CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Depuis la parution en novembre 2018 du rapport Restituer le Patrimoine africain : vers une nouvelle éthique relationnelle[1], la discussion, d’abord enflammée et ouverte à tous les possibles, paraît aujourd’hui se refermer sur une simple histoire de musées. Les enjeux de la restitution des biens spoliés à l’époque coloniale ne se réduisent pourtant pas qu’à une affaire de conservateurs, de juristes, d’ethnologues ou d’experts. L’énigme coloniale et sa réinterprétation à la lumière des enjeux du moment affectent en réalité, partout, toutes les couches de la société, jusqu’aux campagnes les plus reculées, et aux milieux sociaux les plus éloignés des centres de la production de la doxa post- ou dé- coloniale. À Bapuré, bourgade du Dankpen dans le pays Konkomba du nord du Togo, personne n’a jamais pensé formuler une demande de restitution de l’un des arcs à flèche saisis, d’abord par les conquérants allemands (1894 ? – 1918), puis les occupants français (1918-1960). Pour autant, cela ne signifie pas qu’un travail de mémoire ne s’y poursuit pas. Il est même bien possible que les Konkombas aient beaucoup de choses à nous apprendre sur ce que fut la colonisation et pourquoi sa question se pose toujours et encore, à nous comme à eux.

Restituer un membre fantôme

2Il s’agit donc (ici) d’aborder, à partir d’un cas atypique, le thème très actuel de la restitution à l’Afrique des biens spoliés durant la colonisation. Plus qu’un objet « ethnographique », la chose à restituer est un membre fantôme, celui du pouce de la main droite des archers konkomba[2] dont les descendants actuels affirment qu’il a été amputé par les milices coloniales allemandes puis françaises, au cours d’opérations de conquête puis de pacification, menées à plusieurs reprises entre 1894 et 1936 par l’allemand von Massow (1864-1899) puis par son presque homonyme français Massu (1908-2002). Bien que vivace dans la chronique populaire et racontée aujourd’hui encore bien au-delà de leur région, à travers tout le Ghana et le Togo, cette pratique n’est attestée par aucune archive militaire ; et, comme les Konkombas sont des petites gens, de modestes paysans, on prend leurs histoires pour des élucubrations. Aujourd’hui encore, les cadres de l’administration togolaise ou les universitaires peinent à y implanter des programmes de développement rural. Ils les prennent pour des « illettrés » qui ont choisi de vivre sans État, selon les préceptes de leur organisation dite « acéphale », dans laquelle Pierre Clastres aurait certainement reconnu une « société contre l’État [3] », s’il l’avait étudiée.

3Si les collections ethnographiques allemandes et françaises regorgent d’arcs et de flèches konkomba autant que de flûtes, on n’y trouve aucun reste humain qui ressemblerait à un pouce. Aucun document n’atteste non plus de cette pratique dans les archives militaires allemandes. Cela fait dire à certains que cette histoire aurait été inventée de toutes pièces par l’imagination débordante d’une population paysanne et illettrée, depuis toujours insoumise, dont il ne faut pas prendre à la lettre les propos. Sans sonder davantage ce qui constitue, au fond, une énigme, alors qu’au Ghana, du côté anglophone du pays Konkomba [4], on prend cette affaire au sérieux, les historiens togolais se contentent d’affirmer qu’« il circule en effet à tort, dans les milieux scolaires, la légende selon laquelle le lieutenant Massu […] aurait fait couper les pouces aux guerriers konkomba afin de mettre définitivement un terme aux révoltes konkomba. Il n’en est en fait rien [5] » ; ou de concéder in extremis qu’il n’est pas impossible que cette « légende des «pouces coupés» […] soit née de celle de son quasi-homonyme, trente-six ans plus tôt [6] ».

L’enquête sur le pouce

4La permanence du récit malgré l’absence de preuves attestant en termes scientifiques de la véracité de ces pratiques d’amputation – certes violentes mais relativement banales par rapport au contexte de l’époque – interroge et invite à en savoir plus sur la place que tiennent dans la mémoire ces objets, à l’instar du pouce, que l’on pourrait qualifier de supports narratifs et dont l’absence leur assure paradoxalement une présence. Sur le chemin des traces laissées par ce récit, littéralement – les empreintes laissées par le pouce, j’ai donc entrepris de mener une enquête au Togo, là où se sont déroulés les combats entre Allemands puis Français et les Konkombas.

