CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Grâce à un système de scrutin archaïque datant du XVIIIe siècle, qui rend possible la victoire d’un candidat ayant obtenu 2,9 millions de voix de moins que son adversaire, Donald Trump a été élu 45e président des États-Unis le 8 novembre dernier et est entré en fonction le 20 janvier 2017. Hillary Clinton, favorite des sondages, a perdu non seulement dans des Etats dont on savait que le résultat serait serré (Caroline du Nord, Floride, Ohio, Wisconsin) mais aussi dans des États sur lesquels les Démocrates pouvaient compter depuis des décennies (Michigan, et surtout la Pennsylvanie). Dans ces Etats, la mobilisation en faveur de la candidate démocrate a été insuffisante face à Trump, qui a su faire appel à des couches sociales fragilisées dans des zones sinistrées par la désindustrialisation. Le cinéaste militant Michael Moore, originaire du Michigan, ne s’est pas laissé influencer par les sondages et avait compris bien avant d’autres ce qui risquait de se passer [1].

2Cette défaite remet en cause le choix centriste et néolibéral du Parti démocrate de confier son avenir à une candidate adoubée par Wall Street, qui n’aura jamais été en mesure de prendre en compte la colère des perdants de la mondialisation. L’alliance sur laquelle s’appuyait Hillary Clinton – rassembler les minorités et les classes moyennes éduquées – s’est avérée insuffisante pour constituer une majorité électorale. C’est dès lors la question de la stratégie et du projet de la gauche américaine qui est en jeu aujourd’hui. Comment faire pencher le Parti démocrate à gauche ? Faut-il le quitter pour soutenir des petits partis émergents ? S’appuyer sur Bernie Sanders et sa stratégie d’un pied dedans/un pied dehors ? Et quels rapports de force les mouvements sociaux peuvent-ils créer avec le nouveau président et le Parti démocrate pour (re)constituer une force progressiste à l’échelle nationale ?

3La majorité des électeurs qui se considèrent de gauche – ou liberals aux États-Unis – considérait le scénario d’une présidence Clinton comme un « moindre mal ». Néanmoins, une partie de la gauche intellectuelle radicale – tels Mike Davis et Slavoj Zizek par exemple – s’est non seulement réjouie de la défaite d’Hillary Clinton mais imagine que la séquence qui s’ouvre sera « plus intéressante » pour la gauche : aiguisement des contradictions, multiplication des acteurs menacés et donc poussés à lutter ensemble, etc. De fait, les jours qui ont suivi l’élection de Trump ont donné lieu à de nombreuses manifestations dans les grandes villes. Elles ont rapidement cédé place à de multiples réunions publiques, débats et assemblées populaires qui ont suscité une mobilisation exceptionnelle. Reste à voir si cette dynamique parviendra à se structurer par-delà l’émotion qui a accompagné l’élection.

4À l’heure où nous écrivons, l’administration Trump n’est pas encore complètement formée mais il est clair qu’elle sera très marquée à droite. L’Attorney General (ministre de la Justice), le Sénateur d’Alabama Jeff Sessions, est connu pour son racisme sudiste d’une autre époque. La Secrétaire à l’Education, Betsy de Vos, est une milliardaire qui milite depuis longtemps pour la privatisation du système scolaire. Ben Carson, chirurgien afro-américain à la retraite, a été nommé Secrétaire au Logement (Housing and Urban Development) bien qu’il n’ait aucune expérience dans le domaine, seulement la conviction que les services fournis par l’Etat constituent un mal à éradiquer. Le prochain directeur du Homeland Security, John Kelley, général à la retraite, est un ferme partisan du maintien de la prison de Guantanamo et du renforcement de la sécurité frontalière – pas une bonne nouvelle pour les immigré.e.s en danger d’expulsion. Scott Pruid, envisagé par Trump pour diriger l’Agence de protection de l’environnement, est connu pour son opposition active à toute forme de réglementation environnementale.

5En somme, il n’est pas dit que la période soit spécialement favorable à l’approfondissement des luttes pour le progrès et la justice sociale. Néanmoins, une gauche émergente existe et est d’ores et déjà affectée par les récents résultats électoraux. Cet article vise à examiner les forces en présence et leurs perspectives stratégiques afin d’envisager un avenir moins sombre.

