite militaire, il suffisait de s’en tenir aux maréchaux et généraux. Si je complète néanmoins cette étude par quelques mots sur les colonels et les commissaires de guerre, ce n’est pas pour prétendre qu’eux aussi feraient partie de l’élite. C’est plutôt, profitant de travaux qui leur ont été consacrés, pour fournir un tableau complet du milieu d’origine des officiers supérieurs de l’Empire.

275Les colonels de l’Empire ont fait l’objet d’un dictionnaire, le « Quintin », pendant en quelque sorte du « Six » concernant les généraux [89]. Et dans l’introduction de leur dictionnaire (p. 15-17) Danielle et Bernard Quintin ont présenté quelques éléments sur l’origine sociale de ces colonels. Je vais résumer en quelques lignes cette information en élaborant les mêmes indices que pour les maréchaux et généraux.

276En préalable, précisons que le champ de ce dictionnaire est défini ainsi (en son annexe I) : « Chaque unité formant corps, dénommée le plus souvent régiment, est commandé par un colonel. Il en est ainsi pour l’infanterie, la cavalerie, l’artillerie, la gendarmerie, les régiments et légions faisant partie des troupes hors ligne et des troupes auxiliaires. » Les auteurs ont également inclus un certain nombre de colonels assurant d’autres fonctions de commandement, décrites dans le détail dans cette annexe. Au total, leur recensement porte sur 1 574 colonels de l’Empire. Mais pour l’étude de leur milieu d’origine, les auteurs se sont limités, faute d’information suffisante sur les autres, « aux 1 389 colonels d’origine française en activité de service de 1804 à 1815 ».

27719,9 % d’entre eux sont d’origine noble – un sur cinq. C’est un peu moins que les maréchaux et généraux, mais du même ordre. De nouveau, le contraste avec l’Ancien Régime est très important. Par ailleurs, et a fortiori, les colonels sont beaucoup moins souvent d’origine noble que les membres de l’élite civile. Il est vrai que cette comparaison n’est pas très valide puisque, précisément j’ai considéré que les colonels ne faisaient pas partie de l’élite militaire.

278Danielle et Bernard Quintin fournissent la position du père des colonels quand ils sont roturiers, et cela dans une nomenclature, là aussi, qui leur est spécifique (et, à nouveau, il y a beaucoup d’inconnues, 26,2 %, de sorte que les précautions de redressement de ces inconnues doivent être les mêmes que pour les généraux). Je me suis efforcé, comme à partir du travail de Georges Six, de traduire leurs données dans la nomenclature du présent travail. Il y a un peu d’incertitude, notamment à cause du groupe (assez important) de pères « professions de santé (médecins, chirurgiens, apothicaires) ». Groupe hétérogène, les médecins relevant plutôt de la bourgeoisie et les chirurgiens (à l’époque) et les apothicaires plutôt des artisans ou petits commerçants. De sorte que le groupe dans son ensemble (qu’on ne peut couper) peut être classé soit dans la bourgeoisie (au sens restreint), soit dans la bourgeoisie (au sens large). Cette incertitude va se traduire par une petite fourchette dans les résultats.

279Tous calculs faits, voici les principaux constats. 10,4 % des colonels sont d’origine populaire. C’est la même proportion que pour les généraux et maréchaux. À nouveau, ce n’est pas zéro, c’est même une proportion substantielle, mais c’est évidemment très loin d’être la majorité. Le complément à 100 de cette proportion, 89,6 %, représente, par définition, ce que j’ai appelé la « bourgeoisie large et employés » ou « bourgeoisie très large ». Mais il faut, et on peut être plus précis. On constate alors qu’entre 56,3 % et 59,6 % des colonels (c’est l’incertitude signalée à l’instant) sont issus de la bourgeoisie (au sens retreint) ou de la noblesse. : proportion plus faible que parmi les généraux (où elle était de 69,5 %).

280En somme, ce qu’on aurait pu attendre des généraux par rapport aux maréchaux se produit ici avec les colonels : leur origine sociale n’est pas très différente, en moyenne, de celle des généraux, mais elle est un peu moins « haute ». Pour autant, elle n’est pas plus populaire. La différence provient en réalité de l’importance du milieu des petits indépendants : beaucoup de colonels en sont issus, entre un sur cinq et un sur quatre [90][91].

iii. Le cas de la noblesse d’Empire

281Résumé : La noblesse d’Empire, création de Napoléon, a concerné environ 3 200 personnes. Il est remarquable que ces officiers, ces fonctionnaires et ces notables, qui, pour l’essentiel, ont constitué ces nouveaux nobles, présentent des origines sociales assez diverses, plus diverses que les autres élites. 22 % étaient nobles sous l’Ancien Régime ; entre 15 et 18 % sont issus de milieux populaires – ce qui tranche avec les autres parties de l’élite ; les autres reste, c’est-à-dire la majorité, de l’ordre de deux sur trois, viennent de la bourgeoisie (au sens très large). Une autre façon de regarder l’origine plus ou moins haute des nobles d’Empire consiste à regrouper ceux qui étaient d’anciens nobles et ceux issus d’une origine bourgeoise (restreinte, cette fois-ci) : ce sont à peu près les trois quarts. À travers l’origine de ses membres, la noblesse d’Empire apparaît donc comme assez mixte, reflet de la volonté de fusionner les élites, de reconnaître des réussites et des ascensions éclatantes dues à la période et de consacrer des positions familiales anciennes.

282Ni civile, ni militaire, la noblesse d’Empire a été une création de Napoléon (en 1808), destinée, entre autres objectifs et après de multiples tentatives préalables, à la fois à marquer une réussite exceptionnelle et à renforcer le soutien et la fidélité au régime de ceux qui seront ainsi distingués. Jean Tulard, qui l’a étudiée de fort près, est très sévère pour cette création, considérant qu’au total ce fut une « faute » et un « échec ». Jérôme Zieseniss est moins affirmatif (il note d’ailleurs que « les Français ont étonnamment bien accepté la réapparition de ces titres « définitivement abolis » quelques années auparavant ») mais il souligne que « de toutes les institutions napoléoniennes, la noblesse est la seule qui n’ait pas résisté aux atteintes du temps ». Et Natalie Petiteau est, elle, plus positive, ayant choisi de ne pas se limiter à l’Empire mais de regarder le destin de cette noblesse sur tout le XIXe siècle.

283Citons trois passages synthétiques de ces auteurs, qui définissent l’esprit de la noblesse d’Empire, ni ordre, ni caste : « Réconcilier les Français, favoriser une fusion des deux sociétés, l’ancienne et la révolutionnaire, tout en respectant le principe sacro-saint de l’égalité des chances, enfin faire rentrer la France dans le concert des nations en donnant aux conquêtes de 1789 une onction monarchique et nobiliaire susceptible de les rendre plus supportables à l’Europe des empereurs et des rois, tels étaient les objectifs que Napoléon se proposait d’atteindre au moyen notamment de l’instauration d’une noblesse nouvelle, expression d’une société apaisée, rénovée et réorganisée. » (Jérôme Zieseniss). Puis : « La noblesse d’Empire apparaît en définitive comme un vaste cadre institutionnel, un rassemblement d’hommes venus d’horizons différents, d’occupations diverses, mais auxquels est assignée une mission identique qui serait la défense de la quatrième dynastie et dont le recrutement reposerait, non sur des critères de classe (encore qu’on ne puisse en faire abstraction) mais sur la qualité des services rendus ou à rendre. » (Jean Tulard). Et, enfin : « Du point de vue de son créateur, la noblesse d’Empire peut être considérée comme un échec puisque ce groupe social, quand bien même les familles les plus fidèles à la quatrième dynastie ont tenté de le fédérer, n’a pas, dans sa majorité, conservé son identité de défenseur du trône des Bonaparte. (…) Pourtant, les trois cinquièmes des titres impériaux ont participé au renouvellement des noblesses du XIXe siècle et, pour cette raison, n’auraient pas eu à rougir de leur destin face à Napoléon qui désirait aussi faire de son aristocratie un creuset de la fusion des élites. » (Natalie Petiteau) [92].

284C’est donc une élite, pensée et créée comme telle, voulant, au moins partiellement, distinguer et regrouper les « meilleurs », c’est-à-dire ceux qui « ont rendu ou rendront » les plus grands services, dans tous les compartiments de la société. Élite, y compris sur le plan quantitatif : au lieu que la noblesse d’Ancien Régime représentait de l’ordre de 300 000 à 400 000 personnes (cf. par exemple Dupeux [93]), il n’y a eu qu’environ 3 260 personnes titrées durant l’Empire – cent fois moins. Il est évidemment essentiel pour notre propos de regarder le milieu d’origine de ces anoblis récents : si ce n’est pas une caste, si l’anoblissement a pour ambition (même si cette ambition n’est ni exclusive, ni la première) de couronner le mérite éclatant, on aurait là, presqu’expérimentalement en quelque sorte, un recrutement social qui ne devrait pas grand ’chose aux positions sociales ou financières héritées, mais au contraire, tout – ou, au moins, beaucoup – aux acquisitions individuelles, à la réussite exceptionnelle personnelle. (Il est vrai que comme cette dernière dépend en partie de ce qui a été « hérité », les « héritages » « rentrent par la fenêtre »…). Cependant, il est certain que le mérite seul, quelles que soient les déclarations, ne commandait pas l’anoblissement. Non seulement des positions y conduisaient automatiquement, quel que soit le « mérite » du titulaire (ou alors il faut supposer qu’occuper cette position était en soi une preuve des services éclatants) : ministre, sénateur, conseiller d’État à vie, général de division, etc. Mais en outre, des nominations ont été faites explicitement à des fins « sociales » précises, où le mérite jouait un rôle second, voire négligeable : nominations individuelles destinées à montrer qu’on puisait (ou qu’on puisait aussi) dans les milieux populaires ; nominations collectives, plus ou moins imposées, notamment d’anciens nobles, souvent la « vieille » noblesse, au moins dans un premier temps, s’y refusant ou étant réticente. Bref, il faut s’attendre à ce que le milieu d’origine des anoblis, reflet de toutes ces sources et raisons de distinction, soit assez réparti dans la société, en tout cas probablement plus que celui des élites civiles étudiées précédemment, et même que celui des élites militaires. Certes, un certain nombre des membres de ces deux élites ont été anoblis, de sorte qu’avec l’examen de la noblesse d’Empire, on pourrait craindre de revoir un peu, en partie et indirectement, ce que nous avons déjà vu. Mais elle déborde tellement les élites précédentes – les nobles d’Empire sont cent fois plus nombreux que les ministres ou les maîtres des Comptes, trente fois plus nombreux que les préfets – que l’étude de l’origine sociale de ses membres n’est pas redondante avec les analyses précédentes.

28522 % des anoblis étaient des nobles de l’Ancien Régime. À nouveau, il faut donc souligner la relative faiblesse de cette proportion : du même ordre (en étant un peu plus faible) que parmi les élites militaires, et nettement moins que parmi les civiles. Mais c’est proportion est tout de même substantielle : la nouvelle noblesse n’est pas créée de toutes pièces à côté de l’ancienne, elle s’efforce de l’intégrer, nouvel exemple de politique de fusion.

286Au-delà de la proportion de nobles d’Ancien Régime, caractériser l’origine sociale des nobles d’Empire est extrêmement difficile. Non seulement en raison de problèmes de nomenclatures, comme partout ; mais surtout parce que pour nombre d’anoblis, le milieu d’origine n’est pas connu, et cette ignorance est beaucoup plus grave que pour les généraux et les conseillers à la Cour des comptes, car ici la proportion d’inconnue est très élevée : 63,6 % (hors « nobles refaits », c’est-à-dire hors nobles d’Ancien Régime) – pratiquement deux sur trois ! Comme ailleurs, il faut absolument tenir compte de ces inconnues, c’est-à-dire « redresser » les données brutes. Mais comment faire dès lors qu’elles sont aussi nombreuses ? En fait, vu la difficulté et l’incertitude, j’ai procédé par deux voies indépendantes :

287

  • D’abord en retenant la démarche de Natalie Petiteau, qui est bonne dans son principe, mais qu’elle a malheureusement appliquée de façon inexacte ;
  • Ensuite, en tirant parti des effectifs de nobles avancés par Jean Tulard par position, et en appliquant à chacune de ces positions la structure d’origine sociale qui se dégage des autres parties du présent travail (sur les généraux, les colonels, les élites civiles, les notables).

288Les calculs précis de ces deux démarches figurent en annexe 4. Ils aboutissent, hélas, et c’est un signe de plus de l’incertitude, ou de la fragilité, à des résultats qui ne sont pas absolument compatibles. On peut le voir sur la proportion de nobles d’origine populaire. Selon la démarche de Natalie Petiteau, elle serait comprise entre 18,1 % et 24,6 %. Selon la démarche de reconstitution structurelle, elle serait comprise entre 12,6 % et 16,7 %, peut-être voisine de 15,3 %. Bien qu’elles ne se recouvrent pas formellement, ces deux fourchettes ne sont peut-être pas à ce point éloignées qu’elles interdisent une tentative de synthèse. Comme la seconde démarche est un peu moins fragile, on lui fera davantage confiance pour conclure alors que la proportion de nobles d’Empire issus d’un milieu populaire serait de l’ordre de 15-18 %. Tout imprécise qu’elle soit, cette fourchette se situe en dessous de l’estimation de Natalie Petiteau, et aussi de celle de Jean Tulard.

289Elle est tout de même assez élevée, plus élevée que pour les élites civiles, et même militaires. Cela corrobore, en un sens, ce qu’on attendait, vu une de fonctions de cette noblesse. Il est du coup assez curieux que Jean Tulard paraisse minimiser en quelque sorte l’ampleur du phénomène, d’une part en le rattachant surtout aux militaires, d’autre part et surtout en concluant ainsi : « L’analyse sociale de la noblesse d’Empire ne laisse place à aucune surprise. L’élément populaire n’est guère représenté que par des militaires dont la promotion avait déjà été assurée par les guerres de la Révolution [94]. » Je trouve au contraire qu’il y a lieu d’être surpris dès lors qu’on met en perspective les origines de cette élite avec celles des autres. C’est ici la première fois dans cette seconde partie que nous « voyons » le peuple : il y a des anoblis fils de paysans ou d’ouvriers, et en nombre assez important [95]. Ajoutons qu’on connaît très peu de sociétés (aucune peut-être) où une élite de quelques milliers de membres (parmi une population de plusieurs dizaines de millions de personnes) puise autant dans les couches populaires. Le second aspect de la conclusion de Jean Tulard est conforme à sa thèse, selon laquelle toute l’ascension sociale, quand elle a existé, est due à la Révolution, et rien à l’Empire. Il est possible qu’en effet une partie, voire beaucoup, de la trajectoire ascendante de ces futurs nobles (les militaires comme les civils) se soit déroulée lors des années révolutionnaires, mais sans doute n’est-ce pas pour tous la totalité de la trajectoire. Quand bien même serait-ce, il faudrait reconnaître à l’Empire d’avoir reconnu et en quelque sorte consacré ces ascensions.

290Presqu’un quart des nouveaux nobles sont des nobles d’Ancien Régime, et environ un sur six est issu des couches populaires. Il reste donc, et c’est tout de même le fait principal, que la majorité vient de la bourgeoisie : 60 à 63 % si l’on raisonne avec la « bourgeoisie au sens très large » (incluant la petite bourgeoisie et les employés), et pratiquement la moitié (46-47 %, peut-être un peu plus), si l’on se cantonne à la « bourgeoisie restreinte ». Être d’origine bourgeoise est donc trois à quatre fois plus fréquent qu’être d’origine populaire, ce qui pousse Natalie Petiteau à conclure que « l’anoblissement par l’Empire apparaît plus souvent comme l’aboutissement d’une ascension graduelle que comme la consécration de réussites fulgurantes permises par la Révolution [96]. » Oui, et pourtant, cela ne vaut que pour moins des deux tiers des cas. Pour une forte minorité, c’est soit la pure et simple reproduction, au nom de la fusion des deux élites, soit la consécration d’une « ascension fulgurante », pour reprendre cette expression.

B. Les notables

291Résumé : Les 100 000 « notables » de l’Empire, c’est-à-dire, par définition, les membres des collèges électoraux des arrondissements et des départements, sont censés, dans le pays, être les piliers du régime. Qu’étaient-ils ? Nullement représentatifs de l’ensemble de la société, ils ne se limitaient pas pour autant aux « bourgeois » : un quart d’entre eux ne l’étaient pas, ils étaient paysans, ou artisans, ou membres d’une « profession libérale moyenne ». Ainsi ces piliers débordent nettement du haut de la société pour plonger des racines dans la paysannerie et les couches moyennes. Et la seconde question est encore plus importante pour notre sujet : d’où viennent les notables ? C’est-à-dire qu’étaient-ils vingt ans avant, en 1789 ? Là encore les trajectoires sont les plus diverses. Le développement et le prestige de la fonction publique ont aspiré nombre de membres de professions libérales au service de l’État, beaucoup de membres du clergé se sont reconvertis, des officiers se sont retirés et sont devenus propriétaires, etc. Au total, et c’est très remarquable, le tiers des notables n’appartenaient pas à la bourgeoisie à la veille de la Révolution. Ils ont ainsi, en moyenne, une « origine » certainement beaucoup moins « haute » que l’élite civile.

292Il y a bien entendu de multiples façons de définir, de circonscrire ce qu’on appellera les « notables » d’une société. En un sens très restreint d’ailleurs, les « élites » sont bien une façon de définir les « notables ». Mais c’est une façon extrêmement « pointue », restrictive, et il est intéressant de se pencher sur d’autres ensembles de « notables », définis de façon plus large, tout en étant stricte. Ce second volet va examiner une catégorie particulière de notables, les « membres des collèges électoraux des arrondissements et des départements ». Il s’agit d’un groupe très important du temps de l’Empire et il est très intéressant d’en étudier l’origine. Très important en deux sens.

293D’abord, comme on le précisera, numériquement : ces notables départementaux sont au nombre d’environ 100 000, ce qui, cette fois-ci, non seulement est immensément plus que l’élite, mais en un sens « incommensurable » : les processus à l’œuvre dans la mobilité sont nécessairement différents à cette échelle de ce qu’ils étaient pour l’élite, et l’on peut ainsi espérer mettre en lumière des résultats complémentaires (estimations et interprétations). On pourrait dire que l’étude de ce groupe se situe de façon « intermédiaire » entre celle de l’élite et celle qu’on voudrait faire, portant sur l’ensemble de la bourgeoisie.

294Ensuite par le sens que ce groupe devait revêtir ou le rôle qu’il devait jouer. Un peu comme pour la noblesse d’Empire, ces notables devaient, mais sur une échelle beaucoup plus vaste et plongeant ses racines dans tout le pays, constituer l’armature civile du régime.

295Pour étudier ce groupe, nous disposons d’un corpus d’un intérêt exceptionnel, le livre publié par Louis Bergeron et G. Chaussinand-Nogaret [97]. Extrêmement intéressant, il offre cependant deux grands inconvénients pour qui veut se livrer à un « réexamen » de son contenu : d’une part, il est fondé sur une nomenclature spécifique des positions de ces notables, parfois ambiguë et dont le sens sociologique est insuffisant pour se laisser facilement réinterpréter dans celle que j’ai retenue dans ce travail ; d’autre part, les auteurs ont souvent choisi, dans leur présentation, de négliger ou de ne pas suffisamment préciser beaucoup de données (effectifs, proportions, etc.), de sorte que procéder à une relecture est extrêmement difficile ; je m’y efforcerai cependant, en espérant que ces deux inconvénients n’entraînent pas trop d’approximations.

296Un point très important doit être souligné d’entrée de jeu, et qui est un assez grand handicap dans le cadre de ce travail. Le milieu d’origine de ces notables n’est pas connu. À strictement parler, donc, il est impossible de procéder, sur la base de ce corpus, à une étude de la mobilité sociale des notables. C’est évidemment très dommage. En revanche, on connaît, non seulement leur position courante (vers 1810), mais aussi leur position auparavant, en particulier vers 1789. Aussi, est-ce à une analyse de la mobilité professionnelle, celle en cours de carrière, de ces notables que nous allons nous livrer. Comme on l’a vu dans la première partie, les deux concepts, mobilité sociale et mobilité professionnelle, ne s’identifient pas. Mais d’abord, ils ne sont pas entièrement indépendants ; ensuite, il reste qu’il est très intéressant de répondre, au moins, à trois questions : Que sont ces notables, quelle est leur position ? Quelle était leur position juste avant la Révolution – ce qui est une façon d’approcher leur « recrutement », et les bouleversements éventuels que la Révolution et l’Empire ont pu apporter à ces trajectoires ? Enfin, quelle est la relation entre ces deux positions successives, quelle différenciation de trajectoires peut-on mettre en évidence selon le point de départ de ces futurs notables ?

297Les notables étudiés dans le livre de Louis Bergeron et Guy Chaussinand-Nogaret sont les membres des collèges électoraux d’arrondissement et de département. Pour comprendre ce que cela signifie, il n’est pas inutile de rappeler en quelques mots l’organisation du suffrage sous l’Empire. La Constitution de l’an X (4 août 1802) « crée trois catégories de collèges électoraux : l’assemblée de canton, qui réunit tous les citoyens, le collège électoral d’arrondissement, et le collège électoral de département. Ces deux derniers sont élus par les assemblées de canton à raison d’un nom pour 500 habitants pour les collèges d’arrondissement et d’un pour mille pour les collèges de département. Mais ces collèges de département revêtent un caractère nettement censitaire puisque le choix des électeurs ne peut porter que sur les 600 citoyens les plus imposés du département. De plus, le Premier consul a le droit de nommer dix membres supplémentaires dans chaque collège d’arrondissement pour services rendus à l’État, et vingt membres supplémentaires dans chaque collège de département (dix parmi les trente citoyens les plus imposés, dix parmi les membres de la Légion d’honneur). Le contrôle du peuple sur les collèges d’arrondissement et de département est des plus réduits. En effet, les membres de ces collèges sont élus à vie [98]. » Soulignons, pour bien se représenter leur importance numérique, que chaque collège d’arrondissement avait alors entre 120 et 200 membres (sans comprendre les éventuels dix membres supplémentaires du Premier consul) et chaque collège de département entre 200 et 300 membres (avec la même précision).

298Avec 30 millions d’habitants, environ 400 arrondissements et de 100 à 130 départements, les deux estimations issues des règles précédentes (soit par rapport au nombre d’habitants, soit selon le nombre des membres des conseils), conduisent au même ordre de grandeur : globalement, les membres de ces conseils d’arrondissement et de département étaient environ 100 000, et c’est sur eux, présents vers 1810 (mais ayant été élus au cours d’une année antérieure), que l’analyse de Louis Bergeron et Guy Chaussinand-Nogaret porte. D’où le sous-titre de leur livre.

299En réalité, les imperfections et lacunes diverses des listes et même l’absence de certains départements ont réduit le corpus sur lequel les auteurs présentent leurs résultats à environ 70 000 : « 70 000 électeurs d’arrondissement et de département : c’est la masse de notables livrée par les listes aux environs de 1810. » (p. 23). Encore doit-on se limiter à ceux dont la position en 1810 est connue, soit exactement (p. 43) 66 735 personnes. Effectif considérable, ce qui, répétons-le, éloigne des élites. Comme en d’autres occasions de ce travail, nous ne pouvons que supposer que ces 66 735 sont bien « représentatifs » (au sens statistique du terme) de la totalité (les 100 000) du groupe, et que les résultats qu’on va en tirer en donnent pour cette raison une bonne image [99].

i. La position de ces notables

300Quelle est la position de ces notables vers 1810 ? Comme pour l’étude des généraux, commençons par citer ce qu’écrivent les auteurs : « Sur les 66 735 individus dont la profession est connue, on obtient la répartition suivante :

Propriétaires16 38824,55 %
Administrations locales inférieures12 09518,12 %
Fonctionnaires des administrations civiles10 51815,76 %
Professions libérales9 59314,37 %
Négoce et métiers7 20210,79 %
Propriétaires exploitants 5 4958,23 %
Militaires1 5702,35 %
Clergé8221,23 %
Totaux63 68395,42 %

301D’emblée apparaît la prépondérance des notables qui tirent leurs ressources de la rente foncière (25 %). Si l’on y ajoute les exploitants, le score atteint le tiers des effectifs. Reste la question des notables qualifiés d’après leurs fonctions dans une administration locale, essentiellement municipale et par suite rurale : la plupart n’ont sans doute d’autre qualification que celle de propriétaire. En effet, sur 10 094 membres des administrations locales inférieures dont la profession en 1789 est connue, près de 50 % viennent de la propriété foncière ; les autres de l’armée, du négoce et des professions libérales : ce sont vraisemblablement des retraités repliés sur leur terre. On dépasse alors le seuil de 50 %. La terre reste le principal atout pour la classe politique et le facteur essentiel de la respectabilité et de l’influence. (…) Les professions libérales ne représentent que 14 % ; le négoce et les métiers, à peine 11 %. La « méritocratie », idéal de la société de l’Ancien Régime finissant et qui avait été le cheval de bataille des Constituants, semble piétiner en ce début du XIXe siècle (…). L’administration civile, une des nouveautés les plus originales de l’Empire, a attiré un personnel venu des horizons les plus divers, et jouit, en raison sans doute de sa nouveauté et de son efficacité, d’un prestige qui, dans un régime considéré souvent comme principalement militaire, éclipse même les capitaines de la Grande Armée. La proportion des fonctionnaires civils (15,76 %) est la plus forte après celle des propriétaires. L’Empire a, avant tout, mis en place une administration, et le corps des notables reflète fidèlement cette réorganisation d’une France administrée sur des bases renouvelées. » (p. 45-46).

302Aussi bien ces données que ces commentaires sont extrêmement suggestifs. Mais on a là un exemple des deux inconvénients que je citais plus haut dans une perspective de « réexamen » : le tableau n’est pas complet (sont manquantes 3 052 personnes [4,58 %], certainement de positions très diverses) ; et cette nomenclature de publication (ce n’est pas le cas de la nomenclature détaillée d’enregistrement) est difficile à utiliser du point de vue sociologique car, là encore, elle regroupe des niveaux très différents. Par ailleurs, les commentaires suscitent des interrogations. Par exemple, regrouper les membres des administrations locales et même les agriculteurs exploitants avec les propriétaires, pour aboutir à l’idée que « la terre reste le principal atout pour la classe politique », n’est-ce pas discutable ? Et d’ailleurs même si on admet ces regroupements, on aboutit à 50,9 % de notables « venant de la terre », ce qui aurait été mieux commenté en disant que la moitié des électeurs en venaient, plutôt que faire de la terre « le principal atout » et le « facteur essentiel ». Autre exemple, pourquoi la méritocratie est-elle limitée aux professions libérales et au négoce, et non étendue (ce qui serait même plus pertinent, sans doute) aux fonctionnaires des administrations civiles ? Elle aurait alors, dans la vue même des auteurs, plus d’importance. Le « réexamen » auquel je vais me livrer consiste à essayer de tirer parti de la richesse des données pour compléter et nuancer ce genre de conclusions.