5En mai 2006, à l’occasion de l’étape d’un voyage en compagnie de l’écrivain togolais Kangni Alem, dans le cadre de la préparation d’une exposition sur la mémoire coloniale (Broken Memory, subventionné par la fondation Prins Claus, 2005-2007), nous avions entrepris de remonter, depuis l’Océan Atlantique, l’ancienne route coloniale tracée par les Allemands. Le récit de ce voyage a été publié dans une version allégée [7]. J’y suis retourné en mai 2018, dans l’intention de préparer l’installation déjà évoquée. Aujourd’hui abandonné, le tracé de cette route est parallèle à celle que construisirent trente plus tard les Français à une vingtaine de kilomètres plus à l’est, les frontières de cette colonie s’étant modifiées en 1918 suite à la victoire des Alliés (et la dépossession subséquente des Allemands de leurs colonies). Le protectorat britannique annexa au Ghana une partie de l’ancien Togoland allemand, y compris une partie du « Konkombaland » qui se trouve donc aujourd’hui à cheval sur les deux pays. Ensablée et en partie engloutie, cette piste reste toutefois par endroits praticable, même si elle n’est plus du tout entretenue depuis un siècle. Elle reste facilement reconnaissable par les allées de tecks redevenus sauvages qui la longent.

6Notre objectif était de collecter auprès des gens rencontrés le long de cet axe de pénétration de la mémoire coloniale, les récits associés à la présence allemande au Togo de 1882 à 1914. Notre intention n’était pas tant de reconstituer les faits que de comprendre comment ce chapitre du passé avait été retranscrit dans l’histoire orale, dans ce qui se raconte aux abords de cette route et ses sites abandonnés. On se concentrera sur un tronçon d’environ 500 km qui descend des montagnes de Dayes entourant la luxuriante Kpalimé, jusqu’à la presque sahélienne Sansané-Mango, en passant par Kamina, Bassar, Guérin-Kouka, en faisant halte, bien entendu, dans les localités de Nali, Bapuré, Binaparba, réputées pour avoir été des hauts-lieux de la résistance coloniale.

La résistance des Konkombas dans le Dankpen

7Sur l’ensemble de la colonie allemande du Togoland d’alors (à cheval aujourd’hui sur le Togo et le Ghana actuels), c’est dans la région du Dankpen qu’a eu lieu la plus grande résistance à la conquête. Dans cette chronique militaire mouvementée, arrêtons-nous un instant aux événements de 1896, dont l’extrême violence a laissé des marques dans la mémoire populaire des habitants actuels de cette région, et dont même les enfants d’aujourd’hui savent encore esquisser l’enchaînement des événements et indiquer les lieux où cela s’est passé. Fin novembre 1896, l’expédition quitte Kete-Kratschi en direction de Yendi. Elle est composée de quatre Européens, 91 soldats, 46 porteurs de munitions et 231 porteurs simples. Massow et Heitmann dirigent les opérations militaires, tandis que le Dr Gruner est en charge de la coordination générale et politique de l’expédition et de la signature des traités. Un quatrième allemand, le lieutenant Thierry les rejoindra plus tard, à partir de Sansané-Mango.

8Hans Gruner (1865-1943) est arrivé au Togo en 1892. Il fut pendant plus de vingt ans le chef de la Station de Misahöhe. Se targuant de porter le titre de « Docteur en philosophie », il est nommé chef de l’expédition allemande vers l’hinterland du Togo (Togo-Hinterland-Expedition) de 1894 à 1895, et devint ainsi l’initiateur de la plupart des traités signés avec les souverains de l’intérieur du pays, qui donneront lieu aux négociations pour la formation territoriale du Togo allemand. Il participa aussi aux diverses guerres de conquête de 1896-1897, notamment en pays bassar, konkomba, tchokossi. Détenteur d’un titre de docteur en philosophie, il n’a pourtant qu’à peine publié de son vivant sur le Togo où il vécut de 1892 à 1914. Ses dites « Mémoires » ne seront éditées qu’en 1997 sous le titre Vormarsch zum Niger. Die Memoiren des Leiters der Togo-Hinterland-expedition 1894/1895 et fournissent une documentation détaillée des méthodes et des moyens mis en œuvre par les Allemands dans la conquête de l’hinterland du Togo en 1894-1895. La brutalité y est généralisée, mais la pratique de l’amputation des pouces n’y est pas mentionnée. N’est pas non plus évoquées ce que la presse de la Gold Coast voisine qualifiait des « frasques sexuelles de Gruner » (sic). Gruner abandonna ainsi, le long de la route que nous parcourions, une impressionnante progéniture qu’il préféra ignorer mais dont les mères violées n’oublièrent jamais le nom du père. Cela explique pourquoi, lors de notre première incursion en 2006 avec Kangni Alem, nous soyons tombés sur plusieurs tombes présentées comme étant celle de Gruner. Nous réalisions alors qu’en effet, s’y trouvait bien la dépouille d’« un » Gruner, fils ou petit-fils de « Gruner » mais pas celle du « Docteur en philosophie »…

