CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Au début du XIXe siècle, l’Opéra de Paris, appelé « Académie Impériale de Musique » depuis le 9 juin 1804, occupe la plus belle salle de spectacle de la capitale : 2000 places dues à l’architecte Victor Louis, face à la Bibliothèque nationale de la rue de Richelieu. Tout musicien avide de reconnaissance rêve d’y être joué et c’est un public nombreux qui se presse aux représentations. À l’affiche, des noms prestigieux : la cantatrice Mme Branchu qui débuta en 1799 ou le ténor Lainez, le danseur Auguste Vestris ou Madame Gardel. La renommée de l’institution dépasse les frontières.
Si l’Opéra jouit d’un tel lustre, c’est par la grâce de l’Empereur alors au faîte de sa gloire. Depuis le Consulat, Napoléon n’a cessé en effet de prêter main-forte à cette institution. Par amour de la musique ? Rien n’est moins sûr. La malicieuse duchesse d’Abrantès note dans ses Mémoires : « Les uns disent qu’il avait peu de goût pour la musique française, d’autres qu’il ne l’aimait pas [1]. » Bien plus, son admiration affichée pour le compositeur napolitain Paisiello atteste de son goût prononcé pour la musique italienne. De toute évidence, l’intérêt de l’Empereur pour l’Opéra de Paris obéit à des motivations autres que musicales. C’est le monarque et non le mélomane qui décida de privilégier cette scène et, bien sûr, pour des raisons en grande partie politiques. En redressant ce théâtre d’exception, le souverain pourrait se targuer de contribuer au rayonnement des Arts et des Lettres, ni plus ni moins que Louis XIV, le modèle lointain. Il allait également disposer d’un incomparable outil de propagande pour construire de son vivant sa légende.

I – L’opéra, une scène privilégiée

A – Heures et déboires d’une institution de prestige

2Sans revenir sur l’histoire de l’opéra, on sait quel engouement suscita ce nouveau genre de spectacle venu d’Italie dès qu’il fut introduit en France par l’entremise de Mazarin. Quelques années plus tard, un poète, Pierre Perrin [2], par lettres patentes du 28 juin 1669 signées de Louis XIV et Colbert, obtient l’autorisation d’établir à Paris et dans tout le royaume des « Académies d’opéra ou Représentations en musique de langue française » et de « prendre du public telles sommes qu’il avisera ». L’établissement possède le monopole de « représenter des œuvres lyriques en langue française, avec récitatifs, accompagnées ou non de ballets et de ballets pantomimes de un à cinq actes » [3].

3Avec le musicien Cambert, Perrin, auteur du livret, crée ainsi le premier opéra français, Pomone, donné en 1671 au Jeu de paume de la Bouteille. Malgré le succès et les fortes recettes perçues à l’entrée, Perrin est en grande difficulté financière et revend son privilège à l’avisé Lully qui obtient par des lettres patentes en date de mars 1672 le privilège d’« une Académie Royale de Musique », révoquant le sien.

4Installé par Lully au Palais Royal, l’Opéra y restera jusqu’en 1763. Les années qui suivirent, il ira de théâtre en théâtre jusqu’à ce que le Comité de salut public lui attribue la salle construite en 1793 par le célèbre architecte Victor Louis pour la troupe comique de la Montansier. Le 7 août 1794, l’Opéra donne sa première représentation dans cette nouvelle salle où il demeurera jusqu’en 1820, année où le duc de Berry est assassiné dans ses murs.
Scène aristocratique par excellence depuis l’époque où la Cour accueillait le théâtre lyrique avant même que soit créée en 1669 « l’Académie d’Opéra », l’Opéra, par les moyens dont il disposait, l’ampleur de sa troupe, le nombre de ses musiciens, l’ambition de ses spectacles se plaçait au sommet de la hiérarchie théâtrale. En contrepartie de son prestige, le déficit du théâtre était chronique. Seul le redoutable homme d’affaires qu’était Lully avait réussi à équilibrer le budget de cette machine compliquée. La Révolution n’avait pas arrangé les choses. Bien que bénéficiant de subventions, l’Opéra, renommé Théâtre des Arts, puis Théâtre de la République et des Arts, restait un gouffre financier. La scène déclina rapidement, pâtissant sans doute de l’image qui lui restait attachée de spectacle réservé aux plaisirs d’une élite privilégiée.

B – L’Opéra sauvé par Napoléon

5Dès le Consulat, Napoléon s’attache à rendre à l’ex-Académie royale de musique son éclat d’antan. De 1802 à 1805, divers arrêtés réorganisent son administration en enlevant progressivement la tutelle de l’Opéra au ministre de l’Intérieur pour ne la confier qu’à des proches de l’Empereur : d’abord le conseiller d’État Roederer en charge du contrôle du répertoire, puis le préfet du Palais, membre de la Maison de l’Empereur. Parallèlement, une forte subvention permet à l’établissement de mener une politique ambitieuse. Cependant, pour redresser l’Opéra, il fallait faire davantage que surveiller sa gestion et lui accorder un soutien financier. Napoléon le déclarait expressément au Conseil d’État le 18 avril 1806 : « (…) L’Opéra coûte au gouvernement huit cent mille francs par an ; mais il faut soutenir un établissement qui flatte la vanité nationale. On peut l’aider sans recourir à un nouvel impôt; il n’y a qu’à protéger l’Opéra aux dépens des autres théâtres par certains privilèges (…) [4]. »

6Ce fut l’esprit des trois décrets ou arrêtés parus de 1806 à 1807 qui réorganisèrent le paysage théâtral en limitant le nombre des salles. Depuis le décret du 1er novembre 1807, l’Académie impériale de musique entrait dans les attributions du comte de Rémusat, à la fois premier chambellan de la Maison de l’Empereur et surintendant des quatre grands théâtres subventionnés, les trois autres étant le Théâtre-Français, le Théâtre de l’Opéra-comique et le Théâtre de l’Impératrice, considéré comme une annexe du Théâtre-Français pour la comédie et comme annexe de l’Opéra-Comique pour l’opera buff a.