303La nomenclature détaillée des auteurs est très intéressante et, elle, ne souffre pas de mélanger les niveaux. Il est donc extrêmement dommage qu’ils n’aient pas publié la distribution des positions des notables en l’utilisant. J’ai tenté de le faire dans le tableau 6, mais il faut insister sur le fait que cette reconstitution fut très difficile en raison des inconvénients signalés. Elle aboutit donc à des effectifs plausibles plutôt que certains et il reste encore des personnes que je n’ai pu ventiler (mises en un groupe « autres » ; la méthode de reconstitution figure en annexe 4). J’ai ajouté deux éléments dans le tableau 6 : d’abord, le fait ou non, pour chaque position de la nomenclature détaillée, d’appartenir à la « bourgeoisie restreinte » comme je l’ai définie ailleurs dans ce travail – j’ai pris cette décision au vu des seuls contenus de chaque position, tels qu’ils sont décrits par les auteurs ; ensuite la fortune moyenne (en francs) des membres de chaque position, telle qu’on peut la calculer pour ceux dont la fortune est connue [100].

304Les enseignements du tableau 6 sont de plusieurs ordres.

305Tout d’abord la diversité des professions (ou positions) de ces notables. Ce n’est pas un éparpillement, ce n’est pas non plus, et de très loin, un reflet fidèle de la société, mais c’est un éventail de positions assez large, où beaucoup figurent avec peu de personnes. Les quatre groupes dominants forment certes 63 % d’entre eux, mais, après, le reste est très divers. Parmi ces quatre groupes dominants, trois reflètent, non pas tant la terre que la campagne ; ces notables sont pour beaucoup d’entre eux des ruraux : des propriétaires, des maires, des présidents d’administration municipale, des adjoints, etc., et aussi des paysans. C’est la deuxième fois (après la noblesse d’Empire) dans cette seconde partie que nous voyons apparaître la paysannerie (alors qu’elle représentait presque deux tiers des actifs du temps) : 8 % de ces notables sont paysans, ce qui est peu, mais pas nul et, en tout cas, beaucoup plus que parmi pratiquement toutes les élites que nous avons vues jusqu’à maintenant.

306Le groupe le plus important est celui des propriétaires (un quart des notables), mais il faut souligner sa grande hétérogénéité interne. Il n’est important que parce que sont rassemblés sous un même terme des propriétaires de fortunes très différentes, soit très grande (plus de 20 000 F), soit très petite (moins de 500 F). Et sur ce chapitre de la fortune, autant les membres de l’administration municipale (deuxième groupe : 18 % des notables) peuvent être rapprochés des propriétaires, autant les paysans doivent en être distingués. Beaucoup de ces notables agriculteurs exploitants (un sur six) n’ont en effet, selon ces données, qu’une très petite fortune, et, en moyenne, la fortune de ce groupe est très inférieure à celle des propriétaires et des membres de l’administration municipale (un tiers et un quart de moins respectivement). Ce sont beaucoup plus des agriculteurs que des propriétaires.

figure im9

307À chacun des groupes, dans le tableau 6, sont attachés deux critères : appartient-il ou non à la « bourgeoisie retreinte », d’une part, et quelle est sa fortune moyenne, de l’autre. Il est remarquable que, sauf sur un cas, ces deux critères, indépendants, s’accordent entièrement : tous les groupes dont la fortune moyenne est la plus élevée ont été, sur la seule foi des appellations de positions qu’ils rassemblaient, considérés par moi comme bourgeois. Cette similitude de classement confère à ces deux critères une certaine force. Et l’on peut alors tirer de façon assez assurée, comme un écho de la diversité des professions de ces notables, la conclusion frappante qu’ils ne sont pas tous « bourgeois » (au sens restreint) : trois quarts « seulement » (72 %) le sont [101]. Ainsi, contrairement à ce que nous supposions lors de la présentation de cette analyse, ces notables ne sont pas, ou pas seulement, une grande part de la bourgeoisie : ils l’excèdent, et de beaucoup puisque le quart d’entre eux n’en fait pas partie.

308Louis Bergeron et Guy Chaussinand-Nogaret l’avaient d’ailleurs noté : « Les collèges électoraux débordent sensiblement la “ploutocratie” des six cents imposés, enracinant le régime jusque dans des couches médiocres de la société. » Ils ne débordent pas seulement les plus imposés, ils débordent toute la bourgeoisie. Cela étant, il faut garder le sens des proportions : ils vont certes jusqu’aux « couches médiocres » de la société, mais très modérément, car il n’y a pratiquement aucun ouvrier et tout de même très peu de paysans ; mais le mouvement est bien indiqué [102].

309De quoi est constitué ce quart ? D’abord des paysans justement, puis des artisans et petits commerçants, puis des « magistrats inférieurs » (« juridictions inférieures au bailliage et juges de paix »). À eux trois ces groupes forment les deux tiers de ces « notables non bourgeois [103] ».

310Au lieu de se limiter à la « bourgeoisie restreinte », il peut être intéressant d’élargir ce concept à toute la bourgeoisie, y compris donc les couches moyennes salariées et l’ensemble des artisans et petits commerçants. On dira alors que 86,7 % des notables sont des « bourgeois au sens large », ce qui laisse tout de même, en dehors, un notable sur sept ou huit.

311Terminons ce petit tour d’horizon sur les positions des notables en 1810 en montrant que la relative diversité de leurs profils n’empêche pas qu’ils soient globalement très spécifiques. Il suffit pour cela de rapprocher leur structure de la structure d’ensemble de la société. Comme ces notables ne sont que des hommes, le rapprochement avec l’estimation de la structure sociale masculine de l’annexe 1 n’est pas illégitime (même s’il est fragile, évidemment), dès lors qu’on se limite aux notables actifs. On en déduit trois conclusions intéressantes :

312

  • Comme attendu, les paysans sont cinq fois moins représentés et les ouvriers ne le sont pas, ou pratiquement pas ;
  • Comme attendu aussi, le clergé est un peu plus représenté, les membres des administrations civiles (employés et cadres pour parler comme aujourd’hui) énormément plus, et, surtout, et là l’ampleur surprend, les professions libérales encore plus ; à vrai dire, et c’est un résultat important, relativement à leur place dans la société, ce sont les membres des professions libérales qui ont été, parmi les actifs, le plus souvent élus comme membres de ces conseils ;
  • Enfin, et c’est peut-être moins attendu, la représentation des artisans et des commerçants d’une part, des militaires d’autre part, est assez conforme à leur place dans la société de l’époque.

313Au total, et pour donner une vision de la grande déformation que cette structure des notables offre par rapport à la structure d’ensemble, on peut retenir un des indicateurs synthétiques de la première partie : il faudrait « déplacer » 66,7 % des notables, c’est-à-dire « modifier » leur position, pour qu’ils reflètent fidèlement la société. C’est beaucoup plus qu’aucune des estimations de cet indice qui ont été présentées lors de l’étude des tables de mobilité de la première partie [104].

ii. Leur position en 1789 et leur mobilité sur vingt ans

314Avec la position qu’occupaient ces notables vers 1789, on s’approche davantage de notre sujet : non pas qu’il s’agisse à strictement parler de mobilité sociale, mais connaître cette profession vingt ans auparavant (et il ne s’agit pas de « n’importe quelles années » !) confère à la comparaison un immense intérêt. En somme, on peut à ce propos poser la même question : « d’où viennent les notables ? », mais en lui donnant un sens différent de ce que nous avons retenu ailleurs : non pas : « que faisaient leur père ? », mais « que faisaient-ils avant la tourmente ? » Autre façon de poser la même question : dans quelles professions (et non pas dans quels milieux d’origine) « a-t-on puisé » pour recruter les notables de 1810 ? Ces questions peuvent être posées pour l’ensemble des notables, auquel cas seule leur structure en 1789 est nécessaire pour y répondre, ou pour chaque type de notables : d’où viennent les notables propriétaires de 1810 ? D’où viennent les notables professions libérales de 1810 ? Etc. Il faut alors, pour répondre à toutes ces questions, connaître toute la table de mobilité croisant les deux positions de ces notables, celle de 1789 et celle de 1810. On pourra alors non seulement raisonner en termes de « recrutement » (d’où viennent les notables selon ce qu’ils sont aujourd’hui ?), mais aussi en termes de « destinée », en donnant, là aussi, à ce mot un sens un peu différent que celui utilisé jusqu’à maintenant : les notables de 1810 qui étaient dans une position donnée en 1789, quelle est leur position précise aujourd’hui ? Ou, si l’on veut, quelle a été, selon leur position en 1789, la trajectoire de ces notables de 1810 au cours de ces vingt années ?

315Il faut, en début d’analyse, préciser un point important : de l’ordre de 20 % des notables de 1810 étaient en 1789 trop jeunes pour être déjà entrés dans la vie. L’examen des professions antérieures va donc porter sur les 55 000 autres. À nouveau, il est dommage que les auteurs n’aient pas publié en détail toutes leurs professions antérieures : ils n’ont publié qu’une partie de la table de mobilité, et j’ai donc reconstitué, de façon parfois approximative, le reste pour obtenir une estimation plausible de la table dans sa totalité. Figurent en annexe 4 les principes de cette reconstitution.et une table assez détaillée qui en résulte.

316L’impression, sinon d’éparpillement, du moins de dispersion subsiste lorsqu’on examine cette table de mobilité. En particulier, il y a assez peu d’immobiles, c’est-à-dire de notables qui sont dans la même position en 1789 et en 1810 : autour de la moitié seulement. Une grosse moitié des professions libérales étaient encore professions libérales vingt ans après, de même une grosse moitié de commerçants ou d’artisans, de même encore une grosse moitié de paysans ; une petite moitié de membres des administrations civiles, une petite moitié des propriétaires [105].

317En termes de recrutement aussi, la diversité est visible, mais elle semble moins importante. En particulier, la très grande majorité des notables professions libérales (69,7 %), des notables commerçants (80 %), des notables artisans (80,6 %), des notables paysans (80,9 %) étaient dans la même position vingt ans avant. À l’inverse, et c’est évidemment très significatif, l’autorecrutement est très faible parmi les membres de l’administration civile : 20,5 % d’entre eux seulement l’étaient déjà à la veille de la Révolution. Il est vrai que si l’on tient compte des étudiants qui y sont entrés assez vite après 1789, le taux s’élève à 32,1 %, mais cela reste faible. Nous avons là une nouvelle manifestation de l’appel d’air provoqué par l’Empire : le développement très important de la fonction publique (et son très grand prestige) ont attiré nombre de candidats venant d’autres milieux ou ayant commencé leur vie active dans d’autres professions, et ce phénomène, très général, se voit aussi parmi les notables : le nombre de notables travaillant dans les administrations civiles a doublé entre 1789 et 1810, et ce sont des notables qui étaient, à la veille de la Révolution, professions libérales, propriétaires, paysans, ou même commerçants ou officiers qui sont venus occuper ces nouveaux postes.

318Louis Bergeron et Guy Chaussinand-Nogaret étudient de façon précise nombre de flux détaillés de la table de mobilité, et il est donc inutile d’y revenir ici. N’en retenons, parce qu’il me semble particulièrement significatif, que l’exemple des relations entre les professions libérales et les administrations civiles. Ils notent qu’ « une partie notable des professions libérales (16 % sur un groupe comptant plus de 9 000 personnes [note personnelle : c’est même 20 %]) passe dans l’administration publique, surtout judiciaire ». Encore un bon exemple de l’appel d’air, mais aussi, peut-être, plus largement des transformations sociales à l’œuvre : « Les anciens juristes, qui gravitaient autour des cours de parlement, peuplent désormais les tribunaux supérieurs et les justices moyennes et subalternes. Ils ont souvent pris la place de l’ancienne classe parlementaire, dont la plus grande partie s’est retirée après la suppression des cours souveraines [106]. » Et en effet, le recrutement des administrations civiles fait une large place aux professions libérales : sur 100 notables fonctionnaires civils de 1810, 27 exerçaient une profession libérale vingt auparavant (tableau A4.1en annexe 4). C’est une proportion très élevée. Il y a là une transformation profonde exercée par l’Empire. C’est la même que celle qu’on a vue à l’œuvre avec la Cour des comptes – mais sur une échelle plus grande. La création d’institutions, de fonctions ou de services nouveaux dans la fonction publique entraîne des occasions, et probablement faut-il ici tirer la même conclusion qu’à propos de la Cour des comptes : ces occasions ont sans doute favorisé pour nombre des personnes qui les ont saisies un mouvement d’ascension sociale par rapport à ce qu’elles étaient et auraient été sans ces créations.

319Pour compléter les quelques notations précédentes, il est intéressant d’exprimer ces mouvements à travers le grand clivage entre bourgeoisie et non bourgeoisie : les notables non bourgeois ont-ils les mêmes trajectoires que les notables bourgeois ? Pour répondre à cette question il suffit de lire le tableau 7 présentant la table de mobilité professionnelle fondée sur cette distinction.

320Observons d’abord que, parmi ces 55 000 notables qui étaient déjà entrés dans la vie professionnelle avant 1789, on retrouve la même proportion de bourgeois que parmi l’ensemble, ce qui est rassurant : trois quarts [107]. Et ce qui est important, c’est que ni la destinée, ni le recrutement de ces notables ne sont les mêmes selon qu’ils sont bourgeois ou non : il s’agit donc, même parmi les notables, d’un clivage très significatif. S’ils étaient bourgeois en 1789, ils le sont presque sûrement en 1810 ; tandis que ceux qui ne l’étaient pas ne le sont devenus qu’environ une fois sur deux. En termes de recrutement, le contraste est également très grand – plus grand même peut-être, puisque les deux structures de recrutement sont quasiment inversées : les notables bourgeois de 1810 étaient déjà bourgeois à 80 % vingt avant ; les notables non bourgeois de 1810 étaient non-bourgeois à 71 %.

321Parmi l’ensemble des notables, bourgeois ou non, pratiquement le tiers (32,3 %) n’étaient pas bourgeois en 1789. Qu’étaient-ils ? D’abord paysans, puis commerçants ou artisans, mais aussi membres du bas clergé ou même des professions libérales inférieures.

figure im10

322Cette proportion empêche de pouvoir conclure que les notables sont tous issus du haut de la société. D’ailleurs, rapprochons ces notables des élites que nous avons étudiées auparavant. Les élites civiles étaient à 80 % environ issues de la bourgeoisie restreinte, et les élites militaires à 60-69 %. Ici, les notables, dans leur ensemble, en sont issus seulement à deux tiers (67,7 %), ce qui les rapproche des élites militaires et indique un recrutement moins bourgeois que celui des élites civiles. C’est un résultat intéressant, et qui confirme sous un autre angle ce que nous venons de dire. Mais il faut préciser un point très important : j’ai considéré, dans la phrase précédente, que le même concept de « recrutement » était mesuré chez les notables et chez les élites. Or, ce n’est pas vrai : ce ne sont pas les pères de ces notables qui sont, à un tiers, non bourgeois, c’est eux-mêmes il y a vingt ans. Le rapprochement avec le recrutement des élites n’est donc pas pur. Il est vrai que l’intuition suggère qu’avec l’origine sociale la proportion serait encore plus élevée. En effet, à tout prendre, on ressemble plus, en moyenne, à soi-même vingt ans avant qu’à son père. Selon cette intuition, les notables seraient au moins pour un tiers issus d’un milieu non bourgeois [108].

C. Bilan

323Plutôt que de reprendre les conclusions propres à chacune des études qui ont été conduites sur les différents groupes (élites et notables), et qui figurent en italiques en début de chaque partie, il est plus intéressant de tirer quelques conclusions ou interrogations de leur mise en commun.

324La première est qu’il existe une très nette gradation, au sein des élites d’une part, entre les élites et les notables d’autre part, la noblesse d’Empire jouant une sorte de chaînon intermédiaire. Les élites civiles sont beaucoup plus issues du « haut » de la société que les élites militaires, et la noblesse d’Empire est l’élite dont le recrutement social est le plus ouvert, proche de celui des notables.

325Cela se voit très nettement sur l’ampleur des membres d’origine populaire : aucun, ou presque, parmi les élites civiles, un sur dix parmi les élites militaires, peut-être un sur six parmi la noblesse d’Empire – ce qui constitue une nette rupture et la rapproche de l’ensemble des notables, alors que ces derniers sont trente fois plus nombreux. Cela se voit encore plus directement, peut-être, si l’on regarde l’ampleur de la « reproduction », si l’on veut, c’est-à-dire la proportion des membres venant du « haut » de la société, noblesse d’Ancien Régime ou bourgeoisie stricto sensu : environ 4 sur 5 en viennent parmi les élites civiles, environ 3 sur 4 des nobles d’Empire, environ 2 sur 3 des maréchaux et des généraux, de l’ordre de deux tiers sans doute aussi parmi les notables – ce qui, dans ce dernier cas, n’est pas si élevé. Dans cet ensemble, la part de la noblesse d’Ancien Régime est toujours visible, illustrant la politique de fusion chère à Napoléon, mais variable : élevée parmi les ministres, préfets et maîtres des comptes, modérée parmi les militaires (ce qui est paradoxal, et, en tout cas, tranche vivement avec la situation d’avant la Révolution) et la noblesse d’Empire. On voit ainsi clairement, dans des proportions certes variables, le phénomène de transformation des élites : lorsque les élites nouvelles ou les notables du régime viennent du « haut » de la société – et c’est majoritairement le cas –, ce n’est pas du même haut qu’autrefois : c’est désormais, sauf exception, davantage de la bourgeoisie restreinte que de la noblesse.

326On se souvient que les « bourgeois actifs » de la première partie (au sens restreint) étaient issus à 63 % de la bourgeoisie active, et à environ 70 % si l’on y ajoutait les oisifs. Si l’on met de côté pour ce bilan tous les problèmes de nomenclatures et de notions sur lesquels nous nous sommes longuement étendus, il est suggestif de rapprocher cette proportion de celles conceptuellement analogues qui caractérisent les élites et les notables. Chez les notables, c’est bien le même ordre de grandeur qui paraît se dégager : sous l’aspect du recrutement social, ce groupe semble proche de l’ensemble des bourgeois (mais, naturellement, pas du tout quant aux positions occupées). Au sein de l’élite, la gradation est sensible. Pour l’élite militaire et la noblesse d’Empire, on retrouve cet ordre de grandeur : environ deux sur trois sont issus de la noblesse ou de la bourgeoisie restreinte ; en revanche, le milieu d’origine est en moyenne plus élevé parmi les nobles d’Empire et, surtout, chez les élites civiles, puisque chez ces dernières, ce sont environ 4 sur 5 qui en sont issus. Tout ceci peut contribuer à expliquer que l’étude du recrutement des élites, très intéressante et significative en soi et pour la société, ne dise pas nécessairement grand’chose du recrutement social de l’ensemble de la bourgeoisie, et encore moins dans l’ensemble de la société : les mécanismes de la mobilité ou de l’immobilité sociales (et leurs conséquences) s’agissant des élites sont très différents de ce qu’ils sont dans le reste de la société.

327Un second aspect du bilan concerne l’évolution éventuelle de la mobilité sous l’Empire. Dans deux cas, l’étude des élites pousse à conclure à un ralentissement, voire à un arrêt : dans le cas des préfets et parmi les « personnes marquantes » dans certains départements au moins. Dans la première partie, au niveau global, celui de la société toute entière, on avait hésité, pour finalement conclure que la variation qui apparaissait entre les deux tableaux de mariage, celui du début et celui de la fin de l’Empire, étaient plutôt de l’ordre de l’aléa que significative. Si l’on pense que les observations sur l’élite valent pour la société dans son ensemble, les éléments qui se sont dégagés dans la seconde partie renforcent l’option de juger le ralentissement significatif. Si l’on juge au contraire que les observations sur l’élite disent peu sur la société globale, ces éléments n’apportent guère sur ce plan. Mais ils signifient évidemment quelque chose pour l’élite (et donc, mais en un autre sens, pour la société). Il est certain, de toute façon, que, par définition, vouloir et conduire une politique de fusion présente le risque, et presque la certitude, de voir l’ascension sociale des hommes nouveaux se ralentir en raison du retour des anciens. Il faut néanmoins voir avec précision les conditions de cette fusion. Car l’exemple des préfets, à travers le développement de leur nombre et leur professionnalisation, montre que l’effet, en réalité, n’est ni automatique, ni même certain.

328Enfin, il faut peut-être déborder de la période impériale pour s’interroger sur celle d’après. Au niveau de l’ensemble de la société, la mobilité a poursuivi son augmentation, même si le diagnostic est délicat (cf. première partie). Et sur le critère le moins éloigné des élites, cet accroissement se voit très bien : l’autorecrutement des non manuels est plus faible après l’Empire. Or, à deux reprises, s’agissant des élites, nous avons conclu que le recrutement social s’était au contraire fermé après l’Empire : celui des préfets, et celui des conseillers à la Cour des comptes. Il y a là une contradiction, qui peut être levée si, répétons-le, on juge que les conclusions portant sur l’élite ne valent guère sur l’ensemble de la société. Position tentante, assez plausible, mais peut-être trop facile. Ne faut-il pas aussi penser que la contradiction est réelle, au moins en partie, car elle reflète notre incapacité à mesurer et analyser entièrement les phénomènes – notamment faute de donnée appropriées ?

Conclusion

329L’occasion de ce « réexamen de la mobilité sociale sous le Premier Empire », la raison principale pour laquelle je l’ai entrepris est d’ordre empirique : on disposait désormais de données nationales croisant, au moment de leur mariage, la position du marié et celle de son père.

330Et l’on constatait que 30-33 % de ces mariés étaient dans une autre position que leur père – la mobilité « sociale » ou « intergénérationnelle » était ainsi élevée si l’on veut bien se rappeler qu’elle est mesurée à partir d’une stratification sociale très grossière ne distinguant que cinq positions. De là, deux volets s’imposaient pour ce réexamen : d’abord étudier pour la société entière, et non pour certains groupes spécifiques, cette relation entre la position des personnes et leur milieu d’origine. Ensuite, « revisiter » dans les études existantes, le recrutement social de certains groupes spécifiques cette fois-ci, les mettre en perspective – elles portent toutes sur les élites ou les notables – et s’efforcer d’établir un lien entre les deux volets.

331On peut tirer deux grands types de conclusions à l’issue de ce travail. D’abord il a apporté, je crois, des connaissances nouvelles, soit originales, soit neuves par le seul fait qu’elles étaient regroupées. Intéressantes en soi, elles offrent aussi l’avantage de se reposer à nouveaux frais d’anciennes questions. Je ne les reprends pas ici ; il suffit de se reporter aux résumés en début de chaque partie et aux deux bilans pour apprécier les divers enseignements de ce travail. Mais, et c’est le second type de conclusion, ces constatations et analyses ne sont pas suffisantes pour traiter à fond un certain nombre de problèmes. J’aimerais, pour finir, examiner trois des grands problèmes imparfaitement résolus – et qui peuvent donc être par là même occasions d’études ultérieures.

332Dès l’introduction, j’avais rappelé trois interprétations des effets de la période de la Révolution et de l’Empire sur la mobilité sociale. Et j’espérais pouvoir trancher entre elles. L’interprétation de Sorokin me semble devoir être abandonnée, mais entre celles de Tocqueville et de Jean Tulard, on ne peut aisément décider. Si la mobilité sociale est plus élevée au cours de l’Empire que durant l’Ancien Régime, cela peut recouvrir en effet deux évolutions très différentes. Soit une croissance régulière et continue au cours de ces soixante années, disons de 1750 à 1815, la période proprement révolutionnaire s’inscrivant dans le sillage d’évolutions déjà discernables à la fin de l’Ancien Régime et l’Empire se situant dans la même tendance ; c’est à peu près la thèse issue de la pensée de Tocqueville. Soit la période révolutionnaire a provoqué une immense fracture, une immense augmentation de la mobilité, et l’Empire qui la suit est au contraire une période de gel ; c’est à peu près la thèse issue de la pensée de Jean Tulard. Citons à nouveau cette phrase qui, je crois, résume bien l’orientation de ce dernier : « Malheur à ceux qui n’ont pas su profiter de la vente des biens nationaux pour s’enrichir ou des guerres révolutionnaires pour conquérir des galons. » Quand on regarde des trajectoires individuelles spectaculaires, on est tenté par cette seconde thèse. Mais la considération de quelques milliers, quelques centaines de milliers ou même quelques millions de trajectoires plus ou moins impressionnantes ne suffit pas à garantir qu’il en est de même dans le « tréfonds » de la société, c’est-à-dire que la mobilité sociale dans son ensemble épouse le même mouvement. Tant qu’on ne disposera pas, au niveau de la société dans son ensemble, de tables de mobilité qui, durant la période révolutionnaire, croise la situation des personnes avec celle de leur père, ou à défaut avec la leur quelques décennies auparavant, on ne pourra pas trancher avec certitude.

333Un des arguments les plus frappants de Jean Tulard pour appuyer sa thèse est la constatation qu’au cours de l’Empire, l’avancement dans les grandes structures, par exemple l’armée, ou la fonction publique civile, a été ralenti, voire stoppé. Ceci introduit à notre deuxième question mal résolue. Car cet argument, même s’il est juste, ne porte pas exactement sur la mobilité sociale, c’est-à-dire intergénérationnelle, du père au fils ; il traite de la mobilité « intragénérationnelle », celle qui ne concerne que le fils au cours de sa vie. Même si les deux notions ne sont pas indépendantes, elles ne s’identifient nullement. En réalité, l’argument peut parfaitement porter très peu sur la mobilité sociale. Car on peut voir en même temps tendance au ralentissement ou à l’arrêt de la mobilité professionnelle et maintien d’une mobilité sociale de grande ampleur. Il suffit, par exemple, que soient devenus fonctionnaires de haut ou moyen niveau, ou officiers, nombre de fils de paysans, d’ouvriers ou d’artisans et petits commerçants pour que, même si ensuite leur carrière a été stoppée, la mobilité sociale soit très élevée, c’est-à-dire que la famille ait quitté son milieu à travers la destinée de son dernier descendant. Or, durant l’Empire, même si la mobilité professionnelle a ralenti, des créations de structures, en particulier administratives, ont provoqué un « appel d’air », favorisant une certaine ascension sociale. Nous l’avons vu pour les conseillers de la Cour des comptes (où il est possible que, pour les maîtres, ce ne fut pas une ascension, car beaucoup étaient en fin de carrière, mais où, pour beaucoup de nouveaux référendaires, ce le fut), et même pour la fonction publique en général, où sont entrés beaucoup d’hommes de loi qui, sans elle, n’auraient connu, ni leur famille, une telle trajectoire. Il est certain que l’Empire est une période de retour à l’ordre, mais retour à l’ordre ne signifie pas nécessairement retour à l’immobilité, ni à une société « bloquée ». Une société qui ne fonctionnerait que sur la méritocratie, où seul le mérite expliquerait la position, serait en « ordre », et même, en un certain sens, en « ordre juste » ; et elle ne serait pas immobile du tout, bien au contraire. Bien qu’il ait beaucoup avancé l’idée de mérite, l’Empire n’est certes pas une telle société, mais cet exemple théorique montre bien la dissociation possible entre ordre et immobilité. Étudier plus précisément et empiriquement comment, sous l’Empire, s’articulent mobilité professionnelle et mobilité sociale est un des buts que des études ultérieures pourraient se fixer.

