CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1La révolution en Tunisie a été le facteur déclenchant du soulèvement qui touche aujourd’hui l’Algérie et l’Egypte, mais elle se présente comme une combinaison originale de mobilisations. L’immolation par le feu de Mohamed Bouazizi a été rapidement relayée par toutes les composantes multiples de ce mouvement :

2Une jeunesse diplômée sans emploi, culturellement très avancée. Trois tunisiens sur cent sont étudiants (4 sur 100 en France) et plus de la moitié des étudiants sont des étudiantes. L’école d’informatique est reconnue mondialement. Et pourtant le taux de chômage de 14 % pour l’ensemble de la population est de 30 % pour les diplômés de l’enseignement supérieur, faute d’investissements dans des activités susceptibles de recourir à leurs compétences. L’utilisation d’Internet a été développée dès le début des années 1990, et différentes techniques d’anonymisation ont permis d’oser la critique du régime, surtout sur le problème du contrôle de l’information. Les blogs et les réseaux sociaux ont été les chevilles ouvrières de la mobilisation. Le nouveau ministre de la jeunesse Slim Amamou a été emprisonné et torturé pendant les évènements pour son usage de Facebook et pour son blog. Ces jeunes tunisiens ressemblent comme deux gouttes d’eau aux jeunes précaires et intermittents européens [1] qui luttent au sein du nouveau capitalisme avec des formes de résistances inédites, permises par les technologies de communication.

3Des syndicats, qui avaient déclenché des luttes considérables dès 1978 (la première grande grève générale ouvrière du monde arabe) et en 1981, ont joué un grand rôle. Ces luttes, renouvelées en 2008 dans les bassins miniers de Redeyef ou de Gafsa, ont formé des cadres syndicalistes de très haut niveau, capables de développer un projet pour le pays. En témoigne le programme économique de l’Union Générale des Travailleurs Tunisiens qui montrait les tensions croissantes auxquelles est soumis un État qui pour rester rentier doit devenir prédateur.

4L’UGTT a joué un rôle essentiel dans l’aboutissement du mouvement du dernier mois avec l’organisation d’une grève générale par vagues régionales successives dont le point de départ à Sfax le mercredi 13 Janvier a pesé lourd avec 40 000 manifestants et toutes les entreprises fermées tandis que les camions militaires étaient applaudis par les manifestants. Dès lors la grève générale de la région de Tunis [2] annoncée pour le vendredi s’annonçait décisive et elle l’a été puisque Ben Ali est parti le vendredi à 16 heures. Le courant de soumission et d’intégration au pouvoir est devenu minoritaire et la démission des trois ministres de l’UGTT du premier gouvernement de transition a appelé à une accélération de la transition.

5Des avocats, des chercheurs, des professionnels de la santé et des journalistes toujours très mobilisés sur les Droits de l’Homme, sur la santé, sur l’égalité hommes/femmes, sur la formation. Ils ont formé des réseaux actifs et solidaires solides. Ils ont fait vivre et survivre des associations des Droits de l’Homme, des associations féministes comme l’Association des femmes démocrates [3].

6Parmi les nouveaux ministres nommés aujourd’hui que les partis politiques de l’émigration ne connaissent pas, il y a des hommes et des femmes très insérés dans les politiques alternatives qu’ils ont essayé de promouvoir chacun dans leur secteur, et qui pouvaient sembler autant de confettis tant la coordination sous la dictature était impossible.

7Un socle constitutionnel (très modifié par Ben Ali dans un sens dictatorial) hérité du bourguibisme qui offre un code du statut personnel beaucoup plus avancé qu’ailleurs et donne la possibilité de vivre la religion musulmane dans une certaine laïcité de l’espace public. La révolution tunisienne fera mentir tous ceux qui pensent que le destin d’un pays arabe est de se battre contre l’islamisme.

8L’aveuglement de tous (gauche comme droite) sur le supposé miracle économique tunisien a vite été démasqué par le mouvement. La fascination pour l’économie et ses indicateurs (croissance, PIB, taux national du chômage) n’a pas permis de voir la crise réelle qui est une crise sociale globale [4]. Alors qu’aujourd’hui on fait état d’une rente de 30 % de l’économie aux mains du clan Ben Ali et d’une prédation de plusieurs milliards par an envoyés à l’étranger, les observateurs internationaux indiquaient déjà que la corruption et les acquisitions illégales se montaient à 10 % du PIB, soit 4 milliards de dollars par an. Ce système fonctionnait de plus en plus comme une bulle à travers le prêt et l’endettement.