7Selon le Règlement du 25 avril 1807 qui déterminait les genres propres à chaque établissement, l’Opéra de Paris disposait d’un monopole sur la musique vocale en langue française dans la capitale. « Seul l’Opéra consacré au chant et à la danse a le droit de représenter des pièces nouvelles entièrement écrites en musique [5]. » Les autres théâtres se voyaient limités à un répertoire plus restreint. L’Opéra-Comique devait impérativement faire alterner des textes chantés et des textes parlés. L’Opéra-Buff a ne pouvait donner que des œuvres écrites en italien. Quant aux quatre théâtres secondaires, ils n’avaient le droit de donner que des couplets sur des airs connus.

8Plus tard, un autre décret daté du 13 août 1811 renforcera la prééminence de l’Opéra sur les autres salles en lui accordant une redevance du vingtième des recettes de tous les théâtres spectacles et bals de la capitale, excepté les trois autres scènes subventionnées. De ce fait, le rôle stratégique de l’Opéra était clairement établi.

C – Une institution sous le regard de l’Empereur

9La réorganisation des scènes parisiennes et leur reprise en main par le pouvoir illustrent dans le domaine des théâtres le retour aux formes monarchiques constaté dans bien d’autres secteurs de la société. Mais il ne faut pas s’y tromper, derrière le surintendant des spectacles, c’est Napoléon en personne qui veille aux destinées de l’Académie impériale de musique. « J’entends qu’aucun opéra ne soit donné sans mon ordre », ou « Vous ne devez mettre aucune pièce nouvelle à l’étude sans mon consentement » [6] sont des injonctions maintes fois adressées à Rémusat. Ce dernier, dans une lettre destinée le 31 août 1810 au directeur de l’Opéra Picard, exprime autant son empressement que son impuissance devant les volontés du premier des Français : « Faites toutes vos dispositions avec votre prudence ordinaire pour que les désirs de l’Empereur soient remplis : d’ailleurs vous savez que ses désirs sont des ordres [7]. »

10L’attention du souverain portera aussi bien sur les conflits internes de l’Opéra, que sur le répertoire mis à l’affiche, répertoire qui, selon que le monopole de 1807, est constitué de pièces en langue française entièrement en musique dont « les sujets on été puisés dans la mythologie ou dans l’histoire, et dont les principaux personnages sont des dieux, des rois ou des héros ».

11Cette scène grandiose où l’Histoire parle, chante et danse, est le lieu idéal pour faire briller de tous ses feux la politique de l’Empereur. Ceci grâce à des spectacles judicieusement sélectionnés, une programmation épousant étroitement les flux et reflux des succès impériaux et, surtout, par les soins d’un personnel entièrement assujetti au pouvoir et une censure tatillonne.

II – Le personnel de l’Opéra

A – Artistes, techniciens et administrateurs

12En 1810, l’Opéra est redevenu la grande scène musicale de Paris. Le budget de 1813 évalue son personnel à 476 personnes comprenant chanteurs, musiciens, machinistes, décorateurs, habilleurs, danseurs, etc. Les vedettes restent les chanteurs et les danseurs. Tous les corps de métier sont mis à contribution.
Le directeur de « cette grande machine théâtrale », pour reprendre les termes d’un article du Moniteur du 28 juin 1810, n’est autre que l’auteur dramatique Louis Benoit Picard qui exerça ses fonctions avec habilité du 9 novembre 1807 au 15 décembre 1815. Cet ami du surintendant des spectacles Rémusat devait en grande partie sa position à l’Empereur qui avait remarqué et apprécié l’une de ses comédies satiriques Les Marionnettes. Le directeur et le surintendant s’estimaient et l’entente des deux hommes n’est sans doute pas étrangère à la remise sur pied des finances de l’Opéra sous l’Empire.

B – Les créateurs : compositeurs et librettistes

13L’Opéra de Paris attire un important contingent de créateurs qui écrivent pour lui musiques, livrets, chorégraphies. À la différence des artistes, salariés touchant parfois de confortables rétributions, les auteurs étaient payés au cachet et recevaient des droits d’auteurs calculés selon le nombre de représentations. Un succès pouvait fournir une manne financière convoitée, aussi les candidats se pressaient-ils nombreux aux portes de l’Académie.

14L’Empire, qui favorisa une intense politique de création, ne s’adressa pas pour autant à un large éventail de créateurs. Notre travail sur les années 1810-1815 fait ressortir que quatre compositeurs, Persuis, Kreutzer, Méhul et Berton, se partagent à eux seuls la moitié des pièces nouvelles, au détriment de noms fêtés dans les années précédentes, comme ceux de Le Sueur, Spontini, Cherubini et Catel. Trois des quatre musiciens favorisés avaient par ailleurs, et ce n’est certes pas un hasard, une place importante dans l’administration de l’Opéra, Persuis comme chef d’orchestre, Berton comme chef de chant et Kreutzer comme premier violon. Siégeant au conseil d’administration, ils étaient informés à la base des volontés du pouvoir et des orientations que Napoléon voulait infléchir dans le répertoire. Leur influence ne s’arrête pas là : certains participaient également à des instances essentielles dans la vie de l’établissement, celles chargées de choisir les livrets et de vérifier s’ils ne blessaient en aucun cas la ligne impériale, nous avons nommé le jury de lecture et le jury de censure.