9« Autour du 7 décembre 1896 [8] », encerclée par une armée composée de 7 000 archers dagombas et konkombas, la troupe allemande subit de nombreuses pertes et en réchappe in extremis malgré sa supériorité en armes à feu. Comme le rappelle un historien togolais : « C’est à la mitrailleuse que les assauts furent donnés aux positions des rebelles », et d’ajouter : « Le pouce des jeunes konkombas, aurait, semble-t-il, été coupé pour les empêcher de tirer à l’arc. [9] » Les combats tuent dans les deux camps et le sergent Heitmann, blessé sur le champ de bataille, succombera quelques jours plus tard, le 28 décembre 1896 [10], d’une flèche empoisonnée, aux côtés de cinq miliciens [11]. L’historien français Robert Cornevin, certainement informé de l’anecdote, signale lui aussi que cette bataille aurait valu aux Konkombas la coupure des pouces chez les hommes ; le pouce étant le doigt qui sert d’appui pour tirer une flèche, tant ils se signalaient par leur « acharnement et leur vaillance [12] ».

10La troupe qui accompagnait l’expédition était une « police » stationnée à Lomé. Elle était dirigée par des officiers allemands (à l’instar de notre sergent Heitmann), tandis que ses exécutants, policiers, fonctionnaires et des auxiliaires étaient recrutés ailleurs en Afrique, les populations locales refusant de s’enrôler pour réprimer les leurs. Suite à ces combats, les Allemands lancèrent plusieurs campagnes en suivant un principe simple : tout dévaster pour s’imposer. Von Massow écrit en décembre 1897, suite à une nouvelle incursion en pays Konkomba qui mit fin pour un temps aux révoltes : « En gros, j’ai réduit en cendres 40 à 50 villages, détruit autant de fermes que faire se peut, dispersé près de 300 têtes de gros bétail et 100 à 200 moutons… » Dans ce contexte d’extrême violence, l’amputation du pouce n’aurait sans doute même pas nécessairement été mentionnée, tant cela aurait paru dérisoire au regard des autres exactions bien plus brutales, et mortelles.

De von Massow à Massu

11Quelques décennies plus tard, dans l’espoir déraisonnable de mettre fin au refus chronique des Konkombas de se soumettre au rationalisme administratif, les Français envoient le lieutenant Massu qui y restera d’avril 1935 à juillet 1936. Selon l’historien Nicoué Gayibor [13], Massu « en profita pour renforcer le pouvoir des chefs de canton souvent contestés, et aussi, pour rappeler aux populations le devoir de s’acquitter de leurs impôts, qui constituaient véritablement une cause d’agitation ». Il confisqua près de 300 000 flèches qui furent brûlées ; les pointes ainsi que les accessoires de guerres (couteaux, doigtiers). Les strophantus[14] qui empoisonnaient les flèches furent méthodiquement coupés.

