CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Mouvements (M.) : Comment appréhender le populisme, la référence de Podemos au peuple, l’usage du vocabulaire du « eux et nous » ? Quelle critique de la gauche cela traduit-il, et comment cela s’articule-t-il avec la relecture, au moins par une partie de Podemos, de Gramsci, de la question de l’hégémonie, de l’utilisation de Mouffe ? Quelles questions cela implique-t-il pour le reste de la gauche, dans l’État espagnol et ailleurs ?

2Yves Sintomer (Y. S.) : Contrairement à la plupart des partis de gauche aujourd’hui, Podemos a mené une véritable réflexion conceptuelle, ne serait-ce que parce que l’un de ses noyaux durs comporte des professeur.e.s de science politique : ils.elles faisaient leur métier. Face à la crise du marxisme traditionnel et à la difficulté d’émergence de paradigmes alternatifs comme l’écologie politique – qui n’a jamais pris de façon forte dans l’État espagnol –, l’idée du populisme s’est imposée. Cela a coïncidé avec l’existence en Amérique Latine de gouvernements de gauche que l’on pourrait qualifier de néo-populistes et auxquels certain.e.s futur.e.s dirigeant.e.s de Podemos se sont intéressé.e.s de près, jouant même parfois le rôle de conseiller.ère.s. Cette conjonction entre recherche théorique et expérience pratique explique en partie la montée en puissance de la thématique populiste. L’ampleur de la crise dans l’État espagnol a été un autre facteur. Elle a touché non seulement les couches les plus précarisées, mais aussi une bonne partie des couches moyennes, notamment à travers la question du logement. Les Espagnol.e.s sont parmi les peuples européens qui comptent le plus de propriétaires. Il y avait des expulsions massives et tout le monde pouvait se sentir menacé à cet égard. Par ailleurs, les affaires de corruption gangrenaient la classe politique. Tout cela a créé une conjoncture favorable. L’élaboration sur ce thème a été approfondie par Íñigo Errejón, dont c’est vraiment l’identité théorique. Pablo Iglesias se positionne quant à lui entre les gramsciens, les partisans de Mouffe ou Laclau et les marxistes traditionnels, et prétend effectuer une synthèse des trois.

3Errejón, et à un moment donné une bonne partie de Podemos, ont fait le pari que compte tenu de l’effondrement ou du moins de la crise de légitimité des partis traditionnels, une recomposition sur un schéma populiste – le peuple contre les élites au-delà du clivage gauche-droite – était possible. Cela a fonctionné pendant un moment : Podemos a enregistré une progression vertigineuse de son électorat, a réussi à imposer une série de thèmes comme la caste politique, « eux et nous », les élites contre le peuple. Ces thèmes avaient pour partie été popularisés par le mouvement du 15-M, qu’on appelle en France les Indignés espagnols. Podemos mordait alors sur un électorat de centre et a cru pouvoir opérer un déplacement des clivages préexistants. Il faut noter que cela n’a jamais été sur une ligne nationaliste, ni antieuropéenne : le projet défendu a toujours été une autre Espagne dans une autre Europe, et une Espagne accueillante pour les migrant.e.s. Podemos n’a pas été marqué par la tentation xénophobe du mouvement des 5 étoiles en Italie, ni par le patriotisme que l’on retrouve en France dans la campagne de Jean-Luc Mélenchon.

4Cette stratégie s’est cependant heurtée, assez rapidement, à plusieurs obstacles. L’émergence de Ciudadanos tout d’abord, un nouveau parti de droite moderne sur le plan culturel, prônant un renouveau de la vie politique mais défendant un programme néolibéral sur le plan économique, et très hostile au nationalisme catalan. Ciudadanos a capté la fraction de la population susceptible de se reconnaître dans un discours de rénovation radicale mais réticente à appuyer un parti clairement à gauche dans son programme économique. D’autre part, le PSOE, qui reste solidement implanté, notamment en Andalousie, avec des réseaux clientélistes assez forts, a été ébranlé mais ne s’est pas effondré, à l’inverse du PASOK en Grèce ou du PS en France. De plus, à partir de 2017, l’alliance avec Izquierda Unida (un parti constitué dans une tradition communiste assez orthodoxe), peut-être nécessaire électoralement, a débouché sur une coalition de gauche radicale somme toute assez classique, le populisme n’en étant plus qu’une dimension parmi d’autres. On ne peut pas dire aujourd’hui que Podemos se situe au-delà du clivage gauche-droite, et son étiage électoral atteint autour de 15 à 20 %, dans un cadre quadripartite plus stabilisé. C’est notamment là-dessus qu’Errejón a perdu. Enfin, la question catalane a rendu obsolète le slogan du peuple contre les élites et a clos la phase qui s’était ouverte avec le 15-M. Les questions nationales et identitaires sont revenues sur le devant de la scène, et cela a beaucoup nui à Podemos. Ce parti a adopté une position équilibrée, défendant le droit à un référendum d’autodétermination des Catalan.e.s tout en se prononçant contre l’indépendance et pour une Espagne plurinationale. Mais comme l’a dit en plaisantant Errejón, lorsqu’il y a un match entre le Barça et le Real Madrid, l’arbitre n’a guère de supporter.trice.s. La base électorale de Podemos et de ses confluences s’est affaiblie, en Catalogne comme dans le reste de l’État espagnol. Aujourd’hui, il ne faut donc pas surestimer la réalité de sa référence au populisme.