15Les librettistes eurent aussi leurs vedettes. Trois noms dominent : Etienne de Jouy – à qui l’on doit quelques succès retentissants tels La Vestale (1807, musique de Spontini) ou les Bayadères (1810, musique de Catel) –, Baour-Lormian, le poète officiel de l’Empire, et Morel de Chedeville, collaborateur de Grétry sous l’Ancien Régime.

C – Les jurys de lecture et la censure

16Créé en 1798 et plusieurs fois redéfini, un comité était chargé d’examiner les livrets susceptibles d’être portés sur la scène : le jury de lecture. Composé de membres de l’administration et de personnalités extérieures à l’Opéra, il exerçait une sélection sévère (sous l’Empire, il examina près de 181 pièces pour n’en recevoir que 52) mais sa tâche était allégée, à partir de 1803, par un « examen préparatoire » effectué par l’autorité de tutelle (préfet du Palais puis surintendant des spectacles). Après ce premier contrôle politique, le jury n’avait qu’à poursuivre la sélection suivant des critères essentiellement esthétiques. À partir de 1808, un second jury spécialisé lui est adjoint pour examiner la musique. Il est à noter que les membres du comité étaient nommés par l’autorité de tutelle, c’est-à-dire le pouvoir, nominations qui relevaient ouvertement du favoritisme comme celle de Baour-Lormian au jury de lecture de l’Opéra.

17Une pièce acceptée et même déjà mise en scène n’était pas pour autant certaine d’être représentée telle que l’avaient conçue ses auteurs. Une dernière instance, qui dépendait cette fois non de l’Opéra mais du ministère de la Police, devait donner son aval : la censure des spectacles. Les membres de ce comité dit « Bureau de la presse » corrigeaient le manuscrit puis établissaient ensemble un procès-verbal qui servait de base à l’autorisation définitive de l’ouvrage. La procédure, draconienne pour les théâtres, était plus lâche pour l’Opéra, sans doute parce que le répertoire de l’Académie impériale de musique off rait moins de risque d’offenser les « intérêts du gouvernement » ou « la décence publique ». Les personnages n’étaient-ils pas « des dieux, des rois ou des héros » ?

III – Un répertoire sous influence

A – Les œuvres de circonstance

18Un type de pièces avait le privilège d’échapper au contrôle du jury de lecture (mais non de la censure), les œuvres de circonstance. Écrites pour commémorer sur la scène un événement politique à caractère d’exception, naissance ou victoire, elles occuperont une place à part dans le répertoire napoléonien.

19Le Triomphe du Mois de Mars ou le Berceau d’Achille est sans doute le plus représentatif de ces ouvrages. Cet opéra-ballet de Dupaty, musique de Kreutzer, représenté à l’Académie impériale de musique le 27 mars 1811, avait été composé pour célébrer la naissance du roi de Rome le 11 mars. Il fallut toute la diligence du surintendant des spectacles pour mettre sur pied en moins de quinze jours ce spectacle allégorique en un acte. Dans un décor pastoral où évoluaient bergers et divinités, l’Empereur se devinait sous les traits du guerrier mythique Achille à qui un fils était donné. Et, pour que l’allusion soit bien comprise, la pièce s’achevait avec la descente sur la scène d’un berceau semé d’abeilles, identique à celui que la ville de Paris avait offert à l’héritier du trône. Le spectacle avait rempli son rôle.

B – Les créations

20Le répertoire de l’Opéra de Paris était surtout constitué d’œuvres nouvelles. Si l’on prend les années 1810 à 1815 en excluant les mois de la Première Restauration, 50 % des représentations étaient composées de nouveautés écrites sous l’Empire. Les créations (19 pour cette période) étaient donc clairement favorisées au détriment des pièces du répertoire [8].

21Parmi les œuvres créées à l’époque, beaucoup reprenaient les sujets mythologiques traditionnels ou bien se situaient dans l’antiquité gréco-romaine. Ce fut le cas d’un des plus grands succès du temps, La Vestale, composée par Spontini, et qui reçut le prix décennal de la meilleure œuvre lyrique.

22Des thèmes à la mode trouvaient aussi leur déclinaison lyrique sur la scène de la rue de Richelieu. Ainsi Ossian ou les Bardes (1804), l’œuvre magnifique de Le Sueur dont la fameuse scène du sommeil d’Ossian demeure un des plus beaux passages, reflète l’engouement pour les mythes scandinaves né au siècle précédent. Des mythologies plus exotiques encore servirent de cadre aux histoires imaginées pour l’Opéra. Elles transportèrent ainsi les spectateurs en Inde avec Les Bayadères (1810) de Catel et de Jouy, en Chine avec Le laboureur chinois (1813) de Berton.

23D’une façon générale, la préoccupation historique ou la « couleur locale » des pays décrits prédomine dans ce répertoire soufflé le plus souvent par l’autorité politique. Un exemple, Les Abencérages de Cherubini et de Jouy créé le 6 avril 1813. Cet opéra est représenté trois années après l’interdiction du Fernand Cortez de Spontini et de Jouy en 1810, retiré de l’affiche pour un prétendu rhume d’une des cantatrices mais en fait parce que le public avait pris fait et cause pour les Espagnols au moment où les armées napoléoniennes occupaient l’Espagne.

