CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Si les lectrices et lecteurs se tournent en arrière et se plongent dans deux des articles consacrés à la démocratie dans le cadre de dossiers sur la gauche publiés par Mouvements en 2000 et 2002 [1], elles et ils ne manqueront pas d’être frappé.e.s par plusieurs choses. Contre la thèse alors en vogue du triomphe historique de la démocratie libérale, Mouvements effectuait le constat d’un essoufflement de la légitimité de celle-ci et avançait l’exigence d’une démocratisation de la démocratie, particulièrement urgente dans le cadre de la Cinquième République. Ce constat et cette exigence sont aujourd’hui plus largement partagés. Cela semble paradoxal, alors que de nombreux peuples soumis à des régimes politiques autoritaires continuent de se révolter en réclamant l’instauration de la démocratie libérale. Mais la crise des régimes représentatifs établis s’est entretemps approfondie et universalisée, et elle touche tous les continents. Nous sommes sans doute engagés dans un changement épocal, sur ce plan comme sur d’autres. Or, en France, après les lois sur la parité hommes/femmes en politique de 1999-2000, la gauche de gouvernement n’a rien entrepris ou presque sur ce terrain, se contentant de mesures opportunistes ou de réformes à la marge. L’introduction des primaires pour l’élection présidentielle ou quelques mesures limitant le cumul des mandats ne sont pas à la hauteur de l’enjeu. Cette inaction a contribué au décrochage accentué des partis par rapport aux mouvements citoyens et à la majorité de la population. La situation n’est guère différente dans le reste de l’Europe. En Amérique du Sud, les réformes vers plus de démocratie participative et la mobilisation politique des groupes subalternes se sont progressivement enlisées dans la gestion d’états largement corrompus ou dans l’autoritarisme de dirigeants charismatiques.

Grandeur et décadence de la démocratie des Modernes

2Il nous faut prendre du recul, tenter de regarder nos systèmes politiques avec des yeux « persans », à la manière de Montesquieu au XVIIIe siècle. Essayer d’effectuer pour le présent ce que nous faisons spontanément pour la démocratie athénienne, lorsque nous sommes sensibles à l’appel que provoque cette expérience historique tout en sachant bien qu’elle n’est pas universalisable telle quelle et qu’elle ne saurait être proposée comme la solution magique aux problèmes du présent.

3Le grand récit républicain ou libéral qui présente l’histoire des deux derniers siècles comme l’affirmation progressive de la démocratie et des droits humains n’est plus tenable au regard de ce que nous apprennent les travaux des historiens. A la fin du XVIIIe siècle, la Révolution américaine et plus encore la Révolution française furent des événements qui eurent une répercussion mondiale. La mobilisation populaire, et plus particulièrement celle des couches subalternes, constitua en soi un coup de tonnerre, jusque dans ses contradictions. Elle déboucha sur la mise en place de gouvernements représentatifs, d’États de droit et d’un ensemble de droits humains où le civil et le civique étaient étroitement mêlés. Ce modèle, avec bien des variantes, se diffusa lentement dans le Nord global, puis de façon plus tardive et plus contrastée dans le reste du monde.

