CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Et si, pour masquer les manquements aux promesses du candidat Hollande, les choix fiscaux favorables aux entreprises, « l’assouplissement du droit du travail » et l’état d’urgence permanent, on nous parlait à nouveau de genre et de sexualité ? Et si les seules lois « de gauche » que le Parti socialiste pouvait inscrire au bilan du quinquennat étaient celle de 2013 en faveur de l’ouverture du mariage aux couples de même sexe et celle de 2014 sur l’égalité réelle entre les femmes et les hommes ? Et si, en 2017 comme lors des deux précédentes échéances présidentielles, le PS rejouait le clivage entre « questions culturelles » et « questions sociales » ?

2À rebours de ce discours, il nous paraît nécessaire de revenir en détail sur la politique du quinquennat en matière d’égalité des sexes et des sexualités. Certaines avancées sont indéniables. Elles reposent sur un féminisme d’État revivifié en début de quinquennat : celui-ci a étendu à d’autres champs de responsabilité le principe de parité en pensant l’égalité des sexes essentiellement par le haut de l’échelle sociale (via des mesures pour l’égalité professionnelle), tout en renforçant le droit à l’avortement et les dispositifs contre les violences faites aux femmes. Rapidement toutefois, le backlash – face à l’ampleur du mouvement de la Manif pour tous – et la faible résistance aux adversaires de la « théorie du genre » révèlent les limites du volontarisme gouvernemental. Enfin, les lois sur le « mariage pour tous » et celle sur « l’égalité réelle » entre les sexes, brandies comme des « étendards » de l’égalité républicaine, pourraient bien masquer tant la permanence du sexisme et du racisme des comportements des professionnels de la politique, que les limites du féminisme d’État : blanc, républicain, invisibilisant et stigmatisant la dimension multiculturelle des mouvements féministes contemporains. « Pas en notre nom », prévenait Elsa Dorlin en 2007 pour dénoncer la récupération raciste du féminisme par la droite française [1]. Dix ans plus tard, cet avertissement vaut clairement pour feu la gauche de gouvernement.

Nous sommes tou.te.s des féministes ?

3En 2012, on y a un peu cru. Après 24 ans d’absence, la réapparition, dans un gouvernement réellement paritaire (« Je serai bien obligé… » avait dit Hollande), d’un ministère des Droits des femmes de plein exercice, fût-ce avec un tout petit budget (15 millions d’euros – comme celui de Roudy en 1981-1986 : 100 millions de francs) et tributaire de la transversalité de ses compétences, donnait un signal fort. À son arrivée, la ministre Najat Vallaud-Belkacem recevait les associations, pleines d’un espoir retrouvé, et faisait circuler dans son administration l’article dans lequel l’historienne Françoise Thébaud, tirant le bilan du ministère Roudy (1981-1986), se demandait : « Un féminisme d’État est-il possible ? » [2]. Une ambitieuse convention était mise en place avec le ministère de l’Éducation nationale. Surtout, la ministre préparait une loi transversale pour l’égalité « réelle » entre les femmes et les hommes, votée en août 2014.

4Le « féminisme » n’est aujourd’hui plus un gros mot. Il est même devenu recommandable de s’en prévaloir, tel François Hollande s’accusant dans Elle du 3 mars 2016, alors que montait la mobilisation contre la loi Travail, de ne pas avoir suffisamment partagé les tâches d’éducation avec Ségolène Royal : « Il n’y a de bonheur que dans l’égalité ».

5La dénonciation du sexisme en politique semble désormais légitime ; les témoignages, à droite comme à gauche, dicibles et audibles. À la différence de l’affaire DSK cinq ans auparavant, aucune voix (à l’exception notable de celle de Christine Boutin) ne s’est élevée pour défendre Denis Baupin, vice-président écologiste de l’Assemblée nationale, lorsque des femmes politiques ont rendu publiques sur Mediapart et France Inter ses pratiques d’agression sexuelle et de harcèlement. Les témoignages ont révélé que son comportement était connu de longue date dans le parti vert, et passé sous silence au nom de ses qualités indispensables. « Nous ne nous tairons plus », affirment en renfort 17 anciennes ministres de différents partis dans une tribune du Journal du dimanche le 14 mai 2016. Denis Baupin a dû démissionner de la vice-présidence de l’Assemblée et a renoncé à se présenter aux prochaines élections législatives.

