CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Le vote démocratique est un jeu. La considération critique des règles de ce jeu ne doit pas souffrir de l’illusion agoniste qui octroie une valeur incontestable au vainqueur. Le scrutin majoritaire à deux tours, adopté dans la plupart des démocraties libérales, se fonde sur des chiffres absolus issus de la légitimité du suffrage universel. Néanmoins, personne n’est assez crédule pour croire qu’il n’y a pas dans ce processus une part de jeu de dupes.

2Selon le modèle du scrutin majoritaire, le résultat est considéré comme un chiffre absolu et inaliénable. La quantité statistique vient en cela légiférer sur la décision collective. L’analogie du grand nombre et de la volonté générale semble en ce sens aller de soi, alors même qu’elle dissimule un ensemble d’illusions notoires : l’idée que le jeu débuterait avec une égalité de chances entre les candidats et qu’il finirait avec une reconnaissance universelle du choix des votants est toute relative.

3Il serait encore plus naïf de penser que la pluralité des voix illustre de façon rigoureuse le vœu des électeurs. Ce n’est tout simplement pas le cas. Et ce, aussi bien au niveau formel des règles qu’au niveau du choix réel des votants. Mais, si cela reste encore à prouver, il suffira au sceptique, pour s’en convaincre, de revenir sur les événements électoraux qui ont fait l’actualité : l’exploitation des données personnelles issues des quelque 87 000 000 de comptes utilisateurs Facebook spoliées par Cambridge Analytica en faveur du Brexit, de l’élection de Trump et plus récemment, en 2018, de Bolsonaro, ont en effet révélé au monde la toute-puissance des IA en même temps que la fragilité du vote démocratique.

Multivac ou l’impossibilité du vote démocratique

4Dans Le votant, paru en 1955, Isaac Asimov prédisait, d’ici 2008, que les machines seraient devenues l’élément central du scrutin électoral. Il n’avait pas tort. Avec une ironie certaine, Asimov imaginait que les capacités de prédiction de la machine feraient décroître le nombre de votants nécessaires pour obtenir le résultat le plus représentatif ou décisif de la majorité ; et ce, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus qu’un seul votant.

5La fiction d’Asimov reprend donc le théorème d’impossibilité de Kenneth Arrow sous une forme narrative. On retrouve ainsi l’idée que dans tout système de vote, respectant les principes d’universalité, de non-dictature, d’unanimité et d’indépendance des opinions, la préférence collective apparaît nécessairement comme identique à celle d’un « dictateur [1] ». D’où, l’impossibilité de l’agrégation des choix individuels dans le choix collectif. Bien que l’unanimité établisse le fait que tous les électeurs soient décisifs pour le scrutin, force est de constater que dans un vote à majorité absolue, seulement 51 % des électeurs le sont réellement. Mais plus grave encore, étant donné que la victoire se remporte à n + 1, un individu, ayant un choix systématiquement identique à celui du groupe majoritaire, peut à lui seul être considéré comme la partie décisive du scrutin. On nommera donc ce dernier le « dictateur ».

6Multivac, la machine imaginaire d’Asimov, permet précisément d’identifier ledit dictateur. Du fait de ses performances algorithmiques, elle n’a besoin que d’un individu pour calculer le vote de la majorité dans le respect des principes énoncés. Ainsi, elle identifie, à partir de milliards de facteurs, dans quel État, dans quel canton, l’individu décisif pour le vote de la majorité se trouve afin de l’interroger : « Que pensez-vous du ramassage des ordures dans votre quartier ? Que pensez-vous du prix des œufs ? ». Le votant, en répondant à ces questions, génère dans la machine le résultat du meilleur candidat à élire. Étant donné qu’il est l’élément « décisif » de la division de voix entre les candidats, son choix apparaît comme celui de la majorité.