24Les Abencérages évoque en 1813 une curieuse Espagne hispano-mauresque. D’ailleurs, ce même thème fit l’objet d’un premier livret écrit par le neveu du compositeur Grétry avec l’idée que son célèbre oncle puisse le mettre en musique. Présenté une première fois par le neveu le 8 février 1800 sous le titre de Zelmar ou les Abencérages, drame lyrique en deux actes, le sujet est refusé sous prétexte qu’il ne convient pas assez à la scène de l’Opéra. Le manuscrit [9] avait pour seul argument la rivalité de deux tribus maures : les Zégris et les Abencérages. Etienne de Jouy et Cherubini s’emparèrent dix ans plus tard du sujet en adoptant un autre point de vue, étayé par un réel souci de reconstitution historique. Jouy explique sa démarche dans le tome XIX de ses Œuvres complètes : « (…) Je cherchai dans les annales mauresques, un événement qui pût fournir matière à un opéra et me permettre de transporter sur la scène lyrique ces tableaux pleins de mouvement, de charme, et d’originalité qui m’avaient séduit dans l’histoire [10]. »
L’Histoire universelle et la mythologie constituaient une source d’inspiration intarissable pour les librettistes. Grâce à elles, le spectateur voyageait dans le temps, chevauchait les siècles et les frontières, un jour en Chine, l’autre à Rome sous l’Antiquité, puis en Espagne. Mais aussi éloignés que soient les lieux et les époques, les ouvrages ramenaient d’une manière ou d’une autre à une réalité bien actuelle, la personne même de l’Empereur dont ils orchestraient le glorieux destin. L’aventure de l’opéra La Mort d’Adam de Le Sueur est en cela exemplaire.

C – La Mort d’Adam, une œuvre de propagande

25Tragédie lyrique en trois actes sur un livret de Nicolas-François Guillard, La Mort d’Adam, représentée en 1809, introduisait dans le répertoire de l’Opéra une thématique neuve : le merveilleux chrétien. Cette pièce qui traînait dans les cartons de l’Opéra depuis les années 1800 s’inspirait du drame de l’Allemand Klopstock, Adams Tod, traduit en français par l’abbé Roman en 1762. L’argument du livret de Guillard était d’une grande simplicité. Il mettait en scène Adam entouré d’Ève, de ses fils et de toute leur descendance, c’est-à-dire de l’humanité tout entière, s’apprêtant à affronter cette terrible inconnue que devait être la mort pour le premier des humains.

26Un argument trop simple peut-être et trop austère pour être accepté par l’Opéra de Paris, si bien que, vers 1800-1801, Le Sueur et Guillard ajoutèrent à leur IIIe acte un épilogue plus apte à séduire le public. Ils l’intitulent « Le Ciel d’Adam ». Cette apothéose présente le combat qui oppose Dieu à Satan : alors qu’Adam aux cieux a quitté le théâtre, Satan, surgi du « puits de l’abîme », entouré du chœur des démons, prétend voler à Dieu l’âme du premier homme. Ce grand ajout lyrique a fait l’objet d’un enregistrement, lors d’un concert en 1992 à la Chaise-Dieu organisé par Jean Mongrédien.

27On soulignera, avec le même Jean Mongrédien, que « Le Ciel d’Adam » marque la première apparition de Satan sur la scène de l’Opéra de Paris. Ce personnage, le véritable héros de l’épilogue, des scènes VIII à XII de l’acte III est absent du drame de Klopstock. Il provient de différents textes dont le Paradis Perdu de Milton, Isaïe, l’Apocalypse. C’est lui qui donnera à l’œuvre de Le Sueur et Guillard une dimension proprement fantastique.

28Comment ce thème biblique réussit-il à franchir les fourches caudines de la censure ? Celle-ci, en effet, depuis le Concordat du 16 juillet 1801, veille avec zèle au respect de la religion catholique, l’un des socles de la nouvelle société impériale. Elle traque impitoyablement tous les signes de dépréciation de la religion sur les théâtres, poussant même le scrupule jusqu’à interdire qu’on y entende sonner des cloches ou qu’apparaissent des personnages en habit ecclésiastique.

29« Les ministres de la religion sont des personnages trop graves pour être persiflés ; et il faut toujours les présenter comme des objets de vénération et non pas de ridicule », expliquera Savary, ministre de la Police [11].

30Avec La Mort d’Adam, le problème posé aux censeurs n’est pas une simple question d’accessoires : représenter sur les planches un passage de la Bible, montrer Adam, c’est en quelque sorte toucher au cœur du dogme. Peut-on l’autoriser sur une scène de théâtre ?

31Le rapport de censure du 12 avril 1808 nous éclaire sur l’inhabituelle indulgence du comité. Le Sueur et de Guillard ont introduit dans leur acte III une deuxième lecture – politique cette fois – qui a conquis les censeurs.

32

« Le but de l’auteur a été de consacrer cet acte tout entier à la gloire de l’Empereur, et y marche de deux manières : 1. Il met en scène l’âme de l’Empereur telle qu’il la suppose exister il y a six mille ans. Elle y paraît comme le conquérant, le génie prédestiné, le second sauveur promis au genre humain. 2. Il exprime dans des chants la prédiction du règne de Napoléon le grand caractérisé par plusieurs circonstances justes et brillantes tirées des livres hébraïques, et vérifiées par l’histoire de nos jours [12]. »

33La mission de l’œuvre est donc bien visible : faire apparaître l’Empereur des Français comme le second Jésus. Napoléon en sauveur : on retrouve là une posture chère au souverain. C’est Adam agonisant qui annonce la venue du héros providentiel :