Un bilan législatif incontestable… mais incomplet

6En dépit de ses limites et de ses ambiguïtés, le bilan législatif est incontestable. La mise en place du Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes dès janvier 2013 a certainement permis de soutenir la mise en œuvre d’avancées tangibles. La loi Taubira de mai 2013 ouvrant le mariage aux couples de même sexe a contribué à délégitimer la hiérarchie entre les sexualités dominantes et minoritaires, entre les unions vues comme normales et celles stigmatisées comme déviantes. Mais ce processus de reconnaissance s’est arrêté en chemin : la procréation médicalement assistée (PMA) reste réservée aux couples hétérosexuels et la reconnaissance d’enfants au sein d’un couple homosexuel demeure soumise à de lourdes procédures. Si la Cour de cassation a admis l’adoption d’enfants nés à l’étranger d’une PMA, permettant ainsi aux couples de lesbiennes de contourner l’interdiction française, la loi n’a rien prévu pour les parents homosexuels non mariés. Cette absence de reconnaissance des liens de filiation entre enfants et parents sociaux empêche toute protection juridique dans des situations concrètes : en cas de décès du parent reconnu, par exemple, le co-parent n’a pas la possibilité légale de continuer à élever l’enfant. Quant à l’encadrement législatif de la gestation pour autrui (GPA), il n’a même pas été envisagé. Enfin, dans le projet de loi « Justice du XXIe siècle », voté le 12 octobre 2016 à l’Assemblée nationale, le changement d’état civil pour les personnes trans est sur la voie d’une démédicalisation : il supprime l’obligation de fournir des attestations d’ordre médical pour demander au tribunal de grande instance le changement d’état civil. Mais on est encore loin d’une procédure d’auto-détermination appuyée sur une déclaration en mairie telle que demandée par les associations de défense des droits des trans sur le modèle de ce qui se fait pourtant déjà au Danemark, en Norvège, en Irlande, à Malte, en Colombie, en Argentine.

7La loi du 4 août 2014 pour l’égalité réelle entre les femmes et les hommes, présentée par la ministre des Affaires sociales Marisol Touraine comme « le texte fondateur et emblématique du quinquennat de François Hollande », visait la mise en œuvre de nouveaux moyens pour l’égalité professionnelle (renforcement de la négociation d’entreprise et de branche, réforme du congé parental…), une garantie publique contre les impayés de pensions alimentaires, le renforcement de l’ordonnance de protection dans le cadre de la lutte contre les violences faites aux femmes, l’extension de la parité à d’autres domaines de la vie sociale (fédérations sportives, mutuelles, ordres professionnels…) et la lutte contre les stéréotypes. En janvier 2015, la réforme du congé parental instaure une nouvelle allocation : la prestation partagée d’éducation de l’enfant (PreParE) dont la durée de versement est allongée si les deux parents se partagent le temps de garde. Cependant, cette mesure pourrait avoir comme effet pervers de réduire le nombre de congés parentaux – donc des allocations à verser – plutôt que d’encourager une répartition plus égalitaire entre pères et mères : les salaires des hommes demeurant généralement plus élevés, les couples n’auraient pas intérêt à ce que les pères prennent leur part de congé, faute de revalorisation du montant de l’allocation [3].

8Répondant à une revendication ancienne des féministes, la loi de modernisation du système de santé, promulguée en janvier 2016, renforce le droit à l’avortement en supprimant le délai de réflexion de sept jours entre la première et la seconde consultation du processus d’interruption volontaire de grossesse. Elle autorise également les sages-femmes à prescrire l’IVG par méthode médicamenteuse et les médecins exerçant dans des centres de santé de proximité à réaliser des IVG chirurgicales (ils peuvent déjà pratiquer des IVG médicamenteuses depuis 2008). Le nombre de femmes contraintes d’avorter à l’étranger, faute d’accès dans les délais à un professionnel compétent sur le territoire national, devenait en effet préoccupant. La loi sur le délit d’entrave à l’IVG, adoptée par l’Assemblée nationale le 2 décembre 2016 en première lecture, étend également le délit à tout moyen (y compris numérique) et vise à pénaliser les sites web de « désinformation » sur l’IVG qui fleurissent depuis quelques années.