Les forces en présence

6Après les primaires, il n’a plus été question que des deux candidats principaux – une Démocrate très « establishment » et un Républicain très anti-establishment. Deux autres « petits candidats » étaient pourtant présents à l’échelle nationale : le « libertarien » de droite Gary Johnson et la candidate des Verts, Jill Stein, située « à gauche de la gauche », qui n’ont finalement que très peu pesé sur le résultat final. À ceci près que dans deux États, le Michigan et le Wisconsin, le nombre de voix attribuées à Jill Stein dépasse l’écart de voix très serré entre Clinton et Trump. Mais même si la candidate démocrate l’avait emporté dans ces deux États cela n’aurait pas suffi à modifier le résultat global de l’élection.

7S’ils n’ont pas présenté de candidats à l’élection présidentielle, d’autres partis de gauche tentent d’incarner un progressisme délaissé par les Démocrates. Outre les Verts, le Working Families Party, issu pour partie de la fédération de community organizing Acorn, connaît une certaine croissance ces dernières années – en présentant ses propres candidats ou soutenant ceux qu’il considère suffisamment progressistes. Il a ainsi joué un rôle important dans l’élection de Bill de Blasio, situé à l’aile gauche du Parti démocrate, à la mairie de New York en 2013 [2]. Mais cette stratégie visant à faire pencher les Démocrates à gauche est surtout incarnée depuis deux ans par Bernie Sanders.

8Bien qu’il ait dû finalement s’incliner devant Hillary Clinton, le sénateur indépendant du Vermont est resté très présent dans la campagne et dans la vie publique depuis les primaires. La campagne qui a pris forme autour de sa candidature, d’avril 2015 à juin 2016, a confirmé l’émergence d’une aile gauche démocrate dotée d’une force d’interpellation étonnante. Contrairement à toute attente, Sanders, qui s’affiche comme socialiste, a battu Hillary Clinton dans 22 Etats sur 50 et a été très proche de la victoire dans plusieurs autres, dont certains Etats très peuplés comme l’Illinois ou le Massachusetts. Lors des primaires, beaucoup d’électeurs et d’électrices, de sensibilités diverses, qui n’avaient jamais perçu l’aile gauche comme électoralement crédible, ont adhéré à la candidature de Sanders, démontrant ainsi qu’un tel pôle existe potentiellement. Même des libertaires de gauche et des militantes de la génération Occupy Wall Street ont adhéré au moins partiellement à un mouvement qui donnait l’impression de pouvoir s’inscrire dans la durée et changer réellement le rapport de forces. À l’échelle nationale Sanders a été de loin le candidat le plus populaire parmi les jeunes. C’est un signe des temps majeur, qui vient confirmer une enquête qui révèle que la méfiance à l’égard du capitalisme se répand parmi les millennials[3].

9Bernie Sanders a été éliminé non seulement parce qu’il a recueilli moins de voix qu’ Hillary Clinton, mais aussi parce que les règles du jeu de l’instance dirigeante du Parti démocrate, le Democratic National Committee (DNC), constituent un obstacle de taille à l’avènement d’un candidat non conventionnel [4]. Le système de nomination des candidats prévoit non seulement des délégués élus sur la base des scores respectifs des candidat.e.s, mais aussi des super-délégués, souvent des élus ou anciens élus, qui penchent presque toujours pour l’establishment et contre la gauche. Grâce aux câbles Wikileaks qui ont commencé à pleuvoir (comme par hasard) à l’époque de la Convention Démocrate à Philadelphie, fin juillet 2016, on a appris que les dirigeants du DNC avaient tout fait pour saboter Sanders et faire taire lors de la Convention, et au-delà, la voix de ses délégués.