5M : Pour revenir aux dimensions théoriques de la référence au populisme : que met-on derrière, qu’est-ce que le peuple par rapport à d’autres manières de percevoir et de construire, à gauche, le social, en mettant beaucoup plus l’accent, non pas sur la division entre le « eux et nous », les 99%-1%, mais sur la question du travail et de la façon dont le salariat structure les groupes sociaux ?

6Y. S. : Il convient de dégager deux niveaux théoriques chez Laclau et Mouffe. D’un côté, un cadre théorique abstrait, appuyé sur des références à la psychanalyse, à la sémiotique ou à Carl Schmitt ; de l’autre, sur cette assise conceptuelle mais utilisable indépendamment d’elle, une élaboration plus immédiatement politico-stratégique sur le populisme comme alternative à la gauche marxiste ou social-démocrate traditionnelle. C’est ce second niveau qui est aujourd’hui très influent, que ce soit dans Podemos ou, d’une autre manière, dans la France insoumise. Pour le meilleur et pour le pire, la force de Laclau et Mouffe a d’ailleurs été d’appuyer leur élaboration sur des expériences politiques réelles, passées et présentes : le péronisme et les autres populismes latino-américains du XXe siècle, les néo-populismes des gouvernements de gauche en Amérique du Sud au début des années 2000, et dans une moindre mesure les nouveaux partis de gauche influencés par le populisme en Europe dans les années 2010. Ceux-ci se sont approprié la théorie populiste de façon différenciée, et parfois d’une manière très instrumentale. L’usage qu’en fait Mélenchon est par exemple beaucoup plus superficiel que celui d’Errejón : le premier est sans doute davantage républicain que « laclauien ».

7Quoi qu’il en soit, si l’on se concentre sur le niveau politico-stratégique plus concret, il me semble qu’il est possible de résumer les usages principaux de la théorie populiste en quatre points. Tout d’abord, elle permet d’invoquer positivement la notion de populisme, alors que celle-ci est le plus souvent utilisée de façon péjorative par la classe politique traditionnelle, les médias et les universitaires mainstream pour disqualifier les politicien.ne.s qui contestent le statu quo et, à travers eux, un peuple supposé irrationnel lorsqu’il ne suit pas l’avis des élites – Jacques Rancière a critiqué avec justesse cette rhétorique. Ce retournement est important à l’heure où le néolibéralisme et le pouvoir de la technocratie ont semblé durant un moment s’imposer sans partage.

8Par ailleurs, la théorie populiste souligne l’importance de la rhétorique et des émotions en politique, le fait que les groupes et les identités politiques ne sont pas fixes et objectifs mais se construisent dans les interactions, ou encore le rôle de la représentation symbolique. Tout cela peut sembler évident pour les praticiens et les sociologues de la politique, mais ces phénomènes sont peu étudiés dans la théorie politique et le fait qu’un courant de celle-ci s’en préoccupe peut faciliter une certaine profondeur dans la réflexion stratégique, au-delà d’un usage purement instrumental de la communication politique. Des notions comme le « signifiant vide » (un slogan, par exemple « Je suis Charlie », susceptible d’unir des gens qui l’interprètent pourtant dans des sens tout à fait différents) où les « chaînes d’équivalence » (une articulation de plusieurs notions qui passe moins par un lien purement logique que par une association suggestive, par exemple néolibéralisme/caste ou politique/Europe/mondialisation) sont, de ce point de vue, intéressantes. La limite, c’est qu’une fois arrivé au pouvoir, ne serait-ce qu’au niveau local, les signifiants vides et les chaînes d’équivalence ne suffisent pas, il faut réussir à articuler de façon cohérente les politiques publiques – le Venezuela est, à cet égard, le contre-exemple absolu.