12Personnalité célèbre en France, Jacques Massu fut un militaire, officier général. Compagnon de la Libération et ancien commandant en chef des forces françaises en Allemagne, il s’illustra notamment dans la colonne Leclerc et la 2e DB, durant la Seconde Guerre mondiale. Son rôle dans les conflits coloniaux d’Indochine et surtout d’Algérie est l’objet de controverses historiques autour de la question de la torture, dont il a reconnu l’emploi. Il a notamment été accusé par d’anciens combattants FLN algériens, d’avoir donné son aval aux pratiques de torture pendant la guerre d’Algérie et même d’y avoir participé. Fraîchement diplômé de la promotion Foch de Saint-Cyr en 1930, cette opération de pacification lui donnera l’occasion de faire ses premières armes, ainsi qu’au Maroc et au Tchad, en tant que sous-lieutenant de l’infanterie coloniale. Il a confirmé l’essentiel de ses déclarations quant aux pratiques et aux descriptions faites dans son livre La Vraie Bataille d’Alger. Il n’a toutefois jamais déclaré avoir procédé à l’amputation des pouces konkombas, mais peut-être que le manuscrit de « La Vraie bataille konkomba » sera-t-il un jour retrouvé et publié ? Pour l’anecdote, Massu est retourné au pays konkomba en 1979 et y aurait été « reçu en grande pompe, « les Konkomba lui offrant, non sans humour, un magnifique carquois vide (sans flèche !). [15] »

13La ressemblance entre les noms de ces deux soldats que l’histoire locale a retenue comme des militaires particulièrement violents, quel que soit le détail de leurs brutalités, donne aux Konkombas la possibilité de formuler l’archétype du comportement militaire européen en phase de conquête : ce sont des « masy » (comme Massow et Massu – transcription phonétique), comme nous avions « un » Gruner. Cette coïncidence donne à l’affaire du pouce un goût littéraire qui aurait pu être inventé par Gabriel Garcia Marquez dans le roman Cent ans de solitude qui relate l’histoire de la famille Buendia sur six générations dans le village imaginaire de Macondo et dans lequel les personnages portent presque tous le même nom.

Coup de théâtre au cimetière européen de Sokodé [16]

14Après avoir quitté le pays konkomba, nous arrivions à Sokodé, capitale de la région des plateaux. Une fois pris possession de nos chambres dans une auberge locale, un homme nous aborde et nous propose ses services de guide touristique. Lui ayant expliqué le motif de notre voyage sur les traces de la conquête allemande du Togo, il propose de nous accompagner au « cimetière européen », ce que nous faisons. Là, en pays kotokoli déjà loin des Konkombas, notre enquête allait gagner une dimension supplémentaire, une ouverture que rien n’annonçait quand nous nous lancions sur cette route parallèle, presque abandonnée des vivants mais peuplée d’encore plus de fantômes que nous ne pouvions l’imaginer.

15En entrant dans le cimetière, nous apercevons un jeune homme juché sur la clôture et lui expliquons la raison de notre présence. Il est vite rejoint par tout un groupe de jeunes portant leur uniforme kaki de collégiens, et d’autres badauds. En plein cimetière s’ensuit une discussion à bâtons rompus sur la manière dont il faudrait parler aujourd’hui du passé colonial et sur son impact sur l’état actuel du Togo et du monde. Les idées fusent. La condamnation de la violence coloniale se mêle au regret de vivre encore sous une dictature qui, au fond, fonctionne avec les mêmes principes, le même appareil, seule « la couleur de ses administrateurs aurait changé », déclara une lycéenne.

16Une sorte de classe en plein air s’improvisa et au moment où nous allions faire le tour des tombes, l’un des collégiens se souvint qu’il était en possession d’un vieux magazine dont un article portait sur ce cimetière. Persuadé que ce texte contenait des informations permettant de faire progresser la discussion, il partit le chercher. Il revint en effet avec le numéro 99 daté de mai 1985 de la revue Togo Dialogue, aujourd’hui disparue dans lequel le sociologue français Jean-Claude Barbier avait écrit un article intitulé « Un cimetière dans la verdure », dont voici un extrait : « La plus ancienne tombe date de l’époque allemande : celle d’un militaire, Rudolf von Kaiser Szentmiklos, lieutenant du corps des Dragons autrichiens, décédé dans sa trentième année, le 6 octobre 1911. Une très belle dalle en marbre, de style gothique, précise qu’il fut « amèrement pleuré par sa famille » et « victime de sa soif de connaître et de son plaisir à travailler ». La seconde tombe est également celle d’un Allemand, un médecin décédé à Bafilo, le 17 septembre 1913 (le Dr Engelhardt, né le 23 mars 1883 à Fribourg). Viennent ensuite des tombes d’administrateurs français ayant occupé des fonctions subalternes : René Léon Frédéric Déhée (1898-1928), Roger Menouvrier (1907-1930), Paul-Gabriel Mahoux (21 novembre 1904 – 10 novembre 1933). Y ont été ajoutées, toujours à l’époque coloniale, la tombe d’un enfant né et mort en 1930, deux autres sur lesquelles l’inscription a une consonance italienne ou corse : Paolo Sermisoni (1895-1945), Sangel Sangellos Fagame (1919-1947), enfin celle d’un enfant de l’administrateur Jean Rinklif (Jean-Jacques, 22 juillet 1957 – 21 février 1958). Depuis l’Indépendance, ce lieu continue de servir d’ultime demeure aux Européens de la région de Sokodé dont la dépouille n’a pas été rapatriée : Franz Joseph Mientus (20 janvier 1920 – 6 avril 1973), Pamazi Pyatoli (1976-1981), et Marcel Rothen (décédé le 26 octobre 1986). On ne peut qu’être frappé par la jeunesse de ceux qui furent enterrés dans ce cimetière : von Kaiser Szentmiklos (30 ans), Dr Engelhardt (30 ans), Dehée (30 ans), Ménouvrier (23 ans), Mahoux (29 ans)… ».