10En dépit de tous les efforts pour réduire son influence, l’aile gauche a pu peser sur la campagne d’Hillary Clinton, grâce aux délégués de Sanders qui étaient suffisamment nombreux pour assurer une présence significative dans la discussion sur la « plate-forme » (qui n’est pas un programme) du Parti démocrate. C’est ainsi que des résolutions en faveur d’un salaire minimum national à 15 dollars, une forme d’assurance santé garantie par l’État (public option) et une taxe sur la pollution par le gaz carbonique ont pu être inclues dans la plateforme. D’autres résolutions ont été écartées faute de majorité, notamment celle qui prohibait la fracturation hydraulique et celle qui accordait une égale reconnaissance aux droits des Palestiniens et des Israéliens. La plateforme a été vantée par Hillary Clinton, mais aussi par Sanders, comme « la plus progressiste de l’histoire du pays ». Sur le papier c’était peut-être le cas, mais chacun sait que la plateforme n’engage absolument pas les candidates à la présidentielle.

11Au moment de se retirer de la course présidentielle, ayant reconnu sa défaite dans les primaires, Bernie Sanders était confronté à un choix cornélien : apporter son soutien immédiat à Hillary Clinton, qui portait désormais l’étendard du Parti démocrate, ou patienter et monnayer son soutien en insistant pour que certaines revendications de gauche qu’il représentait soient reprises. Sanders a fini par rallier Clinton le 12 juillet, à quinze jours de la Convention, en partant du principe que même s’il s’opposait systématiquement aux options qu’elle défendait, le danger Trump était trop grand. Cette décision – relativement inévitable pour un homme qui avait concouru dans les primaires démocrates – a provoqué un fort désarroi parmi ses militants. La majorité de ses électeurs l’ont suivi en acceptant de voter pour Clinton, là où c’était nécessaire pour bloquer Trump, malgré le dégoût que ce choix leur inspirait [5]. Une minorité de militants pro-Sanders a exprimé le vœu de voir leur champion se séparer des Démocrates pour se déclarer candidat de gauche indépendant face à Clinton et à Trump. Ils étaient encouragés dans cette voie par Jill Stein, candidate des Verts, qui a offert à Sanders sa place à la tête du « ticket » vert s’il acceptait de se présenter. Mais c’était un scénario parfaitement illusoire. Sanders ne pouvait prendre le risque de faire gagner Trump [6].

12Sanders se présente comme « indépendant » plutôt que Démocrate, mais travaille depuis longtemps en collaboration avec des Démocrates sur des objectifs précis. Il n’aurait jamais pu avoir l’impact qu’il a eu s’il n’avait cherché à susciter des changements de l’intérieur de l’organisation. En dépit des obstacles que l’« establishment » du parti a posés sur son chemin, Sanders a réussi à déplacer la conversation sur les inégalités sociales, la régulation du capitalisme financier, la couverture sociale ou la réforme du mode de financement des campagnes électorales.

La nébuleuse Sanders : une alternative crédible ?

13Alors que les primaires n’étaient pas encore terminées, Sanders a fondé au printemps 2016 Our Revolution (Notre révolution), un groupe politique indépendant visant à présenter des candidats aux élections locales et nationales. Voulant capitaliser sur la dynamique créée par sa campagne, il s’agissait de proposer un canal d’investissement politique à des militants peu enthousiasmés par la candidate Hillary Clinton. L’objectif, d’emblée, est fixé à moyen terme : les élections législatives de 2018. 106 candidats se sont néanmoins présentés dès l’automne 2016, à tous les échelons du système politique, sous la double bannière démocrate et Our Revolution. 58 l’ont emporté, 48 ont été battus. Parmi les élus, on compte huit représentants au Congrès, un Lieutenant Governor, 24 représentants dans les assemblées d’Etat, 13 sénateurs d’Etat, trois maires, quatre conseillers municipaux, un city recorder, un membre du School Board.

14Des huit élus à la Chambre des représentants, trois sont nouveaux et cinq sont réélus. Le profil de ces députés atteste à la fois de leur statut d’outsiders dans le jeu politique et du renouvellement qu’ils/elles incarnent, étant plus jeunes que la moyenne des députés américains et, pour la majorité d’entre eux, membres de minorités ethniques.