9La troisième dimension de la théorie populiste consiste à substituer l’opposition du peuple et des élites à celle de la classe ouvrière et de la bourgeoisie. Ce tournant prend acte du fort recul de la classe ouvrière en tant qu’acteur historique développant une conscience de classe propre, de la moindre centralité des conflits du travail, de l’apparition de nouveaux.elles acteur.trice.s se situant au moins en partie au-delà du clivage gauche-droite – l’écologie ou le féminisme en étant des exemples importants – et de la nécessité de donner de nouvelles clés pour comprendre le renouveau de la conflictualité sociale qu’impliquaient par exemple les mouvements des places comme le 15-M. De ce point de vue, l’avantage de la théorie populiste est qu’elle pousse à prendre au sérieux le fait qu’un programme d’émancipation au XXIe siècle ne peut se contenter de reprendre les catégories forgées au XIXe ou au XXe siècle, en tout cas si l’on se donne pour objectif de gagner l’hégémonie plutôt que de se contenter de résister ou de témoigner. Cet avantage est indirect : Laclau avait en tête le péronisme lorsqu’il écrivait sa théorie, mais comme personne ou presque en Europe ne connaît vraiment ce que fut le péronisme, cela peut aider à libérer l’imagination politique.

10Enfin, la quatrième dimension cruciale de la théorie populiste est l’insistance placée sur le rôle du ou de la leader et le fait que la représentation politique permet de constituer un sujet politique.

11M : Dans le vocabulaire d’Errejón, il n’y a pas de grille de lecture du social permettant d’identifier quelque chose qui serait soit un groupe social sujet de l’histoire – comme la classe ouvrière a pu l’être dans la tradition marxiste – soit un groupe social porteur d’un antagonisme, et le peuple est entièrement à construire. Toute la question est de savoir de quelle sorte de peuple il peut s’agir : qu’est-ce qui fait que cela ne va pas être une construction nationaliste, ni une construction qui se revendique seulement de l’idéologie ?

12Y. S. : Il faut reconnaître que les grandes luttes sociales des dernières années ont été des luttes populaires mais pas ouvrières, en tout cas au sens classique du terme : le 15-M et le mouvement des « Marées » en défense des services publics se sont mobilisés contre le capitalisme financier, l’absence de démocratie réelle, la corruption, l’affaiblissement programmé de l’État social, mais ne se sont pas déroulés principalement sur les lieux de travail. La mobilisation pour l’indépendance de la Catalogne s’est effectuée quant à elle sur le thème de l’identité nationale. Les syndicats sont très affaiblis et même si Podemos a des liens avec des syndicalistes, il en a au moins autant avec des mouvements sociaux urbains ou avec les nouveaux groupes féministes. Par ailleurs, les municipalités du changement ont initié des expériences radicales à partir de la gestion locale, et non à partir de conflits du travail. Dans une certaine mesure, le populisme offre donc une grille d’analyse plus opérationnelle que la grille d’analyse de classe classique.

13Dans les théories de Laclau et de Mouffe, il y a en sus, pleinement assumée, une dimension anti-sociologique et constructiviste radicale : le peuple se construit à travers sa représentation politique, et cette représentation politique est à la fois un parti et éventuellement un.e leader.e. Cela correspond pour partie à quelque chose de réel : on ne peut pas définir le peuple de la même manière qu’on peut définir une classe, il s’agit d’une catégorie plus fluide. Podemos s’est saisi de l’idée pour des raisons théoriques, mais aussi parce que c’était une manière de justifier la construction d’un parti avec une direction forte, mettant en avant des leaders, focalisé sur les élections. Cette organisation a profité de l’énergie dégagée par les énormes mobilisations de base qui avaient eu lieu auparavant, sans leader.e à même de commander et sans parti, tout en construisant quelque chose qui est assez largement aux antipodes de ces mobilisations. Une partie au moins des leader.e.s de Podemos n’avait d’ailleurs pas été très actif.ve.s dans le mouvement du 15-M.