34

« Que vois-je ? Ô mes enfants bénissez vos destins ! Dans cette nuit d’horreur quelle vive lumière !… Un homme … un Dieu consolateur, rend à l’homme déchu sa dignité première. Comme l’astre des cieux, tout brillant de splendeur, il répand dans son cours des torrents de lumière. La foule des méchants a fui son œil vengeur : ils sont rentrés dans la poussière. Je vois renaître sur la terre et l’innocence et le bonheur. »
Jean-François Guillard laisse aux anges invisibles du Paradis le soin d’être plus explicites. À la scène VIII de l’acte III juste avant que Satan apparaisse, un chœur des anges s’exprime en ces termes :
« Un homme, un dieu consolateur, doit rendre à l’homme un jour sa dignité première, la foule des méchants fuira son œil vengeur. Ivres d’un vain orgueil, peuples ambitieux pensez-vous l’arrêter dans sa vaste carrière ? Devant son astre radieux, que deviendra votre pâle lumière ? Autant que l’aigle impérieux plane au-dessus du séjour du tonnerre, autant dans son vol glorieux, il domine en vainqueur sur votre tête altière [13]. »

IV – La scène de l’illusion

A – L’effet visuel

35Le terme qui revient sans cesse concernant les spectacles de l’Académie est celui d’« effet ». Cet effet est d’abord visuel et tient en partie aux dimensions importantes de la scène. Aussi vaste que l’espace réservé au public, elle permettait à ces œuvres qui mêlaient théâtre, danse et musique de se déployer dans toute leur ampleur. Les décors, grâce à la profondeur de la scène et aux jeux de perspective transportaient les spectateurs dans des pays lointains, exotiques souvent, et des époques reculées. Ils provenaient de l’atelier de peinture animé par Jean-Baptiste Isabey, l’un des peintres officiels de l’Empire.

36Les éclairages, les machines, caractéristiques de ce théâtre de l’illusion, dévoilaient des mondes merveilleux, où ciel et terre, divinités et humains changeaient à vue, le vrai et le faux s’interpénétrant, les objets réels côtoyant les trompe-l’œil.

37Ainsi, plusieurs fois, par souci de réalisme, de vrais chevaux parurent dans le spectacle. Citons le nommé « Zéphire » monté par un des écuyers de chez Franconi frères pour le ballet Persée et Andromède de Méhul, créé le 8 juin 1810 [14]. Les très nombreux figurants accentuaient l’effet de réalité. Pour le seul Triomphe du Mois de Mars, ouvrage d’une heure et quart, on en dénombre 159. Ils contribuaient aux mouvements de foule, participaient aux chœurs et aux figures du corps de ballet.
Le soin apporté aux vêtements rendait l’illusion encore plus frappante. Dessinés par des peintres d’histoire, ils cherchaient davantage l’expression de la vérité que le style galant du XVIIIe siècle. Selon le budget de 1813, les costumes à eux seuls nécessitaient l’emploi de 56 personnes, de la couturière au dessinateur.

B – L’eff et sonore

38De quelle manière la musique participait-elle à ce spectacle grandiose ?

39L’orchestre dirigé par Persuis se trouvait au pied de la scène dans une fosse disposée sur la largeur d’une seule banquette. Entre 1810 et 1815 il compta jusqu’à 80 instrumentistes, l’effectif variant avec l’œuvre représentée. Visibles du public, les musiciens faisaient partie eux aussi du spectacle.

40Le théâtre de Victor Louis était-il favorable à l’écoute de la musique ? D’après l’étude acoustique que nous avons réalisée à partir d’une maquette de la salle et du programme Midas, la salle off rait une réverbération équivalente à celle de l’opéra Garnier et devait bien se prêter au répertoire lyrique [15].

C – L’accueil du public

41L’Opéra donnait, sauf cas exceptionnel, trois représentations dans la semaine. Celle du mardi était destinée aux créations, le vendredi était le jour élégant, quant au dimanche il était réservé selon le surintendant des spectacles « à une classe, qui ne peut guerre profiter de ce plaisir les autres jours de la semaine » [16]. En un mot, le peuple.

42Ce public extrêmement divers renseignait les autorités sur l’état de l’opinion. Déjà, le préfet de police Dubois, dans un rapport adressé au Premier Consul, écrivait le 4 novembre 1800 : « Le préfet de police n’a-t-il pas besoin aussi quelque fois de sonder par lui-même l’opinion publique qui se manifeste le plus souvent au spectacle qu’ailleurs ? » [17] Aussi, pendant toutes les années de l’Empire, des inspecteurs de la salle notaient-ils les réactions du public, en prenaient pour ainsi dire le pouls.

43Grâce à la comptabilité du journal de l’Opéra on peut se faire une idée précise du succès ou de l’échec d’une pièce. La recette moyenne par représentation est de 3424 francs. 17 sur 23 dépassent la recette moyenne. Cet indicateur n’est pas cependant le seul critère de la réussite d’un ouvrage, preuve en est L’Enlèvement des Sabines, dont la recette moyenne resta faible mais connut 43 représentations. Or le nombre de représentations dépend de la volonté du pouvoir politique de maintenir tel ou tel spectacle. L’exemple de Fernand Cortez, retiré prématurément de l’affiche malgré de bonnes entrées, en est révélateur.

44Les comptes rendus de journaux nous donnent aussi des informations sur la réception des ouvrages par le public et les mélomanes. Un indicateur supplémentaire d’un succès réside dans le nombre de parodies. À ce propos, le publiciste du Mercure remarque le 29 septembre 1811 : « Si une parodie contribue toujours, en quelque manière, à constater le succès d’un ouvrage sérieux, on peut dire que deux parodies sont une preuve de triomphe [18]. »
Sept créations de la période 1810-1815 furent parodiées, dont L’Enlèvement des Sabines, devenu pour l’occasion Les Sabines de Limoges ou l’Enlèvement singulier, vaudeville héroïque en un acte écrit par Henri Simon et Maurice Oury pour les Variétés le 1er août 1811. La mode elle-même s’empare des succès de l’Académie, ainsi la vogue des toques dites « à la Bayadère » dont le fond se compose « d’une spirale de petites fleurs blanches », suscitée par l’opéra-ballet du même nom, meilleure recette de l’année 1810.