334La troisième question qui surgit à la fin de ce travail a été évoquée à plusieurs reprises, mais vu son importance, je crois utile d’y revenir en quelques mots. C’est la relation entre phénomènes qui concernent l’élite (ou les élites) et phénomènes qui concernent la société dans son ensemble. Question qui peut être posée pour toute société, ou qu’on peut circonscrire à telle ou telle, ici à la société impériale. Dès l’introduction, je m’étais interrogé : jusqu’à quel point ce qui vaut, dans le domaine de la mobilité sociale, pour les élites vaut-il pour la société entière ? La réponse peut être : « à aucun titre », ou, au contraire, « en totalité », ce sont les deux positions extrêmes et qui s’opposent. Elle peut être aussi intermédiaire, et il faudrait alors, idéalement, préciser les « contours » de ce lien partiel et nuancé. Force est de constater que le présent travail ne permet pas de répondre avec certitude. Il contient beaucoup d’éléments qui poussent à penser que ce qui concerne les élites ne concerne pas la société dans son ensemble – plus que d’éléments qui poussent à la thèse opposée. Le plus spectaculaire est peut-être l’observation d’une fermeture du recrutement de certaines élites durant, et, encore plus après l’Empire, alors que la mobilité sociale globale a au contraire continué d’augmenter. Il faut peut-être voir là un « contour » particulier : si l’on pense qu’il y a un rapport entre la mobilité sociale des élites et celle de la société dans son ensemble, ce rapport ne couvre sans doute pas ce qui touche au recrutement. Cela étant, personnellement, j’incline à penser, surtout dans les sociétés anciennes, qu’il y assez peu de rapport entre les deux, ou, si l’on préfère, que leurs rapports sont lâches : dans cette perspective, il n’y aurait pas que le recrutement qui serait autonome, et, par exemple, la destinée des descendants des élites serait aussi spécifique, les élites pourraient alors se fermer sans que la mobilité sociale ralentisse sensiblement dans la société globale. Ce modèle théorique est-il concevable, se voit-il dans l’histoire et, singulièrement, se voit-il durant et après l’Empire ? Question qui surgit à l’issue du présent travail, et qui, à travers l’étude des phénomènes sur les deux plans, celui de la société globale et celui de ses élites, appelle des approfondissements souhaitables.

33510 avril 2020

Annexes

Annexe 1 -Tables de mobilité sociale (ou tableaux de mariage) observées sous l’Empire et après l’Empire, et construites pour la seconde partie du XVIIIe siècle

336Comme il est indiqué dans l’introduction, il y a deux sortes de tables de mobilité sociale issues du même fichier des mariages « TRA », et elles vont être présentées successivement.

Tables de mobilité fondées sur cinq positions sociales

337Le premier tableau A1.1 présente les tables de mobilité (ou tableaux de mariage) observées dans une nomenclature regroupée à cinq positions, pour les trois périodes 1803-1809, 1810-1814, 1803-1814, exprimées en effectifs. Elles retracent le nombre de mariages conclus lors de chaque période selon la position sociale du marié et celle de son père, lorsqu’elles étaient inscrites sur le registre (cf. sur ce point l’annexe 2), le marié étant soit un homme dont le nom commence par TRA, soit un homme qui a épousé une femme dont le nom commence par TRA.

338Cette table de mobilité se limite aux cas où les deux positions, celle du fils et celle du père, sont connues. Deux remarques peuvent être faites à ce propos. D’abord sur l’impact de cette limitation. Il est qualitativement faible, comme on le montrera dans l’annexe 2. Ensuite, les non déclarations de la position du père ont évidemment plusieurs causes, mais la principale est qu’il est décédé : 58,9 % des non déclarations de la position du père sont dues au fait que le père est décédé [109].

339Il est possible de faire à partir du tableau A1.1 tous les calculs souhaités (et en particulier de retrouver les destinées et les recrutements présentés dans le tableau 1 du texte en divisant les effectifs par les totaux en ligne ou les totaux en colonne respectivement). Bien sûr, la table de 1803-1814 n’est autre que la somme des deux précédentes. Comme ces tables sont utilisées pour l’évolution temporelle de la mobilité, voici celles qui concernent d’autres époques.

340Le deuxième tableau A1.2 retrace (avec les mêmes conventions) les tables de mobilité après l’Empire, c’est-à-dire portant sur les deux périodes 1815-1829 et 1815-1844. Ces trois tables sont celles que Van Leuwen et alii ont eux-mêmes analysées dans leur article cité et qu’ils m’ont transmises.

341Le troisième tableau A1.3 n’est pas une observation, mais une construction (elle est présentée dans le texte et décrite en détail dans l’annexe 3). Elle s’appuie sur la même nomenclature à cinq postes. C’est parmi les différentes variantes qui ont été construites la « première préférée », c’est-à-dire une table de mobilité plausible pour la seconde partie du XVIIIe siècle. Plus précisément, il y en a deux, construites selon les mêmes principes, une pour 1745-1759, et une pour 1760-1789. Chacune a, par convention, les mêmes marges que la table de 1803-1814. Chaque table est présentée non pas selon les effectifs (ce qui n’aurait pas de sens) mais selon les fréquences (la somme des fréquences dans la table valant 100). Ces fréquences s’interprètent de façon naturelle : dans une case donnée d’une table, la fréquence est la proportion de mariages dont, sur la période, le marié est de telle position sociale et son père de telle autre, les deux positions étant relatives à la case. Ainsi, par exemple, entre 1745 et 1759, selon cette construction, dans 42,5 % de l’ensemble des mariages, le marié était paysan et son père aussi. La fréquence correspondante dans les tables observées A1.1 et A1.2 est évidemment l’effectif de la case idoine divisé par l’effectif total de la table. Ainsi, selon l’échantillon « TRA », dans 658 / 1657 = 39,7 % de l’ensemble des mariages qui ont eu lieu sous le Premier Empire (de 1803 à 1814, pour être précis) le marié était paysan et son père aussi.

Table de mobilité fondée sur neuf positions sociales

342Du ficher rendu disponible par Bourdieu et alii (en annexe du volume de l’INED cité), j’ai codé, pour le marié, son père, son beau-père l’appellation de profession en dix postes (neuf postes, plus non-déclaré). Il est inutile de le faire pour les femme, mère et belle-mère, car il y a trop de non déclarations, correspondant au fait que les femmes de l’époque sont très nombreuses à ne pas être sur le marché du travail). La nomenclature en neuf postes a été présenté dans le texte (début de la première partie). Elle correspond exactement à celle qui figure dans l’annexe 4 (à un chiffre), à condition de regrouper les postes 30 à 33, le poste 8 avec le poste 5 et de négliger le poste 35 (qui n’est pas utile ici). Je n’ai effectué ce codage que pour les hommes dont le nom commence par TRA, et non pour ceux qui ont épousé une femme dont le nom commence par TRA. L’échantillon est donc beaucoup plus faible que celui du tableau A1.1 (au total, 972 hommes contre 1 657, hors non déclarés).

343C’est sur cet échantillon plus faible que sont fondés quatre des tableaux de ce travail, un dans le texte et trois dans les annexes : le tableau du texte présentant le recrutement de la bourgeoisie et la destinée de ses fils (tableau 1ter), la table de mobilité détaillée de cette annexe (tableau A1.4), le tableau A2.2 de l’annexe 2 présentant l’effet des non réponses, et le tableau A2.3 de l’annexe 2 présentant dix variantes de structure sociale.

344Dans le tableau A1.4, table de mobilité observée détaillée, j’ai fait figurer les non déclarés pour rendre visible leur ampleur. Comme indiqué plus haut, ces non déclarés ont plusieurs causes, y compris le fait que le père était décédé. Ici, parmi les hommes TRA, dans le tableau A1.4, 60,4 % des non réponses sur la position du père sont dues au fait que le père est décédé (mais, comme indiqué dans la note précédente, on connaît la position d’un certain nombre de pères décédés : ici, parmi les hommes TRA, dans 30,3 % des cas).

345La différence de taille des deux échantillons, et le fait que les deux codifications des positions, celle de Van Leuwen et alii et la mienne, ne soient pas identiques suffisent à expliquer que les résultats fournis par les deux ensembles de données ne sont pas exactement les mêmes. J’ai insisté sur ce point dans le texte à propos du cas particulier de l’autorecrutement des non manuels. Mais cette différence n’empêche pas que si on compare les deux tables de mobilité 3 x 3 (paysan, non manuel, manuel), c’est-à-dire le tableau 1bis du texte et celle qu’il est facile d’obtenir par regroupement du tableau A1.4 ci-joint, les destinées et recrutements sociaux sont proches.

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Annexe 2 - Compléments sur les données : qualité des « mariages TRA », estimation de la structure sociale masculine, traitement des absences de signatures au mariage

346Avoir considéré une table de mobilité sur tout l’Empire (plus exactement, fondée sur les mariages conclus entre 1803 et 1814) permet de disposer d’une mesure de la mobilité sociale sur un échantillon plus grand que si l’on avait séparé l’Empire en deux périodes, et c’est notamment pour cela que cette réunion a été faite (outre que la mobilité diffère assez peu entre le début et la fin de l’Empire : cf. partie I.3). Mais l’échantillon reste tout de même petit, et il convient de s’interroger sus sa représentativité. Comme notre travail repose sur deux ensembles de données indépendantes, nous allons éprouver cette dernière séparément sur ces deux ensembles.

Qualité du premier ensemble de données, celles de la table de mobilité 5 x 5

347La table 5 x 5 repose sur 1 657 hommes qui se sont mariés durant ces douze années, hommes qui soit ont un nom qui commence par les trois lettres TRA, soit ont épousé une femme dont le nom commence par les trois lettres TRA, pour lesquels on connaît les deux positions parce qu’elles ont été déclarées, celle du père de cet homme et la sienne (cf. tableau A1.1).

348Traitons tout de suite une source importante de biais potentiel : celle qui vient du fait qu’on ne se repose pas sur tous les mariages de la période, mais seulement sur ceux dont les deux positions, celle du père et celle du fils, sont déclarées. Van Leeuwen et alii (article cité, p. 596-597) ont montré que, sur toute la période (1803-1986), se limiter aux cas où la position du père était déclarée avait un effet quantitatif très élevé : presque la moitié (47,4 %) des mariages étaient de ce fait éliminés. Mais l’effet qualitatif était, à l’inverse, modeste : la structure sociale des fils était très proche selon que l’on connaissait ou non la position sociale de leur père, l’écart le plus important (4,6 points de pourcentage) se voyant dans le partage entre paysans et manuels non qualifiés. Cette limitation pour non déclaration de l’origine sociale ne paraît donc pas affecter la représentativité des données retenues. La démonstration de ces auteurs est certes faite sur toute la période 1803-1986, mais on peut peut-être aussi la tenir pour vraie, ou au moins admissible, sur les sous-périodes qui sont retenues ici (c’est ce que nous confirmerons ci-dessous pour 1803-1814). C’est cependant un élément de fragilité incontestable.

349Rapprochons maintenant les deux structures sociales, paternelle et filiale, c’est-à-dire les deux marges de la table de mobilité, des quelques maigres éléments dont on dispose par ailleurs. Il y en a essentiellement deux.

Rapprochement avec les conscrits

350Le premier est issu des conscrits de 1819-1826. Emmanuel Leroy-Ladurie et alii ont analysé les déclarations de professions des conscrits de ces années, et on peut faire le rapprochement avec nos mariés [110]. Il y a quatre grandes raisons pour lesquelles il ne faut pas s’attendre à ce que ces deux ensembles de données soient identiques : l’âge des mariés et des conscrits, et les périodes d’observation ne sont pas exactement les mêmes (raison faible) ; les conscrits et les mariés sont deux populations en partie distinctes en raison de la « nuptialité différentielle par milieu social », c’est-à-dire du fait que selon le milieu les jeunes hommes ne se marient pas exactement avec la même fréquence (raison moyenne) ; les deux nomenclatures à travers lesquelles la profession des conscrits et la position des mariés sont repérées ne sont pas les mêmes (raison importante) ; enfin, il s’agit d’un recensement des conscrits, tandis que les mariés sont repérés dans cet échantillon TRA : certes ces trois lettres ont été choisies pour que cet échantillon soit le plus représentatif possible, mais ce n’est tout de même pas un échantillon aléatoire (et, vu le problème des non-réponses signalé ci-dessus, l’on n’est pas absolument assuré a priori de cette représentativité) (raison possible). Ces quatre raisons expliquent que ce que l’on recherche ici, c’est, plus qu’un accord étroit entre ces deux sources, la mise à jour éventuelle d’une différence profonde, qui limiterait la pertinence des tables de mobilité sociale utilisées.

351Le tableau A2.1 (partie A) permet de faire la comparaison, en se limitant aux conscrits ayant déclaré une profession. L’accord est remarquable s‘agissant du poids de la paysannerie : 52 % des conscrits contre 51 % (1801-1814) ou 45 % (1820-1824) des mariés. (Peut-être peut-on, secondairement, conclure à une certaine sous-estimation chez les mariés, mais c’est du second ordre et cela pourrait s’expliquer justement par le fait que les paysans se marieraient moins souvent que les autres.) C’est le principal enseignement de la comparaison. Il permet aussi de conclure (conclusion dérivée en quelque sorte) que notre échantillon des TRA est en réalité probablement représentatif. Dans le monde non agricole, il est difficile d’en tirer des conclusions précises en raison de l’importance, chez les conscrits, du poste « Autres professions » – qui peuvent être manuelles ou non manuelles. La seule chose qu’on peut dire, c’est que la répartition manuels / non manuels des mariés n’est pas contredite par la répartition ouvriers et artisans de professions déclarées / autres professions des conscrits.

352En fait, une analyse statistique, département par département, des données publiées par Emmanuel Leroy-Ladurie et alii permet de penser que parmi les conscrits repérés comme « autres professions », de l’ordre de 45 % (au niveau national) sont des ouvriers ou artisans (au sens de cette source). C’est une estimation, et à ce titre elle est entachée d’incertitude ; mais si on l’applique on en déduit que parmi les conscrits il y aurait eu 34 % d’ouvriers ou artisans et 14 % exerçant une autre profession (et, en plus, non agricole). Cette structure n’est pas exactement la même que celle qui se dégage des mariés (40 % de manuels et 9 % de non manuels), mais elle elles sont suffisamment proches pour empêcher de conclure à la « fausseté » de l’une ou l’autre source. L’incertitude du taux de 45 % utilisé pour l’obtenir parmi les conscrits, et les différences de classement dans les deux nomenclatures peuvent suffire à expliquer l’écart.

Rapprochement avec les estimations globales de population active

353La seconde source indépendante provient des estimations globales de population active. Nous avons, Olivier Marchand et moi, reconstitué des effectifs de population active par grand secteur d’activité économique, moyennant quelques hypothèses, à partir de différentes sources de l’époque [111]. Comment rapprocher les mariés de cette estimation globale des actifs masculins ? Il faut approcher la structure sociale globale à partir de nos mariés et la comparer à cette estimation. Partons de nos structures sociales des pères et des fils. Comment en dériver une approximation de la structure sociale globale ? Il n’y a pas de réponse sûre. On pourrait d’abord supposer que les pères, ayant vers 40-55 ans à peu près, sont un bon équilibre entre les jeunes et les vieux, et donc que leur structure est une bonne approximation de la structure globale. Ce serait exactement le cas si l’évolution de la structure sociale qu’on voit des mariés à leurs pères se poursuivait de ces pères aux actifs plus âgés. Mais on pourrait aussi supposer que cette structure se stabilise vers le milieu de la vie, c’est-à-dire que la structure sociale des actifs plus âgés est la même que celle des pères : dans ce cas, la structure globale serait une pondération de la structure des fils et de celle des pères, et un petit calcul simple montre que la pondération serait de 0,3 (fils) et 0,7 (pères). Au total, nous avons donc deux possibilités raisonnables pour passer de nos structures sociales paternelle et filiale à la structure sociale globale, ou deux variantes : retenir celle des pères ou retenir une somme pondérée (0,3-0,7) des deux. Même si on admet ce raisonnement, il faut en outre ajouter que jouent ici, en plus de la nuptialité différentielle, la mortalité et la fécondité socialement différentielles (dans la mesure où ces « pères » ne sont vus qu’à travers leurs fils, et leurs fils vivants, qui sont justement en nombre différent selon leur position à eux les pères), de sorte que l’approximation est encore plus grossière que ce qu’on pouvait penser spontanément. Enfin, il faut souligner que l’estimation globale d’actifs masculins est exprimée par secteur d’activité tandis que la structure sociale que nous dérivons de celles des pères et des fils repose sur la profession individuelle (ainsi un comptable d’une entreprise du bâtiment sera compté en non manuel parmi les pères et en industrie dans les estimations globales).

354Toutes ces raisons exprimées, mettons en regard l’estimation par secteur d’activité et les deux variantes d’approche de la structure sociale globale à partir de celles des pères et des fils : c’est ce que fait la partie B du tableau A2.1 La proximité, sans être très grande, est tout de même remarquable compte tenu de toutes les hypothèses, approximations et erreurs possibles : les écarts ne sont que de quelques points de pourcentage. La proximité est plus prononcée avec la variante 1 : les écarts sont au maximum de six points de pourcentage. On retrouve deux des tendances de la comparaison avec les conscrits : peut-être, la part de paysans dans l’échantillon TRA serait un peu sous-estimée et peut-être le partage, parmi les non agricoles, serait un peu en défaveur des non manuels. Mais c’est secondaire devant le principal, qui est le relatif accord de ces deux structures indépendantes et qui ont de multiples raisons de n’être pas identiques.

355On ne dispose pas d’estimations globales de la population active selon la position individuelle pour le début du XIXe siècle. La première qui soit assez détaillée pour être citée ici porte sur l’année 1866. J’ai repris la structure que nous avons publiée dans Deux siècles de travail en France, en y apportant deux aménagements : d’une part les « patrons de l’industrie et du commerce » ont été ventilés en deux groupes égaux, les artisans regroupés avec les ouvriers et les petits commerçants avec les employés et cadres (cette égalité est à peu près vérifiée à d’autres moments) ; d’autre part, il va y avoir une fourchette, selon qu’on regroupe les domestiques avec les ouvriers ou avec les employés et cadres (la fourchette est de 2,4 points, égale bien sûr à la proportion de domestiques parmi les actifs). Le résultat figure dans la partie C du tableau A2.1 où on peut le comparer à la structure sociale de 1860-1864, obtenue à partir des mariages de cette période selon les deux variantes expliquées plus haut et appliquées à ces mariages.

figure im15

356La comparaison se prête à trois commentaires instructifs. D’abord, la part des paysans et ouvriers agricoles (49,7 %) est plus faible que dans les deux variantes (53,4 et 57,6 %). C’est donc ici le contraire de ce qu’on avait observé précédemment (parties A et B du tableau A2.1). Il est possible qu’il s’agisse de phénomènes réels puisque les deux dates de comparaison sont éloignées d’une cinquantaine d’années. Mais il est possible aussi que cela montre simplement que ces écarts sont très fragiles et qu’il ne faut peut-être pas trop se fonder dessus. Ensuite, au sein des non agricoles, on retrouve une certaine légère sous-estimation des non manuels par rapport aux manuels : le rapport est de 38/62 ou 42/58 (selon la place des domestiques) dans l’estimation, tandis qu’il n’est que de 35/65 (variante 1) ou 28/72 (variante 2) dans la structure dérivée des pères et des fils TRA. Enfin, et surtout, le partage entre paysan et ouvrier agricole est très différent dans l’estimation et dans les deux variantes établies à partir des TRA (et cette grande différence se voit constamment). Manifestement la frontière, dans cet échantillon, entre ces deux positions sociales n’est pas celle des estimations globales (issues, pour une large part, des recensements de la population du XIXe siècle).

Bilan

357Au total, l’épreuve paraît surmontée : les comparaisons faites des structures issues des tables de mobilité 5 x 5 avec les autres données disponibles ne conduisent pas à mettre en cause la qualité des données issues de notre premier ensemble de données TRA. On peut même conclure que les estimations qu’il fournit de la structure sociale des mariés et des pères de ces mariés sont « de bonne qualité » (et que la seconde puisse même peut-être être assez proche de la structure sociale globale des hommes actifs). Certaines des frontières entre positions sont cependant fragiles, au sens où elles paraissent propres à cette source, en particulier la frontière entre paysans et ouvriers agricoles (la frontière entre manuels qualifiés et manuels non qualifiés, elle, ne peut être étudiée par les moyens retenus dans cette annexe).

Complément : qualité du second ensemble de données, celles de la table de mobilité 9 x 9

358Deux compléments peuvent être apportés à l’analyse de la qualité précédente, à partir de notre second ensemble de données. Rappelons que contrairement au premier ensemble, il ne concerne que les hommes TRA (les maris des femmes TRA ne sont pas ici inclus).

359D’abord sur l’impact des non déclarés. Plus haut cet impact a été jugé qualitativement faible à partir d’éléments portant sur l’immense période 1803-1986. Il est possible de reprendre ce point sur la seule période impériale. Le tableau A2.2 compare en effet la structure sociale des hommes mariés TRA de 1803-1814 selon que la position de leur père est déclarée ou non. À un niveau très agrégé (partie B du tableau), on retrouve la conclusion tirée plus haut : la structure est très proche, ce qui signifie que l’absence des non-réponses (sur le père) ne gauchit guère la marge des fils de la table de mobilité. Mais il y a quand même un écart : c’est à peu près le même que plus haut et au même endroit : 4,4 points de pourcentage dans le partage entre paysans et artisans, ouvriers et domestiques. Cela signifie que les non-déclarations de l’origine sociale concernent proportionnellement un peu plus les fils d’artisans, ouvriers ou domestiques que les fils de paysans.

360À un niveau détaillé (partie A du tableau), il est très remarquable que tous les écarts soient inférieurs à 0,5 points de pourcentage – tous sauf évidemment, et on le retrouve, l’écart entre paysans et ouvriers et artisans. Cela confirme la bonne qualité des données, y compris décontractées à neuf positions sociales – « bonne qualité » ici au sens où les non-déclarations de l’origine sociale n’affectent pas trop les choses.

361Le second complément porte sur le rapprochement entre les structures sociales issues de la table de mobilité et les estimations de population active. On a rapproché plus haut la structure des pères et la structure combinée (avec les pondérations 0,3 et 0,7) des fils et des pères de la structure dérivée des estimations de population active (partie B du tableau A2.1). La qualité a été jugée satisfaisante, notamment avec la structure des pères. On peut reprendre la question ici certes sur un échantillon plus petit (les hommes TRA seulement), mais sur une base plus large dans la mesure où l’on dispose d’une part des beaux-pères, d’autre part du fait de savoir si l’ascendant était, au moment du mariage, vivant ou non. Cela donne 10 combinaisons, qui sont présentées dans le tableau A2.3.

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362On retrouve une bonne proximité avec la structure issue des estimations de population active, avec l’idée que ce sont surtout les structures des pères et des beaux-pères seules qui paraissent plus proches, bien que parmi les structures combinées, celle qui combine le fils (pondération : 0,3) et l’ensemble pères et beaux-pères (0,7) semble également assez proche. Au total, si l’on veut privilégier, en même temps que la proximité, la taille de l’échantillon, ce sont, semble-t-il, les deuxième (pères et beaux-pères) et dernière (fils – 0,3 – et pères et beaux-pères – 0,7) structures sociales issues des mariages TRA qui sont peut-être les » meilleures ».

Estimation de la structure sociale des hommes sous l’Empire

363Comme il est très difficile et incertain d’estimer la structure sociale, nous allons tenter de l’approcher par deux voies distinctes et indépendantes, en espérant qu’elles mèneront à des résultats voisins (ou, au moins, compatibles entre eux). Une synthèse suivra ces deux tentatives, débouchant sur l’estimation que nous retiendrons.

Première voie d’estimation

364Le point de départ de la première tentative est constitué des séries que nous avons publiées, Olivier Marchand et moi-même, dans l’ouvrage cité. Toutes les estimations portent sur la France dans ses limites actuelles.

365Les populations totales et en âge de travailler sont les estimations faites pour 1811. Puis, l’estimation des actifs est obtenue par demi-somme de l’estimation de 1806 et de celle de1821 et est donc considérée, par convention, comme représentant la fin de l’Empire. On aboutit ainsi à 8 696 000 hommes actifs. Sur cet ensemble on applique la structure sociale des pères TRA pour 1803-1814, telle qu’elle figure dans le tableau A2.1, puisqu’elle a été reconnue comme approchant correctement la structure sociale de l’ensemble des hommes (si on appliquait la structure pondérée, les effectifs seraient légèrement différents, mais, à l’arrivée, pour l’estimation de la bourgeoisie cela ne changerait pratiquement rien). On en déduit le nombre de paysans et d’ouvriers agricoles (5 148 000), de manuels (2 417 000) et de non manuels (1 131 000). On obtient alors par addition l’estimation du total des hommes actifs non agricoles, 3 548 000, sur lesquels on va procéder à des hypothèses pour les répartir par position sociale.

366L’hypothèse essentielle consiste à supposer que la structure des hommes actifs non agricoles est la même en cette fin d’Empire que trente-trente-cinq ans après, en 1851, première date où on dispose de données quantitatives. Ce n’est pas invraisemblable, même si c’est très fragile, dès lors que c’est sur les actifs non agricoles que cette similitude de structure est supposée (l’exode agricole n’entrant donc pas en ligne de compte). On applique alors à l’effectif de 3 548 000 la structure publiée, ce qui permet d’estimer pour la fin de l’Empire le nombre d’artisans et de petits commerçants (1 302 000), de professions libérales (43 000), d’un ensemble très hétérogène – employés, cadres, ouvriers (1 660 000) –, de domestiques (223 000), de membres de l’armée et de la police (277 000) et de membres du clergé (43 000).