14Cela ne résout pas pour autant la question de « quel peuple ». Dans la catégorisation de Laclau et Mouffe, le critère permettant de distinguer un populisme de gauche d’un populisme de droite est de ne pas construire le peuple contre des ennemi.e.s ethniques ou extérieur.e.s, mais contre les élites politiques nationales, le cas échéant alliées avec leurs homologues internationales. De ce point de vue, l’État espagnol semblait un terrain presque idéal : même s’il y a une xénophobie latente dans la vie quotidienne, ni plus ni moins importante que celle qu’on peut trouver en France ou en Allemagne, l’absence de clivage politique sur la question de l’immigration favorisait la construction d’un peuple non pas ethnique, mais anti-élites. On voit aujourd’hui les limites de cette stratégie : l’équivalent fonctionnel de l’ennemi ethnique, à la fois intérieur et extérieur, que représentent les immigré.e.s ou les musulman.e.s, dans d’autres pays, ce sont aujourd’hui les Catalan.e.s. Sur ce point, Podemos n’a pas réussi à trouver de réponse convaincante.

15M. : Mais cette difficulté ne tient-elle pas aussi, dans les circonstances plus récentes de la crise catalane où se joue le rapport du peuple à la nation, au fait que la définition de la caste comme ennemi est restée floue, que la Catalogne, c’est aussi une partie économiquement privilégiée de l’État espagnol, et qu’on peut glisser de la caste à une ethnicisation du débat ?

16Y. S. : Je n’en suis pas sûr. La caste, c’était la classe politique et économique corrompue, profiteuse, ne planifiant ni le présent ni le futur du pays pour l’intérêt général. Au moment du mouvement 15-M et des Marées, on pouvait y mettre les politicien.ne.s de la droite espagnole du Parti populaire et, quoique dans une moindre mesure, ceux du PSOE et du parti de droite catalan CiU. Il semblait donc possible d’envisager un scénario à la grecque, inspiré de Syriza. Il est aujourd’hui bien plus difficile d’utiliser cette tactique lorsque les mouvements sociaux réels sont en perte de vitesse et parce que Podemos, ne pouvant purement et simplement remplacer le PSOE, devra d’une manière ou d’une autre, nouer des alliances avec lui. En Catalogne, il y a une alliance entre les nationalistes de gauche et d’extrême gauche et les nationalistes de droite qui font partie de la caste : là encore, le clivage n’est plus opérationnel. La centralité de la question catalane est mortifère pour la stratégie rhétorique qu’avait choisie Podemos, parce qu’elle replace le clivage identitaire sur le devant de la scène. Mais il faut être honnête et convenir que bien au-delà de Podemos, c’est la phase qu’avait ouverte le 15-M, centrée sur les questions sociales et démocratiques, qui s’est aujourd’hui largement refermée.

17M. : On retrouve cette difficulté concernant la façon dont on caractérise les conflits et les antagonismes qui sont au cœur de la construction politique. Il me semble que l’ambiguïté, tant de la catégorie de caste que de celle de peuple, est profondément liée à la question du rapport au marxisme et à l’utilisation de Gramsci et de la notion d’hégémonie. Chez Gramsci, celle-ci est directement liée à une vision de la société dominée par le problème du capital. Il s’agit donc, fondamentalement, d’une hégémonie socio-économico-politique associée à l’existence de rapports sociaux structurants et fondateurs, dont le rapport du capital au travail. Dès lors, l’hégémonie permet de penser, dans cet ensemble, la place propre du politique, du culturel, de penser quelque chose qui se joue autour de la construction de formes de consensus, mais est lié à une vision tout de même structurée, systémique du social. C’est ce qu’il n’y a pas, d’une certaine manière, dans les réflexions de Errejón. Chez lui, il n’y a pas d’ontologie, on ne sait pas a priori ce que sont les antagonismes.

18Y. S. : Je ne pense pas qu’une ontologie du social soit très utile, mais le parti pris anti-sociologique de Laclau et Mouffe est clairement un point faible de leur théorie. Lorsque l’on passe à la pratique, on pourrait dire en caricaturant un peu que Podemos remplace l’analyse des conflits structurels potentiels par l’analyse électorale. Lorsque, pendant plusieurs mois, une majorité d’Espagnol.e.s ont sympathisé avec le mouvement du 15-M, cela pouvait sembler crédible, mais cela n’est plus le cas. Le gramscisme sans analyse des conflits structurels est difficilement opérationnel dans la durée. Cela explique en partie les difficultés de positionnement de Podemos et la fracturation de son équipe dirigeante. Par ailleurs, la théorie populiste postule que des groupes sociaux très différents peuvent être réunis derrière la figure du ou de la leader. Or, Iglesias est charismatique à l’intérieur de Podemos, mais pas dans la population en général. On touche là les limites de l’analyse populiste.