7« Multivac soupèse toutes sortes de facteurs connus, des milliards de facteurs. L’un d’eux n’est pas connu, toutefois, et il ne le sera pas avant longtemps. C’est le schéma de réaction du cerveau humain. Tous les Américains sont soumis aux pressions qui les modèlent, ce que les autres Américains disent et font, ce qui leur est fait, ce qu’ils font aux autres. Tout Américain peut être amené à Multivac pour faire analyser sa tournure d’esprit. À partir de là, la tournure d’autres esprits de la nation peut être estimée [2] ». C’est là un point central. Car, l’estimation de la tournure d’esprit est précisément l’élément permettant d’identifier la partie décisive. Multivac y parvient à partir de l’analyse d’une multitude de facteurs.

8L’analogie avec notre présent est frappante. L’algorithme prédictif de Cambridge Analytica, qui a ciblé les États au vote incertain, afin d’atteindre les électeurs hésitants puis les grands électeurs durant l’élection présidentielle américaine de 2016, se fonde sur le même principe que Multivac. L’algorithme identifie a priori les parties décisives du jeu électoral pour induire l’issue du scrutin de la façon voulue par ceux qui le manipulent. Ainsi, en alliant les performances des IA avec des approches de psychologie comportementaliste, le vote a pu être contrôlé dans une direction plutôt qu’une autre. Pour ce faire, l’application « thisisyourdigitallife », créée par Aleksandr Kogan, a ciblé les différents facteurs de décision des votants en récoltant des pétaoctets (1016 octets) de données personnelles sur la plateforme Facebook. Grâce à la modélisation de la tournure d’esprit général des votants, des stratégies d’influence des parties décisives ont été établies. Et elles se sont concrétisées en de multiples fake news et autres mèmes pour interférer dans le scrutin en faveur du candidat Trump.

9Ce qu’Asimov relevait dans sa nouvelle de 1955 prédisait les limites de l’actuel vote démocratique grâce auquel tout un peuple accorde aveuglément son droit le plus fondamental à un dictateur ignorant la détermination de sa fonction. Dans ladite nouvelle, cet aspect est particulièrement bien souligné. Norman Muller, désigné par Multivac comme unique votant de l’année 2008, n’est jamais confronté directement à cette dernière. Il ne connaîtra d’elle que des questions transmises au moyen d’un téléscripteur. En ce sens, le jeu fonctionne à partir de l’opacité dans l’analyse des données. La boîte noire algorithmique définit le meilleur candidat sans que l’on sache ni comment ni pourquoi.

10On comprend bien dans la nouvelle d’Asimov que, sous l’allure démocratique, le choix est dictatorial. Le transfert de responsabilité des votants n’est toutefois pas éprouvé comme tel : « Dans ce monde imparfait, les citoyens souverains de la première et la plus grande Démocratie Electronique avaient, par l’intermédiaire de Norman Muller, exercé une fois de plus leur libre et inaliénable droit de vote [3] », lit-on en conclusion. En jouant donc sur le passage des préférences individuelles au choix collectif, la machine en vient à consolider le théorème d’impossibilité d’Arrow qui mène au dictateur. Comment donc modifier ledit vote pour éviter que le choix véritable des votants ne soit réduit à celui du dictateur ?

Incluons les IA dans le vote démocratique !

11Les IA influencent dorénavant de manière drastique l’ensemble de nos choix sociaux. Le sacro-saint scrutin majoritaire ne fait pas exception à la règle. En ciblant nos affects et les failles de notre jugement, les IA attisent la tyrannie de la majorité. En jouant sur l’aveuglement illusoire de la représentativité, elles en viennent à consolider l’impossibilité du choix démocratique au moyen de prévisions statistiques.

12Sommes-nous pour autant irrémédiablement condamnés à voir le choix individuel dissout dans le choix collectif ? La démocratie ne peut-elle pas garantir le respect des choix politiques de ses citoyens ? Pour initier une réponse réjouissante qui redonnerait tout son sens au vote démocratique, je propose ici de revoir les règles du jeu : Les capacités de simulation des IA, au lieu de nous berner, pourraient au contraire nous aider dans notre jugement de citoyen.