4Encore faut-il en prendre la juste mesure. Ce qui se mit en place, ce furent des aristocraties électives où l’essentiel du pouvoir était monopolisé par un petit nombre. Les « meilleurs » étaient certes élus plutôt que désignés par leur appartenance à la noblesse. Ils se relayaient au sommet de l’État plutôt que de l’occuper à vie. Ils n’en étaient pas moins recrutés au sein d’un cercle étroit de personnes venues de groupes sociaux privilégiés, et menaient des politiques qui favorisaient ces groupes. L’introduction progressive du suffrage universel masculin n’inversa pas subitement la situation, et il fallut l’invention des partis de masse à la fin du XIXe siècle pour que cette situation évolue. L’exclusion des femmes de la vie politique, légale puis de facto, persista sur une très longue durée – rappelons qu’en 1973, elles ne représentaient que 1,3 % des membres de l’Assemblée nationale française. Aux États-Unis, la revendication d’autogouvernement républicain des colons protestants était dirigée tout autant contre les outsiders (catholiques francophones, peuples autochtones, Noirs) que contre la Couronne britannique. Jamais un vote ne fut organisé à l’échelle des Empires coloniaux. Les sociétés qui étaient régies par ces gouvernements représentatifs étaient aussi celles qui se lancèrent dans une dynamique de développement dont nous savons aujourd’hui combien elle reposait sur une asymétrie avec le reste du monde, à quel point elle n’était pas universalisable et combien elle conduisait la biosphère vers une catastrophe écologique.

5Il fallut des décennies pour que ces aristocraties électives évoluent vers des démocraties représentatives. Cette évolution ne fut pas le résultat d’une lente maturation, mais le produit des crises, de guerres et de révolutions d’une ampleur inouïe, qui marquèrent la fin du « long XIXe siècle » (1789-1914) et le « court XXe siècle » (1914-1989), pour reprendre la périodisation d’Éric Hobsbawm [2]. Dans les décennies qui suivirent la seconde guerre mondiale, les pays du « Nord global » (l’Europe occidentale, l’Amérique du Nord, l’Australie et la Nouvelle-Zélande, le Japon) virent se stabiliser des régimes représentatifs capables d’inclure en position subordonnée les classes subalternes nationales à travers les partis de masse, le suffrage universel incluant hommes et femmes, l’État social. Cela représenta une mutation considérable. Guerres et révolutions aboutirent aussi à l’instauration, dans une autre partie du globe, de régimes se revendiquant du communisme, qui mirent eux aussi en place des formes d’État social et de communication entre les classes populaires et les élites politiques tout en les insérant dans une structure totalitaire ou autoritaire. L’État « national-social [3] » restait aux mains d’un cercle élargi d’insiders. Les régimes démocratiques du Nord global reposaient sur un développement productiviste qui faisait passer la planète à l’ère de l’anthropocène et sur la domination du reste du globe. Les partis politiques y étaient par ailleurs structurés de façon très hiérarchique, reflétant la façon dont fonctionnaient l’école, la famille, les sciences ou la production industrielle.

6Les Trente glorieuses et la décennie qui suivit la fin du court XXe siècle constituèrent l’apogée de la démocratie libérale dans le Nord global et dans quelques pays du Sud global. La chute du mur de Berlin et des systèmes communistes en Europe de l’Est, ainsi que des régimes autoritaires qui s’en inspiraient dans le « Sud global », renforça une tendance présente dès la seconde moitié des années 1970, qui vit s’effondrer les dictatures que le « monde libre » avait soutenues ou mises en place en Europe du Sud, en Amérique latine, et dans une moindre mesure en Afrique et en Asie. Il sembla alors que la démocratie des Modernes n’était autre chose que la démocratie libérale et que celle-ci, en triomphant définitivement de ses adversaires, était en train d’instaurer le règne de la liberté sur la planète. Le médiocre ouvrage de Fukuyama, La fin de l’histoire, publié initialement en 1992, résuma bien l’ère du temps, et c’est pourquoi il fut un succès mondial. La perspective semblait d’autant plus crédible que la victoire de la démocratie libérale se couplait avec une démocratisation réelle de structures autoritaires comme l’école ou la famille, avec la révolution féministe, avec la multiplication des médias audiovisuels autrefois aux mains de l’État, avec le boom des ordinateurs portables et les débuts d’Internet. La période était aussi celle où s’affirmait le règne du néolibéralisme et du capitalisme financier. La remise en cause de l’État social semblait alors le prix à payer pour une expansion économique et politique qui promettait d’être cette fois planétaire. Les conservateurs américains eux-mêmes s’approprièrent le thème des droits de l’homme, tandis que la Chine réintroduisait des dynamiques capitalistes dans son économie.