19M : Cela nous amène à un second enjeu majeur : la façon dont la question démocratique a irrigué l’ensemble du processus, et notamment les tensions entre d’une part, le parti, la construction d’une organisation politique en tant que telle, et d’autre part, les formes plus mouvementistes.

20Y. S. : De ce point de vue, Podemos est en proie à des difficultés structurelles. L’expérience initiale était celle d’énormes mouvements sociaux, très basistes, revendiquant une horizontalité radicale. Les coalitions de mouvements sociaux, de partis et de groupes, au niveau local, ont débouché sur les municipalités du changement, générant des expériences passionnantes, décentralisées, largement indépendantes par rapport au parti national. Malgré la volonté de centralisation et de hiérarchie de la direction à l’échelle de l’État espagnol, la mouvance dont Podemos est le centre est décentralisée et s’organise en réseau. Cela reflète la structuration de l’État espagnol, les divisions de la direction, la force des municipalités du changement. Durant toute une période, il y avait une large majorité pour dire qu’il fallait aller vite, se confronter aux échéances électorales et bâtir une machine qui fonctionne. On pouvait penser que c’était un mal nécessaire ou que c’était un bien, mais beaucoup estimaient que c’était la seule voie réaliste. Les dirigeant.e.s de Podemos ont initialement été brillant.e.s, dans la tactique, le discours et la construction organisationnelle : ils.elles ont créé quelque chose qui a pris dans un temps extrêmement court. Aujourd’hui, le parti est cependant en fort recul dans les sondages et se trouve confronté à des difficultés stratégiques d’ampleur. Il doit reconfigurer sa démocratie interne et proposer une vision démocratique pour l’État espagnol dans son ensemble. Je suis assez pessimiste sur ses chances d’y arriver.

21M. : Est-ce qu’en se focalisant sur l’urgence, sur l’idée d’un coup politique à jouer – il y avait eu le 15-M, il y avait eu des formes de mobilisation massive au niveau de l’État espagnol, il fallait capitaliser rapidement et profiter de la fenêtre d’opportunité – la conséquence n’a pas été que la question posée par toute une partie des activistes du 15-M, à savoir l’invention de formes de démocratie beaucoup plus directe, n’a pas été reprise par Podemos, et qu’il n’y a pas de discours sur la démocratie, en dehors d’un discours général sur le renouveau ?

22Y. S. : Au niveau du parti, cela ne fait aucun doute, et la bataille menée par la fraction dite anticapitaliste, qui insiste sur Podemos comme un parti-mouvement, est assez stérile : elle est déconnectée des expériences de gestion municipale et ne tient guère compte des expériences passées, que ce soit celles des partis communistes de masse en Europe occidentale ou des Grünen allemands à partir des années 1980, avec la division entre Fundis et Realos. Ce qui sauve la mouvance Podemos, c’est cette pluralité que j’évoquais à l’instant, mais elle n’est ni théorisée, ni stabilisée.

23Sur ce plan, les impasses de la théorie populiste pèsent fortement. Il faut sans doute remonter à la République de Weimar pour trouver des théoriciens qui insistent autant sur le rôle des leaders. Certes, la question du leadership en politique en général et dans les mouvements populaires en particulier est réelle : l’histoire fourmille d’exemples de dynamiques d’émancipation conjuguant des mobilisations de base très puissantes et l’action de personnalités charismatiques. Mais Laclau et Mouffe n’ont guère de critères qui permettraient d’évaluer l’apport positif ou au contraire les inconvénients du recours à de telles personnalités. Ils n’ont rien à dire sur les dérives autoritaires qui ont caractérisé ou caractérisent encore nombre de mouvements avec lesquels ils ont sympathisé. C’est au-delà de leur cadre théorique, voire contre lui, qu’il faut élaborer sur cette question. Le critère décisif pour mesurer le caractère émancipatoire ou non de l’action des leaders consiste sans doute dans le fait de savoir si elle favorise ou non l’empowerment des représenté.e.s. Il faudrait également différencier plusieurs types de leadership : les figures charismatiques peuvent avoir un quasi-monopole du pouvoir, le partager, voire même n’avoir qu’un pouvoir d’influence moral, comme Gandhi dans les années 1930, Martin Luther King dans les années 1960 ou Nelson Mandela lorsqu’il était dans les prisons du régime d’apartheid.