13Comment ? Et bien, par le jeu de l’imitation d’une IA candidate au sein du scrutin. Cette dernière jouerait le rôle de catalyseur afin, que de l’illusion qu’elle génère, se révèle le choix réel de tous les votants selon la méthode du vote proposée par Condorcet. Si une IA, ayant réussi le test de Turing, se fait passer pour un candidat humain sans qu’on puisse la distinguer des autres candidats, la contradiction qui découle de l’effet Condorcet est résolue par la suppression de ladite IA une fois le scrutin rendu.

14Si l’IA a conquis l’ensemble de l’électorat, l’illusion est dite totale. L’IA est alors un élément de la contradiction propositionnelle. Sa suppression révèle le vainqueur réel par régulation préférentielle et offre un indice d’aliénation pour évaluer le degré d’illusion des votants. Dans un scrutin à 4 candidats ou plus, si l’IA se révèle externe à la contradiction, le vainqueur est découvert par la confrontation des scores face à cette dernière. Ainsi, l’élection basée sur le calcul des écarts relatifs 2 à 2 entre les candidats, peut s’établir de manière féconde contre les statistiques et le diktat des moyennes. On sort ainsi de la loi des grands nombres pour permettre au grand nombre de faire la loi sans risquer de tomber dans l’écueil de l’impossibilité qui mène au choix dictatorial.

Paradoxe du vote à scrutin majoritaire

15Mais avant d’introduire le lecteur à ces nouvelles règles du jeu électoral, revenons sur l’origine historique de ce problème. Comment se fait-il que le choix des électeurs ne soit pas garanti par la pluralité des voix dans le scrutin majoritaire ? En 1781, Jean-Charles de Borda, l’expliquait de la manière suivante : « Supposons, par exemple, que l’élection se fasse entre trois sujets présentés A, B, C ; et que les électeurs soient au nombre 21 : supposons encore que de ces 21 électeurs, il y en ait 13 qui préfèrent le sujet B au sujet A, et que 8 seulement préfèrent le sujet A au sujet B : que ces mêmes 13 électeurs donnent aussi la préférence à C sur A, tandis que les 8 autres la donnent à A sur C ; il est clair alors que le sujet A aura, dans l’opinion collective des électeurs, une infériorité très marquée […] Néanmoins il pourrait arriver qu’en faisant l’élection à la manière ordinaire, ce sujet eût la pluralité des voix. En effet, il n’y a qu’à supposer que dans le nombre des 13 électeurs qui sont favorables aux sujets B et C, et qui donnent à l’un et à l’autre la préférence sur A, il y en ait 7 qui mettent B au-dessus de C, et 6 qui mettent C au-dessus de B, alors, en recueillant les suffrages, on aurait le résultat suivant : 8 voix pour A ; 7 voix pour B ; 6 voix pour C [4] ». Un candidat peut tout à fait obtenir la pluralité des voix quoique l’opinion des électeurs lui soit contraire. Il s’agit bien là d’une illusion numérique propre au vote démocratique.

16Bien qu’il s’agisse, dans l’exemple proposé par Borda, d’un scrutin à un tour, le même problème peut apparaître avec une élection à deux tours telle que l’élection présidentielle française. Ce type de scrutin, bien qu’il ait l’avantage d’élire à la majorité absolue des suffrages, recèle néanmoins l’inconvénient de parfois éliminer entre les deux tours un candidat qui aurait été préféré au second tour. Dans une situation de vote entre 3 candidats A, B et C répartis de telle sorte que 35 % classent les candidats dans l’ordre A > C > B ; 45 % dans l’ordre B > C > A ; et 20 % dans l’ordre C > A > B. On aura C qui sera éliminé entre les deux tours, et A qui l’emportera au second tour avec 55 % des voix – puisque 55 % le préfère à B. Mais, paradoxalement, 65 % des électeurs auraient préféré C à A si ces derniers s’étaient affrontés directement. D’où le fait que le choix des électeurs ne soit pas garanti par le scrutin.