V – L’Empereur sous les feux de la rampe

45On ne saurait parler de la représentation du pouvoir sans faire allusion aux entrées de l’Empereur dans la salle de l’Opéra. Napoléon se rendit à l’Académie de musique quatorze fois de 1810 à 1815, et ce à des moments politiquement stratégiques. La venue du souverain, événement exceptionnel dans la vie de l’Académie, est elle-même préparée comme un spectacle. Le détail de ces préparatifs serait resté inconnu si Bonet, le précédent directeur, n’avait consigné, dans un rapport envoyé le 7 septembre 1807 au préfet du Palais, toute une série de mesures concernant l’étiquette à suivre en pareille circonstance :

46

« (…) Ne voyant prendre par la Police aucune mesure intérieure pour la réception de leurs Majestés, je courus à la Préfecture de Police où l’on ne parut pas aussi convaincu que moi que leurs Majestés honoreraient l’Académie de leur présence. Monsieur Veyrat, Inspecteur Général de la police, venait de quitter son bureau. Je me chargeai moi-même de lui porter les ordres de Monsieur le conseiller d’État préfet. J’allais le trouver chez lui et lui remis d’abord six billets en blanc pour le parterre, de 10 places chacun. Le public, n’étant pas prévenu des intentions de LLMM, j’étais certain de n’avoir pas d’affluence. J’engageai Monsieur Veyrat à se placer aux premières pour surveiller ses agents (il avait avec lui Monsieur Constant, le premier valet de chambre de sa majesté) et à mettre aux secondes loges deux inspecteurs de police, ce qui fut exécuté. Outre les hommages habituellement rendus à LLMM lorsqu’elles paraissent au spectacle, il avait toujours paru convenable qu’à leur entrée, tous les spectateurs, et notamment ceux des loges se levassent, par un mouvement spontané et respectueux. Je crus devoir me livrer aux soins qu’un zèle discret et prudent pouvait me permettre à cet égard. Je me rendis ensuite à l’orchestre pour m’assurer de l’exécution des airs et fanfares préparées pour la réception de LLMM (…) [19]. »

47La musique que l’on a coutume de jouer est un air de Grétry intitulé « Où peut-on être mieux qu’au sein de sa famille ? ». À ces airs s’ajoutent des fanfares qui sont comme la représentation musicale de l’Empereur.

48Napoléon survient toujours en cours de spectacle et n’assiste presque jamais à une représentation en son entier. Lorsque c’est un grand opéra avec ballet, il paraît au deuxième acte ou vers la fi n de l’Opéra ; lorsqu’il s’agit d’un spectacle composé, juste avant le ballet. La lettre du 28 décembre 1810 du surintendant au directeur est sur ce point très explicite :

49

« Je vous préviens mon cher Directeur, que l’intention de l’Empereur est d’aller ce soir à l’Opéra. Disposez les choses de manière à ce que le Ballet puisse commencer de huit heures trois quarts à neuf heures, car c’est l’heure à laquelle arrivera probablement l’Empereur. Il me semble qu’Aristippe dure bien une heure et demie et qu’un entracte plus ou moins prolongé nous donnera parfaitement le moyen d’arriver juste à l’heure que je vous indique. Répandez le plus que vous pourrez le bruit de la venue de l’Empereur, cela nous fera du monde. N’oubliez pas non plus de prévenir la police [20]. »

50Mais il arrive que l’Empereur manque son entrée et entre, comme ce fut le cas le 31 juillet 1810, pendant un entracte, alors qu’on installait les décors pour le troisième acte du Triomphe de Trajan d’Esménard. On interrompt donc brusquement les travaux pour revenir en arrière et reprendre la scène du triomphe de l’Empereur au deuxième acte où « toutes les allusions dont cette scène est remplie ont été saisies avec de nouveaux transports » note Le Journal de Paris du 1er août 1810.

51Voici le compte rendu du même événement donné par Le Mercure de France daté du 4 août 1810 : « (…) elles sont arrivées au moment où la pompe triomphale venait d’exciter l’admiration ; le public a demandé à grands cris que ce spectacle ravissant fût recommencé, et il a saisi avec transport toutes les allusions que la présence de LL.MM rendait si naturelles et si fréquentes [21]. »

52Parfois, Napoléon fait ajouter une scène à un spectacle. Ce fut le cas pour l’Alceste de Gluck, où une musique, composée pour l’occasion par Méhul sur des paroles d’Esménard, annonça à l’intérieur même de l’œuvre la grossesse de Marie-Louise. Le Mercure de France du samedi 8 décembre 1810 nous éclaire sur sa nature :

53

« (…) Au second acte une surprise agréable était réservée aux augustes spectateurs et au public ; au moment ou le chœur adresse ses vœux aux dieux pour la conservation des jours d’Admète, on a entendu moins comme un fragment intercalé, que comme une scène appartenant au sujet, une invocation vraiment lyrique que le grand-prêtre adresse au père des immortels.
(…)
O Dieu ! qui dans les airs fais gronder le tonnerre,
protège Alceste et son époux !
Les fruits de leur hymen sont l’espoir de la terre;
Cent peuples réunis t’implorent avec nous.
L’Impératrice a paru extrêmement touchée de cet hommage, on a cru remarquer des larmes dans ses yeux, au moment où le public demandait à grands cris qu’on répétât ce beau vers :
Les fruits de leur hymen sont l’espoir de la terre [22]. »

54Ainsi Alceste de Gluck, par cet habile additif, se transformait en une pièce de circonstance à la gloire de la descendance future de l’Empereur et de l’Impératrice. L’adjonction musicale avait reçu l’aval de l’Empereur qui avait lu le texte au préalable, comme le révèle la correspondance entre le surintendant et le directeur de l’Opéra.