Les huit élus Our Revolution à la Chambre des Représentants

Nouveaux entrants :
– Pramila Jayapal (Etat de Washington), 51 ans, née en Inde, a étudié la finance mais se bat pour un salaire minimum décent. Milite pour les droits des femmes et des immigrés. A coordonné une grande campagne dans l’Etat de Washington pour inscrire des électeurs sur les listes. Elle a fondé il y a plus de dix ans le groupe Hate Free Zone (Zone libre de haine) – devenu OneAmerica afin de combattre l’intolérance après les attentats du 11 septembre 2001.
– Nanette Díaz Barragán (Californie), 40 ans. Enfant d’immigrés mexicains, s’est impliquée dans les luttes pour les droits des immigrés et les mouvements locaux pour la construction de logements pour familles à bas revenu. Elle s’est mobilisée à Los Angeles avec certains mouvements sociaux pour lutter contre l’influence des compagnies pétrolières et pour le démantèlement de puits de pétrole situés dans les quartiers pauvres de la ville. Si elle incarne une ligne politique assez classique – elle a travaillé au sein de l’administration Clinton puis Obama – c’est surtout son origine populaire qui la distingue du mainstream démocrate.
– Jamie Raskin (Maryland), 54 ans, professeur de droit constitutionnel, avocat et membre du Sénat de l’état de Maryland.
Anciens élus :
– Raul Grijalva (Arizona), 68 ans, élu de la Chambre des représentants depuis 2002. Il a été le premier élu du Congrès à apporter son soutien public à Bernie Sanders en 2015. Militant chicano dans sa jeunesse, il est très attaché aux droits des immigrés et résiste à la militarisation de la frontière. A aidé Bernie Sanders à se rapprocher du mouvement des droits des immigrés et, par ce biais, de toute une jeunesse de Latinos militants. C’est l’actuel co-chair, avec Keith Ellison, du Congressional Progressive Caucus, regroupement d’environ 70 membres de la Chambre et un seul sénateur, Bernie Sanders.
– Keith Ellison (Minnesota), 53 ans, élu à la Chambre pour la première fois en 2006. Afro-Américain et seul musulman du Congrès, a prêté serment sur un Coran, ce qui constitue un geste symbolique fort dans un pays marqué par la montée de l’islamophobie. Connu pour ses prises de position contre les brutalités policières. Il défend également une ligne critique sur le Moyen-Orient. Il est actuellement soutenu par Bernie Sanders pour reprendre la direction du DNC (voir plus bas).
– Tulsi Gabbard (Hawaii), élue depuis 2013, 35 ans. Elle a quitté son poste dans la direction du Parti démocrate (vice-chair du DNC) en février 2016 afin de soutenir publiquement Bernie Sanders. Elle est anti-interventionniste mais en même temps plaide pour que l’administration Obama dénonce l’« extrémisme islamique ». Pratique un dialogue direct avec Trump, sur des questions stratégiques notamment, qui rend mal à l’aise d’autres membres de ce courant [7].
– Marcy Kaptur (Ohio), 70 ans, élue à la Chambre depuis 1983. S’est opposée énergiquement, comme Bernie Sanders, au plan de sauvetage des banques en 2008-2009. S’oppose fermement aux accords (dits) de libre-échange, a mené l’opposition à l’époque contre l’ALENA. S’oppose aussi aux relations commerciales « normales » avec la Chine.
– Rick Nolan (Minnesota), âgé de 73 ans, élu depuis 2013 mais également de 1975 à 1981. Associé historiquement au Minnesota Democratic Farmer-Labor Party.

15En dépit de ces résultats électoraux modestes, la dynamique s’est renforcée depuis l’élection de Trump. Bernie Sanders a publié un ouvrage quelques jours après l’élection [8], mais surtout Our Revolution apparaît comme un des espaces d’agrégation possible de la volonté d’engagement exprimée par de nombreux Américains progressistes, un peu désemparés après le 8 novembre. L’objectif affiché par cette nébuleuse est claire : réussir à gauche du Parti démocrate ce que le Tea Party a été à droite pour les Républicains, un aiguillon de radicalisation. Si les ressources sur lesquelles peuvent s’appuyer les réseaux Sanders demeurent faibles à ce stade, ils peuvent compter sur un élément non négligeable : la mobilisation populaire. Il s’agit, par un travail de terrain intensif en porte-à-porte et en réunion d’appartements, de faire triompher des candidats qui ne sont pas forcément les plus bankable pour les investisseurs.