La démocratie au XXIe siècle

7Cette époque semble déjà bien éloignée. La représentation politique fondée sur les partis est en crise dans les pays où règne le multipartisme – mais aussi, d’une autre manière, dans une Chine régie par un parti unique. On entend souvent dire que la démocratie est un régime perpétuellement en crise car il implique une critique permanente de ses propres fondements. Il faudrait cependant être aveugle pour ne pas voir que la remise en cause s’exacerbe dans certains moments historiques : la Troisième République française au temps de la Belle Époque n’est pas la République de Weimar. Or, nombre d’indices indiquent que nous sommes entrés dans une ère de basculements.

8Pour une part, les mutations viennent de facteurs internes au système politique. Les partis de masse qui avaient structuré les sociétés occidentales durant un siècle et qui s’étendirent sous des formes contrastées dans des régions aussi diverses que l’Amérique du Sud, la Chine, l’Inde et l’Asie du Sud-Est n’existent plus guère en dehors de variantes autoritaires du style de l’AKP en Turquie ou du PC chinois. C’est sur eux que se fondait la communication entre les citoyens et les décideurs, ils encadraient la société à l’aide de leurs cellules et de leurs organisations satellites, ils permettaient l’intégration des masses populaires au système politique. Partout ou presque, ils ont perdu cette triple vocation. Les partis continuent d’être les principaux lieux de recrutement d’un personnel politique professionnalisé, mais ils ont perdu une grande part de leurs militants, le lien avec les couches populaires (y compris en Chine, où le PC représente aujourd’hui davantage les élites que les masses), l’essentiel de leur crédibilité et la capacité de canaliser avec efficacité et légitimité les conflits sociaux à l’intérieur du système politique institutionnel.

9Ce dernier, devant des mutations sociales d’une ampleur inouïe (pensons à Internet et aux réseaux sociaux, qui révolutionnent la socialisation et l’économie et constituent des symboles du nouveau monde en gestation), fait du surplace et semble du coup en retard. L’État social est partout en recul dans le Nord global. Il s’appuyait sur un fort mouvement ouvrier, aujourd’hui largement désorganisé, mais aussi sur le fait que la domination de ce qu’on appelait improprement l’Occident sur le reste du monde y permettait des politiques distributives significatives. La mondialisation, effectuée sous hégémonie du capital financier, met à mal les États sociaux occidentaux, et y profite d’abord aux plus riches. La poussée économique des pays émergents fait sortir de la pauvreté des centaines de millions de personnes mais concurrence les économies développées les moins spécialisées dans les produits à forte valeur ajoutée. Dans le Sud global, le capitalisme sauvage et la mise en place d’États sociaux assez modestes coexistent en tension dans les pays émergents – et cela qu’ils soient formellement démocratiques ou qu’ils soient régis par des États autoritaires mais où les classes dirigeantes portent un réel projet de développement. Là où les États (formellement autoritaires ou démocratiques) sont aux mains de couches uniquement prédatrices, la misère persistante et les tensions de tout ordre débouchent sur des crises majeures, des guerres, voire dans certains cas l’effondrement des États. Les migrations de grande ampleur n’en sont qu’une conséquence. En retour, le nouvel ordre du monde provincialise le Nord global et son modèle politique. Il y provoque des crises d’identité qui s’expriment de façon plus ou moins marquée selon les pays. Le Brexit, l’élection à la présidence de Donald Trump, la montée de Marine Le Pen en France en sont pour partie des effets diffractés.