17L’issue de l’élection ne traduisant pas l’opinion des électeurs, il convient de repenser les règles du jeu. D’autant plus que le vote à scrutin majoritaire traduit une faiblesse de par sa prévisibilité statistique. Plus on aura de données sur les votants plus le résultat sera connu à l’avance. Une maxime résume cette loi : « le hasard corrige le hasard ». Pour corriger le hasard, il faut en ce sens mesurer le nombre de succès du candidat sur des échantillons de vote prélevés au sein de la population. Ainsi, plus le nombre d’échantillons de données sera grand, plus il permettra d’établir un pronostic proche de la réalité du scrutin à venir. Les méthodes de sondage se basent sur ce principe philosophique issu de la loi des grands nombres de Jacques Bernoulli.

18Toutefois, l’essor des IA dans le calcul statistique favorise, comme déjà indiqué, de nouvelles stratégies de conquête du pouvoir par ceux qui détiennent le plus grand nombre de données. Car, lorsqu’on dispose de grands ensembles de données, les corrélations révèlent les facteurs décisifs du vote. La maîtrise de ces facteurs d’opinion permet d’influencer les individus dans leur choix ; de sorte que le hasard des variations du choix corrige le hasard du résultat. Il s’agit tout bonnement de déterminer le vote démocratique par le profilage et la propagande personnalisée afin de toucher le dictateur.

Du vote de Condorcet et du paradoxe qui en découle

19Selon l’avis de Nicolas de Condorcet exprimé en 1785 : « On a senti dans plusieurs pays, et particulièrement en France, que souvent l’avis qui avait le plus de voix, n’était pas véritablement l’avis de la pluralité [5] ». De ce fait, il apparaît à Condorcet nécessaire de revoir l’organisation électorale pour que les contradictions et les accords entre les différentes propositions puissent apparaître dans le détail du scrutin. Pour que l’opinion des électeurs ne s’avère pas contraire à la pluralité des voix, Condorcet propose d’intégrer l’ordre de préférence de chaque votant dans le scrutin. L’agrégation des choix individuels doit, selon lui, venir valider et préciser le choix collectif.

20Selon Condorcet : « Dans le cas de décisions sur des questions compliquées, il faut faire en sorte que le système des propositions simples qui les forment soit rigoureusement développé, que chaque avis possible soit bien exposé, que la voix de chaque votant soit prise sur chacune des propositions qui forment cet avis et non sur le résultat seul [6] ». Par la voie de l’atomisme logique, Condorcet propose de décomposer la décision du vote en proposition simple afin de définir le vainqueur par l’agrégation desdites propositions.

21Concrètement, chaque votant inscrit son choix selon un ordre préférentiel entre les candidats, puis on calcule 2 à 2 les victoires entre les différents candidats. Reprenons donc de manière détaillée l’exemple donné par Condorcet : Si on considère pour 3 candidats un corps électoral de 60 votants desquels on tire 23 voix indiquant l’ordre A > C > B ; 19 indiquant B > C > A ; 16 indiquant C > B > A ; et 2 indiquant C > A > B, on obtiendra par comparaison des préférences 2 à 2 :

  • Pour A et B :
    • 23 + 2 = 25 voix préférant A > B.
    • 19 + 16 = 35 voix préférant B > A.
    • La préférence de la pluralité est donc B > A.
  • Pour A et C :
    • 23 voix préférant A > C.
    • 19 + 16 + 2 = 37 voix préférant C > A.
    • La préférence de la pluralité est donc C > A.
  • Enfin, pour B et C :
    • 19 voix préférant B > C.
    • 23 + 16 + 2 = 41 voix préférant C > B.
    • La préférence de la pluralité est donc C > B.