17Au cours de la discussion s’opère alors un surprenant retournement de situation, les enfants des victimes d’hier se mettant au chevet des cadavres de leurs persécuteurs. Kangni Alem se souvient : « Bernard sort la caméra pour filmer la tombe de Monsieur Dehée. Je demande (à l’un des jeunes) s’il connaîtrait par hasard les raisons de la présence des chaînes (autour du monument central). Il me répond sans hésitation :

18— « Le blanc enterré dans la tombe était un prisonnier, on a donc mis les chaînes pour le distinguer des autres ».

19Splendide explication qui ne convainc pas le groupe de collégiens. Un des collégiens rectifie :

20— « Non, l’homme dans la tombe était un prisonnier, d’accord, seulement il n’avait pas purgé toutes ses années de taule, alors on a enchaîné son âme pour qu’il termine sa peine dans l’au-delà ».

21Naïvement, je le relance :

22— « Son crime devait être horrible pour qu’on le punisse ainsi, même dans la mort. Il est mort quand ? Combien d’années lui restait-il à purger ? Que faire maintenant pour le délivrer par-delà la mort ? Existerait-il quelque rituel pour cela ? »

23(Kangni ALEM, op. cit. blog)

24Contre toute attente, ces jeunes semblent s’intéresser au sort de ces Européens dont certains n’étaient guère plus vieux qu’eux. Ils se posent des questions sur le sens du respect des Européens pour leurs morts, alors qu’aucun parent ne s’est jamais rendu – c’est ce qu’on raconte dans le quartier – sur la tombe de son enfant et qu’en conséquence, les rituels requis n’ont pas été pratiqués, abandonnant les âmes de ces « blancs » à une errance perpétuelle, dont les effets pourraient s’avérer dangereux pour tous. Car, si les cérémonies avaient été faites, il ne faisait aucun doute pour la jeune assistance que les chaînes auraient été ouvertes et l’âme des prisonniers ainsi libérée. « Les familles là-bas en Europe sont-elles au courant ? », « Ne souffrent-elles pas aujourd’hui encore des conséquences de cet abandon ? », se demandent-ils en chœur ?

Le pouce est-il un doigt d’honneur ?

25À la manière de ce que les neurologues appellent « hallucinose », le pouce coupé demeure toujours sensible. Les réactions que suscite son évocation prouvent à leur manière qu’il continue à bouger alors qu’il n’est plus attaché au corps auquel il appartenait. Si l’affaire du « pouce coupé » n’est pas un exemple classique d’objet spolié à l’époque coloniale, elle permet néanmoins de mettre le doigt sur une dimension essentielle de ce débat, qui est celle de l’aura d’un objet absent et de la quantité de stratégies que mettent en œuvre les hommes pour le réinventer, quitte à le transformer. Les objets vivent d’une certaine manière leur propre vie, et l’affaire du pouce coupé informe de l’existence de quantité d’objets spoliés à l’époque coloniale, se trouvant aujourd’hui dans les musées ethnographiques européens ou ailleurs. Parfois, les objets continuent à agir avec encore plus d’effet de présence quand ils sont paradoxalement absents, comme les fantômes. Dans tous les cas, l’objet devient l’accessoire d’un récit dont l’inexistence est la condition de possibilité. Le coup de théâtre au cimetière de Sokodé nous met sur la voie : l’histoire coloniale ne sera dépassée, « bewältigt », que si elle se fait par un travail collectif associant victimes et colons d’hier, par un échange de fantômes, un troc de traces, un bazar de récits… Telle est bien l’intention de la forme d’installation que prendra la « Konkomba Memory Box », proposition interactive muséale.