16Outre la ligne politique à gauche qu’il défend – défense des services publics et d’une fiscalité progressive, promotion de politiques environnementales ambitieuses et lutte contre la criminalisation des minorités – ce courant cherche également à transformer les règles du jeu politique en proposant de modifier les modalités de financement des campagnes électorales tout comme en s’attaquant à la professionnalisation du système politique. Ainsi, dans la perspective des élections législatives de 2018, Our Revolution cherche à faire émerger de nouveaux candidats, qui ne sont pas issus du sérail du Parti démocrate. Il a donc lancé une grande campagne visant non pas à pousser des candidats à se déclarer mais à inciter les militants à repérer ceux qui, dans leur entourage, pourraient constituer de « bons candidats » [9]. Ceux-ci doivent non seulement partager les valeurs de l’organisation, mais également connaître les territoires qu’ils prétendent représenter, et si possible être « à leur image ». Les candidatures féminines et issues de minorités raciales sont ainsi fortement encouragées. Ces candidats concourront ensuite lors de primaires face à d’autres démocrates plus traditionnels. Si cette dynamique fait indéniablement souffler un vent de fraîcheur sur la scène politique américaine, il n’est cependant pas certain qu’elle soit suffisante pour faire pencher la balance dans une direction plus progressiste.

La future direction du DNC

17La défaite d’Hillary Clinton ne garantit pas le déclin immédiat du courant de centre-droite qu’elle incarne au sein du Parti démocrate. Le DNC va être confronté d’ici le 1er mars 2017 au choix par les adhérents du parti à l’échelle nationale de son directeur (chairperson), qui doit succéder à l’actuelle chairwoman Donna Brazile. Pour mémoire, Donna Brazile a remplacé en juillet 2016 Debbie Wasserman-Schultz, contrainte à la démission suite aux révélations sur ses manipulations à l’encontre de Bernie Sanders et de la tendance qu’il représente au sein du Parti démocrate.

18Signe des temps : la gauche est présente dans cette course. La candidature de Keith Ellison (voir portrait plus haut) a été proposée en novembre 2016 par Bernie Sanders. L’idée a été rapidement soutenue par la sénatrice Elizabeth Warren du Massachusetts, l’autre grande figure progressiste du Sénat avec Sanders (bien qu’elle ne l’ait jamais officiellement soutenu mais a préféré continuer à donner son soutien – critique – à Hillary Clinton). Ellison a également obtenu le soutien du président du principal syndicat américain, l’AFL-CIO, Richard Trumka. De façon plus inattendue, cette candidature est également appuyée par le sénateur Chuck Schumer, Démocrate de New York et chef de la minorité au Sénat, en dépit de différences politiques importantes qu’il pourrait avoir avec Ellison, notamment à propos d’Israël.

19Sa candidature est cependant déjà contestée, de façon prévisible, par des défenseurs de la ligne démocrate dominante (clintonienne) et par les soutiens les plus droitiers de l’État d’Israël. Ellison sera opposé à un candidat, Tom Pérez, ancien ministre du Travail sous Barack Obama (2013-2017) et partisan du Traité de Libre-échange transpacifique auquel les syndicats étaient opposés.

20Du choix du leader découlera en partie la stratégie politique que souhaite mettre en place le Parti démocrate pour les années à venir. La défaite d’Hillary Clinton incarne l’échec de la stratégie – victorieuse avec Obama – d’alliance des minorités et des classes moyennes éduquées, au risque de délaisser une partie de la classe ouvrière blanche, qui a constitué un socle électoral décisif pour Donald Trump. Comment associer promotion des minorités et défense de l’Amérique blanche déclassée ? Au regard des évolutions démographiques du pays, avec la montée en puissance des Latinos, le soutien des classes populaires blanches est-il en outre nécessaire ? Deux voies, pas entièrement explicitées et qui peuvent peut-être se recouper, existent [10]. D’un côté, poursuivre la stratégie de la rainbow coalition des minorités, en défendant leurs droits civiques tout en tenant une ligne économique et sociale centriste. De l’autre, adopter un discours de classe plus marqué, à l’image de Bernie Sanders, s’attaquant aux élites économiques et financières, afin de séduire également les classes populaires blanches. Les minorités raciales étant en outre situées au plus bas de l’échelle sociale, elles seraient, de fait, également les bénéficiaires d’un tel discours de classe, au risque cependant de s’aliéner une partie des classes moyennes noires et latinas. Ce débat risque de faire rage, à gauche, pour les années à venir.