22L’analyse permet de définir le système le plus juste en désignant ce que l’on appelle un « vainqueur de Condorcet ». En considérant l’ordre des propositions selon le nombre de voix qu’elles récoltent, le vœu de la pluralité se présente de la manière suivant : C > B ; C > A ; et B > A. On a donc, par transitivité, la proposition C > B > A, de sorte que C est dans ce cas un véritable vainqueur de Condorcet [7].

23Tout le problème de la représentativité du choix des votants dans la pluralité des voix, que l’on trouvait dans le scrutin majoritaire, aurait pu être résolu de la sorte. Seulement, il découle des règles du jeu électoral de Condorcet un paradoxe rendant impossible l’identification d’un vainqueur lors de certaines parties – paradoxe sur lequel s’est basé Arrow pour affirmer la généralisation de son théorème sur tous types d’agrégation des choix individuels au niveau collectif. Selon les mots de Condorcet : « Elle (méthode de vote par agrégation des choix) peut paraître conduire à un résultat absurde en apparence, et dans la réalité n’en donner immédiatement aucun [8] ». Les propositions, issues de l’analyse des votes, peuvent s’avérer contradictoires. Dans ce cas on ne peut échapper au dictateur.

24« Supposons, en effet, toujours trois candidats, et que les électeurs soient au nombre de soixante ; qu’il y ait vingt-trois voix pour l’ordre Pierre, Paul, Jacques ; aucun pour l’ordre Pierre, Jacques, Paul ; deux pour l’ordre Paul, Pierre, Jacques ; dix-sept pour l’ordre Paul, Jacques, Pierre ; dix pour l’ordre Jacques, Pierre, Paul et huit pour l’ordre Jacques, Paul, Pierre ; la proposition, Pierre est préférable à Paul, aura une pluralité de trente-trois contre vingt-sept. La proposition, Jacques est préférable à Pierre, trente-cinq voix contre vingt-cinq ; la proposition Paul est préférable à Jacques, quarante-deux contre dix-huit. Les trois propositions adoptées par la pluralité seraient donc : Pierre est préférable à Paul ; Jacques est préférable à Pierre ; Paul est préférable à Jacques. Et il est évident que ces trois propositions ne peuvent être vraies en même temps [9] ».

25Si on reprend cet exemple de manière formelle, dans laquelle Pierre est A, Paul B et Jacques C on a : 23 pour A > B > C ; 0 pour A > C > B ; 2 pour B > A > C ; 17 pour B > C > A ; 10 pour C > A > B ; et 8 pour C > B > A. La proposition A > B obtient 33 voix contre 27. La proposition C > A obtient 35 voix contre 25. Enfin, la proposition B > C obtient 42 voix en contre 18. On voit bien ici apparaître le paradoxe de Condorcet. Le vœu de la majorité se présente dans ce cas sous une forme contradictoire entre les propositions : B > C ; C > A ; et A > B. On a donc une proposition contradictoire, B > C > A > B, ce qui ne permet pas d’établir de vainqueur de Condorcet sans recourir au choix dictatorial.

26Ce paradoxe conduit à privilégier le scrutin ordinaire à majorité absolue. Car dans ce cas, il devient plus facile de désigner un vainqueur. Dans l’exemple précédent, ce serait Pierre, obtenant 23 voix, qui aurait gagné contre Paul, récoltant 19 voix, et Jacques les 18 voix restantes. Seulement, la proposition de la pluralité, préférant Jacques à Pierre, tombe à l’eau. Si bien, qu’on en revient à notre problème initial et au paradoxe conduisant à l’impossibilité du choix démocratique.