9Enfin, dernière avancée notable, le cinquième plan interministériel de lutte contre les violences faites aux femmes (2017-2019), vient renforcer le déploiement, amorcé par le quatrième plan (2014-2016), d’une politique publique d’envergure : création du numéro d’urgence 3919 qui oriente les victimes de violences ; formation de 300 000 professionnels ; mise en place des « téléphones grand danger » permettant aux victimes de violences conjugales de donner l’alerte ; expérimentations d’« espaces de rencontre protégés » pour accueillir les pères violents et leurs enfants ; mesures à l’intention des femmes isolées géographiquement… Ce bilan important s’accompagne cependant d’une longue série de renoncements.

Le désastre de la bataille du genre. De la « Manif pour tous » aux attentats

10Comme la loi sur la parité ou le Pacs de la « gauche plurielle » sous Lionel Jospin, le « mariage pour tous » a été voulu comme une mesure « de société » qui ne devait (financièrement) rien coûter mais serait à porter au crédit de la gauche de gouvernement. C’était compter sans l’émergence d’un mouvement d’opposition à cette loi (la Manif pour tous) d’une force et d’une portée inattendues. La violence homophobe des slogans des manifestant.e.s, largement relayée par les médias, a provoqué peu de réactions du côté du gouvernement. Trois jours après la première manifestation en novembre 2012, le président Hollande a même évoqué la « liberté de conscience » des édiles locaux, paraissant excuser à l’avance le refus de célébrer des mariages entre personnes de même sexe.

11En février 2016, Laurence Rossignol, alors ministre en charge des Droits des femmes, expliquera aux journalistes que « les vociférations de la Manif pour tous ont tout paralysé » [4]. Par la suite en effet, le gouvernement a reculé sur la PMA, sur l’adoption pour les couples homosexuels et sur la mise en œuvre d’une politique d’égalité à l’école (les ABCD de l’égalité) qui avait pourtant été longuement mûrie par l’ensemble de la communauté éducative ; acmé de ce fiasco : le mot « genre » a été banni du vocabulaire du ministère de l’Éducation nationale. La « charte de la laïcité », devenue l’horizon d’utopie à l’école, est censée satisfaire toutes les préoccupations égalitaires. Un renoncement qui affaiblit tous les messages et se traduit par le recul des politiques d’« égalité filles-garçons » au sein de l’Education nationale.

12Les attentats de 2015-2016 ont constitué un nouveau facteur de raidissement et ont fait passer l’égalité à l’arrière-plan. L’arrivée de Valls au poste de Premier ministre s’est ainsi accompagnée d’un progressif déclassement des « droits des femmes ». Dans un premier temps, le portefeuille de la ministre Najat Vallaud-Belkacem a été élargi aux dossiers de la Ville et de Jeunesse et sports. Dans le deuxième gouvernement Valls, nommé en août 2014, les Droits des femmes ont glissé dans le portefeuille de Marisol Touraine en charge des Affaires sociales et de la Santé, tandis que Pascale Boistard était nommée à la tête d’un secrétariat d’État chargé des droits des femmes, complètement invisible. En février 2016, il a fallu se pincer en inspirant les relents quasi pétainistes de l’intitulé du ministère dévolu à Laurence Rossignol : « Familles, Enfance et Droits des femmes ».

13Ces renoncements se sont ajoutés à une prise en compte insuffisante du travail de terrain mené par les associations sur un sujet tel que la prostitution. Au terme de plus de deux ans de débats et de polémiques, l’Assemblée nationale a voté en avril 2016 une loi « renforçant la lutte contre le système prostitutionnel ». Celle-ci supprime le délit de racolage passif instauré à l’initiative de Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, en 2003. Mais en toute méconnaissance des débats qui traversent les mouvements féministes, malgré l’avis de nombreuses associations travaillant dans le domaine de la santé publique et de l’accompagnement des personnes prostituées et celui du Sénat, la loi instaure une pénalisation de tout acte d’achat de service sexuel, dont l’effet pourrait être de précariser et de marginaliser encore davantage l’activité de prostitution et les personnes qui s’y livrent. Les conditions d’accès à l’accompagnement social et sanitaire et à des titres de séjour pour les personnes étrangères sans papiers – obligation de cesser la prostitution, budget notoirement insuffisant (160 euros par personne et par an) – sont irréalistes et illusoires, et le texte ne prévoit pas de moyen sérieux pour renforcer la lutte contre l’exploitation, le travail forcé et la traite des êtres humains. L’association AIDES, qui ne voit dans ce volet social qu’un effet d’annonce destiné à masquer la dimension répressive du texte, note que dans « le contexte politique national, la crise migratoire et les politiques iniques qui l’encadrent, le basculement sécuritaire et les mesures législatives actuelles qui favorisent la précarité sont autant de leviers pour mettre en place un véritable parcours non pas de sortie mais bien d’entrée dans la prostitution. » [5]