9Tous ces éléments donnent à la population, aux jeunes, aux femmes, aux ouvriers, la capacité et la volonté d’une pratique non violente, car ils se sentent sûrs de leur droit et de leurs avancées. La fraternisation des policiers (qui ont manifesté pour créer un syndicat) et des militaires qui ont refusé d’utiliser la force, l’auto-organisation des quartiers et des immeubles pendant des jours et des jours pour résister et chasser les milices de Ben Ali sont des phénomènes propres à la société tunisienne et découlant de son niveau politique et culturel global [5]. Chaque jour le mouvement populaire a été plus loin que les échéances que se donnaient les partis politiques ou la majorité du syndicat.

10Les révoltés, protagonistes réels de cette révolution, ne veulent pas être écartés et élargissent leur espace potentiel en permanence.

11L’œuvre réalisée est inégalée dans l’histoire récente, les initiatives se multiplient. Comment faire pour que l’euphorie ne laisse pas la place à la perplexité devant l’immensité du changement à accomplir ?

12La France et l’Europe se sont discréditées par les positions du ministre des affaires étrangères de l’une et du parlement de l’autre. Dès lors notre aide aux Tunisiens pour approfondir leur révolution est aussi un acte de lutte contre Sarzoky pour changer nous-mêmes [6].

13D’ores et déjà nous pouvons contribuer à créer des faits irréversibles :

  • développer rapidement une forme originale et très avancée d’association à l’Europe (ne pas rater à nouveau ce que nous avons raté avec la Yougoslavie. La Tunisie pourrait être le premier État à majorité musulmane à entrer dans l’Europe, avant la Turquie).
  • mettre en place des plateformes de co-développement en France dans les régions.
  • mobiliser tous les projets possibles pour appuyer la naissance de réseaux d’association, d’entreprise de presse, de médias indépendants, de revues.
  • encourager l’immigration à tourner tout son savoir-faire appris en France vers la Tunisie : cela peut changer fortement l’image que l’immigration a intériorisé d’elle même depuis des années et donner un sens à leur parcours et leur histoire d’exil. Ce changement d’esprit de l’immigration sera aussi très utile pour saper certaines bases du populisme anti-immigré. Aujourd’hui grâce à la révolution tunisienne tous les tunisiens sont félicités, admirés, écoutés, considérés en citoyens.
Tous sont devenus un petit morceau du héros collectif de Tunisie.

Notes

  • [1]
    Les jeunes qui travaillent dans les centres d’appel étaient 12 000 en 2009 dans 190 centres. Compte-tenu de la précarité et de dureté de ce travail on peut compter près de 50 000 jeunes y ayant travaillé à un moment ou un autre.
  • [2]
    L’union régionale de Tunis (3 millions d’habitants sur 10 millions) est la principale structure de l’UGTT. Elle a basculé dans la critique dès le début des événements et appelé à une manifestation le 17 décembre devant le siège de l’UGTT.
  • [3]
    L’association des femmes démocrates a organisé une manifestation importante à Tunis le 29 janvier.
  • [4]
    Le rapport du PNUD de 2010 fait état d’un miracle tunisien en matière de développement humain (Francisco R. Rodríguez et Emma Samman). Illusion des indicateurs utilisés qui manifeste cet aveuglement des observateurs ou réalité partielle qui signifie que l’amélioration encourage l’élargissement des libertés et des choix intégraux des peuples ? Difficile de s’y retrouver pour ceux qui opposent l’indicateur d’Amartaya Sen à celui de Strauss Kahn.
  • [5]
    Quelques commentateurs spécialiste de l’islam comme Jean-François Bayart dans Médiapart tiennent le discours symétrique de celui de Sarkozy sur le mépris des peuples : « La Tunis de janvier 2011 est plus proche de Bucarest 1989, la chute a été trop rapide pour être honnête. »
  • [6]
    Un exemple de l’affinité Sarkozy Ben Ali est le projet de réforme des retraites en Tunisie calquée sur celui de Woerth. Présenté en août 2010 il propose de passer l’âge de la retraite de 60 à 62 ans. Le cycle de renouvellement des 51 conventions collectives prévu entre septembre et décembre 2010 a donné lieu à une grogne tellement forte que Business News écrivait le 8 septembre 2010 : « il ne sera pas surprenant de voir l’UTICA (syndicat du patronat) se rallier à l’UGTT pour un même combat. À notre avis, l’urgence, ce ne sont pas les retraités de 2016 ou de 2020, ce sont les chômeurs d’aujourd’hui. »
Frédéric Brun
Inspecteur général au ministère de l’agriculture, est président de Oikia, organisme de coopération écologique européen. Il est membre fondateur de la revue Ecologie et Politique et du comité de rédaction de Multitudes. Il est actif dans les réseaux de soutien à la Tunisie et au monde arabe.
Mis en ligne sur Cairn.info le 17/03/2011
https://doi.org/10.3917/mult.044.0022
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