27De plus, l’apparition du paradoxe étant coextensive au nombre de votant et au nombre de candidats, on est conduit à réduire le nombre de votants jusqu’au dictateur. « La probabilité de l’apparition de l’effet Condorcet varie de 5,56 % (pour trois votants) à environ 8,77 % (pour un nombre de votant qui tend vers l’infini). Elle croît avec le nombre de candidats, et à nombre de candidats fixé, elle croît quand le nombre de votants augmente […] elle vaut environ 52,5 % pour 25 candidats et 3 votants, pour atteindre environ 73 % pour 25 candidats et une infinité de votants [10] ». Constatant cette probabilité de l’erreur, Condorcet met en évidence la nécessité de fixer le nombre de candidats et de votants : « Cette méthode paraît donc impraticable dans tous les cas où le nombre des sujets éligibles n’est pas très borné […] lorsque le choix peut tomber sur tous les citoyens d’un district […] on peut, sans aucun inconvénient, en diminuer le nombre, en exigeant que le choix soit réduit entre ceux que trois ou quatre électeurs proposeront [11] ». Bien qu’il semble à Condorcet raisonnable de réduire le nombre de votants, la réduction du nombre de candidats lui semble intolérable. Sans trop de soupçon, on voit à nouveau émerger la figure du dictateur.

Le jeu de l’IA candidate

28Bien que le vote de Condorcet semble impossible à résoudre en l’état, on peut imaginer une solution qui consisterait à inclure un faussaire au sein des candidats ; afin de supprimer ce dernier des propositions, qu’elles soient contradictoires ou non, une fois le scrutin rendu. Comme nul humain, jouant le rôle de faussaire, ne serait d’avis de se retirer une fois le scrutin rendu en sa faveur, il faut nécessairement que ce rôle soit attribué à une IA. Ainsi, sans avoir ni à limiter le nombre de votants, ni le nombre de candidats, on peut arriver à résoudre la contradiction propositionnelle. Le vote par agrégation des choix individuels ne souffrira donc pas de la contradiction étant donné que l’IA sera retirée in fine. Quand bien même une contradiction entre les propositions persisterait, il sera possible de la résoudre en considérant que le vainqueur est nécessairement celui qui a obtenu le plus de points contre l’IA. Car celui-ci aura su déjouer l’illusion.

29En déplaçant donc le jeu de l’imitation de Turing au sein du scrutin par agrégation des choix, on parvient à résoudre le paradoxe de Condorcet et on évite le dictateur d’Arrow. Bien que cela puisse paraître absurde d’un point de vue pratique, la compétition directe entre candidats humains et IA résout à la fois la contradiction et les problèmes de la prédictibilité. Le scrutin devient imprévisible d’un point de vue statistique. La loi des grands nombres est mise à mal. Car on doit dès lors gager sur l’identité cachée de l’IA : à 9 contre 1 si on a par exemple 10 candidats. Cet aspect est positif car il pousse à la réflexion des votants sur le bien-fondé de leur vote et les protège du dictateur d’Arrow. L’IA fait donc office d’attraction des affects pour révéler le fond rationnel du choix de la pluralité. Elle est un catalyseur révélant la raison par l’illusion.

30Il faudra par ailleurs reprendre des éléments d’aveuglement relatif des votants par un dispositif de boîte noire afin de ne pas distinguer l’IA candidate des autres candidats. On doit en ce sens accepter de cacher des faits aux votants : « Nous ne souhaitons pas pénaliser la machine par son incapacité à briller dans des concours de beauté, et nous ne voulons pas pénaliser l’Homme parce qu’il perd quand il court contre un avion [12] » écrivait Turing. Bien que cette dissimulation pourrait attiser la critique contre notre jeu ; on renverra les détracteurs à leur contradiction en leur demandant si le jeu actuel du vote ne comporte pas lui-même de la dissimulation et du mensonge dans la mise en scène électorale des candidats.

31Ainsi, si on accepte de déplacer l’illusion électorale et d’entrer dans ce jeu du vote, on voit apparaître de nouvelles perspectives réjouissantes pour la pensée. L’IA en se basant sur l’attitude langagière des politiciens dans le but de séduire les votants au moyen de corrélations statistiques va permettre de capter l’irrationalité de ces derniers et faire émerger une véritable intelligence collective. En supprimant l’illusion une fois le scrutin rendu, il ne restera plus que l’intelligence issue de la pluralité. La puissance du faux permet donc de révéler le véritable vainqueur. Mais, pour s’en convaincre, considérons deux types de partie contradictoire. Un premier dans lequel l’IA candidate est un élément de la contradiction propositionnelle et un second dans lequel l’IA est externe à la contradiction et donc sert d’élément d’évaluation.

