CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Quels espoirs suscitent les Gilets jaunes pour le reste de l’Europe ou pour la société mondiale ? En tant qu’observateur de la périphérie nord du continent, je pose la question suivante : s’agit-il d’un épisode de plus dans l’histoire du militantisme populaire français qui, depuis 1789, a inspiré un radicalisme des pauvres tout comme il a inoculé la peur chez les riches ? Ou bien la séquence de ces protestations, acte par acte, samedi après samedi depuis près d’un an maintenant, marque-t-elle une urgence sociale et l’émergence d’une nouvelle forme politique ?

2Dans l’histoire de la démocratie moderne, les luttes sociopolitiques se sont généralement déroulées selon deux modalités. À l’intérieur des frontières territoriales des pays européens, les conflits ont stratifié l’espace politique en termes de classe et de genre et se sont principalement exprimés dans la lutte pour les droits démocratiques du mouvement ouvrier et du mouvement des femmes. Celles et ceux qui s’opposaient à ces mouvements les dénonçaient comme des « masses » primitives, désordonnées et malléables, un danger pour la culture civilisée et l’ordre politique rationnel. Certes, les distinctions raciales et ethniques ont également été mobilisées dans ces conflits. Les travailleur·ses et les femmes protestataires étaient régulièrement dépeint·es comme des sauvages et des barbares de l’intérieur.

3Hors des espaces politiques de ces États européens, c’est-à-dire dans les territoires qui y étaient annexés sous forme de colonies, le monde social était stratifié principalement par la différence coloniale. Ici, les conflits étaient plus tangibles et violents car ils prenaient la forme de l’assujettissement colonial, du travail forcé, de l’esclavage et de la résistance. Bien sûr, les différences de classe et de sexe étaient souvent invoquées pour justifier et maintenir la division coloniale, mais la racialisation constituait l’antagonisme dominant.

4Perçues de manière duale, ces luttes ont produit deux résultats distincts. Dans les territoires européens des États-Nations impériaux, elles ont conduit au « compromis » du suffrage universel et de la protection sociale, le nationalisme offrant une « solution » idéologique qui assurait la réconciliation interne entre classes en intensifiant les antagonismes extérieurs. Dans la sphère impériale coloniale, en revanche, la lutte a conduit à un arrangement géopolitique où les États impériaux furent forcés de céder leur souveraineté tout en conservant leur domination économique et militaire. Les « compromis » de la décolonisation et du « développement » prétendaient légitimer ce nouvel ordre, comme Peo Hansen et moi-même l’avons affirmé dans notre livre « Eurafrique : l’histoire méconnue de l’intégration européenne et du colonialisme » [2]. Malgré cela, la « ligne de couleur » est restée une barrière organisatrice, séparant le noyau de la périphérie mais aussi, en accord avec les besoins de l’accumulation capitaliste, préservant les inégalités au sein des populations du centre comme de la périphérie.

5Dans le paysage mondial actuel de la révolte, les deux faces de ce système se confondent parfois. Les Gilets jaunes ressortent-ils de ce cas de figure ? Il est clair qu’elles et ils s’affirment comme la partie blessée d’un monde détruit par l’austérité néolibérale. Il est tout aussi évident qu’une partie importante du précariat blanc prend conscience du fait que les politiques violentes auxquelles il se trouve désormais exposé visent depuis des décennies les migrant·es, les minorités racialisées et les populations colonisées.

6Certaines déclarations confirment un potentiel d’universalisation chevauchant les barrières identitaires, les lignes de couleur, la division coloniale : « La solution est nous-mêmes, en nous les travailleurs, les chômeurs, les retraités, de toutes origines et de toutes les couleurs », exhorte le comité de Saint-Nazaire. Et le comité Adama semble approuver : « Les quartiers populaires sont confrontés aux mêmes problématiques sociales que les territoires ruraux ou périurbains – dits “périphériques” ». La conjonction des protestations en France métropolitaine et dans ses colonies, notamment à la Réunion, parle du même point de vue.

7Ces liens sont des signes d’espoir pour le démantèlement de l’ordre néolibéral et néocolonial de la modernité tardive ; un démantèlement particulièrement chaotique et prometteur tout au long de ces « frontières de l’Europe » (Balibar), réelles et métaphoriques, qui ont stabilisé le système mondial des inégalités autour du clivage colonial. Dans la mesure où les Gilets jaunes associent les luttes anti-austérité aux luttes antiracistes, elles et ils nous rappellent que les migrant·es et les minorités – quand bien même elles semblaient exclu·es – ont toujours été un fondement secret de l’histoire européenne, tout comme le colonialisme et son héritage sont inhérents à la République française. Cette capacité à produire des alliances sociales est littéralement mise en lumière par ce saisissant symbole esthétique du mouvement. Un vêtement que l’on enfile en situation d’urgence est recodé en signe d’affirmation de l’urgence politique : pas tant une levée en masse qu’un soulèvement de toutes les couleurs, exhumant une histoire globale d’oppression.

Notes

  • [1]
    Traduction par Nacira Guénif.
  • [2]
    P. Hansen & S. Jonsson, Eurafrica: The Untold History of European Integration and Colonialism, London, Bloomsbury, 2014. À paraître aux éditions de La Découverte en 2020.
Stefan Jonsson
Professeur d’études ethniques à REMESO (Research Institute on Migrations, Ethnicity and Society), Université de Linköping, Suède.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 26/11/2019
https://doi.org/10.3917/mouv.100.0057
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