21À court terme, le rapport de force est très défavorable aux Démocrates en général et à la gauche en particulier. Les Démocrates n’ont repris que cinq sièges à la Chambre des représentants, un seul au Sénat ; ils restent donc minoritaires dans les deux chambres. Le rapport de forces sera assez mauvais sauf exception. Même si on ne sait pas encore grand-chose sur les formes, probablement très mouvantes, des alliances que Trump réussira à forger au Congrès pour faire passer son programme, on devine déjà un projet qui ira dans un sens très « Tea Party », par exemple en privant de fonds les villes qui protègent les immigrés ; et dans un sens autoritaire en sévissant contre les immigrés sans-papiers ou en minimisant ou supprimant toute forme de contrôle fédéral des pratiques des polices locales, ou en renforçant la militarisation de la surveillance et le contrôle policier des mouvements sociaux. Disposant de tous les leviers du pouvoir, le nouveau président a les mains libres pour mener à bien sa politique, les principaux contre-pouvoirs se situant à l’échelle locale.

Luttes nationales et luttes locales

22Le système politique américain, on le sait, est fortement décentralisé. Les luttes politiques ne s’y mènent pas qu’à l’échelon fédéral. Du fait du contrôle de la Cour Suprême par des juges conservateurs depuis des décennies, et du Congrès depuis 2010, les Démocrates ont fait le choix (contraint) de contourner l’échelon fédéral afin de parvenir à des réformes, parfois de grande ampleur, à l’échelle des États. Le symbole de cette stratégie de repli sur le local est le mariage homosexuel, qui n’a jamais pu être fédéralisé mais a été légalisé dans de nombreux États, en particulier via le recours à des mécanismes de démocratie directe. Le recours aux référendums – très fréquent dans certains États, comme la Californie – constitue à cet égard un instrument pour promouvoir des politiques progressistes. Le soir où Donald Trump était élu, la Californie légalisait l’usage récréatif de la marijuana, ce qui contribuera également à desserrer légèrement la criminalisation des minorités, qui peuvent se retrouver en prison en raison de la simple possession de quelques grammes de cannabis, en vertu de la loi sur les peines plancher. Deux ans auparavant, le passage de la Proposition de référendum 47, qui permettait la requalification de certains crimes non-violents en délits, s’est traduit par une diminution de 9 % de la population carcérale en Californie en 2015. Au-delà de la lutte contre l’incarcération des minorités, le 8 novembre dernier les électeurs californiens ont également voté l’augmentation de 4 % de l’impôt sur le revenu des contribuables gagnant plus d’un million de dollars par an (Proposition 55), ce qui devrait se traduire par 10 milliards de dollars annuels supplémentaires pour financer les services publics (notamment l’éducation) dans les quartiers pauvres.

23Début 2016, des coalitions d’organisations communautaires et de syndicats sont parvenues à faire plier les élus californiens concernant la campagne nationale Fight for 15, qui réclame un salaire minimum à 15 dollars de l’heure [11]. La Californie rejoint ainsi l’État de New York qui avait adopté une mesure similaire en 2015. En Californie, c’est la menace d’organiser un référendum d’initiative populaire qui a conduit les élus à céder, par anticipation, et à acter le passage progressif à un salaire minimum à 15 dollars de l’heure. Si cette revendication est ancienne du côté des syndicats, et a donné lieu à de nombreuses luttes locales, ces avancées à une échelle plus importante (un État de 39 millions d’habitants comme la Californie) s’inscrivent dans le contexte idéologique plus global de prise en compte des inégalités. Le 8 novembre 2016 des initiatives similaires, mais portant sur des salaires horaires de moins de 15 dollars, ont été victorieuses au Colorado, dans l’État de Washington et même en Arizona et dans le Maine, pourtant très à droite.