10Parallèlement, la question écologique pose un défi démocratique radicalement nouveau, et nous fait changer d’échelle temporelle et géographique. Elle implique de trouver des mécanismes et des dynamiques pour représenter les générations futures – une chose que les élections et leur focalisation sur le court terme sont bien incapables de faire. Et si le slogan « penser globalement, agir localement » garde encore une grande pertinence, une partie importante des actions à entreprendre et des régulations à mettre en place relèvent de la gouvernance globale. Celle-ci implique un changement d’échelle comparable à celui qui vit les cités-États de l’Antiquité, du Moyen-âge et de la Renaissance faire place à des États-nations de grande taille. La gouvernance globale se situe bien au-delà de la démocratie représentative et de la souveraineté populaire. Elle fonctionne en réseaux d’acteurs aux statuts forts divers : les États, et en particulier ceux des pays les plus puissants, continuent d’y jouer un rôle, mais aux côtés de coalitions de firmes transnationales, d’alliances de gouvernements locaux, d’organisations internationales technocratiques telles que la Banque mondiale ou le FMI, et dans une moindre mesure d’ONG comme Greenpeace, de regroupements altermondialistes, de syndicats, d’Eglises, etc.

11La thèse encore fort répandue selon laquelle le développement économique permettrait la création de classes moyennes nombreuses, et que celles-ci favoriseraient à leur tour le développement de démocraties libérales, n’est qu’une idéologie non crédible. Comme le montre l’histoire, les classes moyennes ne sont pas naturellement « démocratiques », et elles peuvent adopter des orientations politiques fort diverses. L’évolution des « nouvelles démocraties » surgies depuis 1989 est significative. Pour une part, elles sont entrées rapidement en crise. Elles sont presque toujours fort éloignées d’un réel pouvoir du peuple et suscitent bien des désillusions, en Amérique latine, en Afrique, en Corée du Sud ou à Taïwan. Dans la majeure partie des pays de l’ancienne Union soviétique ou en Egypte, elles évoluent vers des systèmes autoritaires. Pour une autre part, ces nouvelles démocraties empruntent des voies qui s’écartent du modèle libéral classique. Durant une ou deux décennies, le nouveau constitutionnalisme latino-américain a ainsi promu dans les pratiques et la théorie l’État de droit et les élections libres, mais aussi de nouveaux droits sociaux et écologiques, des formes de démocratie participative ou directe, ou encore l’institutionnalisation du multiculturalisme à travers la reconnaissance de droits et de modes de représentation spécifiques aux peuples indigènes. Au total, il n’est que très peu de nouvelles démocraties où le système politique libéral soit stable et où il puisse compter sur de forts taux de satisfaction dans la population.

12Dans un tel contexte, la grande majorité des forces de gauche oscillent entre deux pôles. Le premier s’adapte au néolibéralisme ou se contente d’en compenser à la marge les effets. Il campe sur une défense du gouvernement représentatif qui, au mieux, s’accompagne d’une démocratie participative qui ne porte que sur des questions secondaires et ne permet pas de développer des contre-pouvoirs – et au pire tombe dans un élitisme revendiqué en critiquant l’irrationalité de la démocratie directe et des courants contestataires affublés de l’étiquette péjorative de « populistes ». Le second pôle rêve d’un impossible retour en arrière, vers les États nationaux souverains, les partis de masse et le productivisme keynésien. Souvent, cette orientation se colore de teintes autoritaires, nationalistes et xénophobes et passe par la recherche d’un leader charismatique capable d’incarner les masses. Les forces qui réussissent à se tourner vers un avenir démocratique qui serait au diapason des défis du XXIe siècle sont globalement très minoritaires.

Post-démocratie, autoritarisme ou révolution démocratique

13Dans les pays d’Europe ou d’Amérique du Nord, les tendances les plus lourdes sont celles de la post-démocratie et de l’autoritarisme. Ces tendances se manifestent aussi dans le reste du monde, mais elles coexistent souvent avec des scénarios d’effondrement.