26Si le but de l’histoire (en tant que discipline) est d’établir la vérité, la nôtre est de saisir, en complément, la fable telle qu’elle vient s’inscrire dans l’objet devenant ainsi autonome, fétiche d’un monde nouveau. Cela implique une concession à l’imaginaire ; autre pacte faustien, où l’on est amené à frayer avec le fantastique. C’est donc à ce carrefour hautement stratégique où se rencontrent quête scientifique factuelle et invention littéraire que nous invitent les Konkombas. C’est parce que nous aimons cette ambiguïté que nous aimons des auteurs comme Borges. Il écrit par exemple : « Un contremaître du père de Reyles, qui s’appelait Laderecha et « qui portait une moustache de tigre » avait recueilli, par tradition orale, certains détails que je vais rapporter sans trop y croire, étant donné que l’oubli et la mémoire sont également inventifs [17] ». L’expression « sans trop y croire » qu’utilise Borges est péjorative pour le chercheur en sciences, pas pour nous. Les gens réinvestissent l’histoire coloniale au travers de récits d’événements qui se décomposent chaque jour davantage, sans vraiment se déliter [que devient la mémoire qui s’évapore ? comment se sublime-t-elle ?], mais dont ils savent toujours, ne serait-ce confusément, qu’elle fut décisive pour eux, pour l’histoire de leur famille, de leur communauté, de notre humanité.

27Si j’ai bien pu recueillir des témoignages qui tendent à confirmer la réalité de cette pratique cruelle, j’ai aussi, lors d’une enquête encore en cours, découvert d’autres manières de raconter la colonisation, surprenantes, déconcertantes. Quel statut accorder à ces dérives narratives ? Aujourd’hui, qu’en est-il ? Comment interpréter ce flou ? Comment expliquer sa difficulté à être reconnu comme vrai ? Pourquoi ce déni ? Quel statut accorder à cette histoire orale ?

28La présente démarche prépare un dispositif muséal mû par la nécessité de faire émerger de nouvelles voix en dehors des circuits académiques et des cadres traditionnels de la circulation des idées et de la parole, par la valorisation de paroles émises par des personnes qui, habituellement, ne se sentent pas autorisées à s’exprimer. Dans cette perspective, il convient de revisiter les classiques dispositifs de médiation de ré-agençant leur organisation, en invitant les cadres des institutions muséales à déléguer un peu de leur pouvoir de conservation. À cette fin, il nous a paru intéressant d’imaginer que la station konkomba de la « Memory box » soit équipée d’un interrupteur relié par internet et écrans interposés, à une sonnette qui résonnerait dans les réserves où se trouvent les collections concernées, les conservateurs s’étant préalablement engagés à répondre aux sollicitations ainsi transmises, faisant sans doute apparaître d’autres dimensions, non moins réelles, de la question coloniale telle qu’elle se pose aujourd’hui !