367À partir de là, il faut pouvoir séparer les ouvriers de l’ensemble des employés et cadres. Le recensement de 1851 ne le permet pas, et l’on doit donc recourir au premier qui le fait, c’est-à-dire celui de 1866. Ceci introduit un élément de fragilité supplémentaire, mais le résultat auquel on parvient est tout à fait possible : on en déduit en effet que ces 1 660 000 hommes se répartissent en 1 305 000 ouvriers et 355 000 employés ou cadres. Comment, étape suivante, distinguer les employés et les cadres ? Ajoutons les 43 000 membres d’une profession libérale pour obtenir un ensemble de 398 000 personnes. Par convention, on peut supposer que ce dernier ensemble se partage à peu près moitié-moitié en employés d’une part et cadres et professions libérales d’autre part – c’est en effet la structure qui se dégage la première fois qu’on peut la mesurer, mais cette première fois est tellement lointaine de l’Empire (1954 !) qu’il faut plutôt la prendre comme une convention et, du coup, ne pas s’en tenir à une estimation précise, mais retenir plutôt une fourchette plausible : l’estimation (donc largement conventionnelle) est de 199 000 et la fourchette que l’on peut retenir autour est 100 000-300 000.

368Il reste, ultime étape, mais cette fois-ci en dehors des hommes actifs, à estimer les rentiers. On peut partir, bien que ce soit assez peu adapté, des conscrits de 1819-1826, source déjà utilisée plus haut. 1,3 % des conscrits sont repérés dans cette source comme « vivant de leurs revenus ». En appliquant cette proportion au nombre total d’hommes de la fin de l’Empire (14 684 000), on estime le nombre de propriétaires vivant de leurs revenus et rentiers à ajouter à la bourgeoisie active : 191 000 hommes. Cet effectif ne paraît pas trop invraisemblable, bien que venant d’hommes jeunes il doit sans doute sous-estimer la réalité. D’ailleurs, à partir des notables étudiés par Louis Bergeron et Guy Chaussinand-Nogaret (et étudiés ici dans la seconde partie) on peut estimer que 34,1 % de leurs « notables bourgeois » sont « propriétaires », ou 59,3 % sont « propriétaires » ou « membres des administrations locales inférieures » (ces derniers membres étant jugés inactifs par les auteurs). Ce que nous avons retenu ici, 191 000 oisifs pour 199 000 actifs, représente une proportion de 49 % d’oisifs parmi le total de la bourgeoisie, ce qui est le milieu de la fourchette dessinée par ces deux proportions. Cela constitue un certain renforcement de cette estimation.

369Selon toutes ces estimations que livre notre première voie d’estimation, dont il est inutile de préciser qu’elles sont très incertaines et qu’il faut donc prendre les résultats plutôt comme des ordres de grandeur que comme des quantifications, on conclurait que la « bourgeoisie au sens retreint », active et oisive, représenterait 199 000 + 191 000 = 390 000 hommes ; et, si on retient pour la bourgeoisie active, non pas l’effectif de 199 000 mais la fourchette de 100 000 - 300 000, elle se situerait entre 291 000 et 491 000 hommes.

370Si l’on n’est pas prêt à accepter la convention de partage entre les employés et cadres, on retiendra plutôt l’ensemble des employés, cadres, professions libérales et propriétaires inactifs et rentiers. Il représenterait 355 000 + 43 000 + 191000 = 589 000 hommes, estimation un peu moins fragile mais qui porte sur un groupe qui approche beaucoup moins bien l’idée de bourgeoisie au sens restreint puisqu’il comprend les employés.

371Pour estimer la bourgeoisie totale au sens large, il suffit d’ajouter à la bourgeoisie restreinte totale la petite bourgeoisie indépendante et le clergé, ce qui aboutirait à 390 000 + 1 302 000 + 43 000 = 1 735 000 hommes.

372Enfin, on pourrait, toujours selon cette première voie, estimer un concept de « bourgeoisie très large » ou, mieux, de « bourgeoisie large et employés » en ajoutant à la bourgeoisie large les employés, l’armée et la police, soit 1735 000 + 199 000 + 277 000 = 2 211 000 hommes. Ce n’est pas un concept très pur, mais il sera utile dans certains cas compte tenu de l’imprécision des données. Notons d’ailleurs que la partie active de ce concept, c’est-à-dire en lui ôtant les 191 000 propriétaires inactifs et rentiers, est, par définition, le complément exact des classes populaires (paysans, ouvriers agricoles, ouvriers et domestiques), ce qui lui donne une certaine pertinence. En effet le nombre de « populaires » en ce sens s’élève à 5 148 000 + 1 305 000 + 223 000 = 6 676 000, ce qui, ajoutés à la « bourgeoisie large et employés active », soit 2 211 000-191 000 = 2 020 000, fait bien 8 696 000 hommes, c’est-à-dire le nombre total d’hommes actifs.

373Notons enfin, une petite chose complémentaire. Puisque nous avons estimé dans cette voie le nombre de manuels à 2 417 000 et qu’ensuite nous avons estimé le nombre d’ouvriers et d’artisans et petits commerçants à 1 305 000 (ouvriers) +1 302 000 (artisans et petits commerçants) = 2 607 000 personnes, on peut comparer ces deux estimations. On en conclut que, comme souligné dans la première partie du texte, tous les artisans et petits commerçants ne sont pas inclus dans les manuels identifiés dans les tables de mobilité 5 x 5 : une partie (190 000 sur 1302 000, soit 14,6 %) appartiendraient aux non manuels.

Seconde voie d’estimation

374La seconde voie d’estimation repose sur de tout autres éléments que la première. Nous allons utiliser au maximum les informations fournies par les hommes TRA, leurs pères et leurs beaux-pères. Plus précisément, nous avons reconnu plus haut qu’il y avait dix variantes que l’on pouvait a priori retenir pour approcher la structure sociale détaillée (en neuf positions) des hommes au cours de l’Empire : la structure des pères ; celle des beaux-pères ; celle, mélangée, des pères et des beaux-pères ; celle des pères survivants au mariage de leur fils ; celle des beaux-pères survivants ; celle, mélangée, des pères et des beaux-pères survivants ; celle qui pondère (0,3 ; 0,7) la structure des fils et celle des pères ; celle qui pondère (même pondération) la structure des fils et celle, mélangée, des pères et des beaux-pères ; celle qui pondère la structure des fils et celle des pères survivants ; celle qui pondère la structure des fils et celle, mélangée, des pères et des beaux-pères survivants. Ce sont ces dix structures détaillées que nous allons mettre à profit (le tableau A2.3 étudié plus haut les présente de façon regroupée).

375Certes, ces différentes structures ne sont pas a priori exactement pertinentes au même degré : compte tenu du rapprochement fait en début de cette annexe sur la qualité des mariages TRA et pour des raisons de taille, j’incline à penser que les deux meilleures pourraient être celle, mélangée, des pères et des beaux-pères et celle qui pondère la structure des fils et celle, mélangée, des pères et des beaux-pères survivants. Mais comme ce n’est pas sûr et que, de toute façon, tout cela est très incertain, il est plus prudent de retenir les dix structures pour en déduire des fourchettes possibles. C’est ce que nous allons faire.

376Au préalable, il faut apporter une petite correction générale du fait que, comme indiqué précédemment, les « propriétaires » mélangent des personnes qui devraient être classées « paysans » et des « propriétaires stricto sensu » c’est-à-dire oisifs. J’ai considéré (c’est conventionnel) que dans chacune des dix structures ces deux groupes avaient la même importance, donc que la part des propriétaires oisifs était deux fois moindre que celle des propriétaires.

377Commençons par la bourgeoisie restreinte active. La fourchette que donnent les dix structures quant au poids, parmi les actifs, de la bourgeoisie restreinte active est 3,53 % - 4,45 %. Elle est donc assez étroite, bien que significative. Appliquons cette fourchette aux 8 696 000 hommes actifs (même effectif global que dans la première voie : c’est l’estimation qui figure dans Olivier Marchand et Claude Thélot, op.cit.) : nous obtenons un effectif de bourgeois restreints actifs compris entre 307 000 et 387 000 hommes.

378La proportion de propriétaires oisifs (par rapport à la somme actifs plus propriétaires oisifs) est, elle, comprise entre 2,37 % et 4,44 %, ce qui fournit la fourchette, en effectif, de 210 000-404 000 hommes. Tout ceci aboutit, pour la bourgeoisie restreinte totale (active et oisive), dans cette seconde voie d’estimation, à la fourchette de 517 000 - 791 000 hommes.

379Cette démarche peut être appliquée pour les autres catégories, pour aboutir aux estimations de la bourgeoisie au sens large et au sens très large. Pour ce faire, nous supposerons que dans chacune des dix structures, la proportion d’artisans est égale à celle de petits commerçants (c’est une hypothèse qui, dans d’autres périodes, s’est trouvée vérifiée). Il est alors possible de constater que la proportion de bourgeois actifs au sens large est comprise entre 12,80 % et 15,96 %, soit un effectif compris entre 1 113 000 et 1 388 000 hommes.

380Quant à la bourgeoisie active au sens très large (ou « bourgeoisie large et employés »), sa part, toujours selon les dix structures sociales précédentes, serait comprise entre 15,93 % et 19,10 %, ce qui conduit à une fourchette de 1 385 000 -1 661 000 hommes. Le complément à ces « bourgeois très larges actifs, est bien entendu, comme dans la première voie d’estimation, l’ensemble des « populaires » (paysans, ouvriers, domestiques). Cela représente de 80,90 % à 84,07 % des actifs.

Synthèse des deux voies d’estimation

381Quelle synthèse peut-on faire de toutes ces fourchettes, avec l’espoir d’arriver à une estimation plus solide que chacune d’elles ?

382Bourgeoisie restreinte active : La première voie aboutit à 199 000, mais c’est si imprécis que j’avais préféré retenir une fourchette (conventionnelle) de 100 000 - 300 000. La seconde voie aboutit à la fourchette de 307 000 - 387 000. Elles se touchent pratiquement, et l’on peut donc retenir (en arrondissant) 300 000 hommes. (Les deux « meilleures » structures de la seconde voie aboutissent à 326 000 et 335 000, de sorte qu’on aurait pu retenir 330 000.)

383Bourgeoisie restreinte oisive : La première voie aboutit à 199 000 (et c’était possible bien que peut-être sous-estimé). La seconde voie aboutit à la fourchette de 210 000 - 404 000. C’est presque compatible, et cela conduit à retenir, soit l’estimation de 200 000, soit celle de 300 000 bourgeois oisifs (propriétaires, rentiers, etc.). À noter que les deux « meilleures » structures de la seconde voie aboutissent à 290 000 et 311 000, de sorte que 300 000 est peut-être moins faux (et cela permet de continuer à respecter une égalité numérique entre bourgeois oisifs et actifs dont nous avons reconnu plus haut, lors de la première voie, qu’elle était plausible). 300 000 ou 200 000, cela donne en tout cas une idée de l’erreur qui affecte la synthèse à laquelle nous nous livrons.

384Bourgeoisie restreinte totale : Par addition nous arrivons à 600 000 hommes (à 100 000 ou 150 000 près).Bourgeoisie active large : La première voie aboutit à 1 544 000 hommes ; la seconde à la fourchette de 1 113 000 - 1 388 000. Là, les deux voies n’aboutissent pas à des résultats compatibles. Je crois que l’estimation des artisans et petits commerçants issue de la première voie est un peu trop élevée (je rappelle qu’elle est fondée sur une stabilité de la structure des actifs non agricoles jusqu’à 1851, ce qui est donc très fragile). Je retiens donc les enseignements de la seconde voie, en essayant le plus possible de me rapprocher de la première et en arrondissant, soit 1 400 000. (Les deux « meilleures » structures de la seconde voie fournissent 1 140 000 et 1 317 000. On voit donc, au total, que l’estimation retenue est à 200 000 ou 300 000 près.) La bourgeoisie large totale s’obtient en ajoutant les bourgeois oisifs, soit 1 700 000 hommes.

385Bourgeoisie active très large (ou bourgeoisie large et employés) : La difficulté repérée pour la bourgeoisie large se répercute ici ; les deux voies ne conduisent pas à des résultats compatibles, 2 020 000 hommes pour la première, la fourchette 1 385 000 - 1 661 000 pour la seconde. Il est difficile de trancher. Peut-être peut-on retenir, toujours en arrondissant, 1 700 000, en soulignant que cette estimation est à 300 000 ou 400 000 hommes près. (Pour être complet, soulignons que les deux « meilleures » structures fournissent 1 437 000 et 1 598 000 hommes.) La bourgeoisie très large totale (active et oisive) s’en déduit par addition : 1 700 000 + 300 000 = 2 000 000 hommes, à 300 000 ou 400 000 près.

386Il reste pour achever le tableau, à prendre le complément de cette bourgeoisie active très large, lequel est par définition le groupe des hommes « populaires » (paysans, ouvriers agricoles, ouvriers, domestiques). Selon l’estimation finale à laquelle nous nous sommes arrêtés, les hommes populaires sont 8 696 000 (total des actifs) - 1 700 000 (bourgeois actifs très larges) = 6 996 000 hommes, soit 80,5 % des actifs : bien entendu, cette proportion est un peu différente et de ce qu’elle est à l’issue de la première voie (76,8 %) et de ce qu’elle est à l’issue de la seconde voie (entre 80,9 % et 84,1 %). Mais cela situe bien l’incertitude de toute cette construction.

Traitement des absences de signatures au mariage

387Sur l’ensemble de l’échantillon des mariés (c’est évidemment le même effectif : 4 161 hommes et 4 161 femmes), la répartition des signatures est la suivante :

388Mariés : a signé : 42,5 % ; n’a pas signé : 43,8 % ; information manquante : 13,7 %.

389Mariées : a signé : 23,8 % ; n’a pas signé : 59,2 % ; information manquante : 17,0 %.

390Vu leur ampleur, il est impossible de ne pas tenir compte des informations manquantes. Il y a deux façons simples d’en tenir compte, toutes deux a priori plausibles :

391Soit on considère que les manquants se distribuent comme ceux dont on sait s’ils ont signé ou non ; cela revient à faire des pourcentages sur les seuls cas où l’information est connue ; dans ce cas, on aura la distribution suivante (cela concerne alors 3 590 hommes et 3452 femmes respectivement) :

392

  • Mariés : a signé : 49,2 % ; n’a pas signé : 50,8 % ;
  • Mariées : a signé : 28,7 % : n’a pas signé : 71,3 %.

393Soit on considère que l’information manquante est, en fait, une absence de signature ; les non déclarés seront alors ajoutés purement et simplement aux non signés, et la structure devient (cette fois-ci sur 4 161 hommes et 4 161 femmes respectivement) :

394

  • Mariés : a signé : 42,5 % ; n’a pas signé : 57,5 % ;
  • Mariées : a signé : 23,8 % ; n’a pas signé : 76,2 %.

395Il est assez chanceux que les deux résultats soient assez différents, de sorte que l’on va pouvoir trancher. Et cela par comparaison avec une source, ou une référence, extérieure. C’est dans l’article cité de Jacques Houdaille que cette référence va être trouvée. Il cite en effet les proportions suivantes (parmi les premiers mariages et ceux où l’information est disponible – mais chez lui elle l’est dans 98 % des cas, et cela ne porte donc pas à conséquence) : proportion d’hommes ayant signé à leur mariage : entre 1800 et 1809 : 50 % ; entre 1810 et 1819 : 53 % ; proportion de femmes ayant signé à leur mariage : entre 1800 et 1809 : 29 % ; entre 1810 et 1819 : 33 %.

396Il faut donc ici retenir la première solution : les données manquantes seront considérées comme ayant la même structure que les données existantes, et l’on établira donc les pourcentages sur ces seules dernières.

397On est tenté de compléter cette conclusion par une remarque. En retenant cette hypothèse, nos résultats seront certes très proches de ceux de Jacques Houdaille, mais un peu plus faibles : 49,2 % contre un peu plus de 50 % (si l’on fait par la pensée une pondération des deux périodes décennales de Houdaille) ; 28,7 % contre un peu plus de 29 %. Cela tendrait à faire penser que les non déclarations n’ont pas, de fait, exactement la même structure que les déclarations : si elles avaient été connues, les signatures y auraient peut-être été un peu plus fréquentes que parmi les cas connus. Cela, qui est un peu contre-intuitif, n’est qu’une observation adjacente qui n’est pas de nature à modifier la conclusion générale : dans tout le texte consacré à la mobilité scripturale, les proportions sont calculées à partir des seules données existantes.

Annexe 3 - Analyses statistiques des tables de mobilité

Approche de l’effet de la mobilité professionnelle, c’est-à-dire en cours de carrière

398Pour essayer de distinguer, dans les différences entre structures sociales des pères et des fils, plus précisément entre marges paternelle et filiale de la table de mobilité, ce qui revient à un effet de carrière (puisque les pères et les fils ne sont pas repérés au même âge, mais le sont au même moment), on peut regarder les pères lors des mariages conclus vingt ou vingt-cinq ans après 1803-1809, donc de 1825 à 1834. Il y a certes de nombreuses raisons pour que les pères de ces années ne soient pas exactement les fils qui se sont mariés entre 1803 et 1809 : des fils peuvent être morts durant ces 20-25 ans, et le taux de mortalité diffère sûrement selon la position sociale – ce que l’on nomme la « mortalité différentielle ». D’autre part, ces fils ont eu eux-mêmes diversement des fils (« fécondité différentielle ») et ces fils, s’ils ont survécu (« mortalité différentielle » à nouveau, mais chez les fils cette fois), se sont plus ou moins mariés (« nuptialité différentielle »). Bref, les pères des mariés de 1825-1834 ne sont pas exactement, en plus vieux, les fils qui se sont mariés entre 1803 et1809. Cependant ils n’en sont sans doute pas trop éloignés. À observer leur structure sociale et à la comparer à celle des mariés 20-25 ans avant (tableau A3.1), on voit que ces pères de 1825-1834, qui sont plus ou moins censés être, en plus vieux, les mariés de 1803-1809, sont plus souvent paysans et non manuels qu’eux, ce qu’on peut expliquer par la mobilité professionnelle : en ce cas, un certain nombre de ces mariés de 1803-1809 auront connu des changements de position en cours de vie active, les conduisant à devenir propriétaires exploitants ou non manuels. Or cette différence de structure est précisément celle qui sépare les pères et les fils de la table de mobilité de 1803-1814, lors du mariage du fils.

figure im18

399On est donc conduit à conclure que la différence entre les deux marges de la table de mobilité reflète bien (ou surtout) un effet de la mobilité professionnelle, cela résultant fondamentalement du fait qu’au mariage du fils, le père et le fils n’ont pas le même âge, c’est-à-dire n’en sont pas au même point de leur carrière respective : un certain nombre de pères, vu leur âge, ont eu l’occasion de connaître des changements, alors que leurs fils, non. D’où l’idée de construire une table de mobilité fictive pour l’Empire, ayant les mêmes marges paternelle et filiale, et y mesurer la proportion d’immobiles.

Construction d’une table de mobilité fictive pour l’Empire, ayant les mêmes marges paternelle et filiale

400La méthode de calage qui est décrite dans le paragraphe suivant pour construire une table de mobilité pour le XVIIIe siècle peut être utilisée ici pour construire une table de mobilité fictive ayant les mêmes marges paternelle et filiale pour la période de l’Empire. On retient la structure sociale paternelle observée, et on va construire la table, « la plus proche possible » de la table observée mais ayant pour marges cette structure (et elle aura bien ainsi les deux marges égales, tout en étant la plus proche possible de l’observation) ; pour ce faire, on « cale » la table observée sur ces deux marges identiques (cf. un paragraphe ci-dessous où est expliquée la méthode de « calage »). Sur la table fictive ainsi construite, on calcule la proportion de mobiles : elle s’élève à 25,1 %. C’est celle qui, sous cette hypothèse de construction, représente le taux de mobilité non plus dans une table de mariage, mais dans une table de mobilité où pères et fils auraient à peu près le même âge. Elle figure dans le texte (§I.1).

Modèles d’analyse des tables de mobilité

401Les sociologues ont imaginé depuis longtemps de multiples « modèles » pour analyser les tables de mobilité. L’un des plus féconds consiste à émettre des hypothèses sur les rapports des chances relatives. Et la plus simple de ces hypothèses postule que, entre plusieurs tables de mobilité, ces rapports sont constants d’une table à l’autre (dans la littérature sociologique ce modèle est appelé « loglinéaire sans interaction du troisième ordre »). Si cette hypothèse est vérifiée, cela signifie que la mobilité a certes évolué entre ces tables de mobilité, mais que cette évolution a conservé comme constantes les « associations » entre positions sociales – cela indépendamment de la variation des marges des tables, c’est-à-dire des structures sociales paternelle et filiale de chacune. Appliquée à des tables de mobilité qui se succèdent dans le temps, cette hypothèse permet donc, si elle est vérifiée, de conclure que la mobilité ne varie que sous l’effet des modifications « structurelles », celles qui, sous l’effet du développement économique en particulier, affectent, d’une table à la suivante, les marges paternelle et filiale. Appliquée à des tables de mobilité valables pour la même période mais sur des entités géographiques différentes (des pays ou des régions d’un même pays), elle permet de conclure, là encore, que les différences ne sont imputables qu’à des différences structurelles entre régions ou pays. Beaucoup d’études internationales ont, par exemple, conclu que les différences de mobilité sociale entre pays venaient seulement (ou majoritairement) de cet effet structurel, donc reflétaient surtout le fait que les pays n’en étaient pas au même stade de développement.

402L’hypothèse de constance des rapports des chances relatives au cours du temps est-elle vérifiée ? Très souvent elle l’est, mais pas exactement : il subsiste souvent, outre l’effet structurel, un effet propre (souvent très minoritaire devant le premier) reflétant une certaine variation des rapports des chances relatives d’une table à l’autre – ce qui est interprété alors comme une variation supplémentaire de mobilité par rapport au seul effet structurel, et qui est appelé variation de la « mobilité relative ». Du coup, on a cherché à caractériser cette variation éventuelle des rapports des chances relatives, en postulant un modèle plus riche que celui de leur constance. Différentes façons de caractériser cette variation sont envisageables, et Xie a suggéré l’une des plus simples : il a formulé l’hypothèse que les rapports des chances relatives étaient formés de deux parties, une partie constante propre à chaque rapport et une partie variable avec le temps, cette variation étant la même pour tous les rapports. Ainsi, si l’hypothèse est vraie, alors la variation de la mobilité relative au cours du temps peut être caractérisée par la variation d’un seul coefficient. Et, bien entendu, si ce coefficient est constant dans le temps, on retrouve le modèle de constance des rapports, qui apparaît donc comme un cas particulier du modèle de Xie. C’est ce modèle que Van Leuwen et alii ont appliqué à l’ensemble des tables de mobilité (France entière, Pas-de-Calais, Vendôme) de 1720 à 1983 et c’est leur estimation de ce coefficient propre à chaque table qu’ils ont publiée, et que j’ai reprise ici sous le nom de « paramètre de viscosité » (soit elle-même, soit en en faisant des moyennes quand c’était nécessaire en raison de différences de périodes). Ce coefficient diminue au cours du temps, ce qui conduire à conclure que la « mobilité relative » a augmenté, ce qui signifie qu’« intrinsèquement », indépendamment de l’impact de l’évolution des structures, la mobilité sociale a augmenté en France au cours de cette très longue période. Cette croissance séculaire de la mobilité relative est, à juste titre, interprétée comme une ouverture de la société.

403L’augmentation dans le temps de la mobilité relative « nationale » n’empêche pas que dans l’espace cette fois-ci, d’un endroit à l’autre, les rapports des chances relatives puissent être considérés, à un moment donné, comme identiques. Une chose est en effet l’évolution temporelle, une autre est la constance spatiale à une période donnée, et les deux hypothèses sont évidemment compatibles. La seconde hypothèse revient à dire, par exemple, que, si au cours d’une période donnée la mobilité est différente du Pas-de-Calais à Vendôme c’est exclusivement dû au fait que les marges (c’est-à-dire les structures sociales paternelle et filiale) sont différentes dans ce département et dans cette ville. Qui dit associations intrinsèques identiques d’un endroit à l’autre (à un moment donné) dit que ce sont elles qui valent pour le territoire dans son ensemble. C’est cette hypothèse qui va permettre de reconstituer des tables de mobilité nationale pour le XVIIIe siècle, reconstitution qui vaut bien sûr à proportion de l’admissibilité de cette hypothèse.

Construction de tables de mobilité pour le XVIIIe siècle

404À partir de cette hypothèse de constance spatiale des rapports des chances relatives entre positions sociales, la « construction » d’une table de mobilité nationale pour 1760-1789 nécessite deux grandes étapes. D’abord estimer des structures sociales nationales paternelle et filiale valables pour cette période (qui seront les deux marges de la table nationale construite). Puis « caler » sur ces marges la structure des rapports des chances relatives fournie par la table observée dans le Pas-de-Calais.

405Commençons par les structures sociales paternelle et filiale de la France en 1760-1789. Comment les estimer ? La façon la plus naturelle consiste à observer, pour 1803-1812, période où on dispose de tout, les différences entre les structures sociales nationales et partielles (soit Vendôme, soit le Pas-de-Calais) et de reporter ces différences sur les structures partielles de 1760-1789. Il se trouve que c’est avec Vendôme que le report aboutit au résultat le plus plausible. C’est donc celui qu’on retiendra. Mais il va de soi que ce résultat est entaché d’une grande incertitude. Donc, je lui ai ajouté une autre variante en retenant pour 1760-1789 les mêmes structures sociales paternelle et filiale qu’en 1803-1814 : pour une société, certes non stationnaire, mais très stable, cette hypothèse est, elle aussi, acceptable.

406Ensuite, comment se fait la construction d’une table nationale ayant ces deux marges et respectant les rapports de chances relatives observés dans le Pas-de-Calais ? De la façon suivante. On part de la table du Pas-de-Calais et on la « cale » sur les deux structures sociales nationales successivement, d’abord celle du père puis celle du fils. D’abord sur celle du père, par une série de multiplications ou de règles de trois, ligne par ligne : par définition, à l’issue de ce premier calage, la structure des pères est celle souhaitée, mais pas celle des fils. On cale alors ensuite colonne par colonne pour respecter la structure des fils. Cet ensemble de calages 5 en ligne, puis 5 en colonne, soit 10 au total, (c’est-à-dire, si l’on veut être précis, 50 règles de trois) constitue la première itération. À l’issue de cette première itération, la structure des fils est bien respectée, mais plus celle des pères. Il faut alors recommencer le calage en ligne de la nouvelle table (celle issue du calage précédent) ; puis en colonne. Et ainsi de suite. Dans la littérature statistique ce processus s’intitule « RAS ». On a démontré (premier théorème important) qu’il convergeait, c’est-à-dire qu’au bout d’un certain nombre d’itérations, on aboutissait au respect à la fois de la structure paternelle et de la structure filiale souhaitées. (Ici, concrètement il a fallu une dizaine d’itérations.) Le second théorème important, qui justifie cette démarche, dit que cette façon de faire garantit en effet qu’on arrive à une estimation de la table de mobilité sur la France entière qui respecte la valeur des rapports des chances relatives observés dans le Pas-de-Calais.