24Le rapport entre leadership et organisation est également un point obscur dans les théories de Laclau et Mouffe. Souvent, les critiques du populisme avancent que celui-ci institue un lien direct entre la personne charismatique et le peuple, en contournant les organisations intermédiaires. C’est historiquement faux, comme le montre le cas du péronisme qui a vu la naissance de l’un des partis de masse les plus importants du XXe siècle. De fait, des types très variés d’organisation sont compatibles avec la problématique populiste. Il en va de même du rôle du leadership dans le parti. Si l’on compare la France insoumise et Podemos, par exemple, la différence saute aux yeux : si Jean-Luc Mélenchon disparaissait demain, la France insoumise disparaîtrait à brève échéance ; sans Pablo Iglesias, il y a peu de doute que Podemos continuerait à exister. Quoi qu’il en soit, ce qui est décisif pour les organisations de la gauche populiste actuelle en Europe, c’est que l’époque du parti de masse est révolue. Il est difficile de savoir quels seront les modèles organisationnels à succès dans les années à venir, mais on ne retrouvera pas l’encadrement massif qui caractérisait les partis communistes, sociaux-démocrates ou démocrates-chrétiens traditionnels, qui comptaient des centaines de milliers d’adhérent.e.s, étaient le centre d’un réseau d’associations et de syndicats, et organisaient la sociabilité de millions de citoyen.ne.s.

25Au reste, bien au-delà de la théorie, les réponses aux événements contingents sont décisives dans les succès et les échecs. A posteriori, une erreur s’est avérée fatale : lors des premières élections législatives de décembre 2015, où la gauche était potentiellement majoritaire, Podemos aurait pu faire tomber le gouvernement de droite et soutenir de l’extérieur un gouvernement PSOE, comme Ciudadanos le fait avec Mariano Rajoy. Ce scénario à la portugaise a été écarté car Podemos pensait pouvoir dépasser ou remplacer le PSOE à brève échéance. On sait ce qu’il est advenu.

26M. : Cette erreur concerne donc le registre du positionnement politique du parti, la question des alliances au niveau national et de la façon dont on mène la marche dans les institutions ?

27Y. S. : Oui, mais aussi la manière dont on ouvre les institutions à ces mouvements venant d’en bas. Avec le Parti populaire au pouvoir, la situation est bloquée au niveau de l’État espagnol et limite fortement les possibilités de changement local. Les expériences qui viennent d’en bas et reposent sur la mobilisation populaire ne peuvent rester durablement au niveau qui était celui du 15-M et des Marées. L’énergie du 15-M a en bonne partie été dilapidée. Et, aujourd’hui, la conjoncture n’est plus du tout favorable. Lorsque l’on fonde un parti dont l’objectif est de prendre les institutions et que l’on manque ce pari, les aspects les plus négatifs, comme l’absence d’une véritable démocratie interne, pèsent beaucoup plus. Podemos a vieilli très vite et aujourd’hui, au niveau national, c’est un parti plébéien à 15 % des voix, ce qui n’est pas rien, mais pour le reste, c’est de plus en plus un parti comme un autre.

28M. : Il y a deux dimensions dans cette trajectoire : une dimension « interne », autour de la façon dont on fait fonctionner le parti mouvement institution – et l’impression de ce point de vue est que Podemos est devenu un parti politique très classique, avec les tendances, avec l’affadissement de ce qui pouvait être toute une zone floue entre les organisations du mouvement social, les cercles locaux et le parti lui-même ; et d’autre part la façon dont les expériences locales, en particulier celles des mairies du changement se mènent, réussissent ou non, et irriguent la pratique politique de Podemos.

