CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1« Ensemble, créons l’Assemblée des assemblées, la Commune des communes. C’est le sens de l’Histoire, c’est notre proposition », appelait l’assemblée des Gilets jaunes de Commercy les 26 et 27 janvier 2019. Faire de la commune un foyer d’action directe : le mot d’ordre n’est pas nouveau, mais les pratiques qui s’en réclament connaissent aujourd’hui un nouvel élan. Aux XIXe et XXe siècles déjà, ces pratiques de combats anticapitalistes et démocratiques « par le bas » avaient ouvert des cycles d’expérimentations et de controverses : municipalisme ouvrier, utopies communautaires cabétiennes, expériences fouriéristes, communautés de travail, etc. Ces pratiques prolifèrent de nouveau aujourd’hui, sans toutefois toujours se connaître et dialoguer : l’investissement des ronds-points par les Gilets jaunes, qui réinventent les formes de solidarité locales du mouvement ouvrier en créant leurs maisons du peuple, leurs bourses du travail et leurs assemblées ; les projets de prise du « pouvoir municipal » par des listes citoyennes ; les politiques engagées par les élu.es locales et locaux qui rompent avec le néolibéralisme en remunicipalisant les services publics de l’eau ou des transports ; l’occupation de bâtiments par des collectifs qui prennent en charge des biens communs comme à Naples ou Barcelone ; les luttes des habitant.es des quartiers populaires qui combattent la violence d’État, réclament l’égalité des droits et construisent des rapports de force directs pour changer leur vie. Du mouvement zapatiste du Chiapas au confédéralisme démocratique du Rojava, des luttes précurseures contre l’exploitation du gaz de schiste en Algérie aux « municipalités du changement » à Madrid, de la ZAD à Commercy en passant par Saillans, un espoir de transformation sociale par le bas se fait jour ces dernières années. Le lieu où l’on vit, qu’il s’agisse d’un village ou du quartier d’une ville, devient l’espace possible d’une réappropriation populaire de l’autonomie, tant politique que sociale, et le domaine d’expression de résistances à des logiques nationales et supranationales (néolibéralisme, réchauffement climatique, avancée des fascismes).

2Ces expériences, qui mettent toutes en avant les enjeux de proximité et de réactivation des liens communautaires, ne sont pas sans poser des problèmes à la gauche, tant cet imaginaire politique a historiquement été exclu du logiciel progressiste. À Mouvements, nous pensons qu’elles fournissent au contraire de puissants leviers de réflexion programmatique et stratégique. Dans le prolongement des dossiers que la revue a récemment consacrés à la réinvention de la lutte contre la finance, au community organizing, aux révoltes sexuelles ou encore au syndicalisme transnational, ce numéro propose un panorama de pratiques militantes locales, communalistes, municipalistes, qui nous semblent devoir inspirer le renouvellement de la gauche. À l’aube des élections municipales de 2020, Mouvements dresse un état des lieux critique de ces expérimentations foisonnantes et hétérogènes, afin de dégager des pistes d’émancipation collective et de régénération de la gauche.

3Les questions ne manquent pas. La première est directement liée à l’actualité politique et sociale et semble interroger l’enjeu tactique : un mouvement tel que les Gilets jaunes peut-il trouver un débouché politique dans l’espace local ? Faut-il présenter des « listes jaunes » aux élections ? Quelle alliance avec les candidatures de gauche ? À ces enjeux tactiques, nous préférons ceux plus stratégiques permettant d’élargir la question : les aspirations à la justice sociale et à la démocratie directe qui se sont exprimées dans ce mouvement gagneraient-elles à se penser et se pratiquer à l’échelle locale ? La réponse n’a rien d’évident, et divise encore celles et ceux qui revendiquent le port d’un gilet jaune. Si le local peut se présenter comme l’espace du prolongement des luttes et solidarités nouvelles inventées sur les ronds-points, des craintes classiques et légitimes apparaissent rapidement. Ne risque-t-on pas de lâcher la proie pour l’ombre, en s’investissant localement au lieu de peser sur les rapports de force nationaux et internationaux ? Doit-on penser la prise de pouvoir local par les Gilets jaunes comme l’occasion d’expérimenter in situ un autre monde possible, fait de radicalité démocratique et de refonte des liens sociaux, où comme une scène parmi d’autres d’une lutte politique qui passe autant par une réorientation des institutions que par leur destruction ? Le projet d’une fédération des « communes libres » a-t-il une chance d’exister face aux logiques de recentralisation et d’internationalisation du pouvoir d’État et du capital, et de la financiarisation de l’économie ? Dans le cas des Gilets jaunes, la répression policière, le coût personnel de l’engagement et le mépris médiatique rendent difficile, voire impossible, de mener tous les combats à la fois, et ces questions stratégiques deviennent cruciales.

4La seconde question s’énonce depuis les perspectives de plus long terme portées par les mouvements sociaux souhaitant réinvestir l’échelle municipale pour changer le monde : faut-il envisager un réformisme local ou une révolution communaliste ? Loin de constituer un courant uniforme, le(s) municipalisme(s) dessinent plutôt une tendance dont les manifestations demeurent très hétérogènes. Le réformisme doit être abordé sans mépris : l’idée d’investir politiquement, par la voie électorale, les institutions municipales pour en faire des espaces de rupture avec le politics as usual et le néolibéralisme a été motrice dans les expériences des mairies indignées espagnoles, dans les velléités de la municipalité grenobloise conduite par Éric Piolle depuis 2014 ou encore du village drômois de Saillans. Il anime aujourd’hui de nombreux collectifs citoyens qui se mobilisent pour gouverner autrement, notamment en milieu rural où la radicalité politique est plus difficile à assumer.