55La personne du souverain était d’autant plus remarquée qu’il occupait une place prééminente dans la salle. En effet, sa loge se situait à l’extrême gauche et dominait la scène. De ce fait, l’Empereur était éclairé par les lampes à huile de la scène tandis que la salle se trouvait plongée dans l’obscurité. Il était vu de tous, comme l’écrit en 1804 Kotzebue dans ses Souvenirs de Paris publiés à Paris chez Barba en 1805. Le public était informé de la présence de l’auguste spectateur par les journaux qui annonçaient la venue des souverains ainsi que par l’expression « donné par ordre » (sous entendu de l’Empereur) si visible sur les affiches placardées par l’Académie.

56Aussi choyé par le pouvoir que contrôlé par lui, l’Opéra de Paris fut sous Napoléon une institution prolifique. Son rayonnement dépassait les frontières. Lors de son voyage à Vienne entre mai et juillet 1815, le jeune compositeur Ferdinand Hérold s’étonne d’y retrouver autant de pièces des théâtres parisiens. Il écrit dans son journal :

57« On donne ici trop d’opéras français et, sans la langue avec laquelle je suis en dispute, je me croirais en France [23]. »

58Encore faut-il ne pas abîmer ces spectacles. Hérold n’est pas tendre avec l’interprétation de La Vestale. Pour lui, l’ouvrage de Spontini n’est pas bien rendu, desservi par des tempi trop rapides et une salle trop petite. Lors d’une seconde audition, Hérold se montre encore plus critique :

59

« Je suis retourné hier entendre encore la Vestale : on l’exécute pitoyablement. Ces messieurs les compositeurs du théâtre, coupent, taillent, changent selon leur goût lourd et pesant : ils ont gâté, selon mon idée, plusieurs beaux chœurs [24]. »

60L’interprétation de Munich trouve grâce aux yeux du jeune Hérold :

61

« Cet ouvrage étonnant est mieux représenté ici qu’à Vienne. Ce n’est pas que Mme Anne Sessis soit parfaite ; mais l’orchestre qui est excellent, met à l’exécution de l’œuvre beaucoup de soin, et les chœurs peu nombreux, chantent assez juste. J’ai entendu la Vestale à Paris, à Naples, à Vienne et à Munich. L’ouvrage est-il bon ? Autrefois je disais non. Aujourd’hui que dis-je ? Plus je l’entends, plus je soutiens que c’est un chef-d’œuvre – non de correction mais de sentiment, d’expression et d’énergie. Partout j’ai vu qu’on se permettait de faire à l’opéra quelques retranchements ; mais ici, c’est bien différent … on ajoute, au troisième acte, une grande scène pour Licinius et son armée. Il chante un air, je ne sais de qui, et cet air n’est pas beau. En revanche, on nous a donné quelques-uns de ces charmants airs de danse qui fourmillent dans la Vestale, tandis qu’à Naples et à Vienne on se fait un devoir de les retrancher [25]. »

62Ainsi prenait-on partout des libertés par rapport aux manuscrits. Mêmes mutilées, ces pièces ne manquèrent pas d’intéresser les spectateurs et d’influencer des artistes d’autres générations, Berlioz le premier. Celui-ci, dans ses critiques littéraires [26], se montra l’un des plus fervents défenseurs de Spontini. En 1852, un an après la mort du compositeur, Berlioz lui consacre trois Soirées de l’orchestre. Dans l’une d’entre elles, il se sert d’une fiction ancienne, Le suicide par enthousiasme. Elle met en scène un jeune musicien qui se tue sous l’effet de l’émotion éprouvée à deux représentations de La Vestale. Pourtant, le parcours de l’œuvre sur les planches ne fut pas aussi limpide.

63La Vestale disparut de la scène à partir de 1816. Malgré la vogue rossinienne, l’œuvre de Spontini réapparaît sur les planches en 1824-1825 pour 20 représentations. On la redonne encore trois fois en 1829-1830, cinq fois de 1834 à 1835, puis plus rien jusqu’en 1854 où l’on fait entendre l’œuvre neuf fois. Ensuite, ce fut l’éclipse. Seulement une représentation le 24 janvier 1909 et le silence [27].

64En 1863, plus de cinquante ans après sa création, La Vestale était encore parfaitement dans les mémoires des gens de métiers. Pour preuve, les librettistes des Pêcheurs de Perles, Eugène Cormon et Michel Carré, s’inspirèrent du plan imaginé par Etienne de Jouy en 1807 pour construire l’opéra de Georges Bizet. Même division en trois actes, même thème du feu qui clôt les deux œuvres [28].

65La plupart des spectacles créés sous l’Empire n’eurent pas la chance de connaître la longue carrière de La Vestale. Oubli injuste ? La Mort d’Abel de Kreutzer, représentée une deuxième fois en 1823, provoqua un émoi chez le jeune Berlioz qui l’écrivit à Kreutzer :

« O génie ! Je succombe : je meurs ! Les larmes m’étouffent ! La Mort d’Abel : Dieux ! Quel infâme public ! Il ne sent rien ! Que faut-il donc pour l’émouvoir ? ( …) Sublime, déchirant, pathétique ! Ah ! Je ne puis plus ; il faut que j’écrive ! À qui écrirai-je ? Au génie ? … Non, je n’ose. C’est à l’homme, c’est à Kreutzer … il se moquera de moi … ça m’est égal ; je mourrais si je me taisais. Ah ! Que ne puis-je le voir, lui parler, il m’entendrait, il verrait ce qui se passe dans mon âme déchirée ; peut-être il me rendrait le courage que j’ai perdu, en voyant l’insensibilité de ces gredins de ladres, qui sont à peine dignes d’entendre les pantalonnades de ce pantin de Rossini [29] … »
Excès de jeune homme ou véritable chef-d’œuvre ? Personne ne peut trancher puisqu’Abel dort depuis 1823 dans les cartons des bibliothèques avant peut-être un jour d’être ressuscité [30].