407Il faut tout de suite dire qu’on pourrait tout aussi bien, pour cette construction, partir de la table observée à Vendôme. Car, si les associations intrinsèques entre positions sociales durant 1760-1789 sont identiques sur toute la France, on les observe « aussi bien » à Vendôme que dans le Pas-de-Calais. Partir de la table de mobilité de Vendôme et la caler sur les mêmes structures sociales nationales des pères et des fils fournit donc une autre façon de faire, et donc deux nouvelles estimations de la table de mobilité nationale (respectant, cette fois-ci les rapports des chances relatives observées à Vendôme).

408On dispose donc au total de quatre estimations possibles d’une table de mobilité sociale nationale pour la période 1760-1789. Et chacune peut être analysée à partir des indicateurs présentés lors de l’analyse de la table de la période 1803-1814. Les fourchettes figurant dans le tableau 3 du texte résument l’ensemble de ces indicateurs.

409Cela étant, il est possible de ne pas se contenter de cas quatre possibilités considérées comme équivalentes. Cela, grâce à deux remarques. D’abord, les tables nationales issues du Pas-de-Calais et celles issues de Vendôme devraient être identiques si l’hypothèse de constance spatiale des rapports des chances relatives était satisfaite et s’il n’y avait pas d’aléas : on peut en effet considérer que par rapport aux mariages s’étant conclus sur la France entière, ceux du Pas-de-Calais et ceux de Vendôme forment deux échantillons, et qu’à ce titre, sans être réellement aléatoires (mais le choix de ces deux territoires, lui, peut être vu comme tel), ils en donnent une vue entachée d’erreurs. Toute combinaison des deux tables nationales issues du Pas-de-Calais et de Vendôme est alors envisageable, car elle sera de meilleure « qualité », d’une part parce que fondée sur un échantillon plus important, d’autre part parce que les deux territoires sont socialement distincts. Cela conduit donc à retenir une combinaison des deux tables plutôt que chacune séparément. Deux raisons militent pour que, dans cette combinaison, la table construite à partir du Pas-de-Calais ait un poids supérieur à la table construite à partir de Vendôme : d’une part, quand on fait ces deux constructions pour 1803-1814, la première construction est deux fois plus proche de la table effectivement observée que la seconde, ce qui laisse supposer qu’au XVIIIe siècle aussi elle est plus précise ; d’autre part, le nombre de mariages est beaucoup plus élevé dans le Pas-de-Calais qu’à Vendôme, ce qui a pour conséquence un aléa plus faible. Les rapports de précision et de taille d’échantillon conduisent à retenir une combinaison linéaire où la table construite à partir du Pas-de-Calais entre pour 70 % et celle construite à partir de Vendôme pour 30 %. Comme on peut faire cet exercice soit avec les tables ayant leurs marges estimées soit avec celles avant les mêmes marges que la période 1803-1814, on aboutit ainsi à deux tables- combinaisons linéaires possibles. Quand on les examine et les compare, on est conduit à conclure que celle qui a les mêmes marges paternelle et filiale que celles de 1803-1814 est plus « plausible ». Et c’est alors cette table – « 70 % de la construction issue du Pas-de-Calais et 30 % de celle issue de Vendôme, dans les deux cas avec les marges de 1803-1814 » – qui est baptisée de « table construite préférée » dans le tableau 3 du texte. Il n’est pas sûr que l’hypothèse de constance spatiale des rapports des chances relatives soit vérifiée, mais même si elle ne l’est pas c’est probablement à peu près, de sorte que cette « construction préférée » est sans doute proche de la « réalité », c’est-à-dire de la table de mobilité sociale portant sur la France pour 1760-1789 – du moins si les marges paternelle et filiale de 1760-1789 ont été identiques à, ou au moins proches de celles de 1803-1814.

410Toute cette démarche peut aussi être appliquée à la période précédente, 1745-1759, mais elle aboutit sans doute à des résultats un peu moins « plausibles », puisqu’on s’est éloigné de l’Empire.

411Enfin, pour apprécier la qualité de ces constructions, la même démarche a été conduite pour la période de l’Empire elle-même. En effet, puisqu’on dispose pour à peu près cette période des tables du Pas-de-Calais (sur 1790-1814) et de Vendôme (1790-1809), on peut les caler sur les marges (observées) de la table de l’Empire (1803-1014), puis retenir la combinaison 70 % / 30 %, et comparer cette construction à la table elle-même, puisqu’elle est connue. La différence sera une mesure de la qualité de la construction pour l’Empire, et donc vaudra indirectement pour le XVIIIe siècle.

Annexe 4 - Précisions sur l’étude de l’origine sociale des élites et des notables

Nomenclatures adaptées à l’étude de l’origine sociale des élites et des notables

412Deux nomenclatures sont utilisées, la première axée sur les ordres, la seconde sur les positions sociales.

Première nomenclature : prisme des ordres

4130 Noble

4141 Non noble

4159 Inconnu ou non déclaré

Seconde nomenclature : prisme des positions sociales

4160 Paysan

4171 Ouvrier agricole, journalier, domestique agricole

4182 Artisans et petits commerçants (idéalement, ce ne devrait pas contenir les employés de la boutique ni les ouvriers de l’artisan, mais souvent il y aura incertitude ; de même la frontière avec certains postes de la bourgeoisie ci-dessous sera souvent floue)

419

  • 22 Artisanat
  • 23 Boutique

4203 Bourgeoisie (restreinte) et noblesse

421

  • 30 Officier
  • 31 Fonctions supérieures administratives et politiques
  • 32 Négociant, banquier, chef d’entreprise, profession libérale (médecine, …), intellectuel (enseignement…), autres fonctions supérieures (expert-comptable, …)
  • 33 Homme de loi (notaire, avocat, magistrat)
  • 34 Notable (quand il n’y a pas d’autre indication), propriétaire, rentier,
  • 35 Noblesse

4224 Armée (hors officiers)

4235 Employé et fonction moyenne

424

  • 51 du public
  • 52 du privé

4256 Ouvrier (non agricole)

4267 Domestique (non agricole)

4278 Clergé

4289 Inconnu ou non déclaré

429Cette nomenclature pourra (très souvent…), selon les limites des sources, être regroupée en quatre ou trois postes (sans compter les inconnus ou non déclarés).

430Partout dans le texte, la « bourgeoisie restreinte » correspond en théorie (et en pratique le plus possible) au poste 3 sans la noblesse. Cette dernière est souvent mise à part, et quand elle est regroupée avec la bourgeoisie (restreinte), c’est tout le poste 3 qu’on repère.

431La « bourgeoisie au sens large » correspond à la bourgeoisie restreinte (sans la noblesse) à laquelle on ajoute la petite bourgeoisie non salariée (poste 2) et salariée (partie du poste 5 correspondant à « fonction moyenne » quand on parvient à l’identifier ; si non le poste 5 dans son entier n’est pas ajouté ici et est mis dans le regroupement suivant).

432La « bourgeoisie au sens très large » regroupe la bourgeoisie restreinte, la petite bourgeoisie (non salariée et salariée), les employés, les sous-officiers, le clergé, donc les postes 3 (sans la noblesse), 2, 5, 8, et partie de 4 (sous-officier) si on sait l’identifier (sinon on y met tout le 4).

433Le complément au poste « bourgeoisie très large et noblesse » est, par définition, les « couches populaires » : postes 0, 1, 6, 7, partie de 4 correspondant aux soldats (si on sait l’identifier, sinon rien du 4 puisqu’il est alors en entier dans le regroupement précédent).

434NB : la nomenclature de la première partie peut être regroupée en trois postes, paysan, manuel, non manuel, dont le contenu correspond aux postes suivants de la présente nomenclature :

435Paysan : 0,1

436Manuel 6,7, partie de 2

437Non manuel : partie de 2, 3, 4, 5, 8

438Les « manuels » ne correspondent donc pas exactement aux populaires, puisque (à part le problème, très mineur, des soldats), une partie du poste 2 (artisan et petit commerçant) y figure. À la fin de l’estimation de la structure sociale masculine (annexe 2), on a pu estimer que 14,6 % de ce poste artisan petit commerçant faisaient partie des non manuels et 85,4 % des manuels. Quelquefois cette structure a été utilisée pour passer des populaires aux manuels.

439Estimation de l’origine sociale des conseillers de la Cour des comptes

440Ayant repéré l’origine sociale des 201 conseillers nommés sous l’Empire et la Restauration, une difficulté se présente, qui tient au fait que, dans nombre de cas, cette origine du conseiller n’est pas mentionnée dans le travail de Umberto Todisco, même complété par le dictionnaire biographique des magistrats publié par la Cour des comptes en 2007. Il en est ainsi pour 40 des conseillers de l’Empire sur 119, soit 33,6 % et 13 conseillers de la Restauration sur 82, soit 15,9 %. Mais ce qui crée réellement la difficulté, ce n’est pas tant ces taux globaux d’origine inconnue (qui sont assez modérés) que le fait que, dans les deux cas, ils sont beaucoup plus élevés parmi les référendaires que parmi les maîtres. Sous l’Empire, 13,3 % des maîtres et 40,4 % des référendaires ont une origine sociale inconnue ; sous la Restauration, les taux sont respectivement de 0 % et 18,6 %. Il est alors impossible de ne pas tenir compte de cette différence. Et j’ai donc procédé à un redressement. Techniquement, le redressement revient à faire la chose suivante. Les proportions mesurées séparément pour les quatre catégories détaillées (maîtres de l’Empire, référendaires de l’Empire, maîtres de la Restauration, référendaires de la Restauration) sont celles observées parmi les origines connues (là il n’y a pas de redressement). Et lorsqu’on veut calculer une proportion parmi une population d’ensemble (par exemple parmi tous les conseillers de l’Empire, ou parmi tous les référendaires, de l’Empire et de la Restauration, etc.), il suffit de prendre les proportions élémentaires précédentes (dans chaque catégorie détaillée) et de faire une somme pondérée par les effectifs totaux (y compris les personnes d’origine inconnue) de chaque catégorie détaillée.

441Il n’y a pas, en revanche, d’inconnue dans le partage noble/ non noble, de sorte que là un redressement n’est pas nécessaire.

Estimation de l’origine sociale des généraux

442L’estimation de l’origine sociale des généraux pose deux problèmes différents : le premier, lié au fait que l’origine n’est pas connue pour tous les généraux, le second, lié à la nomenclature très regroupée qu’a retenue Georges Six. Voyons successivement ces deux problèmes.

Le redressement dû aux origines inconnues

443Comme Georges Six n’a pu repérer l’origine sociale – c’est-à-dire la « profession des parents » – que de 68 % des généraux, la situation est la même que pour les conseillers de la Cour des comptes : il faut tenir compte de ces inconnues et donc « redresser » les données. Ce n’est pas nécessaire quand on fournit séparément des résultats sur les généraux roturiers d’une part et les généraux nobles de l’autre. Comme Georges Six a toujours raisonné sur ces deux populations séparément, il n’y pas d’erreur dans ses proportions. Mais dès qu’on veut raisonner sur l’ensemble des généraux, il faut tenir compte des inconnues, car elles n’ont pas la même importance chez les roturiers (pour 70,5 % d’entre eux, la profession des parents est connue) et chez les nobles (pour 61,6 % d’entre eux la profession des parents est connue).

444Montrons sur un exemple la démarche de ce redressement, l’exemple des généraux d’origine populaire. Parmi les roturiers, c’est 177 sur 1 139 (15,5 %), c’est-à-dire qu’on mesure la proportion de généraux roturiers d’origine populaire simplement par la proportion parmi les généraux roturiers dont l’origine est connue, et c’est bien ce qu’à juste titre a retenu Georges Six. (Notons que ceci ne donne une mesure exacte que si, en moyenne, les origines inconnues sont identiques aux origines connues, ou, ce qui revient au même, que si les origines connues sont bien représentatives de toutes les origines ; c’est cette hypothèse, qu’on est obligé de faire, mais qu’on ne peut tester.) D’autre part, parmi les généraux nobles, la proportion de généraux d’origine populaire est évidemment nulle : 0. Il n’y a donc pas de redressement – et c’est correct moyennant l’hypothèse rappelée à l’instant – quand on raisonne séparément sur ces deux populations, les roturiers et les nobles. Mais passons à l’ensemble des généraux. Pour obtenir la proportion sur l’ensemble, il faut composer ces deux proportions, 15,5 % (parmi les roturiers) et 0 % (parmi les nobles). Et là, il faut redresser parce que la proportion d’origines inconnues diffère parmi les roturiers et parmi les nobles. Le redressement consiste à effectuer une somme pondérée des deux proportions « de base » (15,5 % et 0 %), pondérée par les effectifs totaux des deux catégories de généraux (1 616 roturiers et 632 nobles), et non pas par les effectifs dont l’origine est connue (1 139 roturiers et 389 nobles). On obtient donc la proportion cherchée par le calcul suivant : (0,155) x 1 616 + (0) x 632, divisée par le nombre total de généraux, 2 248 ; soit 11,2 %. Toutes les fois qu’on cherchera un résultat sur l’ensemble des généraux, il faudra procéder ainsi.

La tentative pour cerner les généraux d’origine bourgeoise (au sens restreint)

445Si l’on se contente de la nomenclature de Georges Six, il n’est pas possible d’identifier les généraux d’origine noble ou bourgeoise (au sens restreint) ; on ne peut qu’identifier ceux d’origine noble ou bourgeoise au sens très large (comprenant les commis, les couches moyennes et les petits commerçants), lesquels sont, en fait, les complémentaires des généraux d’origine populaire, soit 100 - 11,2 % = 88,8 % des généraux.

446Ce qu’il faut essayer de faire si l’on veut approcher les généraux d’origine noble ou bourgeoise au sens restreint, c’est décontracter deux des postes de la nomenclature de Six : le poste origine « militaire » en origine « officier » et origine « non officier » ; et le poste « commerçants et fabricants » entre gros et petits. J’ai procédé à ces deux décontractions à partir d’éléments fournis par Six lui-même lors de ses commentaires sur d’autres aspects que le milieu d’origine stricto sensu. Les deux décontractions sont plausibles, mais évidemment assez fragiles.

Les militaires

447On suppose d’abord que tous les généraux d’origine noble et dont le père est « militaire » ont en fait un père officier. Cela n’offre aucune difficulté. Ils sont 246 sur 389 généraux d’origine noble dont la position précise du père est connue (tableau D de l’annexe de Georges Six, p. 319).

448Reste donc à partager les origines militaires pour les généraux roturiers. Pour cela, dans son chapitre 3 (p. 37-55), Georges Six fournit des éléments importants sur l’origine des généraux – non pas leur origine sociale mais leur « nature » en quelque sorte : il y en a de quatre types : les « généraux issus de l’ancienne armée ou n’ayant jamais appartenu à un corps de volontaires nationaux » (1 243) ; les « généraux des corps de volontaires nationaux, de la garde nationale ou des bataillons de réquisition » (337) ; les « généraux ayant servi d’abord sous l’ancienne armée royale ou dans une armée étrangère puis dans les corps de volontaires » (477) ; enfin, les « généraux d’origine étrangère » (190). Le total, à un près (d’origine inconnue), fait bien 2 248 (il faut admirer la précision de Georges Six). Et il décrit de façon très détaillée la composition de chacune de ces quatre natures, de sorte qu’en se fondant sur ce détail, on peut faire des hypothèses raisonnables (et différentes à chaque fois) quant au nombre de ces généraux très finement décrits qui sont issus d’un père officier. Voici, à titre d’exemple, ce qui peut être supposé pour la première « nature », la plus importante (1 243 généraux sur 2 248), à partir de ce que Georges Six en dit. Il identifie ceux qui appartenaient à l’armée royale avant la date de la convocation des États généraux (1 023 sur 1 243), puis sur ces 1 023, il enlève les 87 ayant appartenu à la marine pour bien cerner les 936 généraux de cette nature qui n’ont jamais servi que dans l’armée de terre. Il repère alors ceux qui ont fait des Écoles militaires préparatoires, les cadets gentilhommes, etc. Et il est amené à conclure qu’« on peut dire sans craindre de se tromper que plus du tiers de ces 936 généraux avaient fait de véritables études de préparation militaire » (p. 40). Je me suis fondé sur cette conclusion pour estimer, compte tenu des conditions d’accès sous l’Ancien Régime à ces « véritables études de préparation militaire », que de l’ordre de la moitié des généraux de cette première nature pouvaient avoir un père officier. Pour les trois autres natures de généraux, j’ai procédé de façon analogue, toujours à partir des analyses de Georges Six (mais en les extrapolant). Au total, j’ai abouti à une estimation de l’ordre de 800 généraux (sur les 2 248) qui pouvaient avoir un père officier.

449À partir de ces deux éléments intermédiaires (pour tous les généraux d’origine noble dont le père était militaire, le père était officier ; et de l’ordre de 800 généraux, au total – sur les 2 248 – avaient un père officier), ce n’est plus qu’une question de calcul. On en déduit que sur les 167 généraux roturiers d’origine connue ayant un père « militaire » (tableau E, p. 320, de Georges Six, cité dans le texte), pour 41 ce père était officier, et pour 126 il était non officier. En fait, le partage final entre père officier et père non officier est peu sensible aux éléments intermédiaires précédents. À titre d’illustration, si, au lieu de 800 généraux de père officier, on en retenait 700 seulement, le calcul conduirait au partage final, 31 généraux roturiers de père officier et 136 généraux roturiers de père non officier, ce qui ne change que de 10 personnes.

Les commerçants et fabricants

450La séparation des généraux roturiers d’origine « commerçants et fabricants » (ils sont 279 dans le tableau E, p. 320, de Georges Six, cité) en généraux d’origine « haute » (gros commerçants, négociants, industriels, etc.) et généraux d’origine « moyenne » (petits commerçants ou gros artisans) est elle aussi assez fragile. Je me suis fondé sur ce que dit Georges Six de la position des généraux avant leur entrée dans l’armée (p. 31). Les généraux qui, avant d’entrer dans l’armée, étaient eux-mêmes « commerçants ou fabricants » sont répartis par Georges Six en gros et petits, et j’ai retenu cette partition pour séparer les origines sociales, l’idée étant qu’il y a peu de chances qu’une personne soit en début de vie « gros » commerçant, industriel ou négociant si ses parents ne le sont pas : il y a donc une concordance (et j’ai supposé qu’elle allait à l’égalité) entre non pas l’origine sociale et les débuts en général, mais, dans le cas où les deux sont « commerçants ou fabricants », dans le partage entre gros et petit. C’est, je pense, admissible. 13 sur 37 des généraux débutant comme « commerçants ou fabricants » peuvent être considérés, à partir de la description de Georges Six, comme des « gros », soit 35,1 % et c’est cette répartition que j’ai utilisée pour le partage des origines. Il en résulte que sur les 279 généraux roturiers de père « commerçant ou fabricant », pour 98 cette origine est haute (« gros » commerçant, industriel, négociant, etc.) et pour 181 elle est moyenne.

Bilan

451À l’issue de toute cette démarche il est possible de traduire dans notre nomenclature du début de cette annexe les origines des généraux roturiers répartis par Six dans son tableau E (que j’ai cité dans le texte). Pour les deux catégories « militaires » et « commerçants et fabricants » on retient les distinctions faites à l’instant. Pour les autres on les transfère dans les intitulés qui se rapprochent de ceux de Six. Il en résulte le tableau suivant, portant sur les origines connues des généraux roturiers :

Paysans (et ouvriers agricoles) :90
Petits indépendants : 181
Bourgeoisie (au sens retreint) :655
Dont :
Officiers41
Fonctions supérieures administratives230
Négociants, gros commerçants
industriels, professions libérales177
Hommes de loi115
Notables92
Armée (non officiers) :126
Ouvriers, domestiques :87
Total :1 139

452On aura noté que le poste employé n’est pas renseigné, parce que Six a présenté un seul poste « Fonctionnaires ou assimilés », qui contient peut-être des employés, mais que j’ai entièrement placé dans les « fonctions supérieures administratives ». En ce sens, l’importance de la bourgeoisie dans ces origines se trouve peut-être un peu majorée (mais c’est sûrement du second ordre).

Estimation de l’origine sociale des anoblis sous l’Empire

453Le livre de Natalie Petiteau contient, p. 61 et 77-81 et dans ses tableaux 1,2 (p. 449) et 22 et 23 (p. 469-472) l’essentiel de ce qui est utile pour appréhender l’origine sociale des nobles d’Empire.

454Voici comment l’estimation se déroule. Natalie Petiteau commence par décompter les notices de l’Armorial du Premier Empire, qui « révèle 3 224 anoblissements de Français laïcs » ; sur cet ensemble, 152 fiches ont été trop imprécises pour être exploitées (p. 61). Restent donc 3 072 fiches. Sur ces 3 072, 676 correspondent à des « nobles refaits » et c’est cette proportion 676 / 3 072 qui est égale à 22 % de nobles d’Ancien Régime.

455Parmi les autres (c’est-à-dire, donc, les anoblis d’origine roturière), 871 seulement (soit 36,4 %) ont une origine sociale connue, ce qui cette fois-ci et au rebours des cas précédents, est très peu. Ceci confère à tous les résultats suivants une grande fragilité (notamment au redressement). Conduisons cependant les calculs.

456Natalie Petiteau a codifié les origines connues en tenant compte des nomenclatures adaptées au XIXe siècle (en particulier celle d’Adeline Daumard), et elle obtient (c’est son tableau 22, p. 469) la répartition suivante (où le premier poste signifie qu’il y a eu des pères et des fils anoblis) :

Noblesse d’Empire27
« Familles anciennes et distinguées »54
Bourgeoisie de robe ou du négoce190
Bourgeoisie des professions libérales ou marchandes431
Bourgeoisie des franges inférieures des professions libérales et du commerce76
Bourgeoisie rurale15
Maîtres des métiers29
Compagnons, ouvriers, domestiques30
Paysans19
Total71

457Les origines inconnues sont si nombreuses (1 525 sur 2 396 nobles d’origine roturière, soit presque les deux tiers), et sans doute si typiques qu’il est impossible de ne pas en tenir compte. Mais comment ? Quel que soit le soin apporté, le résultat sera si incertain que j’ai choisi de répondre à cette question de deux façons entièrement indépendantes, en espérant qu’elles conduiront à des résultats compatibles. La première façon reprend la démarche de Natalie Petiteau, en l’ajustant : il s’agit de « redresser » les données de la manière la plus plausible possible. La seconde, baptisée « reconstitution structurelle », part d’un tout autre point de vue, baptisé « reconstitution structurelle » que je développerai ci-dessous.

Première façon de tenir compte des non-réponses : redressement

458Commençons par écarter deux solutions qui peuvent venir à l’esprit.

459On pourrait d’abord espérer que les 871 réponses soient représentatives de l’ensemble des 2 396 nobles d’Empire (« nobles refaits » exclus) du corpus de Natalie Petiteau. Ce serait une première façon de tenir compte des non réponses, façon très particulière puisqu’en réalité dans cette solution on les ignore. Si l’on pensait que cette hypothèse est juste, il serait facile d’estimer la structure des origines sociales : elle serait tout simplement égale à la répartition présentée à l’instant sur les connues. Mais elle serait sûrement erronée car les « non réponses » ne sont pas « n’importe quoi » ; en particulier il y a certainement beaucoup d’origines populaires, ou vagues, ou imprécises, qui, pour ces motifs précisément, n’ont pas été enregistrées [112]. On pourrait alors – seconde solution – pousser cette dernière idée à son extrême et supposer que toutes les non-réponses sont, en fait, des origines populaires. Si l’on juge que dans la répartition des réponses il y a 78 origines populaires (maîtres des métiers, compagnons, ouvriers, domestiques et paysans), on ajouterait dans ce cas à ces 78 le nombre de non-réponses (1 525) et on calculerait la structure sur ces nouveaux effectifs. Mais cette supposition est, elle aussi, et dans l’autre sens, beaucoup trop radicale, et certainement fausse.

460En réalité, les non réponses sont en quelque sorte intermédiaires entre ce qu’elles sont supposées être dans ces deux premières (mauvaises) solutions, et ce qui serait capital ce serait d’avoir une information sur elles. Or Natalie Petiteau a constitué un échantillon représentatif de 31 anoblis, qu’elle utilise pour les différents aspects de sa thèse, et sur lesquels elle a regardé les origines sociales très précisément. Dans son échantillon de 31 personnes, neuf avaient une origine inconnue (au sens de l’Armorial) et elle a pu en fait déterminer cette dernière à l’issue de cette recherche très précise : 4 sur 9 étaient en fait sûrement d’origine bourgeoise, 3 sur 9 sûrement d’origine populaire, et pour 2 sur 9 on peut hésiter car l’un avait un père « sous-officier » et l’autre un père « chapelier ». Par extrapolation, cela donne une information sur les 1 525 origines inconnues, information évidemment très fragile puisqu’elle est bâtie sur un très petit échantillon, mais c’est mieux que rien.

461Précisément, Natalie Petiteau a utilisé cette information de la façon suivante : elle a additionné, dans la répartition précédente des origines connues, les postes 2 à 6, les qualifiant de bourgeois ; cette addition se monte à 766 personnes et elle lui a ajouté 4/9e des inconnues, pour arriver à un total de 1443 bourgeois, soit une proportion de 1443 / 2396 : 60,2 % de bourgeois parmi les nobles d’Empire roturiers. Cette proportion figure p. 78 de son ouvrage. Elle en a déduit par soustraction ce qu’elle appelle les anoblis d’origine populaire, soit 2 396 - 1 443 = 953, ce qui représente la proportion de 953 / 2396 = 39,8 % de populaires parmi les roturiers et 953 / 3072 = 31,0 % de populaires parmi l’ensemble (en tenant compte des nobles refaits). Ce sont ces deux proportions qui figurent p. 79 (avec la note explicative 3). Or il y a là une faute de raisonnement qui tient à ce que ses « non bourgeois » du départ contiennent non seulement les couches populaires en effet (codes 7 à 9), mais aussi, les anoblis d’origine noblesse d’Empire (code 1), qui, eux, ne sont pas du tout populaires. De sorte que la différence entre le total et les nobles d’origine bourgeoise n’est pas les nobles d’origine populaire. La considérer comme telle conduit à majorer indûment la proportion de nobles d’origine populaire dans son résultat. En réalité, il ne faut pas, dans ce genre de raisonnement, introduire de soustraction, toujours source d’ambiguïté ou d’erreur.

462Il faut donc reprendre la démarche de Natalie Petiteau, qui est très bonne dans son principe, mais en l’appliquant de façon exacte. Je propose donc de raisonner ainsi.