32Pour le premier cas reprenons le même exemple que celui donné par Condorcet qui définit, pour 3 candidats et 60 votants, une répartition des votes telle que B > C ; C > A ; et A > B ; ce qui conduit au paradoxe B > C > A > B. Par l’inclusion de notre règle du faussaire artificiel, on peut résoudre la contradiction en retirant l’IA candidate qui se trouve cachée au sein des trois candidats. Ainsi, Si A se révèle être ladite IA, B a gagné. Si C est l’IA, c’est A qui l’emporte. Enfin, si B est une IA, C l’emporte. Le paradoxe est donc résolu par la suppression de l’IA candidate une fois le scrutin rendu. Ainsi, le choix de la pluralité est assuré au moyen de la puissance du faux.

33Prenons maintenant une partie comprenant un collège de 100 votants et 4 candidats que l’on appellera W, X, Y et Z. On obtient le résultat suivant : 34 voix pour l’ordre X > Y > Z > W ; 26 voix pour l’ordre Y > Z > X > W ; 22 voix en faveur de l’ordre W > Z > X > Y ; et 18 voix pour Z > W > Y > X. La proposition X > Y obtient donc 56 voix contre 44. La proposition Y > Z obtient 60 voix contre 40. La proposition Y > W obtient 60 contre 40. La proposition Z > W obtient 78 voix contre 22. La proposition X > W obtient 60 contre 40. Enfin, la proposition Z > X obtient 66 contre 34. On a donc une contradiction entre les propositions Z > X ; X > Y et Y > Z. Car on obtient la proposition contradictoire Z > X > Y > Z > W en guise de résultat. Dans ce cas, la contradiction tient entre X, Y et Z. Si bien que si l’IA est Z c’est X qui gagne. Si l’IA est X c’est Y qui gagne. Si l’IA est Y c’est Z qui gagne. Mais, s’il s’avère que l’IA est W, la tâche diffère. Il faut dès lors considérer le candidat qui a obtenu le plus de points contre W. En l’occurrence, il s’agit de Z. Si bien que dans ce cas de figure Z est le vainqueur.

34Cette solution du paradoxe de Condorcet n’est pas en soi une nouveauté. On trouvait déjà dans les championnats de football quelque chose de cet ordre. Lorsqu’au sein d’un pool de qualification la France bat l’Allemagne, que l’Allemagne bat le Brésil et que le Brésil bat la France, il n’y a pas de vainqueur absolu. Comment donc établir le vainqueur ? En général, la solution tient dans la différence des buts marqués. Celui qui a marqué le plus de buts est vainqueur. De la même manière notre IA, lorsqu’elle est externe à la contradiction, sert d’élément de comparaison entre les candidats. Celui qui a marqué le plus de points face à l’IA est donc le véritable vainqueur. Il aura déjoué l’illusion du vote.

35On pourrait à partir de cela établir une échelle de l’illusion en mesurant la position de l’IA dans le scrutin. Si l’IA est vainqueur on aura là un indice fort du degré d’illusion des votants. Inversement, si elle est perdante, comme dans notre dernier exemple, elle permet de mesurer le degré de rationalité des votants. Ce nouveau jeu du vote ouvre ainsi des perspectives pour la théorie du choix social. L’IA candidate jouant le rôle de catalyseur permet d’établir avec justesse quel est le choix véritable de la pluralité sans avoir le risque de tomber dans le paradoxe de Condorcet.