5Le municipalisme libertaire, aussi appelé communalisme, inspiré par l’écologie sociale de Murray Bookchin, propose une autre voie, qui ne relève pas nécessairement de l’irréalisable : renouant avec la signification quasi littérale du « local », au sens de la communauté citoyenne capable de s’autogouverner démocratiquement pour engager un éco-socialisme immédiat et concret, il propose de dissoudre les institutions publiques bourgeoises. En rupture avec un État soumis à la logique capitaliste, les théories et pratiques communalistes visent l’auto- organisation du peuple en assemblées populaires à l’échelon local, et font des communes libres, articulées en confédération – le communalisme réfute l’autarcie et l’illusoire autosuffisance locale – la base de l’organisation politique d’une société. Dès maintenant, il s’agit de s’atteler à faire advenir les institutions alternatives qui aboutiront à terme au renversement du système. Bookchin fait dès lors de la participation aux élections locales un levier indispensable pour faire valoir un pouvoir réel et soutenir la mise en place d’institutions radicales : en allant chercher le pouvoir au niveau local, les communalistes parviendraient à s’approprier progressivement les prérogatives de l’État en les transférant vers la population. À terme, l’État perdrait toute raison d’être. Ici, impulser un changement radical ne consiste pas seulement à changer d’élu.es : ces dernier.es ne pourront rien sans la pression d’une communauté politique soudée, organisée, capable d’exercer elle-même le pouvoir.

6La discussion entre ces deux perspectives peut constituer un utile système d’alerte, à double sens. Aux municipalistes, les communalistes rappellent que leurs velléités de réforme restent souvent timides, se limitant à des aménagements « participatifs » des institutions locales et des politiques publiques « alternatives » qui auraient très bien pu être portées par des voies électorales et représentatives classiques. Les communalistes souhaitent refonder de nouvelles institutions, radicalement démocratiques. Aux communalistes, les municipalistes rappellent que l’État de droit et la décentralisation agiront inévitablement comme une force de contrôle et une contre-offensive menaçant tout projet destituant, et qu’il convient de ne pas ignorer cette réalité institutionnelle.

7Quels que puissent être les espoirs qu’ils portent, les mouvements municipalistes laissent de nombreuses questions en suspens. Les modes d’action proposés prennent-ils suffisamment au sérieux la spécificité des contextes urbains et ruraux ? N’invisibilisent-ils pas certaines franges de la population, populaires ou racisées ? Ne courent-ils pas le risque d’ignorer une complexité institutionnelle locale, notamment intercommunale, qui est pourtant au centre des politiques territoriales ? Ne sous-estiment-ils pas l’ampleur du rapport de force à engager avec l’État, toujours détenteur de nombreuses prérogatives et des leviers fiscaux indispensables à la conduite des politiques publiques ? Sont-ils en mesure de fédérer leurs aspirations et leurs pratiques sans un appui organisationnel plus structuré ?

8Face à ces dilemmes, la gauche ne doit pas rester attentiste. Les perspectives électorales et institutionnelles des partis politiques qui la structurent encore ne peuvent pas constituer le seul horizon de réflexion face aux débats soulevés dans ce numéro. Au regard de l’imagination politique et de l’audace pratique des collectifs et mouvements sociaux que nous donnons à voir, certains partis de gauche semblent souvent « hors-sol » : ils n’ont souvent pas grand-chose à dire sur la décentralisation, en dehors des poncifs qui ont nourri les modestes réformes menées sous la mandature Hollande (de la proximité à la participation des citoyens, en passant par le développement local). Quand bien même les débats sur le municipalisme les traversent et que des militants des partis de gauche s’engagent déjà dans cette dynamique, les appareils se recroquevillent fréquemment sur une lecture « intermédiaire » des échéances électorales locales, qui ne servent qu’à préparer les scrutins nationaux. Ils ont du mal à entendre les aspirations concrètes à la démocratie directe et le rejet de la représentation politique qui soudent bien souvent ces mouvements, malgré leur hétérogénéité. Les partis politiques ne sont d’ailleurs pas les seuls à devoir engager un aggiornamento de leur rapport au local : les organisations syndicales sont-elles prêtes à repenser leur existence et leur action locale, au-delà d’une seule présence organisationnelle ? Qu’ont-elles à dire et à proposer aux aspirations radicales au changement local ? Ces questions se posent d’autant plus que le « retour au municipal » peut aussi prendre la forme d’une revendication conservatrice : la défense de la commune peut parfois devenir un outil de défense de l’entre-soi bourgeois, porté par des élus peu soucieux des alternatives démocratiques. Il est donc urgent de réinvestir politiquement le discours que la gauche souhaite et peut tenir sur l’action politique locale.

9Cette nécessaire réflexion stratégique doit se faire en dehors de tout irénisme. Il n’en reste pas moins que les expériences municipalistes élargissent le champ des possibles démocratiques. De la démocratie des ronds-points à l’(auto)-gestion d’une ville ou d’un village, nous voyons une brèche ouverte au cœur du capitalisme, permettant d’avancer vers l’émancipation citoyenne et traçant ainsi une voie originale pour la démocratie du XXIe siècle.

Mis en ligne sur Cairn.info le 03/03/2020
https://doi.org/10.3917/mouv.101.0007
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