14La gauche arrivée au pouvoir en 2012 a ainsi été rattrapée par les tensions et contradictions qui divisaient les féministes au début des années 2000, prenant clairement position en faveur d’un féminisme « républicain » dont le seul critère de légitimation est l’égalité assimilée à l’alignement sur le modèle du féminisme occidental et à une forme dévoyée de laïcité. On a vu se structurer l’islamophobie de certains acteurs, activistes, responsables politiques ou chroniqueurs, renvoyant toute femme voilée à l’incarnation de l’islamisme politique des terroristes qui ont sévi en France.

Sexisme en politique

15La gauche de gouvernement n’a par ailleurs pas réussi à impulser de changement en profondeur des rôles politiques. Si le vote de la loi sur le cumul des mandats en 2014 (en vigueur en 2017) interdit désormais le cumul des fonctions exécutives locales avec un mandat de parlementaire et si les pénalités financières sanctionnant le non-respect de la parité pour les candidatures aux élections législatives ont été alourdies, cette modification des règles du jeu n’a pas touché le cœur du système de production des inégalités. La composition de l’entourage du Président de la République, très blanc et très masculin, n’a pas exactement contribué à modifier les représentations traditionnelles de l’exercice du pouvoir. Le gouvernement n’est plus paritaire en fin de quinquennat, et les ministères de l’Intérieur, des Armées, des Affaires étrangères, des Finances, ont toujours été occupés par des hommes. On ne compte qu’une femme (et aucune socialiste) parmi les candidats à la primaire de gauche et il est déjà clair que les partis politiques majoritaires ne respecteront pas la parité aux élections législatives de 2017, ce qui constitue autant de symptômes de la persistance du sexisme structurel au sein des partis de gauche institutionnels. Parmi les trois ministres qui ont quitté le gouvernement à l’été 2014 en raison de leurs désaccords avec la politique menée par Valls, Benoît Hamon et Arnaud Montebourg seront candidats à la primaire, tandis qu’on n’a plus entendu parler d’Aurélie Filipetti que pour évoquer son histoire d’amour, sa grossesse et sa maternité. Le sexisme des représentations a encore de beaux jours devant lui.

Racisme, islamophobie et instrumentalisation du féminisme

16La sociologue Sylvie Tissot constatait déjà en 2007 que « dans la France des années 2000, le féminisme est devenu l’une des « métaphores du racisme », la loi de 2004 sur les signes religieux ayant été votée au nom de la laïcité et du féminisme, alors qu’elle pénalise des filles qui se trouvent scolarisées, et plus largement génère des frustrations, humiliations et ravages psychologiques [6]. Dans le prolongement de ce drôle de féminisme d’État, la radicalisation de jeunes femmes attirées par le djihadisme a été analysée comme « une forme de perversité de la culture d’égalité qui est présente en Occident, d’un post-féminisme lié à une grande méconnaissance des racines du féminisme » [7]. Début 2015, quelques semaines après l’attentat contre Charlie Hebdo, des « féministes historiques » ont apporté leur soutien à l’opposition de Frédérique Calandra, maire PS du 20e arrondissement de Paris, à la participation de la féministe Rokhaya Diallo à un débat à plusieurs voix qui devait se tenir à la mairie, à l’occasion du 8 mars 2015. Dans son argumentaire, Frédérique Calandra reprochait pêle-mêle à Rokhaya Diallo d’avoir signé une pétition contre le soutien à Charlie Hebdo trois ans et demi auparavant, de défendre le droit des musulmanes voilées à aller à l’école, d’avoir décerné un ironique « Y’a bon award » à la journaliste Caroline Fourest et d’avoir affirmé en 2010 sur RTL « ce que dit Ben Laden n’est pas faux » alors qu’il avait déclaré que, si la France s’estimait en droit d’interdire à des femmes libres de porter le voile, lui s’estimait en droit de faire la guerre aux troupes françaises occupant l’Afghanistan et que la France devait donc rapatrier ses soldats. La maire du 20e menaçait, selon ses termes, de « défoncer » Rokhaya Diallo [8]. Ainsi, tandis que depuis les attentats de janvier 2015, une banderole est affichée sur le fronton de la mairie du 20e arrondissement pour défendre la liberté d’expression, le désaccord de Calandra avec Diallo se transformait en censure…