Notes

  • [1]
    Remis par Bénédicte Savoy et Felwine Sarr au président de la République, Emmanuel Macron, le 23 novembre 2018.
  • [2]
    Administrativement désignée, depuis la conquête allemande, sous le nom de Konkomba, cette population se désigne elle-même par le nom de Bekpaakpabe (singulier : Ukpaakpaadja).
  • [3]
    Pierre Clastres, La Société contre l’État, Paris, Éditions de Minuit, 1974.
  • [4]
    Joseph Udimal Kachim, « African Resistance to Colonial Conquest: The Case of Konkomba Resistance to German Occupation of Northern Togoland, 1896-1901 », Asian Journal of Humanities and Social Studies, vol. 01, no 03, août 2013.
  • [5]
    Gayibor Théodore Nicoué, Sources orales et histoire africaine, Approches méthodologiques, en collaboration avec Moustapha Gomgnimbou et Komla Etou, préface de Claude Hélène Perrot, Paris, L’Harmattan, 2011.
  • [6]
    Marguerat Yves (collab.), Napala O.K. (collab.), Sebald P. (collab.), Tcham B. (collab.), Le Togo sous domination coloniale (1884-1960). Lomé, Presses de l’Université du Bénin, 1997 (p. 22).
  • [7]
    Alem Kangni, Dans les mêlées, Les arènes physiques et littéraires, Éditions Ifrikiya, Collections interlignes, Yaoundé, 2009. Paru dans une version plus détaillée dans le blog http://kangnialem.togocultures.com/carnet-de-routetogoland-un-cimetiere-a-sokode
  • [8]
    Adouna Gbandi. Description phonologique et grammaticale du konkomba, langue Gur (voltaïque) du Togo et du Ghana – parler de Nawaré, 2009, p. 19.
  • [9]
    Atsutsè K. Agbobli, Sylvanus Olympio. Le père de l’indépendance togolaise, Graines de Pensées, Lomé, 2007.
  • [10]
    « Mitteilung » des archives allemandes DKB 1895 : Sergeant, Polizeimeister, Geboren am 01.03.1869 in Rüete, Kreis Hamm, « auf einer Expedition mit Eingeborenen gefallen » am 28.12.1896 (p. 294 ; 1897, p. 166).
  • [11]
    Peter Sebald, Togo 1884-1914 – Eine Geschichte der deutschen « Musterkolonie » auf der Grundlage amtlicher Quellen, Akademie Verlag, 1988, p. 183.
  • [12]
    Robert Cornevin, Les Bassari du Nord Togo, Paris : Berger-Levrault, 1962.
  • [13]
    Histoire des Togolais : Des origines aux années 1960, vol. 4, p. 508.
  • [14]
    Très toxiques, les graines de Strophanthus gratus étaient jadis couramment employées dans la préparation d’un poison de flèche : on les broie avec le jus poisseux de la plante et on trempe les pointes dans ce mélange.
  • [15]
    Marguerat Yves (collab.), Napala O.K. (collab.), Sebald P. (collab.), Tcham B. (collab.), Le Togo sous domination coloniale (1884-1960). Lomé, Presses de l’UB, 1997 (p. 191).
  • [16]
  • [17]
    Juan Luis Borges, Le rapport de Brodie, Folio/Gallimard, 1972 (1970), p. 102.
Français

Dispositif non pas d’exposition mais de communication, la « Konkomba Memory Box » est présentée simultanément dans une localité konkomba, à Nawaré au Togo, et au Rautenstrauch-Joest Museum à Cologne, dans le cadre de l’exposition « Resist – Die Kunst des Widerstands (L’art de la résistance) », du 6 novembre 2020 au 14 avril 2021. Ce cadre muséal hors-les-murs n’est pas simplement le réceptacle des informations collectées au cours d’une enquête sur l’actualité du passé colonial, et notamment de sa violence, mais il est aussi l’outil d’une exploration, dont la forme est élaborée, appropriée, discutée et recomposée par l’ensemble des participants, et surtout, par ceux qui aujourd’hui, font leur ce récit. L’affaire des « pouces coupés » illustre bien cette démarche. Il s’agit du débat sur la restitution d’un membre fantôme, celui du pouce de la main droite des archers konkomba dont les descendants actuels affirment qu’il a été amputé par les milices coloniales allemandes (Von Massow) puis françaises (Massu).

Bernard Müller
Anthropologue et dramaturge, il est spécialiste de l’histoire culturelle de l’Afrique de l’ouest (Nigeria, Bénin, Togo, Ghana). Il s’intéresse plus particulièrement aux processus de mise en scène, qu’il s’agisse de dispositifs scéniques (théâtre, rituels, performance, etc.), de scénographies muséales ou de toute situation qui relève explicitement d’une forme de « spectacle » en tant que dispositif de recherche. Il anime un groupe de recherche par la performance réunissant à la fois des chercheurs et des artistes (CURIO). Il dirige, depuis 2003, avec Thierry Bonnot, le séminaire “Mise en scène et en récit” à l’EHESS, où il est membre de l’IRIS. Il est l’auteur de La tradition mise en jeu, une anthropologie du théâtre yoruba (Éditions Aux lieux d’être, 2006) et a dirigé collectivement l’ouvrage Le terrain comme mise en scène (Presses universitaires de Lyon, 2017).
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 07/04/2020
https://doi.org/10.3917/mult.078.0190
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