463Reprenons, pour commencer, les 9 anoblis de son échantillon qui étaient d’origine inconnue et dont elle a réussi à trouver l’origine. 4 étaient fils d’avocat ou de notaire, donc venaient de la bourgeoisie (et même de la bourgeoisie restreinte) ; ensuite, 3 d’entre eux étaient effectivement d’origine populaire ; restent les deux derniers. Le calcul de Natalie Petiteau revient implicitement à les considérer comme d’origine populaire. Cela me semble discutable. Dans le présent travail, j’ai considéré que les sous-officiers appartenaient, non pas aux couches populaires, mais à la « bourgeoisie au sens très large ». D’autre part, pour le noble dont le père était « chapelier » on peut, là, hésiter entre le considérer comme d’origine populaire ou comme d’origine petite bourgeoise. Cette hésitation va se traduire par deux variantes : si on le suppose populaire, les non réponses doivent être réparties en 5/9e d’origine bourgeoise au sens très large et 4/9e d’origine populaire ; et si on le suppose comme artisan ou commerçant, les non réponses doivent être réparties en 6/9e d’origine bourgeoise au sens très large et 3/9e d’origine populaire. Il faut maintenant préciser les réponses auxquelles les effectifs résultant de l’application de ces proportions aux non-réponses vont être additionnés. Je retiens la supposition de Natalie Petiteau d’exclure de tout le calcul le premier poste, les 27 anoblis qui sont d’origine noblesse d’Empire. Ils seront réintégrés en fin de démarche. Pour le partage des autres réponses entre bourgeois et populaires, on peut hésiter : soit retenir le partage de Natalie Petiteau : les postes 2 à 6 sont bourgeois, les postes 7 à 9 sont populaires ; soit inclure dans les bourgeois, car ils sont susceptibles d’appartenir en fait à la petite bourgeoisie, les « maîtres des métiers », auquel cas ce sont les postes 2 à 7 qui sont bourgeois et les postes 8 et 9 qui sont populaires. Cela fournit deux variantes sur le partage des réponses. Combinées aux deux variantes sur la façon de répartir les non réponses, cela fait au total quatre variantes. Mais compte tenu des effectifs en cause (en fait de l’énormité des non réponses), les deux variantes sur le choix du partage bourgeois/ populaires parmi les réponses n’a pas beaucoup d’importance : ce sont les deux variantes sur la structure de répartition des non réponses qui, en revanche, aboutissent à des résultats assez différents.

464Tous calculs faits, les résultats de chacune des quatre variantes figurent dans le tableau ci-dessous A4.1.

figure im19

465La proportion de nobles d’Empire qui sont des nobles refaits est évidemment la même dans les quatre variantes, 22,0 %, puisque le redressement des non réponses ne porte que sur les nobles d’Empire d’origine roturière. La proportion de nobles d’Empire d’origine populaire varie, selon les variantes, de 24,6 % à 18,1 %. Son complément à 78,0 % (100 - 22) représente la proportion de nobles d’origine bourgeoise au sens très large ; elle varie donc de 53,4 % à 59,9 %. Si l’on se concentre sur la seule bourgeoisie restreinte, la proportion varie, selon les variantes, de 47,3 % à 53,2 %. Ainsi toutes ces proportions (sauf celle de nobles refaits) sont à quelques points près, peut-être de l’ordre de six points. Et encore n’est-on pas sûr que l’on a là des résultats proches de la « vérité », tant la répartition des très nombreuses non réponses repose sur une information issue d’un échantillon minuscule.

466D’où la nécessité d’une seconde démarche, qui envisage le sujet d’une toute autre façon, la « reconstitution structurelle ».

Seconde façon de tenir compte des non-réponses : « reconstitution structurelle »

467Le principe de cette reconstitution est très simple. On laisse de côté les données (réponses et non réponses) comme celles que présente Natalie Petiteau sur l’origine sociale des nobles d’Empire. On se fonde sur deux éléments : d’abord la répartition de ces nobles, non pas selon leur origine, mais selon leur position personnelle ; puis, dans chaque position, on estime la proportion de ceux qui ont une origine sociale donnée. Une fois connus ces deux éléments, l’origine sociale de l’ensemble des nobles sera obtenue par une somme pondérée.

468Montrons tout de suite comment se déroule concrètement cette démarche. À partir des éléments fournis par Jean Tulard dans son ouvrage (p. 93-97), on peut considérer (c’est un tout petit peu approximatif) que les 3 263 anoblissements qu’il recense exhaustivement (un peu supérieurs à Natalie Petiteau, qui ne retient que les laïcs et qui a exclu des fiches inutilisables, cf. ci-dessus) se répartissent ainsi selon leur position personnelle :

Généraux :993
Colonels :387
Autres militaires :545
Hauts fonctionnaires :718
Notables :555
Autres : 65
Total :3 263

469Si l’on souhaite alors, par exemple, estimer la proportion de nobles d’Ancien Régime, il suffit de la connaître pour chacune de ces positions car la proportion d’ensemble sera bien la somme de ces proportions par position, pondérée par les effectifs de chaque position. Dans le cas des nobles d’origine noble, nous savons que la proportion d’ensemble est de 22 %, ce n’est donc pas utile de faire ce calcul ; mais nous allons le faire pour la proportion des nobles d’origine populaire, d’une part, et la proportion des nobles d’origine bourgeoise restreinte, d’autre part.

470Les proportions d’origine populaire dans chaque position : les différents paragraphes de la seconde partie permettent de les estimer, ou, parfois, d’en donner une fourchette. Par exemple, pour les généraux, c’est 11,2 % (cf. le texte ou la partie de cette annexe consacrée à cette estimation) ; pour les colonels 10,4 % (idem) ; etc. D’une façon générale, j’ai estimé ainsi ces diverses proportions :

471Généraux : 11,2 % ; Colonels : 10,4 % ; Autres militaires : peut-être 29,2 % et en tout cas moins de 34,6 % (en supposant que les commandants sont comme les colonels et les autres comme la structure sociale globale) ; Hauts fonctionnaires : inférieure à 3 % ; Notables : de 16,4 à 24,0 % et peut-être égal à 20,8 % (à partir de la situation en 1789 de ces notables telle qu’elle a été reconstituée, cf. ci-dessous dans cette annexe) ; Autres : comme les notables ou comme la structure sociale globale, soit 80 % (l’hypothèse ici n’a pas trop d’importance car l’effectif total de ces autres – 65 – est très modeste).

472La somme de ces proportions, pondérée par les effectifs ci-dessus, aboutit à une proportion d’origine populaire parmi l’ensemble des nobles d’Empire de 16,7 % (maximum), ou de 12,6 % (minimum), et peut-être voisine de 15,3 %. La proportion d’origine bourgeoise au sens très large est, par définition, le complément à 78 %, soit comprise entre 61,3 et 65,4 %, et peut-être voisine de 62,7 %.

473Le même raisonnement permet d’estimer la proposition d’origine bourgeoise au sens restreint, à partir des proportions correspondantes au sein de chaque position, estimée de façon analogue aux proportions d’origine populaire :

474Les proportions d’origine bourgeoise restreinte dans chaque position : Généraux : 41,3 % ; colonels : 33,4 % ; Autres militaires : 25 % (en supposant les commandants comme les colonels et les autres comme la structure sociale globale) ; Hauts fonctionnaires : 57 % ; Notables : 67,7 % ; Autres : comme les notables.

475La somme de ces proportions, pondérée par les effectifs ci-dessus aboutit à une proportion d’origine bourgeoise restreinte parmi l’ensemble des nobles d’Empire de 46,1 %.  [113]

Bilan

476On voit que les deux démarches indépendantes, le « redressement » et la « reconstitution structurelle », n’aboutissent pas à des estimations réellement compatibles.

477La proportion de nobles d’origine populaire serait comprise entre 18,1 et 24,6 % (première démarche), ou comprise entre 12,6 et 16,7 % (seconde démarche). Cela illustre l’incertitude de chacune de ces démarches, et au total la fragilité des résultats. Cela étant, ce n’est pas non plus à ce point différent qu’on ne puisse proposer une synthèse sous forme de fourchette. Comme le redressement est fondé, pour la répartition des non-réponses, sur un échantillon minuscule, il est particulièrement fragile, et j’accorde donc une importance un peu plus grande à la reconstitution structurelle. Je propose donc de conclure, finalement, que la proportion de nobles d’Empire d’origine populaire doit être comprise entre 15 et 18 %.

478De même la proportion de nobles d’Empire d’origine bourgeoise restreinte serait comprise entre 47,3 et 59,9 % (première démarche) ou être égale à 46,1 % (second démarche). Là encore les deux conclusions ne sont pas parfaitement compatibles : la fourchette ne recouvre pas l’estimation, mais l’écart n’interdit pas de conclure que la proportion serait de l’ordre de 46-47 %, peut-être un peu supérieure.

Compléments sur les notables (membres des collèges électoraux d’arrondissement et de département)

479Deux sujets différents sont traités ici : d’abord une estimation de la position (effectifs et fortune moyenne) en 1810 des notables de 1810 ; puis, pour ceux qui étaient « déjà entrés dans la vie » (ayant au moins vers 20 ans) en 1789, une estimation du croisement de leurs positions en 1810 et en 1789.

Estimation du nombre des notables en 1810 par position détaillée

480L’estimation de la position des notables dans la nomenclature détaillée de Louis Bergeron et Guy Chaussinand-Nogaret (celle des pages 24-28 de leur ouvrage) a été faite, dans son principe, de la façon suivante. On a évidemment pris comme données de cadrage les estimations globales publiées par les auteurs dans leur nomenclature regroupée (p. 45), et ce qu’il fallait, c’était « décontracter » ces postes globaux en les postes détaillés cherchés. On a utilisé pour ce faire le tableau 1 p. 60-61 qui, pour (presque) chaque catégorie détaillée, fournit l’effectif des personnes pour qui on connaît la fortune. Bien entendu, cet effectif est plus petit que celui cherché puisqu’il y a des cas où la fortune est inconnue. D’ailleurs, au niveau global, toutes catégories confondues, il y a 54 698 électeurs dont on connaît la fortune sur les 66 735, soit 82 % Le principe d’estimation (ou de reconstitution) est alors le suivant : au sein de chaque grande catégorie on a majoré, pour chaque catégorie détaillée, l’effectif de ce tableau 1 en respectant la structure selon les catégories détaillées montrée par les effectifs de ce tableau 1. Cela revient à effectuer une série de règles de trois. Comme il n’y a pas exactement toutes les catégories de la nomenclature détaillée dans le tableau 1 p. 60, j’ai été contraint de faire apparaître un poste divers, qui regroupe ces catégories absentes, précisément. Le résultat de tout ce travail figure dans le tableau 6 du texte.

Estimation de la fortune moyenne des notables d’une position donnée

481Le tableau 1 de la page 60-61 donne, selon cinq tranches de fortune, la distribution de la fortune pour chacune des positions détaillées qu’il contient. Il a suffi pour calculer la fortune moyenne des membres de la catégorie de décider de la valeur de chacune des tranches. Pour deux tranches c’est le milieu de la tranche : 12 500 F pour la tranche 5 000 à 19 999 F, et 3 500 F pour la tranche 2 000 à 4 999 F. Pour la première tranche (moins de 500 F) j’ai retenu (arbitrairement) 400 F (cela n’a pas beaucoup d’importance puisque l’objet est de comparer ces moyennes entre elles et non de les considérer de façon absolue). Et pour les deux dernières, on aurait pu là aussi retenir le milieu de la tranche, mais comme ce sont des tranches assez larges, regroupant des tranches plus étroites apparaissant dans le tableau 1 p. 50, il est plus judicieux de calculer une valeur centrale de la tranche à partir de la distribution des fortunes au sein de chacune de ces deux tranches regroupées séparément, telle qu’elle se voit sur ce tableau 1 p. 50. Tous calculs faits, on aboutit à 1 208 F pour la tranche 500 à 1 999 F, et à 40 032 F pour la tranche plus de 20 000 F. Les moyennes calculées à partir de ces cinq centres de tranche figurent dans le tableau 6 du texte.

Reconstitution de la table de mobilité complète croisant, pour les notables de 1810 « déjà entrés dans la vie » (ayant au moins vers 20 ans) en 1789, leurs positions en 1789 et en 1810

482Louis Bergeron et Guy Chaussinand-Nogaret ont publié les effectifs de beaucoup de cases de cette table de mobilité, sous forme de pourcentages ligne ou colonne, et il est assez facile de reconstituer, dans ce cas, les effectifs correspondants.

483Pour les autres cases de la table on ne dispose que d’éléments indirects ou d’aucun élément. Mais il faut tirer parti, outre de ces quelques éléments, du fait que, par définition, dans les tables de mobilité, la somme des lignes est égale à celle des colonnes. Plus précisément, et sans entrer absolument dans tout le détail, j’ai reconstitué les cases manquantes à partir des trois raisonnements successifs suivants :

4841. J’ai obtenu des maxima pour un certain nombre de cases horizontales de la ligne Agriculteurs et verticales de la colonne Agriculteurs, par soustraction entre les totaux et les éléments sûrs respectifs de cette ligne et de cette colonne.

4852. Pour la ligne Étudiant en 1789, j’ai appliqué le taux observé pour les commerçants et artisans (3,26 %) aux cases Propriétaires, Agriculteurs et Administrations locales inférieures ; j’ai appliqué, en revanche, à la case Autres le pourcentage moyen observé sur les cases Administrations civiles, Officiers, Professions libérales, soit 12,11 %. Pour la ligne Autres j’ai appliqué le taux observé dans les cases Professons libérales Commerçants et artisans, soit 1,17 %, aux cases inconnues, c’est-à-dire Propriétaires, Agriculteurs et Administrations locales inférieures. Ensuite, j’ai estimé la case des immobiles Autres (ligne et colonne Autres) de façon que le pourcentage d’immobiles soit celui moyen observé pour les Administrations civiles, les Officiers, les Professions libérales, le Commerce et l’Artisanat., soit 52,98 %. Et, enfin, j’ai estimé les trois cases colonne Autres et ligne Propriétaires, Agriculteurs et Administrations locales inférieures en retenant pour chacune le taux moyen des Autres sur l’ensemble de la table (soit 4,56 %) et en ajustant les trois estimations ainsi obtenues pour que leur somme soit égale à 1081 (contrainte imposée par la table elle-même). Par ailleurs j’ai fixé à 0 quelques cases concernant les non officiers (cases dont la valeur est de toute façon sûrement nulle ou très faible). À part ce dernier cas, tous ces calculs du deuxième temps ont donc eu pour objet d’estimer les cases inconnues des Étudiants et des Autres en ligne, et des Autres en colonne.

4863. Il restait, à l’issue des deux précédentes étapes, huit cases inconnues, qui mettaient en jeu les Propriétaires, les Agriculteurs et les Administrations locales inférieures. J’ai, pour les remplir, formulé deux hypothèses : a) la première, de peu d’importance : que la répartition des deux cases inconnues ligne Agriculteurs ou ligne Administrations locales inférieures et colonne Administrations locales inférieures était proportionnelle à la répartition marginale ; ceci a permis de répartir un effectif très faible, 656 personnes, en 447 et 209 ; b) seconde hypothèse, plus importante : j’ai admis que, une fois tenu compte de toutes les cases connues, l’immobilité des agriculteurs était maximale ; les six cases encore inconnues se déduisaient alors nécessairement de cette hypothèse.

487Au total, la table détaillée que j’ai reconstituée contient 15 lignes et 14 colonnes (elle n’est pas carrée parce que, en ligne, figure une ligne Étudiants en 1789, qui n’a pas lieu d’être en 1810), soit, au total, 210 cases. 169 ont une valeur sûre, et 41 ont dû être estimées. La valeur de 14 de ces cases résulte de la première étape ; la valeur de 19 autres résulte de la deuxième étape ; la valeur de 8 résulte de la troisième étape. Ainsi la valeur de la très grande majorité des cases (169 sur 210, soit 80 %) est-elle sûre car résultant de calculs faits à partir du livre de Louis Bergeron et Guy Chaussinand-Nogaret. Si au lieu des cases, on regarde les effectifs pour environ 36 000 sur 55000 notables, soit à peu près deux tiers, il n’y a pas d’incertitude ; pour les 19 000 autres, les effectifs ont été estimés (et sont donc imprécis, plus ou moins), soit environ le tiers.

488Il est facile, à partir de la table détaillée ainsi reconstituée, de procéder à tous les regroupements souhaités. J’en présente deux, différents : d’abord la table de mobilité en huit postes, reposant sur les grandes catégories de Louis Bergeron et Guy Chaussinand-Nogaret (tableau A4.2, ci-dessous). Puis la table en deux postes, fondée sur le clivage bourgeois/ non bourgeois (tableau 7 du texte).

figure im20
Je remercie Gilles Postel-Vinay de Paris School Economics (PSE) et François Houdecek de la Fondation Napoléon pour l’aide qu’ils m’ont apportée au cours de l’élaboration de ce travail. Je remercie aussi, et très vivement, Hélène Thélot, qui a réalisé beaucoup des travaux statistiques sur lesquels il repose.