14La post-démocratie (une notion développée par le sociologue et politologue britannique Colin Crouch [4]) est un système dans lequel, en apparence, rien ne change : des élections libres continuent d’être organisées, la justice est indépendante, les droits individuels sont respectés. La façade est la même, mais le pouvoir réel est ailleurs. Les décisions sont prises par les directions de grandes firmes, les acteurs des marchés, les agences de notation, ou par des organes technocratiques. L’autoritarisme implique davantage car la façade est fortement remaniée : les élections existent mais la compétition électorale est biaisée ; les libertés (d’expression, d’association, d’aller et venir, de la presse…) sont amoindries par des lois restrictives ; la justice est moins indépendante. L’autoritarisme se nourrit de la peur de l’ennemi intérieur et extérieur, et d’une xénophobie qui pèse sur les immigrés et les étrangers. C’est la pente qu’ont prise les gouvernements russes, hongrois, polonais ou turcs, et qu’on retrouve ailleurs, en Équateur ou au Venezuela par exemple. En Asie du Sud-Est, plusieurs régimes non-démocratiques sont allés ou vont, par une libéralisation très contrôlée, vers un tel modèle.

15Globalement, la conjoncture du milieu des années 2010 est assez noire. Comparée à la décennie précédente, le nombre d’expériences gouvernementales porteuses d’innovations démocratiques a nettement reculé. De nombreux pays sont pris dans des spirales régressives, les États faillis se multiplient. Les mouvements sociaux n’ont pas pour l’instant réussi à faire basculer les rapports de force dans un sens plus démocratique, et des courants franchement réactionnaires ont su gagner la rue et les places.

16La France est largement installée dans la post-démocratie. La structure constitutionnelle de la Cinquième République est mal adaptée à l’ère de la gouvernance en réseau, du fait de la centralisation des pouvoirs et de la faiblesse d’un système de check and balance. Cette ancienne puissance coloniale vit particulièrement mal la nouvelle géopolitique mondiale, et les rêves de puissance portés par des politiciens en vue augurent mal d’une orientation réaliste dans l’avenir. L’insertion dans la division internationale du travail est moins porteuse qu’en Allemagne, en Suisse ou dans les pays nordiques. La classe politique nationale, recrutée dans le milieu étroit des grandes écoles, est particulièrement médiocre, tandis que la rhétorique idéologique qui fait florès à droite comme à gauche rend plus difficile une réorientation décidée mais pragmatique. Pire, le pays pourrait bien verser à son tour dans l’autoritarisme. La progression d’un communautarisme d’État paré du masque de la laïcité, le déchaînement xénophobe qu’avait favorisé Nicolas Sarkozy et qui s’est renforcé autour des attentats commandités par l’État islamique, la prolongation indéfinie de l’État d’urgence sèment des graines fort dangereuses pour l’avenir.

17Il faut le dire avec force : le temps des réformettes est passé. Seuls des pas en avant majeurs pourront éviter les scénarios de la post-démocratie et de l’autoritarisme. La mutation doit être d’une importance similaire à celle qui vit s’affirmer en quelques décennies le mouvement ouvrier, le suffrage universel, les partis de masse et l’État social. Elle doit même être plus radicale, car elle implique pour être couronnée de succès de ne pas se cantonner au cadre national. Il est nécessaire de démocratiser radicalement la démocratie à toutes les échelles pour faire contrepoids au capitalisme financier mondialisé, pour répondre aux défis écologiques, pour poser enfin la question de la justice sociale à une échelle transnationale.