Jeu et démocratie

36Le vote est un jeu. « Tout jeu suppose l’acceptation temporaire, sinon d’une illusion (encore que ce dernier mot ne signifie pas autre chose qu’entrée en jeu : in-lusio), du moins d’un univers clos, conventionnel et, à certains égards, fictif [13] ». En proposant d’entrer dans l’illusion de l’IA candidate, les nouvelles règles du vote prolongent la culture in-lusio par d’autres moyens. La simulation informatique devient ainsi un moyen réjouissant d’attiser l’intelligence collective. L’intégration de l’IA au sein de la culture est une voie stimulante contre l’idolâtrie béate à l’égard des règles. L’intégration des capacités de simulation des IA au sein de la culture populaire pourrait en ce sens permettre au dèmos de se révéler à lui-même. Le peuple est une fiction. Il s’agit donc de la construire de la meilleure manière possible. Faire apparaître la décision collective au moyen d’une fiction, n’est-ce pas le fondement de la démocratie ?

Notes

  • [1]
    K. Arrow, Social choice and individual values, New York, 1951.
  • [2]
    I. Asimov, « le votant », in Le robot qui rêvait, Paris, J’ai lu, p. 177.
  • [3]
    Ibid., p. 186.
  • [4]
    J.-C. Borda, « Mémoire sur les élections au scrutin », in Mémoires de l’Académie Royale des Sciences, Paris 1781, p. 657.
  • [5]
    N. de Condorcet, Essai sur l’application de l’analyse à la probabilité des décisions rendues à la pluralité des voix, discours préliminaire, Paris, 1785, p. iij.
  • [6]
    Ibid., pp. lxix.
  • [7]
    Ibid., p. lxij.
  • [8]
    N. de Condorcet, « Essai sur les assemblés provinciales », in Œuvres de Condorcet, Paris, Didot, 1849, T. VIII, p. 573.
  • [9]
    Ibid., p. 571.
  • [10]
    O. Hudry, « Votes et paradoxes : les élections ne sont pas monotones ! », in Mathématiques et sciences humaines, no 163, 2003, p. 17.
  • [11]
    N. de Condorcet, « Essai sur les assemblés provinciales », op. cit., p. 574.
  • [12]
    A. Turing, « Les ordinateurs et l’intelligence », in Vues de l’esprit, éd. D. Hofstadter et D. Dennett, Paris, InterEditions, 1987, p. 63.
  • [13]
    R. Caillois, Les jeux et les hommes, Paris, Gallimard, 1958, p. 39.
Français

Les affaires de Facebook et de Cambridge Analytica ont révélé aux démocraties la toute-puissance de la manipulation algorithmique. Les IA influencent dorénavant de manière drastique jusqu’au sacro-saint scrutin majoritaire. En ciblant nos affects et les failles de notre jugement, les IA attisent la tyrannie de la majorité. Sommes-nous pour autant condamnés à voir un choix individuel peu assuré dissout dans un choix collectif douteux ? Pour initier une réponse réjouissante qui redonnerait tout son sens au vote, l’article propose de revoir non sans dérision les règles du jeu : Et si les capacités de simulation des IA, au lieu de nous berner, nous aidaient au contraire dans notre jugement de citoyen ? Et si, en dégourdissant la pensée humaine plutôt qu’en la numérisant au moyen de l’IA, la simulation d’un candidat artificiel éveillait une intelligence collective permettant de prémunir les citoyens contre la tyrannie des moyennes ?

Mathieu Corteel
Attaché temporaire d’enseignement et de recherche à la faculté de médecine de l’Université de Strasbourg, il est docteur en philosophie de l’Université Paris-Sorbonne (Paris 4), qualifié aux fonctions de maître de conférences en sections philosophie et épistémologie et histoire des sciences. Ses recherches portent principalement sur l’histoire épistémologique des mathématiques appliquées à la médecine ainsi que sur les développements des big data et de l’IA dans le secteur de la santé. Membre du comité de rédaction de la revue Multitudes, il a coordonné la majeure « Renaissance de la clinique » du no 75. Il est l’auteur de l’ouvrage Le hasard et le pathologique, à paraître prochainement aux Presses de SciencesPo.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 07/04/2020
https://doi.org/10.3917/mult.078.0105
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