17D’autres membres du gouvernement ont exprimé publiquement au cours des années 2015-2016 leur intolérance totale vis-à-vis des femmes portant un voile : la ministre des Droits des femmes elle-même, Laurence Rossignol a comparé les femmes voilées aux « nègres qui étaient pour l’esclavage » (en mars 2016 sur RMC et BFM TV), contribuant ainsi à légitimer la montée des actes islamophobes envers les femmes portant un voile dans l’espace public [9]. Les arrêtés municipaux de l’été 2016 contre le port du maillot de bain intégral dit burkini dans plusieurs villes balnéaires françaises dirigées par des maires de droite ont ouvert la porte à de nouvelles dérives culminant dans d’invraisemblables et choquantes scènes d’humiliation, des policiers obligeant des jeunes filles et des mères de famille qui se baignaient en burkini à changer de tenue ou à quitter les plages. Las, le Premier ministre, Manuel Valls, a approuvé ces mesures et s’est déclaré favorable à une loi contre le port du burkini, un vêtement qu’il interprète comme le symbole d’un « projet politique de contre-société fondé sur l’asservissement de la femme », position qui a suscité l’incompréhension dans la presse internationale [10].

18« Affirmer que certaines femmes ne peuvent pas penser par elles-mêmes, qu’elles doivent être traitées comme des enfants, c’est l’un des grands symptômes du colonialisme », rappelait Christine Delphy [11]. La question féministe se trouve ainsi en grande partie réduite, dans l’espace public, à celle de la lutte contre le voile et la burqa. Empêtré dans des discussions ubuesques sur la légitimité d’une femme à s’inscrire dans un projet politique féministe en fonction des vêtements qu’elle porte, le féminisme d’état finit ce quinquennat en ignorant superbement le renouveau des féminismes au sein des jeunes générations. Des féminismes « décoloniaux », portés par des femmes nées en France de parents immigrés d’Afrique noire ou du Nord, puisant des références outre-Atlantique, dans le black feminism, les travaux d’Angela Davis ou de Kimberlé Crenshaw (professeure de droit à l’origine du concept d’intersectionnalité), répondent à la nécessité de conjuguer antiracisme et antisexisme. Ces féminismes tracent la voie/x d’une approche inclusive et multiculturaliste des luttes pour l’égalité des sexes. Depuis plusieurs années, ils trouvent une expression dans la manifestation du collectif « 8 mars pour toutes » mais aussi dans des initiatives comme la Marche de la dignité et contre le racisme, qui a réuni, en octobre 2015, plusieurs milliers de personnes à l’initiative du collectif de militantes à l’occasion des dix ans des mouvements des quartiers populaires de 2005. Le documentaire Ouvrir la voix réalisé par Amandine Gay, qui rend compte de l’expérience sociale et politique de 24 femmes noires vivant en France et en Belgique, en constitue une forme de synthèse percutante. Reste que le triste « procès » en délégitimation intenté jusqu’au sein de l’Assemblée nationale aux organisatrices de réunions non mixtes au cours de l’été 2016 (Université populaire à Paris 8, camp décolonial) alors même que la non-mixité est historiquement l’un des outils les plus emblématiques de la lutte des femmes, est symptomatique de cette désastreuse fracture.

Conclusion : Pour un féminisme intersectionnel, inclusif, de coalition

19Au fil de sa droitisation, la gauche de gouvernement s’est éloignée toujours plus de l’ambition développée par la philosophe féministe Nancy Fraser dans un article de 1997 [12] : articuler politiques de redistribution économique et politiques de reconnaissance multiculturelle ; parvenir à concilier la lutte pour un multiculturalisme anti-essentialiste et le combat pour l’égalité sociale. Sous couvert de républicanisme universaliste et de modernisation économique, la gauche de gouvernement a renoncé à ces deux horizons de l’action publique. Les différents groupes féministes devraient refuser les lignes de partage imposées par ce pouvoir, se méfiant des relectures de l’histoire : faut-il rappeler qu’en France, la République s’est fondée à la fois sur l’exclusion des femmes, cantonnées à un statut de citoyennes de second ordre, et sur l’Empire colonial ?