Notes

  • [1]
    Pitirim Sorokin, Man and Society in Calamity. The Effects of War, Revolution, Famine, Pestilence upon Human Mind, Behavior, Social Organisation and Cultural Life, New York, 1942, P. 111 et 113 respectivement. Cet ouvrage est cité par Marco H. D. Van Leeuwen, Ineke Maas, Danièle Rébaudo et Jean-Pierre Pélissier dans leur article : « Social Mobility in France 1720-1986. Effects of Wars, Revolution and Economic Change », dans Journal of Social History, vol. 49, n° 3 (2016), pp. 585-616. Les extraits de Sorokin sont traduits en français par mes soins.
  • [2]
    Op. cit, p.114. Cité dans l’article cité. La pensée de Sorokin sur la mobilité sociale est beaucoup plus riche que ce que retiennent ces quelques extraits, et il est dommage qu’elle soit encore assez méconnue en France. Pour une présentation de cette pensée, cf. Charles-Henry Cuin, « Sorokin et le “Social mobility” de 1927 », dans L’Année sociologique, 1988.
  • [3]
    Jean Tulard, « Problèmes sociaux de la France impériale », dans Revue d’histoire moderne et contemporaine, t. 17, n° 3, numéro spécial, « La France à l’époque napoléonienne », juillet-septembre 1970, p. 639-683. L’extrait figure p. 661-662.
  • [4]
    C’est l’expression que Jean Tulard emploie dans son livre, Napoléon ou le mythe du sauveur, Fayard, 1999 (première édition 1977), p. 252-254.
  • [5]
    Il serait peut-être plus pertinent de procéder à une coupure au sein de l’Empire, par exemple jusqu’en 1810, pour la première période (plus ou moins en continuité avec la Révolution) et à partir de 1810, au lieu de 1815, pour la seconde (plus ou moins « postrévolutionnaire »), puisque l’Empire se « gèle » progressivement. Nous aurons l’occasion de tester cette idée sur le plan de la mobilité sociale, mais les données dont on dispose poussent à commencer par prendre l’Empire comme un tout. Cf. ci-dessous la présentation des données empiriques.
  • [6]
    Alexis de Tocqueville, État social et politique de la France avant et depuis 1789, Paris, Gallimard, t. 3, 2004, t. 3, p. 39.
  • [7]
    Alexis de Tocqueville, L’Ancien Régime et la Révolution, Paris, Gallimard, t. 3, 2004, p. 69 et 229-230.
  • [8]
    Albert O. Hirschman, Deux siècles de rhétorique réactionnaire, Paris, Fayard, 1991, p. 87 et 222.
  • [9]
    Jean Tulard, Napoléon et la noblesse d’Empire, Paris, Tallandier, 1986, p. 98.
  • [10]
    C’est en 1953 que l’on interrogea, pour la première fois en France, un échantillon représentatif de personnes sur leur origine sociale.
  • [11]
    Pour une présentation méthodologique de cette exceptionnelle source, on se reportera soit à l’article suivant : Jérôme Bourdieu, Lionel Kesztenbaum, Gilles Postel-Vinay, « L’enquête TRA, une matrice d’histoire », dans Population, n° 68, 2014, p. 217-248, soit au volume suivant portant sur le XIXe siècle (et qui comprend une disquette qui met les données à disposition) : Jérôme Bourdieu, Lionel Kesztenbaum, et Gilles Postel-Vinay, L’enquête TRA, histoire d’un outil, outil pout l’histoire, Paris, INED, 2013. Les trois lettres TRA ont été choisies car elles permettaient de sélectionner un échantillon bien représentatif (mieux que par le choix d’un autre trio de lettres) de l’ensemble de la population.
  • [12]
    Art. cité, p. 607
  • [13]
    Louis Bergeron et Guy Chaussinand-Nogaret, Les Masses de granit. Cent mille notables du Premier Empire, Paris, Éditions de l’École des Hautes Études en sciences sociales, 1979. Et toutes les monographies départementales associées.
  • [14]
    Edward A. Whitcomb, « Napoleon’s prefects », dans The American Historical Review, octobre 1974, p. 1089-1118.
  • [15]
    Nicole Herrmann-Mascard, Dictionnaire du personnel de la Cour des comptes de Napoléon, 1807-1808, Éditions SPM, 2010.
  • [16]
    Georges Six, Les Généraux de la Révolution et de l’Empire, Bordas, 1947.
  • [17]
    Danielle Quintin et Bernard Quintin, Dictionnaire des colonels de Napoléon, Éditions SPM, 1996, rééd. 2013.
  • [18]
    Pour plus de précisions, on se reportera à Van Leeuwen, art. cit.
  • [19]
    Une telle étude « classique » peut être trouvée dans mon ouvrage, Tel père, tel fils ? Position sociale et origine familiale, Paris, Dunod, 1982, rééd. Hachette, 2004, ou encore dans l’article de Louis-André Vallet, « Mobilité observée et fluidité sociale en France de 1977 à 2003 », dans Idées économiques et sociales, n° 175, 2014, p. 6-17.
  • [20]
    Pour avoir une vue d’ensemble des appellations de profession des pères et des fils dans cette base de données (donc lors des inscriptions sur les registres de mariage) au XIXe siècle, on pourra se reporter par exemple à Jacques Dupâquier et Jean-Pierre Pélissier, « Mutations d’une société : la mobilité professionnelle », dans Jacques Dupâquier et Denis Kessler (dir.), La Société française au XIXe siècle.Tradition, transition, transformations, Paris, Fayard, 1992, p. 121-235.
  • [21]
    Je préciserai parfois en effet « tableau de mariage » pour qu’on se souvienne que ce croisement entre la position des hommes et celle de leur père est repéré au moment de leur mariage. Ce faisant, on s’écarte du sens que, dans la littérature sociologique, l’expression « tableau de mariage » revêt : il signifie d’ordinaire le croisement entre les positions des deux familles (typiquement croisement de la position du marié et de celle de son beau-père, ou croisement de la position du père du marié et celle du père de la mariée). Il n’est pas question de cela ici : notre « tableau de mariage » est bien une table de mobilité portant sur les positions du père et du fils.
  • [22]
    Les trois tables sont présentées dans le tableau A1.1 de l’annexe 1.
  • [23]
    Le « décollage » industriel, ou économique, en France peut être daté des années 1830. Cf. à ce sujet Olivier Marchand et Claude Thélot, Le Travail en France, 1800-2000, Paris, Nathan, 1997, p. 36 et suiv.
  • [24]
    Si l’on pousse à l’extrême ce raisonnement en ne conservant que deux catégories, on peut hésiter quant au regroupement « socialement significatif » à retenir. Soit on retient la coupure Agricole/ Non agricole, et le taux de mobiles s’élève à 18,7 % ; soit on retient la distinction Agricole et Manuel/ Non manuel, et le taux est beaucoup plus faible : 7,9 %. Que le second taux soit plus faible signifie que l’effectif des mobiles entre Agricole et Manuel d’une part et Non manuel d’autre part est plus faible que celui des mobiles entre Agricole et Non agricole – cela en partie parce que le nombre de non manuels dans la société impériale est faible.
  • [25]
    On ne voit évidemment plus du tout ce phénomène sur la table de mobilité de 1980-1986.
  • [26]
    Par souci de précision, on peut mentionner que ce taux de mobiles de 21 % diffère de deux points de celui (23 %) cité trois pages plus haut pour une table de mobilité 3x3. C’est qu’ici les ouvriers agricoles font partie des manuels, tandis que trois pages plus haut, ils avaient été regroupés avec les paysans pour constituer un « milieu agricole ». On peut bien entendu hésiter entre les deux regroupements, mais l’on voit par cette petite différence que l’impact du choix est faible.
  • [27]
    Puisque cette proportion est affectée d’une erreur aléatoire, il faudrait, en rigueur de terme, écrire : la vraie proportion de mobiles a 95 chances sur 100 (c’est donc une quasi certitude) d’être comprise entre un tiers et plus ou moins 3 %, c’est-à-dire entre 30,3 % et 36,3 %.
  • [28]
    Jacques Houdaille, « Les signatures au mariage de 1740 à 1829 », dans Population, n° 1, 1977, p. 65-90 et « Les signatures au mariage 1670-1740 », dans Population, n° 1, 1988, p. 208-212. Ces proportions valent pour les premiers mariages des personnes célibataires (ce qui est évidemment l’essentiel des mariages), et Houdaille se limite aux cas où l’on sait si les conjoints ont signé ou non (c’est, chez lui, le cas de 98 % des mariages). Ici les non disponibilités sont plus importantes (13,7 % des hommes et 17,0 % des mariées), de sorte qu’on ne peut réellement les ignorer et il faut donc choisir avec soin la façon d’en tenir compte. Ceci est analysé dans l’annexe 2, et les résultats présentés ici résultent de la façon qui m’a paru la meilleure, c’est-à-dire en considérant que les non-disponibles avaient en fait la même structure que les disponibles, ce qui revient à ne dénombrer que ces derniers.
  • [29]
    Martine Segalen et Albert Jacquard, « Choix du conjoint et homogamie », dans Population, n° 3, 1972, p. 487-498. Raymond Boudon, L’Inégalité des chances. La mobilité sociale dans les sociétés industrielles, Paris, Armand Colin, 1973. Je reviendrai sur ces indices et leur calcul dans la partie suivante, sur la mobilité structurelle et la circulation. L’indice de Boudon est, à mon avis, un peu moins pertinent car la mobilité minimale correspond à une tendance négative, et même la plus négative possible, de l’homogamie, ce qui ne se voit évidemment jamais et dont on n’approche jamais, ce qui confère à ce schéma théorique un irréalisme sans doute excessif (on ne voit déjà pas de tendance nulle, qui est donc déjà un schéma extrême). Houdaille calcule l’indice de Jacquard sur ses propres données. Il vaut 0,818 pour 1800-1809, et 0,792 pour 1810-1819, soit à peu près 0,807 pour tout l’Empire. Que la valeur obtenue ici, 0,78, soit très proche de celle de Houdaille confirme le bon accord des deux ensembles de données.
  • [30]
    Cette conclusion se prolonge à peu près sur tout le XIXe siècle. Pour une étude de l’homogamie et de la mobilité scripturales au XIXe siècle, on pourra se reporter à l’article suivant : Claude Thélot, « La compétence scripturale au XIXe siècle : évolution, répartition, homogamie, transmission », à paraître en 2021.
  • [31]
    Les deux citations de Jean Tulard proviennent de son article cité, « Problèmes sociaux de la France impériale », p. 653 et 662 respectivement.
  • [32]
    Cette construction correspond en fait à la table de mobilité père x fils, qu’on aurait (à peu près) observée si, au lieu de se fonder sur les registres de mariage, on avait interrogé dans une enquête les fils sur la position de leur père, c’est-à-dire à une table de mobilité « classique ». Puisqu’il s’agit de construire une table ayant les mêmes marges, on peut choisir de retenir aussi bien celle des pères que celle des fils. J’ai retenu celle des pères parce qu’à leur âge leur position est plus stabilisée que celle de leur fils au moment où ce dernier se marie, et donc plus « significative ».
  • [33]
    Cependant, si l’on ne partageait pas cette position, et qu’on souhaitait les estimer quand même, voici, à titre purement indicatif, comment on procéderait. Le raisonnement part de l’ampleur de l’immobilité (qui est importante, comme on l’a vu ci-dessus lors de la description des données). Puisque les deux marges exercent leur contrainte, alors l’ampleur de l’immobilité dans chaque catégorie sociale ne peut excéder la plus petite des deux proportions dans les structures sociales paternelle et filiale. Prenons juste un exemple pour éclaire cette approche : dans la table de mobilité de 1803-1814, la proportion de pères paysans est de 51,5 %, et la proportion de fils paysans est, elle, de 44 % (tableau 1A et B). Donc, si ces deux structures sont contraignantes, il ne peut pas y voir plus de 44 % de fils qui soient à la fois paysans et fils de paysans. On estime cette proportion maximale dans chaque catégorie sociale, on les additionne (de façon pondérée) toutes et cela donne la proportion maximale d’immobiles que « permet » la différence entre les deux structures des pères et des fils. Le complément à 100 de ce taux d’immobilité maximale est bien le taux de mobilité structurelle qu’on cherche, puisque c’est bien la mobilité minimale qu’impose la différence entre les deux structures (ou marges) paternelle et filiale. Dans le cas de la table de mobilité de 1803-1814, le taux de « mobilité structurelle » se monte à 12,4 %, le taux de circulation s’en déduit : il s’élève à 30 % (taux de mobilité observée) – 12,4 % = 17,6 % des personnes. Si l’on retenait ce type d’analyse, on en déduirait donc que la majorité de la mobilité observée (17,6/30, soit 59 %) est de la « circulation », ce qui pourrait être mis à l’actif d’une société assez souple. Dans le prolongement de ces idées, on pourrait situer la mobilité observée par rapport à son maximum et à son minimum, en calculant un indice proposé par Raymond Boudon (cf. son ouvrage L’Inégalité des chances. La mobilité sociale dans les sociétés industrielles, Paris, Armand Colin, 1973). Cet indice, qui serait égal à 0 si la mobilité était minimale (c’est-à-dire était égale à la mobilité structurelle) et à 1 si elle était maximale (si aucun fils n’était dans la même position que son père) vaut ici 0,20. La mobilité serait donc vue comme plus proche de son minimum que de son maximum. Notons que cet indice a été utilisé ci-dessus dans un autre contexte, lors de l’homogamie scripturale repérée par une table 2 x 2, conjointement avec celui de Jacquard qui s’appuie à peu près sur la même idée (mais en remplaçant la mobilité minimale par la situation qui prévaudrait en cas d’égalité des chances).
  • [34]
    Leur utilité dépasse le cas des tables de mobilité sociale. Ils peuvent intervenir, avec les mêmes qualités, dans l’analyse de tout tableau croisant deux variables qualitatives, pour dégager la force du lien entre elles. Dans cet esprit ils sont utilisés largement dans l’étude de l’inégalité sociale devant l’école dans l’article suivant : Claude Thélot et Louis-André Vallet, « La réduction des inégalités sociales devant l’école depuis le début du siècle », dans Économie et statistique, n° 334, 2000, p. 3-32.
  • [35]
    Dans la littérature spécialisée, souvent écrite en anglais, ces rapports sont appelés « odds ratios ». D’autre part, ce n’est pas tant leur valeur qui est parfois fournie, que le logarithme de cette valeur (transformation qui ne change rien au fond, sauf qu’alors c’est la valeur 0 qui correspond à l’idéal d’égalité des chances). Ici, je fournirai les valeurs elles-mêmes de ces rapports, car cela me semble plus parlant.
  • [36]
    Voici le genre de calculs qui fondent cette conclusion : En termes de destinée, d’abord : j’ai choisi de retenir le fait de devenir non manuel plutôt que manuel qualifié. Et cette destinée relative, on l’établit pour les fils de non manuel comparés à ceux de manuel qualifié : rapport égal à 64,6 ; puis pour les fils de non manuel comparés à ceux de paysan : rapport égal à 10 ; enfin pour les fils de non manuel comparés à ceux de manuel non qualifié : rapport égal à 59,7. On en déduit que la chance relative de devenir non manuel plutôt que manuel qualifié est, pour les fils de non manuel, beaucoup plus forte que celle des fils de manuel (qualifié ou non), et moins éloignée de celle des fils de paysan. Sous cet aspect, la position sociale « non manuel » est donc plus proche de celle de « paysan » que de celle de « manuel (qualifié ou non) ». En termes de recrutement ensuite : là encore j’ai choisi de regarder un aspect particulier, le fait de recruter parmi les fils de non manuel plutôt que parmi les fils de manuel qualifié. Et ce recrutement relatif, on l’établit pour les non manuels comparés aux manuels qualifiés (rapport : 64,6) ; puis pour les non manuels comparés aux paysans (rapport : 8,8) ; enfin pour les non manuels comparés aux manuels non qualifiés (rapport : 19). Ceci confirme, en termes de recrutement cette fois, la proximité plus grande des non manuels avec les paysans qu’avec les manuels.
  • [37]
    Sur l’évolution des corporations au cours des dernières décennies de l’Ancien Régime et leur destruction par la Révolution, on se reportera avec profit au livre très complet de Steven L. Kaplan, La Fin des corporations, Paris, Fayard, 2001.
  • [38]
    Les trois positions théoriques sont symbolisées, dans le monde des historiens, par quelques grandes figures : la société d’ordres par Roland Mousnier, la société de corps par François Bluche , la société de classes sociales par Ernest Labrousse et Adeline Daumard, desquels cette étude se rapproche donc de fait (pour une proposition de nomenclature « sociale », on se reportera par exemple à l’article suivant : Adeline Daumard, « Une référence pour l’étude des sociétés urbaines en France aux XVIIIe et XIXe siècles : projet de code socioprofessionnel », dans Revue d’histoire moderne et contemporaine, t. 10, n° 3, juillet-septembre 1963, p.185-210). La problématique générale de la structure de l’Ancien Régime, la présentation des discussions autour de cette problématique, et les nomenclatures susceptibles d’en dériver sont remarquablement exposées dans l’article suivant, auquel il est précieux de se reporter : Fanny Cosandey, « À propos des catégories sociales de l’Ancien Régime », introduction au volume Dire et vivre l’ordre social, Paris, Éditions de EHESS, 2005, p. 9-43.
  • [39]
    On se reportera à l’annexe 3 pour une présentation un peu plus détaillée. C’est dans l’article suivant que Xie a proposé son modèle : Yu Xie, « The log-multiplicative layer effect model for comparing mobility tables », dans American Sociological Review, vol. 57, juin 1992, p. 380-395. L’article cité de Claude Thélot et Louis-André Vallet présente le modèle en français. L’estimation de ce modèle a été réalisée sur les tables de mobilité de 1720 à 1986 par Van Leeuwen et alii dans leur article cité. C’est cet indice qu’ils qualifient de « mobilité relative » (cf. l’extrait de leur texte que j’ai cité dans l’introduction). Lorsque je présente l’estimation de cet indice sur des périodes regroupant certaines des périodes quinquennales élémentaires retenues par ces auteurs, j’ai simplement fait une moyenne de leurs estimations sur ces périodes élémentaires.
  • [40]
    Voici à titre d’illustration les structures sociales des jeunes mariés durant la période 1760-1789 : paysans : 13 % (mariés de Vendôme), 8 % (mariés du Pas-de-Calais) ; ouvriers agricoles : 9 %, 8 % ; non manuels : 14 %, 17 % ; manuels qualifiés : 33 %, 25 % ; manuels non qualifiés 31 %, 42 %.
  • [41]
    Citons un élément à l’appui de cette hypothèse : lors de l’examen de l’évolution de la mobilité entre l’Empire et l’après-Empire (cf. § I.3 ci-dessous), où, là, on dispose de données nationales, on observe bien que l’évolution dans le Pas-de-Calais et, à un moindre degré, à Vendôme va dans le même sens que l’évolution nationale.
  • [42]
    Les deux « tables construites préférées », pour 1745-1759 et 1760-1789, figurent dans le tableau A1.3 de l’annexe 1.
  • [43]
    Et si le huitième est plus éloigné (36,2 alors que dans la table observée cet indice vaut 54), c’est parce que la table 2 x 2 opposant les non manuels aux autres à partir de laquelle ces rapports des chances relatives sont calculés « distingue » des positions dont les effectifs sont faibles : il n’y a par exemple que 2,2 % des mariages conclus sous l’Empire qui concernent un marié non manuel dont le père ne l’était pas. Des proportions aussi faibles sont évidemment soumises à une incertitude importante.
  • [44]
    Les tables de mobilité pour 1803-1809 et 1810-1814 figurent dans le tableau A1.1 de l’annexe 1.
  • [45]
    Cette conclusion repose sur les éléments suivants. Le test consiste à tester l’égalité des deux taux de mobilité contre leur différence. La théorie indique alors qu’il faut constituer la différence en valeur absolue des proportions observées dans les échantillons (0,3168 - 0,2805 = 0, 0363), qu’il faut ensuite calculer un estimateur de l’écart-type de cette différence (il s’établit à 0,0225) et qu’on compare alors cette différence des proportions à une borne obtenue en multipliant l’estimateur de l’écart-type par le « t de Student à très grand nombre de degrés de liberté », dont la valeur dépend du risque qu’on accepte de se tromper, plus précisément du risque de dire que les deux taux sont différents dans le cas où en réalité ils seraient égaux. Si la différence des proportions est inférieure à cette borne, on conclura que les deux taux sont, dans la réalité, égaux (ou, ce qui revient au même, que la différence observée des proportions n’est pas significative). Les statisticiens retiennent habituellement soit le risque de 1 %, auquel cas la borne vaut 0,058, soit le risque de 5 %, auquel cas la borne vaut 0,044, soit encore le risque de 10 %, auquel cas la borne vaut 0,037. On voit que dans les trois cas, la différence des proportions est inférieure à la borne, ce qui conduit à accepter le fait que les deux taux sont en réalité égaux. Mais lorsqu’on retient le risque de 10 % de se tromper, c’est très juste.
  • [46]
    Stendhal, Napoléon, Paris, Stock, 1990.
  • [47]
    L’effectif reste cependant assez modeste : en effet, durant ces 12 ans se sont mariés en France, dont le patronyme commençait par TRA et pour lesquels on connaît à la fois la position et l’origine sociales, 1 657 jeunes hommes.
  • [48]
    Les tables de mobilité correspondantes sont présentées dans le tableau A1.2 de l’annexe 1.
  • [49]
    On pourrait s’étonner que soit qualifiée de « non considérable » la division par deux de la valeur du rapport des chances relatives. C’est qu’il ne faut pas être victime d’une illusion d’optique. Si j’avais présenté, comme cela se fait dans la littérature spécialisée, non pas les rapports eux-mêmes, mais leur logarithme, la baisse de cet indice, qui dirait donc exactement la même chose, serait optiquement beaucoup plus faible : par exemple pour la table non manuel versus autres il serait alors passé de 4,0 (Empire) à 3,1 (Restauration et Restauration-monarchie de Juillet), ce qui n’est plus du tout « une division par deux », mais reste une baisse nette, et c’est cela qui compte.
  • [50]
    La hausse de la proportion de mobiles (+ 5,3 points entre l’Empire et 1815-1844) est, lorsqu’on teste sa significativité en bonne et due forme selon la procédure décrite ci-dessus dans la partie consacrée à l’évolution sous l’Empire, est statistiquement significative quelle que soit l’importance du risque pris de se tromper (1 %, 5 % ou 10 %). La hausse entre l’Empire et 1815-1829 (+ 3,5 points), elle, est statistiquement significative avec un risque d’erreur de 5 % ou 10 % (mais pas de 1 %).
  • [51]
    La longueur des périodes que l’on compare est différente, de sorte qu’il faudrait mieux comparer des évolutions annuelles du paramètre de viscosité. En réalité, les différences de longueur des périodes ne sont pas telles qu’elles remettent en cause le constat, sauf peut-être pour amenuiser le ralentissement de la baisse du paramètre de viscosité.
  • [52]
    On notera (en comparant les notes 2 et 3 du tableau 5 avec le tableau 2), que les évolutions dans le Pas-de-Calais et à Vendôme confirment l’évolution nationale : dans ces deux endroits, l’accélération est très remarquable sur la mobilité totale, sur l’autodestinée des fils de paysan, etc., tandis que la mobilité relative a poursuivi certes sa hausse, mais sans s’accélérer (en se ralentissant au contraire). Cela confirme qu’il y a dans les grandes tendances de la mobilité entre l’avant et l’après Empire une différence notable entre les deux évolutions, celle de la mobilité totale et celle de la mobilité relative. Ce parallélisme entre évolution nationale et évolutions dans ces deux endroits a un autre avantage, que j’avais annoncé dans les pages précédentes (dans la note 38). Que de l’Empire à la Restauration et à la monarchie de juillet, l’évolution de la mobilité ait été de même sens dans le Pas-de-Calais et Vendôme qu’au niveau national, laisse penser qu’il en est peut-être de même au cours de l’Ancien Régime, ce qui fournit a posteriori un argument de plus en faveur de la conclusion d’une hausse, au niveau national, de la mobilité entre le XVIIIe siècle et l’Empire.
  • [53]
    En réalité, les données du Pas-de-Calais pourraient être décomposées en deux sous-périodes, 1790-1794 et 1795-1814, et l’on aurait pu envisager d’utiliser ces deux sous-périodes pour tenter de repérer, fût-ce sur ce seul département, les mariages propres à la période révolutionnaire. Si je ne l’ai pas fait, c’est parce que la coupure à 1794 empêche quand même de bien voir l’effet éventuel de la Révolution, ensuite que procéder à cette distinction aurait abouti à des tables de mobilité d’effectifs très faibles (547 et 362 mariages TRA), enfin que justement en raison de la faiblesse des effectifs, les enseignements susceptibles d’être tirés de cette distinction risquaient fort d’être ténus. Ainsi, par exemple, la proportion de mobiles varie, dans ce département, de 36 % (1790-1794) à 41,2 % (1795-1814), mais cette différence ne peut pas, selon le test habituel, être regardée comme statistiquement significative.
  • [54]
    J. Houdaille (article cité) a disposé sur des sujets voisins des nôtres de données de long terme avant, pendant et après la Révolution, ce qui lui a permis d’analyser l’évolution temporelle continûment. Et il conclut que la Révolution n’a guère modifié les tendances temporelles à l’œuvre : ni la proportion de personnes sachant écrire (approchée par celle des mariés qui signent de leur nom au moment de leur mariage), ni la propension à l’homogamie scripturale (que nous avons étudiée plus haut) ne sont réellement affectées par le bouleversement politique et social révolutionnaire. Je ne cite pas ce travail pour faire pencher ici la balance vers la thèse issue de la pensée de Tocqueville, car je pense que ses résultats ne sont pas nécessairement et automatiquement transposables à notre sujet. Mais, outre son intérêt propre, il fait tout de même réfléchir.
  • [55]
    Guy Antonetti, « Bourgeoisie (époque napoléonienne) », dans Jean Tulard (dir.), Dictionnaire Napoléon, Paris, Fayard, 1989, p. 279-288. Les deux extraits figurent p. 280 et 282.
  • [56]
    Jusqu’à ce moment du raisonnement, on peut citer les effectifs correspondants des femmes : 15,4 millions, dont 12,1 millions avaient au moins 10 ans et 11,3 de 10 à 64 ans. 4,5 millions travaillaient effectivement (selon le concept de population active). Sur toutes ces estimations d’ensemble (y compris la répartition de ces actifs par secteur d’activité, non reprise ici), cf. O. Marchand et C. Thélot, Deux siècles de travail en France, op. cit.
  • [57]
    G. Antonetti, art. cit., p. 281. Les travaux d’Adeline Daumard sur la bourgeoisie parisienne sont synthétisés dans l’ouvrage suivant : Les Bourgeois et la bourgeoisie en France depuis 1815, Paris, Flammarion, 1991.
  • [58]
    Raymond Aron, « Structure sociale et structure de l’élite », dans Études sociologiques, Paris, PUF, 1988, p. 111-142. Pour une réflexion sur l’élite et la façon dont certains sociologues ont forgé et étudié ce concept, on pourra se reporter au petit livre suggestif de Giovanni Busino, Élites et élitisme, Paris, PUF, 1992.
  • [59]
    Il peut être amusant de rapprocher cette estimation de la phrase de Balzac (que j’ai découverte après) : « Une génération est un drame à quatre ou cinq mille personnages saillants. Ce drame, c’est mon livre. » Citée par Jean Malavié, « Roger Martin du Gard lecteur récalcitrant de Balzac », dans Roger Martin du Gard, inédits et nouvelles recherches 2, Les Cahiers de la Nrf, Paris, Gallimard, 1999, p. 113.
  • [60]
    E. A. Whitcomb, « Napoleon’s Prefects », art. cit. On pourra aussi se reporter, pour le contexte, à l’article de Jean Tulard, « Les préfets de Napoléon », dans Les Préfets en France (1800-1940), Genève, Droz, 1978, p. 5-10, et aussi, si l’on veut lire une étude violemment antinapoléonienne, à Jean Savant, Les Préfets de Napoléon, Paris, Hachette, 1958.
  • [61]
    La première année, il s’agit du nombre de préfets en poste en avril 1800, donc peu de temps après la loi qui les a créés (il faut d’ailleurs admirer la vitesse avec laquelle cette loi est suivie d’effet : en deux mois les préfets sont partout installés). Les autres années, c’est la situation au 1er janvier. Il n’y a pas toujours exactement le « plein » de préfets à chaque date, car il y a parfois (temporairement) quelques postes non pourvus.
  • [62]
    Il écrit que son recensement est pratiquement complet, à 95 % près, et que les 5 % restants sont les moins importants, car ils sont restés très peu de temps en fonction. On peut donc considérer que ce recensement est (quasi) exhaustif.
  • [63]
    On en déduit que le préfet de l’Empire Turelure, inventé par Claudel dans sa pièce de théâtre L’Otage, est une exception qui, peut-être, ne saurait avoir existé. Il est en effet le fils de la servante des nobles de Coüfontaine et nourrice du descendant de cette famille, et est donc, à ce titre, frère de lait de ce descendant. Ce ne serait pas la première fois qu’un écrivain « torde » la réalité sociologique au profit de l’illustration littéraire d’une vérité, ici la fusion (par le mariage entre Turelure, devenu préfet, et Sygne de Coüfontaine, sœur du dernier descendant) entre les nouvelles et les anciennes élites.
  • [64]
    La phrase de Tocqueville figure dans L’Ancien Régime et la Révolution (op. cit, p. 82). L’ouvrage de Paul Ardascheff a fait l’objet d’une synthèse en français, publié dans La Revue d’histoire moderne et contemporaine, vol. 5, n° 1, 1903-1904, p. 5-38. La phrase issue de Wikipédia se trouve à l’article « Intendant (royaume de France) ».
  • [65]
    Va dans ce sens ce qu’écrit par exemple François Bluche dans son livre, Les Français au temps de Louis XVI, Paris, Hachette, rééd. 1980, p. 265-266, à propos de l’élite urbaine en province : « [La société parfois brillante] est animée par les autorités. Le gouverneur, l’intendant et l’évêque tiennent en général table ouverte : les deux premiers accueillent toute la bonne compagnie, offrent des bals, des soirées, des illuminations, des feux d’artifice Chez le gouverneur la première place appartient aux généraux et colonels de la garnison ; chez M. l’intendant les présidents du Parlement pontifient à leur aise. Mais il n’y a pas de fossé entre l’épée et la robe. La société mondaine est une, comme la noblesse est une. Trop d’alliances, de ruptures de carrière, de solidarités, d’intérêts, de sentiments et de préjugés réunissent l’armée à la magistrature pour que les distinctions entre ces deux états soient autre chose que des nuances. »
  • [66]
    Nicholas Richardson, The French Prefectoral Corps, 1814-1830, Cambridge, Cambridge University Press, 1966. Louis Girard fait la recension de cet ouvrage dans la Revue belge de philologie et d’histoire, t. 45, fasc. 2, 1967. Jeanne Siwek-Pouydesseau, « Sociologie du corps préfectoral (1800-1940 », dans Les Préfets en France (1800-1940), Genève, Droz, 1978, p. 163-172.
  • [67]
    Thierry Lentz, Dictionnaire des ministres de Napoléon, Paris, Christian/Jas, 1999. Jean Savant, comme dans son ouvrage sur les préfets, fait preuve d’un tel « antinapoléonisme primaire » que cela déteint sur ses portraits des ministres, qui sont alors, pour l’essentiel, constitués de critiques et de dénigrements, les rendant du coup pratiquement inutilisables. Jean Savant, Les Ministres de Napoléon, Paris, Hachette, 1959.
  • [68]
    Cf. Claude Thélot, L’Origine des génies, Seuil, 2003.
  • [69]
    Encore aujourd’hui seuls les conseillers maîtres (c’est l’actuel nom des maîtres des comptes) jugent, en séance sous la présidence d’un président, les comptes publics, et c’est la raison pour laquelle l’expression « Cour des comptes » est parfois, dans la bouche de certains rigoristes, réservée aux présidents et conseillers maîtres et non étendue à tous les magistrats (et encore moins à toutes les personnes travaillant « à la Cour »).
  • [70]
    Umberto Todisco, Le Personnel de la Cour des comptes (1807-1830), Genève, Droz, 1969 ; « Cour des comptes », dans Dictionnaire biographique des magistrats de la Cour des comptes (1807-2007), Paris, La Documentation française, 2007 ; N. Herrmann-Mascard, op. cit.
  • [71]
    Je dois ici à la vérité de dire que le dénombrement auquel j’ai procédé à partir du corpus de Todisco (complété, quand c’était nécessaire par l’annuaire du bicentenaire de la Cour) aboutit, pour l’ensemble des 201 conseillers nommés entre 1807 et 1830 -Todisco en effet ne fait pas la distinction entre les deux périodes- à un nombre de nobles nettement supérieur (55) à celui qu’il présente, lui-même à partir de son propre corpus, dans l’introduction de son ouvrage (38). J’ai repris à de multiples reprises ce dénombrement sur son corpus, tellement j’étais incrédule d’aboutir à une telle différence avec ce qu’un homme aussi précis obtenait. Mais je crois vraiment que c’est mon estimation qui est exacte. Au demeurant, si l’on pensait que c’est son dénombrement qui l’est, le nombre de nobles au total (Empire et Restauration) serait donc plus faible (38, soit 18,9 % des conseillers, alors que je crois que c’est plus élevé, 55, soit 27,4 %), et donc cette proportion serait encore plus faible que chez les préfets et les ministres de Napoléon.
  • [72]
    Dans toutes ses analyses, N. Herrmann-Mascard a exclu le Premier Président, Barbé-Marbois, pour des raisons qui ne me paraissent pas convaincantes. Je le réintègrerai donc dans ma lecture de ses résultats (j’en profite pour dire que j’apporterai quelques autres modifications à ses regroupements).
  • [73]
    Précisons que le dictionnaire de Todisco (même complété) ne permet malheureusement de connaître l’origine sociale, au-delà de la distinction noble/roturier, que de deux conseillers sur trois (65,5 %), ce qui fragilise un peu les conclusions sans les remettre en cause. Par ailleurs, ce taux d’inconnue étant très différent chez les maîtres et chez les référendaires, j’ai dû en tenir compte séparément, comme expliqué dans l’annexe 4.
  • [74]
    N. Herrmann-Mascard, op. cit. Ces extraits figurent p. 160.
  • [75]
    Les rapports de proportions majorent toujours un peu l’impression de l’évolution. C’est le cas ici. Aussi, au lieu de comparer des rapports de proportions (deux fois moins contre quatre fois moins) on pourrait préférer comparer des différences de proportions. On conclurait alors que la différence de la proportion de nés nobles entre maîtres et référendaires est passé de 29,1 points de pourcentage (40 % - 10,1 %) sous l’Empire à 27, 1 points de pourcentage (50 % - 22,9 %) sous la Restauration. On voit que la conclusion est bien la même : l’écart s’amenuise, mais la mesure en est beaucoup moins marquée, et nettement moins « impressionnante » que vue à travers les rapports.
  • [76]
    Il est d’ailleurs probable que cette tendance à la fermeture se poursuivra. Un très petit indice qui va dans ce sens est le suivant. Quand est connue leur descendance (en tout ou en partie) on peut repérer la position sociale des enfants des conseillers. De l’Empire à la Restauration, elle s’accuse vers la reproduction : 75 % des enfants connus de conseillers recrutés sous l’Empire appartiennent eux-mêmes à la noblesse ou à la bourgeoisie (le plus souvent, ils appartiennent au sommet de l’administration, parfois à la Cour elle-même). Cette proportion déjà considérable s’accroît encore parmi les conseillers recrutés lors de la Restauration : 85,3 % de leurs enfants (connus) sont eux-mêmes nobles ou bourgeois.
  • [77]
    Philippe Bertholet, Études et notaires parisiens en 1803, publié à l’occasion des bicentenaires de la loi de Ventôse et du Code civil, sous l’égide l’Association des notaires du Châtelet et de l’Institut international d’histoire du notariat, 2004.
  • [78]
    Jean Valette et Jean Cavignac, Grands Notables du Premier Empire, Gironde, vol. 13 de la série établie sous la direction de Louis Bergeron et Guy Chaussinand-Nogaret, Paris, CNRS, 1986. Les deux extraits cités figurent p. 3 et 4.
  • [79]
    Serge Chassagne, Grands Notables du Premier Empire, Seine-Inférieure, vol. 20 de la série éditée sous la direction de Louis Bergeron et Guy Chaussinand-Nogaret, Paris, CNRS, 1993. L’extrait cité figure p. 9.
  • [80]
    Michel Richard, Grands Notables du Premier Empire, Bas-Rhin, Sarre, Mont-Tonnerre, Rhin-et-Moselle, Roër, vol. 3 de la série éditée sous la direction de Louis Bergeron et Guy Chaussinand-Nogaret, Paris, CNRS, 1978. Les deux extraits cités figurent p. 1 et 7.
  • [81]
    Jeanne Labussière, Grands Notables du Premier Empire, Loir-et-Cher, Indre-et-Loire, Loire-Inférieure, vol. 8 et Loir-et-Cher (supplément), Sarthe, Maine-et-Loire, Morbihan, vol. 9 de la série éditée sous la direction de Louis Bergeron et Guy Chaussinand-Nogaret, Paris, CNRS, 1982 et 1983. Les deux extraits cités figurent p. 28 et 30 du vol. 9.
  • [82]
    Jean-Marie Wiscant, Grands Notables du Premier Empire, Somme, vol. 27 de la série éditée sous la direction de Louis Bergeron et Guy Chaussinand-Nogaret, Paris, CNRS, 2000. L’extrait cités figure p.11-12.
  • [83]
    Joseph Valynseele et alii, Dictionnaire des maréchaux de France, du Moyen Âge à nos jours, Paris, Perrin, 1988 ; Jacques Jourquin, Dictionnaire des maréchaux du Premier Empire, Paris, Christian/Jas, 1999.
  • [84]
    Les extraits figurent p. 29 et p. 53-54 respectivement des deux ouvrages cités.
  • [85]
    J. Jourquin, op. cit., p. 57 et 62.
  • [86]
    Georges Six, Dictionnaire biographique des généraux et amiraux français de la Révolution et de l’Empire (1792-1814), Paris, Librairie historique et nobiliaire Georges Saffroy, 2 vol., 1934 ; Les Généraux de la Révolution et de l’Empire,op. cit. Dans le chapitre 1 de ce dernier ouvrage, on trouvera toutes les indications souhaitables quant au champ qu’a retenu Six (et qui est très complexe, par nature, s’agissant des généraux étrangers ayant servi dans les armées françaises durant ces 22 ans). On pourra aussi consulter Dominique La Barre de Raillicourt, Les Généraux des 100 jours et du gouvernement provisoire (mars-juillet 1815), Paris, chez l’auteur, 1963, et Alain Pigeard, Les Étoiles de Napoléon, Paris, Quatuor, 1996. Je n’ai pas utilisé ici les informations contenues dans ces deux derniers ouvrages.
  • [87]
    G. Six, op. cit. Le tableau est le tableau E de l’annexe de cet ouvrage (p. 320). La distribution des généraux d’origine noble selon la position de ces pères nobles est donnée dans le tableau D de l’annexe (p. 319). Les extraits cités figurent respectivement p. 30 et 295-296.
  • [88]
    Cette comparaison du taux d’origine populaire des généraux avec celui des autres élites offre une petite difficulté. Si l’on prend les intitulés de sa nomenclature au sens strict, Georges Six a regroupé avec les ouvriers et les domestiques les artisans. Ce qui, si c’est exact, empêche d’assimiler son groupe de « populaires » avec ce que nous avons appelé « populaire » dans tout ce travail, c’est-à-dire ouvriers, domestiques et paysans. Mais on aura remarqué que, dans sa conclusion, il ne parle que d’« ouvriers et domestiques », omettant « artisans », ce qui peut faire penser qu’il n’y en a pas, ou guère, ou peu, dans son groupe, auquel cas l’équivalence entre les deux notions de « populaire » est admissible. Si au contraire on pense que les généraux dont le père est artisan sont bien dans ce groupe, alors l’équivalence est erronée ; dans ce cas, le groupe de Georges Six se rapprocherait plutôt, dans notre nomenclature, d’un groupement entre paysans et manuels, de sorte que son opposé serait proche de nos non manuels. Mais la présence de beaucoup de petits commerçants dans notre groupe de manuels (cf. première partie et annexe 2) rend cette assimilation très discutable, de sorte que c’est la première solution qui me semble la moins mauvaise, tout en gardant à l’esprit qu’elle peut être légèrement approximative.
  • [89]
    D. et B. Quintin, Dictionnaire des colonels de Napoléon, op. cit.
  • [90]
    Une étude du même genre pourrait être conduite à partir d’un autre dictionnaire, portant cette fois-ci sur le Consulat : Danielle Quintin et Bernard Quintin, Dictionnaire des chefs de brigade, colonels et capitaines de vaisseau de Bonaparte, Premier Consul, Paris, Éditions SPM, 2012.
  • [91]
    De façon analogue on pourrait exploiter une thèse sur les commissaires de guerre (les surveillants des soldes, du ravitaillement, etc.) : Michel Boudin, « Les commissaires des guerres sous le Consulat et l’Empire », thèse d’histoire à l’université de Paris IV, 2003, 3 vol. C’est dans le t. 3 que l’auteur étudie l’origine sociale de l’« élite » des commissaires, les « commissaires ordonnateurs » (il retient ceux de 1813). Ses données et commentaires figurent aux pages 491, 524, 526-528 de son travail. Deux points peuvent être soulignés dans notre perspective : 7,5 % d’entre eux sont d’origine populaire, ce qui est peu (et toujours du même ordre de grandeur). Mais la comparaison avec les commissaires de l’Ancien Régime conduit l’auteur à conclure à une « réelle démocratisation » (p. 526).
  • [92]
    J. Tulard, Napoléon et la noblesse d’Empire, op. cit. L’extrait cité figure dans la conclusion de cet ouvrage, p. 173. Le mot « échec » est utilisé pour titrer et introduire à la quatrième et dernière partie de son livre (p. 145-146). Par ailleurs, il utilise le mot « faute » dans son livre, Napoléon ou le mythe du sauveur, op.cit., par exemple p. 325. Jérôme Zieseniss, « Noblesse d’Empire », dans Jean Tulard (dir.), Dictionnaire Napoléon, Paris, Fayard, 1989, p. 1243-1250. Les deux extraits figurent p. 1247 et 1248. Natalie Petiteau, Élites et mobilité. La noblesse d’Empire au XIXe siècle (1808-1914), Paris, Éditions La boutique de l’Histoire, 1997. L’extrait cité ouvre la conclusion générale, p. 442.
  • [93]
    Georges Dupeux, La Société française, 1789-1970, Paris, Armand Colin, 1972, p. 60.
  • [94]
    J. Tulard, Napoléon et la noblesse d’Empire, op. cit., p. 98.
  • [95]
    Il n’est d’ailleurs pas évident qu’il faille limiter les anoblis d’origine populaire aux militaires. La seconde démarche (reconstitution structurelle) conduit à penser qu’entre 60 % et 75 % des nobles d’origine populaire étaient des militaires (cf. annexe 4). C’est certes la nette majorité, mais ce n’est pas la totalité.
  • [96]
    N. Petiteau, Élites et mobilité, op. cit., p. 79.
  • [97]
    L. Bergeron et G. Chaussinand-Nogaret, Les Masses de granit, op. cit.
  • [98]
    Bernard Chantebout, « Suffrages », dans Jean Tulard (dir.), Dictionnaire Napoléon, Paris, Fayard, 1989, p.1604- 1605. L’extrait figure p. 1605. On peut aussi se reporter dans le même dictionnaire aux articles de Jean-Louis Halperin, « Élections », et de Claude Goyard, « Constitution de l’an X ».
  • [99]
    Signalons qu’avant ce travail de grande ampleur certains chercheurs avaient déjà utilisé tout ou partie de cette source. À titre d’exemple, André Palluel-Guilard avait étudié les 600 plus imposés des trois départements de l’Isère, du Mont-Blanc et de Léman dans « Les notables dans les Alpes du Nord sous le Premier Empire », dans Revue d’histoire moderne et contemporaine, t. 17, n° 3, numéro spécial « La France à l’époque napoléonienne », juillet-septembre 1970, p. 741-757.
  • [100]
    Le contenu de chaque poste de la nomenclature détaillée figure dans l’ouvrage Les Masses de granit, op. cit., p. 24-28, et peut être complété par ce que les auteurs en disent dans l’article suivant : Louis Bergeron, Guy Chaussinand-Nogaret, Robert Forster, « Les notables du Grand Empire en 1810 », dans Annales, Économies, sociétés, civilisations, n° 5, 1971, p. 1052-1075. Je pense cependant qu’entre les deux publications, les auteurs ont parfois changé le contenu de certains postes, notamment celui des « administrations locales de niveau inférieur ». Je me suis fondé, s’agissant de ce dernier poste, sur le contenu présenté dans l’ouvrage pour, après hésitation, les considérer comme « bourgeois » (cf. ci-dessous). D’autre part, les fortunes moyennes de chaque poste détaillé ont été calculées à partir de la distribution présentée dans l’ouvrage Les Masses de granit, op. cit., tableau 1, p. 60-61. (cf. annexe 4).
  • [101]
    Il suffit pour voir la quasi concordance des deux critères de classer les professions selon leur fortune moyenne : toutes les premières sauf une sont repérées comme bourgeoises. L’exception entre les deux classements concerne les professions libérales : les « professions libérales de niveau inférieur » des auteurs (« huissier, homme de loi, apothicaire, géomètre ») ne sont pas des bourgeois au sens restreint, comme je l’ai déjà indiqué plus haut lors de l’étude de l’origine sociale des colonels, tandis que les « professions libérales de niveau supérieur (avocat, notaire, professions médicales) » le sont. Or, selon ces données, la fortune moyenne des premiers est un peu plus élevée que celle des seconds (16 % de plus).
  • [102]
    Cet extrait figure p. 63 de leur ouvrage. Je signale d’ailleurs à ce propos une difficulté : pour être membre du collège de département, il fallait faire partie des 600 plus imposés du département, tous les auteurs le signalent. Mais pour être membre du collège d’arrondissement ? Les divers auteurs que j’ai cités du Dictionnaire Napoléon ne mentionnent aucune condition de fortune, tandis que Louis Bergeron et Guy Chaussinand-Nogaret indiquent, p. 33, que « la condition première de l’accès à la notabilité, c’était, sans exception – sauf le cas particulier des membres de la Légion d’Honneur – la possession de bien-fonds ou d’immeubles dont le revenu – indépendant de tout autre – atteignait au moins 150 à 200 francs. » Si c’est en effet une condition, je ne vois pas comment les notables peuvent aller jusqu’aux « couches médiocres » de la société. Mais était-ce une condition ? En tout cas elle n’est pas signalée ailleurs.
  • [103]
    On pourrait évidemment, ici comme ailleurs dans ce travail, contester que tous les paysans, ou tous les artisans ou petits commerçants ou, ici, tous les magistrats de niveau « inférieur » ne soient pas des bourgeois. Après tout, il y a dans ces catégories des notables qui ont une grande fortune – indice très probable d’un niveau de vie et d’un genre de vie « bourgeois ». L’utilisation des données sur la fortune pourrait ainsi permettre de préciser, au sein de ces catégories, la part des « possibles bourgeois » et la part des « possibles non bourgeois ». Je ne rentrerai pas dans cette distinction. Mais à titre d’information, on peut tirer de l’ouvrage de Louis Bergeron et Guy Chaussinand-Nogaret, p. 62, quelques éléments intéressants sous cet aspect : 3 % des agriculteurs, 4 % des artisans et petits commerçants, 2,2 % des magistrats de niveau inférieur ont une très grande fortune (plus de 20 000 F). C’est à la fois significatif et très modeste (mais on aurait pu retenir une autre borne, plus basse, de la fortune, auquel cas les proportions seraient évidemment supérieures).
  • [104]
    Dans tous ces calculs finaux, j’ai considéré que les notables appartenant aux administrations locales de niveau inférieur étaient actifs. Si, dans la ligne de ce que suggèrent les auteurs dans l’extrait que j’ai cité, on jugeait qu’ils ressemblent tellement aux propriétaires qu’il faudrait les considérer comme oisifs, les conclusions seraient un peu modifiées quantitativement, mais pas qualitativement. À titre d’exemple, il faudrait alors « déplacer » 62,2 % des notables, ce qui est du même ordre de grandeur et, en tout cas, reste considérable.
  • [105]
    Il est vrai que ces conclusions reposent sur une table construite à partir d’une quinzaine de positions. Mais si l’on regroupe certaines d’entre elles pour aboutir, par exemple, à cinq positions, cela ne crée qu’un changement très notable : les propriétaires de 1789 sont très souvent (82,9 %), soit propriétaires, soit membre d’une administration locale inférieure en 1810, donc peuvent être vus comme immobiles.
  • [106]
    Ces deux extraits figurent dans Les Masses de granit,op. cit., p. 36.
  • [107]
    Dans la reconstitution de la table de mobilité à laquelle j’ai procédé, il n’a pas été possible de distinguer le « négoce » et le « commerce ». Les deux postes sont donc regroupés et c’est cet ensemble qui est ici considéré comme « bourgeois » : c’est avec cette convention qu’on obtient (tableau 7) 74,8 % de bourgeois parmi les notables entrés dans la vie avant 1789. Or, parmi l’ensemble des notables cette fois, la distinction avait pu être faite, et c’est en ne considérant que les négociants comme bourgeois que l’on a obtenu la proportion de 72 % de bourgeois citée plus haut. Ces deux proportions (qui, de toute façon, sont très proches) ne sont donc pas conceptuellement exactement comparables. On peut alors calculer sur l’ensemble des notables la proportion de bourgeois si on plaçait dans la bourgeoisie non seulement le négoce mais aussi le commerce. La proportion serait alors de 75,2 %. C’est cette proportion qui est conceptuellement exactement comparable à celle mesurée parmi les 55 000 notables assez vieux (74,8 %). On voit qu’elles sont effectivement quasi identiques. La seconde remarque que cette difficulté de mesure conduit à faire est la suivante : la « bourgeoisie » mesurée parmi les 55 000 (donc dans le tableau 7) est, certes restreinte, mais un tout petit peu trop ample puisqu’elle inclut tous les commerçants (mais pas les artisans). On pourrait songer à appliquer, pour départager parmi ces notables les négociants des commerçants, la structure entre ces deux positions observées sur l’ensemble des notables (cf. tableau 6). On obtiendrait une proportion de bourgeois, parmi les 55 000 notables entrés dans la vie avant 1789, égale à 71,4 % ; et cette proportion est bien conceptuellement comparable à celle citée dans le texte parmi l’ensemble des notables, soit 72 %. C’est, bien entendu, à nouveau très proche. Mais pour l’analyse de la table de mobilité (et pas seulement, comme dans cette note, de ses marges), cet ultime raffinement ne peut être retenu. Le concept de bourgeois retenu dans le tableau 7 contient donc tous les commerçants. Cela ne nuit pas aux conclusions.
  • [108]
    Bien entendu, la petite table de mobilité présentée dans le tableau 7 pourrait donner lieu à de multiples analyses, dans le sillage de celles qui ont été présentées dans la première partie. Je n’entre pas dans cet approfondissement. Je me limite à une remarque élémentaire. Si au lieu de regarder l’ensemble des notables, on se restreint à ceux qui sont bourgeois, alors leur origine est beaucoup plus souvent bourgeoise : quatre fois sur cinq. Et cela rapproche le recrutement de ces notables bourgeois de celui des élites civiles. On pourrait dire que les notables dans leur ensemble sont moins souvent issus de la bourgeoisie précisément parce qu’une part d’entre eux (un quart) n’est pas bourgeois.
  • [109]
    Mais cela ne veut pas dire que pour tous les pères décédés on ignore leur position. Au contraire, on connaît la position d’un certain nombre de pères décédés : elle a dû être déclarée par son fils. La proportion de pères décédés dont on connaît la position est de 30,6 % parmi l’ensemble des hommes mariés (hommes TRA et époux de femmes TRA). Ainsi, les tables de mobilité contiennent un certain nombre de fils dont le père est décédé. Dans ce cas, évidemment, la « position au mariage de son fils » de ce père est sa dernière position (avant son décès).
  • [110]
    Emmanuel Leroy Ladurie, Pierre Dumont, Jean-Paul Aron, Anthropologie du conscrit français, Paris, Mouton, 1972.
  • [111]
    Cf. Olivier Marchand et Claude Thélot, Deux siècles de travail en France, Paris, Insee, 1991, et Le Travail en France, 1800-2000,op. cit.
  • [112]
    On notera que c’est cette première solution qui a été appliquée pour les généraux et conseillers à la Cour des comptes, même si, là non plus, elle n’était sans doute pas exacte. Mais d’une part, dans ces trois cas les non réponses étaient beaucoup moins nombreuses qu’ici (et donc les conséquences du redressement beaucoup plus faibles), et d’autre part c’était alors la seule solution possible, contrairement au cas présent (cf. ci-dessous).
  • [113]
    Dans tout ce raisonnement, j’ai dit que j’étais parti des estimations de nobles par position personnelle telles qu’on pouvait les déduire du texte de Jean Tulard (ce sont elles qui figurent au début du raisonnement). Si on avait tenu compte des estimations de Natalie Petiteau (tableau 10 p. 458 de son ouvrage) pour établir un point de départ légèrement différent, on aurait obtenu des proportions d’origine populaire et d’origine bourgeoise restreinte très voisines.
Français