29Y. S. : Il y a en effet d’un côté Podemos, de l’autre les expériences des mairies du changement, mais aussi le reste de la mouvance. Unidos Podemos et ses « confluences », comme on dit dans l’État espagnol, est une coalition entre des partis nationaux (Izquierda Unida et Podemos), des partis locaux, des mouvements sociaux, des municipalités du changement. C’est une structure en réseau. Il y a là une innovation, qui est loin d’être parfaite mais qui génère une dialectique assez riche, qui n’existait pas dans l’État espagnol auparavant, qui ne correspond pas non plus à ce qu’a été l’expérience de Syriza, ni aux gauches radicales en France, en Angleterre ou en Allemagne. Cela n’a pas été véritablement pensé, cela s’est imposé par l’expérience, avec de nombreuses tensions, mais aussi de vraies potentialités. Au niveau municipal, la gestion est souvent profondément renouvelée mais doit aussi faire face à de nombreuses contradictions : faire cohabiter les egos de personnes qui étaient chacune à la tête de leur mouvement social et qui se retrouvent d’un seul coup en situation de devoir gérer, qui plus est de façon coopérative, et même souvent de prendre des distances avec les mouvements sociaux dont elles viennent et qui s’impatientent des lenteurs du changement. On retrouve des enjeux classiques, par exemple sur la façon de gérer le changement social dans une société injuste, productiviste et machiste, sur la façon d’articuler démocratie de base et institutions. Les innovations passionnantes en termes de démocratie participative, de politique du logement, d’un autre urbanisme, ou d’une remise en question des rapports de genre, seront-elles suffisantes pour permettre à ces expériences de tenir dans la durée, dans un contexte où ces équipes municipales ne disposent que de majorités relatives et où elles doivent faire avec les luttes de tendance internes à Podemos ? Le blocage au niveau national rend ces défis encore plus difficiles.

30M. : Il est clair que cela restreint l’espace général pour les municipalités, y compris sur des choses concrètes ayant trait à la viabilité économique de leur modèle, aux finances, aux moyens dont les municipalités peuvent disposer. Mais quand j’évoquais les deux mondes qui cohabitent, je pensais aussi à la capacité de ce qui se joue dans les municipalités du changement à irriguer la discussion et les prises de position de Podemos. Tu as insisté sur la capacité de Podemos à se lier, à laisser vivre toute une série d’expériences plurielles, décentralisées, mais il y a aussi les effets de retour.

31Y. S. : Lors des élections locales de 2015, les municipalités du changement avaient beaucoup bénéficié de la « marque » Podemos ; aujourd’hui, le parti survit sans doute grâce à elles. Podemos a du mal à articuler le local et le national. Les figures comme celles d’Ada Colau à Barcelone ou de Manuela Carmena à Madrid sont des symboles forts et peuvent s’appuyer sur des expériences municipales très dynamiques, mais les municipalités du changement ne sont pas véritablement coordonnées, ce qui serait fondamental pour pouvoir monter en puissance et représenter une alternative à l’échelle du pays. De plus, la structure bureaucratique de Podemos au niveau national, tout comme ses luttes internes, lui interdisent de tirer pleinement les leçons des expériences municipales.

32M. : Tu as mentionné au début de cet entretien le peu de place que la question de l’écologie politique avait occupé dans l’État espagnol, contrairement à l’Allemagne ou même à la France. Mais paradoxalement, elle tient une place importante dans les municipalités du changement qui ont à gérer beaucoup de choses qui en relèvent : les ordures, l’eau, la pollution atmosphérique. On voit des expérimentations alternatives en matière d’environnement et d’écologie à Barcelone, à Madrid, alors que dans la discussion nationale, que ce soit dans le programme ou au moment du dernier congrès de Podemos, ce n’est pas très présent.

33Y. S. : Au niveau national, cela ne fait effectivement pas partie du logiciel central. Par contre, localement, une partie importante de la base des municipalités du changement mais aussi des cercles de Podemos se mobilisent sur des enjeux d’écologie sociale, notamment sur les questions d’urbanisme, de coopératives de consommation, d’invention de modes de vie alternatifs.

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Populiste ? L’étiquette est aujourd’hui maniée à l’envi pour caractériser tous les partis ou mouvements qui, en Europe, opposent le peuple aux élites et défendent une rupture plus ou moins assumée avec le consensus social/néo-libéral. En revendiquant le terme et en faisant explicitement référence aux théories de Laclau et Mouffe, Podemos occupe toutefois une position originale en la matière. Politiste, ancien membre de la rédaction de Mouvements, Yves Sintomer revient sur les enjeux théoriques et pratiques de cette volonté de « construire un peuple ».

Entretien avec 
Yves Sintomer
Professeur de science politique à l’Université Paris 8, chercheur au CRESPPA-CSU.
Propos recueillis par 
Jean-Paul Gaudillière
Mis en ligne sur Cairn.info le 18/06/2018
https://doi.org/10.3917/mouv.094.0098
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