20Le quinquennat de François Hollande a illustré la difficulté de l’action publique à prendre en compte la réalité du mouvement féministe. Un féminisme d’État est-il possible dans un contexte de racialisation du sexisme – voire de racisme d’état – dès lors qu’on refuse de prendre en compte l’articulation entre racisme et sexisme ? Un féminisme de coalition, que Judith Butler propose de fonder sur l’alliance entre groupes soumis à différents facteurs de vulnérabilité et de précarité, doit permettre d’associer ces deux enjeux [13]. La gauche y joue en grande partie son avenir.

Notes

  • [*]
    Membres du comité de rédaction de Mouvements.
  • [1]
    « Pas en notre nom ! » Contre la récupération raciste du féminisme par la droite française, par Elsa Dorlin, http://www.genreenaction.net/Pas-en-notre-nom.html. Ce manifeste reprenait le titre du texte manifeste « Pas en notre nom ! », lancé le 8 mars 2005 par le réseau féministe NextGenderation à l’occasion de la journée internationale des femmes au moment de la campagne référendaire sur le traité constitutionnel européen.
  • [2]
    F. Thébaud, « Un féminisme d’État est-il possible en France ? L’exemple du ministère des Droits de la femme, 1981-1986 », in I. Coller, H. Davies and J. Kalman (eds), French History and Civilization. Papers from the Gerorge Rudé Seminar, vol. 1, University of Melbourne, 2005, p. 236-246.
  • [3]
    H. Périvier, « Le partage du congé parental : un impératif d’égalité », 26 septembre 2013, https://www.ofce.sciences-po.fr/pdf/notes/2013/note34.pdf, consulté le 18 décembre 2016.
  • [4]
    Laurence Rossignol, « Tout le monde puise dans la culpabilité des femmes », Par Catherine Mallaval et Johanna Luyssen, Libération, 16 février 2016.
  • [5]
  • [6]
    S. Tissot, « Bilan d’un féminisme d’État », Plein Droit, 2007/4 (n°75), p. 15-18 et repris sur le site Les mots sont importants (http://lmsi.net).
  • [7]
    Farhad Khosrokhavar dans Le Monde du 10 septembre 2016.
  • [8]
    Voir, « À propos de liberté d’expression et de « légitime défonce » », Mouvements.info, 16 mars 2016 (en ligne).
  • [9]
    « Laurence Rossignol compare les femmes choisissant de porter le voile aux « nègres qui étaient pour l’esclavage », Le Monde, 30 mars 2016.
  • [10]
    « Vu de l’étranger. Burkini : la France se trompe de combat », Courrier international, 17 août 2016.
  • [11]
    Citée dans le supplément Idées du Monde daté du 28 novembre 2016, p. 2.
  • [12]
    N. Fraser, “Multiculturalisme, anti-essentialisme et démocratie radicale. Genèse de l’impasse actuelle de la théorie féministe”, Cahiers du Genre, n°39/2, 2005 (e. o. 1997), p. 27-50.
  • [13]
    Voir à ce sujet D. Gardey, C. Kraus (dir.), Politiques de coalition. Penser et se mobiliser avec Judith Butler. Zurich et Genève, Seismo, 2016.
Français

Cet article collectif revient sur le bilan du quinquennat Hollande en matière d’égalité des sexes et des sexualités. Il s’applique à rappeler, certes, les débuts ambitieux et des avancées législatives incontestables, mais pointe aussi les renoncements et les contournements. La prise en charge de questions soi-disant « culturelles » ne saurait compenser les choix de politique économique et sécuritaire. Le raidissement du gouvernement socialiste sur l’égalité « républicaine » masque l’emprise du sexisme et du racisme sur les champs politique et médiatique et nie la pluralité des mouvements féministes contemporains.

Catherine Achin
Viviane Albenga
Armelle Andro
Irène Jami
Samira Ouardi
Juliette Rennes
Sylvia Zappi [*]
  • [*]
    Membres du comité de rédaction de Mouvements.
Mis en ligne sur Cairn.info le 06/03/2017
https://doi.org/10.3917/mouv.089.0069
Pour citer cet article
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