Notes

  • [*]
    Maître de conférences à l’Université d’Artois, Prix d’Histoire Premier Empire de la Fondation Napoléon pour son ouvrage Napoléon et l’opéra (Paris : Fayard, 2004), interprète et compositeur.
  • [1]
    Cité par Théo FLEICHMANN, Napoléon et la musique, Bruxelles, Brepols, 1965, p. 86.
  • [2]
    Né à Lyon vers 1620, Perrin avait écrit une traduction de l’Éneide de Virgile.
  • [3]
    Jérôme de LA GORCE, L’Opéra de Paris au temps de Louis XIV, Paris, Desjonquères, coll. « La mesure des choses », 1992, 220 p.
  • [4]
    Cité par Théo FLEICHMANN, Napoléon et la musique, Bruxelles, Brepols, 1965, p. 210.
  • [5]
    A.N., AJ13 72, Règlement pour les théâtres du 25 avril 1807, titre premier, article 1.
  • [6]
    Lettre de Napoléon à Monsieur de Rémusat, 8 février 1810. Cité par Louis-Henry LECOMTE, Napoléon et le monde dramatique, Paris, Daragon, 1912, p. 132.
  • [7]
    A.N., AJ13 76, Lettre du comte de Rémusat à Louis-Benoît Picard, 31 août 1810.
  • [8]
    David CHAILLOU, Napoléon et l’Opéra, Paris, Fayard, 2004, p. 465.
  • [9]
    AJ13 1040.
  • [10]
    Etienne de JOUY, Œuvres complètes avec des éclaircissements et des notes, Paris, 1823-1828, tome XIX, p. 236-288.
  • [11]
    Cité par Victor HALLAYS-DABOT, Histoire de la censure théâtrale en France, Paris, Dentu, 1862, p. 222.
  • [12]
    A.N., AJ13 92, Procès-verbal de La Mort d’Adam, 12 avril 1808.
  • [13]
    Nicolas-François GUILLARD, La Mort d’Adam et son apothéose, tragédie lyrique en 3 actes, Paris, Roullet, 1809, p. 48.
  • [14]
    AJ 13 93, chemise 475.
  • [15]
    David CHAILLOU, Napoléon et l’Opéra, Pars, Fayard, p. 415.
  • [16]
    A.N., AJ13 76, Lettre de Rémusat à Picard, 5 décembre 1810.
  • [17]
    A.N., AF IV, 204.
  • [18]
    Mercure de France, 29 septembre 1811.
  • [19]
    A.N. AJ13 74.
  • [20]
    A.N., AJ XIII 76, Document 77.
  • [21]
    Mercure de France, 4 août 1810.
  • [22]
    Mercure de France, 8 décembre 1810.
  • [23]
    Ferdinand HÉROLD, Lettres d’Italie suivies d’un journal et autres écrits (1804-1833), édition établie par Hervé Audéon, Weinsberg, Musik-Édition Lucie Galland, 2008, p. 234.
  • [24]
    Ferdinand HÉROLD, ibid., p. 246.
  • [25]
    Ferdinand HÉROLD, ibid., p. 252.
  • [26]
    Hector BERLIOZ, Hector Berlioz, critique musical, Paris, Buchet-Chastel, 1998, 2 vol.
  • [27]
    B.O., Journal de l’Opéra. Le site Chronopéra créé par Michel Noiray permet maintenant d’avoir en ligne l’affiche de l’Opéra des origines jusqu’à 1989.
  • [28]
    Voir Hervé LACOMBE, Les voies de l’Opéra français au XIXe siècle, Paris, Fayard, 1997, p. 113.
  • [29]
    Adolphe BOSCHOT, La jeunesse d’un romantique : Hector Berlioz, 1803-1831 d’après de nombreux documents inédits, Paris, Plon, 1906, p. 112.
  • [30]
    L’étude publiée ici est issue d’une intervention lors des 2es Ateliers d’Histoire de la Fondation Napoléon, Musiques au quotidien sous l’Empire, 24 mars 2009, que l’on peut écouter à http://www.radioclassique.fr/index.php?id=498.
Français

Résumé

L’intérêt du Premier Consul puis de l’Empereur à l’égard de l’Opéra de Paris n’était pas seulement d’ordre musical. La scène parisienne fut le lieu d’une propagande politique à la gloire du régime et du souverain, soigneusement encadrée par l’autorité de tutelle (préfet du Palais, puis surintendant de spectacles), le jury de lecture et la censure des spectacles. Le répertoire se développait donc sous influence, offrant au public des œuvres de circonstance et des créations célébrant l’Empire, marquées par des effets visuels et sonores forts, comme Le triomphe du Mois de Mars ou le Berceau d’Achille de Kreutzer sur un livret de Dupaty, Ossian ou les Bardes de Le Sueur, La mort d’Adam de Le Sueur sur un livret de Guillard, ou La Vestale de Spontini.

David Chaillou [*]
  • [*]
    Maître de conférences à l’Université d’Artois, Prix d’Histoire Premier Empire de la Fondation Napoléon pour son ouvrage Napoléon et l’opéra (Paris : Fayard, 2004), interprète et compositeur.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 14/05/2010
https://doi.org/10.3917/napo.101.0088
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