Cette étude reprend une question ancienne, celle de la mobilité sociale sous l’Empire, car de nouveaux éléments empiriques l’éclairent d’un jour nouveau. C’est en particulier la première fois qu’on peut caractériser, pour la société impériale dans son ensemble, la transmission du statut social d’une génération à la suivante : une forte minorité de jeunes (30 % ou 33 % selon la nomenclature) occupe, lors de leur mariage, une position différente de celle de leur père. La mobilité est donc substantielle, même si l’autorecrutement est particulièrement important chez les paysans, et au sein de la bourgeoisie : plus de 90 % des bourgeois stricto sensu sont issus de la bourgeoisie ou des couches moyennes.
La mobilité sociale a crû de façon modérée entre la seconde partie du XVIIIe siècle et le Premier Empire : elle augmentait en effet déjà à la fin de l’Ancien Régime et la tendance s’est poursuivie, peut-être en se ralentissant, du moins quand on compare directement cette fin d’Ancien Régime à l’Empire, en omettant la période révolutionnaire. Après l’Empire, la hausse de la mobilité sociale s’est poursuivie.
Ces différentes conclusions, très remarquables, ne se voient pas exactement si l’on braque le projecteur sur les seuls élites et notables, car la mobilité dans l’ensemble d’une société est autre chose que le recrutement de ses élites. Mais il va de soi que ce dernier aspect est central, et l’étudier permet de revisiter nombre d’études antérieures, en les mettant en résonnance. Il se dégage alors une très nette gradation du recrutement social, d’abord au sein des élites, puis entre les élites et les notables : les élites civiles sont beaucoup plus issues du « haut » de la société que l’élite militaire (ce qui est le contraire de l’Ancien Régime), et la noblesse d’Empire est l’élite dont le recrutement est le plus ouvert, proche de celui de l’ensemble des notables.

  1. Introduction
  2. La mobilité sociale : étude sur l’ensemble de la société
    1. A. La mobilité sociale sous l’Empire
      1. i. Description d’ensemble : mobilité totale, destinées, recrutements
      2. ii. Recrutement de la « bourgeoisie » et destinée de ses fils
      3. iii. La mobilité sociale vue à travers les signatures au mariage, ou « mobilité scripturale »
      4. iv. Mobilité sociale et mobilité en cours de carrière
      5. v. Mobilité structurelle et circulation
      6. vi. La référence à l’idéal d’égalité des chances
      7. vii. Les rapports des chances relatives
    2. B. La hausse par rapport à l’Ancien Régime
      1. i. La hausse de la mobilité sociale dans le Pas-de-Calais et à Vendôme
      2. ii. La construction de tables de mobilité sociale françaises pour la seconde partie du XVIIIe siècle
      3. iii. Hausse modérée de la mobilité sociale entre la fin du XVIIIe siècle et l’Empire (la période révolutionnaire étant ignorée)
    3. C. Baisse de la mobilité durant l’Empire ?
    4. D. Après l’Empire : accélération de la hausse de la mobilité et maintien du rythme de la réduction des distances sociales
    5. E. Bilan
  3. L’origine sociale des élites et des notables
    1. A. Les élites
      1. i. Le cas des élites civiles : préfets, ministres, conseillers à la Cour des comptes, notaires parisiens, « personnes marquantes »
        1. Les préfets
        2. Les ministres
        3. Les conseillers à la Cour des comptes
        4. Les notaires parisiens de 1803
        5. Personnalités les plus marquantes et personnes les plus imposées des départements
      2. ii. Le cas des élites militaires : maréchaux, généraux, (mais aussi colonels et commissaires des guerres)
        1. Les maréchaux
        2. Les généraux et amiraux
        3. Aperçu sur les colonels et les commissaires de guerre
      3. iii. Le cas de la noblesse d’Empire
    2. B. Les notables
      1. i. La position de ces notables
      2. ii. Leur position en 1789 et leur mobilité sur vingt ans
    3. C. Bilan
  4. Conclusion
  5. Annexes
    1. Annexe 1 -Tables de mobilité sociale (ou tableaux de mariage) observées sous l’Empire et après l’Empire, et construites pour la seconde partie du XVIIIe siècle
      1. Tables de mobilité fondées sur cinq positions sociales
      2. Table de mobilité fondée sur neuf positions sociales
    2. Annexe 2 - Compléments sur les données : qualité des « mariages TRA », estimation de la structure sociale masculine, traitement des absences de signatures au mariage
      1. Qualité du premier ensemble de données, celles de la table de mobilité 5 x 5
        1. Rapprochement avec les conscrits
        2. Rapprochement avec les estimations globales de population active
        3. Bilan
      2. Complément : qualité du second ensemble de données, celles de la table de mobilité 9 x 9
      3. Estimation de la structure sociale des hommes sous l’Empire
        1. Première voie d’estimation
        2. Seconde voie d’estimation
        3. Synthèse des deux voies d’estimation
      4. Traitement des absences de signatures au mariage
    3. Annexe 3 - Analyses statistiques des tables de mobilité
      1. Approche de l’effet de la mobilité professionnelle, c’est-à-dire en cours de carrière
      2. Construction d’une table de mobilité fictive pour l’Empire, ayant les mêmes marges paternelle et filiale
        1. Modèles d’analyse des tables de mobilité
      3. Construction de tables de mobilité pour le XVIIIe siècle
    4. Annexe 4 - Précisions sur l’étude de l’origine sociale des élites et des notables
      1. Nomenclatures adaptées à l’étude de l’origine sociale des élites et des notables
        1. Première nomenclature : prisme des ordres
        2. Seconde nomenclature : prisme des positions sociales
      2. Estimation de l’origine sociale des généraux
        1. Le redressement dû aux origines inconnues
        2. La tentative pour cerner les généraux d’origine bourgeoise (au sens restreint)
      3. Les militaires
      4. Les commerçants et fabricants
      5. Bilan
      6. Estimation de l’origine sociale des anoblis sous l’Empire
        1. Première façon de tenir compte des non-réponses : redressement
        2. Seconde façon de tenir compte des non-réponses : « reconstitution structurelle »
        3. Bilan
      7. Compléments sur les notables (membres des collèges électoraux d’arrondissement et de département)
        1. Estimation du nombre des notables en 1810 par position détaillée
        2. Estimation de la fortune moyenne des notables d’une position donnée
        3. Reconstitution de la table de mobilité complète croisant, pour les notables de 1810 « déjà entrés dans la vie » (ayant au moins vers 20 ans) en 1789, leurs positions en 1789 et en 1810

Liste des tableaux

  • Tableaux du texte

    • Tableau 1 : Table de mobilité sociale (ou tableau de mariage) sous l’Empire (1803-1814) - 15
    • Tableau 1bis : Table de mobilité sociale (ou tableau de mariage) sous l’Empire (1803-1814), fondée sur trois positions sociales - 17
    • Tableau 1ter : Recrutement social de la bourgeoisie et destinée sociale de ses fils sous l’Empire (1803-1814) - 20
    • Tableau 1quarto : Capacité à signer des mariés de l’Empire (1803-1814) selon la capacité à signer de leurs parents - 24
    • Tableau 2 : Évolution de la mobilité sociale du XVIIIe siècle à la période « Révolution-Empire » dans le département du Pas-de-Calais et dans la ville de Vendôme - 37
    • Tableau 3 : Évolution possible de la mobilité sociale du XVIIIe siècle à l’Empire - 40
    • Tableau 4 : Évolution de la mobilité sociale durant l’Empire - 42
    • Tableau 5 : Évolution de la mobilité sociale de l’Empire à la période suivante (1815-1829 et 1815-1844) - 45
    • Tableau 6 : Reconstitution de la position des notables de 1810 (électeurs des conseils d’arrondissement et de département). Effectifs et fortune moyenne par position - 88
    • Tableau 7 : Croisement, pour les notables de 1810 « déjà entrés dans la vie » (ayant au moins vers 20 ans) en 1789, de leurs deux positions, celle de 1789 et celle de 1810, vu à travers le prisme de la bourgeoisie - 93
  • Tableaux des annexes

    • Tableau A1.1 : Table de mobilité sociale (ou tableau de mariage) observée. 1803-1809 ; 1810-1814 ; 1803-1814
    • Tableau A1.2 : Table de mobilité sociale (ou tableau de mariage) observée. 1815-1829 ; 1815-1844
    • Tableau A1.3 : Table de mobilité sociale (ou tableau de mariage) construite avec les mêmes marges que l’Empire (proportions). 1745-1759 ; 1760-1789
    • Tableau A1.4 : Table de mobilité sociale (ou tableau de mariage) observée à travers une nomenclature à neuf positions sociales. 1803-1814
    • Tableau A2.1 : Comparaison de l’échantillon « TRA » avec les autres sources disponibles
    • Tableau A2.2 : Structure sociale des mariés selon que la position de leur père est déclarée ou non. 1803-1814
    • Tableau A2.3 : Dix variantes de structure sociale globale des hommes actifs, issues des mariages TRA. 1803-1814
    • Tableau A3.1 :
    • A : Structures sociales des pères et des fils lors du mariage des fils entre 1803 et 1814 B : Structures sociales des fils en 1803-1809 et des pères vingt ans après (1825-1829) ou 25 ans après (1830-1834)
    • Tableau A4.1 : Redressement de l’origine sociale des nobles d’Empire
    • Tableau A4.2 : Estimation du croisement, pour les notables de 1810 « déjà entrés dans la vie » (ayant au moins vers 20 ans) en 1789, de leurs deux positions, celle de 1789 et celle de 1810
  • Bibliographie

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Claude THÉLOT
Claude Thélot, ancien élève de l’École Polytechnique est, après une carrière de haut fonctionnaire (Insée, Éducation nationale, Cour des comptes), conseiller maître honoraire à la Cour des comptes. Ses intérêts intellectuels, traduits dans de nombreux livres et articles, ont trait à la description et à l’analyse de la situation et de la politique éducatives, économiques et sociales.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 23/04/2021
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