18Il faut avouer que l’ampleur de la tâche est colossale. Cette perspective n’est cependant pas un vœu pieux. Elle constitue une « utopie réaliste [5] », un horizon inatteignable en tant que tel mais vers lequel il est possible de se diriger dès aujourd’hui. Elle peut s’appuyer sur nombre d’innovations au niveau local ou plus rarement national, qui n’ont pas réussi jusqu’ici à coaguler en un courant cohérent. Sur des mobilisations de masse, en particulier du type d’Occupy Wall Street, des Indignés espagnols ou dans une moindre mesure de Nuit Debout. Sur des partis ou tendances politiques engagés dans un véritable renouveau de leurs pratiques et de leur programme. Une véritable révolution démocratique est nécessaire. Une révolution d’un nouveau type. Elle ne saurait s’incarner dans un grand soir électoral ou dans la prise par la force du pouvoir d’État, dans un leader unique ou dans un parti qui réussirait à faire la synthèse de toutes les luttes. Elle passe par des voies multiples, constitutionnelles et sociétales. Par des réformes institutionnelles et par la désobéissance civile. Par l’expérimentation d’autres formes de vie, ici et maintenant. Par la mise en avant de nouveaux biens communs. Elle implique, et c’est sans doute là le défi le plus difficile, la constitution de coalitions souples de type arc-en-ciel, voyant converger des acteurs diversement structurés et défendant des buts en partie hétérogènes, à même de faire basculer la logique de la gouvernance en réseau. Les combats écologiques qui sont menés à l’échelle internationale impliquent par exemple des coalitions mouvantes et multi-échelles entre des ONG, certains États (comme ceux des petites îles affectées durement par la montée des océans), des réseaux de villes, des entreprises particulièrement en pointe dans la reconversion énergétique, des centres de recherche universitaires, les syndicats qui ont pris le parti d’affronter résolument les limites du productivisme. Ces coalitions marquent des points quand elles sont suffisamment solides et puissantes pour parvenir à promouvoir des alternatives crédibles et à mobiliser l’opinion publique internationale en leur faveur.

19Les tendances qui poussent à cette révolution démocratique d’un nouveau type sont certes minoritaires. Elles sont cependant réelles et, comme le disait le chanteur brésilien Chico Buarque, « Demain sera forcément un autre jour ». Le XXIe siècle ne s’annonce pas comme la fin de l’histoire mais comme un temps mouvementé. Il connaîtra nombre de bouleversements. Peut-être pour le pire. Mais rien ne permet d’affirmer que le meilleur soit exclu.

Notes

  • [*]
    Professeur de science politique, Université de Paris 8.
  • [1]
    Y. Sintomer, « Changer de République, changer la politique », Mouvements, n°9, mai 2000, p. 141-145 ; C. Bonneuil, Y. Sintomer, « Démocratiser la démocratie », in J.P. Gaudillière et alii (dir.), A gauche !, Paris, La Découverte, 2002, p. 130-137.
  • [2]
    E. Hobsbawm, L’Âge des extrêmes, histoire du court XXe siècle (1914-1991), Bruxelles-Paris, Complexe-Le Monde diplomatique, 1999.
  • [3]
    E. Balibar, Nous, citoyens d’Europe ? Les frontières, l’État, le peuple, Paris, La Découverte, 2001.
  • [4]
    C. Crouch, Post-démocratie, Bienne/Zürich, Diaphane, 2013, traduit de l’anglais par Yves Coleman.
  • [5]
    E.O. Wright, Envisioning Real Utopias, Londres/New York, Verso, 2010.
Français

La démocratie libérale, qui semblait avoir définitivement triomphé de ses adversaires à la fin du XXe siècle, traverse une crise globale. Dans les nouvelles démocraties surgies depuis 1989 comme dans les vieilles démocraties d’Europe ou d’Amérique du Nord, les scénarios de la post-démocratie et de l’autoritarisme deviennent chaque jour plus crédibles. Dans ce contexte, une démocratisation radicale de la démocratie s’impose, estime Yves Sintomer, pour faire contrepoids au capitalisme financier mondialisé, pour répondre aux défis écologiques et pour poser la question de la justice sociale à une échelle transnationale.

Yves Sintomer [*]
  • [*]
    Professeur de science politique, Université de Paris 8.
Mis en ligne sur Cairn.info le 06/03/2017
https://doi.org/10.3917/mouv.089.0090
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