24Alors qu’historiquement la démocratie directe a servi aux groupes conservateurs à imposer un agenda anti-redistributif, l’émergence d’une nouvelle coalition progressiste dans certains États a permis de faire pencher la balance en faveur de politiques d’égalité. Ces avancées sociales sont le fruit d’une alliance entre syndicats, organisations communautaires et le Parti démocrate. Une question se pose cependant au regard des résultats de novembre dernier : l’investissement militant dans ces luttes locales – aussi importantes soit-elles – ne s’est-il pas fait au détriment de combats nationaux ? Que pèseront ces « petites victoires » quand Trump lancera par exemple ses politiques d’expulsion des sans-papiers ?

25Les rapports de force locaux ne sont évidemment pas négligeables. De nombreuses municipalités de Californie et d’autres États ont annoncé leur intention de maintenir voire de renforcer leur politique de « sanctuaire » afin de protéger les sans-papiers contre l’État fédéral. Le chef de la police de Los Angeles a d’ores et déjà déclaré qu’il refuserait d’arrêter les sans-papiers (travail dévolu aux services chargés de l’immigration, ICE), ce qui n’aurait jamais été possible sans la pression dont il fait l’objet depuis des années de la part de nombreux mouvements sociaux. Cela n’enlève rien à la nécessité de structurer des rapports de force à l’échelle nationale, ce que tentent de faire les syndicats, mais que les partis politiques et les organisations communautaires ont jusqu’à présent bien eu du mal à mettre en œuvre.

Les mouvements sociaux à l’avant-garde

26Compte tenu du mauvais rapport de forces politique (le Congrès, difficilement gagnable à moyen terme), compte tenu aussi de la probabilité d’une Cour Suprême durablement conservatrice – capable par exemple de revenir sur la jurisprudence de Roe V. Wade (1973) en matière d’avortement –, les partis politiques et les élus ne seront probablement que des acteurs parmi d’autres dans les luttes à venir. D’où l’importance accrue d’une large gamme de mouvements sociaux. Si nous avons beaucoup insisté ici sur les dynamiques propres au champ politique, l’avenir de la gauche américaine se jouera à l’articulation entre espaces partisans, électoraux, et mouvements sociaux. Ces derniers sont extrêmement dynamiques ces dernières années et ont poussé les démocrates sur leur gauche. L’émergence de Bernie Sanders ne peut se comprendre sans la dynamique, qui n’était donc pas qu’éphémère, d’Occupy Wall Street. De la même façon, le mouvement Black Lives Matter, qui lutte contre les violences policières et plus largement l’émancipation des Noir.e.s, a imposé ces questions à l’agenda national. Il fédère aujourd’hui autour de lui de nombreuses luttes pour l’égalité de différentes minorités. Enfin, les mouvements de défense des sans-papiers vont certainement connaître une nouvelle jeunesse dans les mois qui viennent, au regard des politiques annoncées par Donald Trump. D’ores et déjà, sur les campus, la résistance s’organise, afin d’imaginer comment les universités peuvent constituer des sanctuaires face aux politiques d’expulsion. Une des difficultés à laquelle sera confrontée la gauche dans les années à venir est celle de la fragmentation de ces initiatives, et sa capacité à les rassembler sous une bannière commune. Si le Parti démocrate ne penche pas à gauche il y a fort à parier que ce travail d’unification sera bien difficile à opérer.

Notes

Français

La gauche américaine a connu un moment historique de visibilité en 2016 grâce à la campagne de Bernie Sanders dans les élections primaires. Suite à l’élection de Donald Trump elle oscille aujourd’hui entre découragement et mobilisation. Comment résister à la vague réactionnaire, inverser la droitisation du pays et constituer des majorités politiques vectrices de justice sociale ? Ces questions stratégiques auxquelles est désormais confrontée la gauche américaine ne sont pas sans rapport avec celles qui sont posées aux gauches européennes.

Jim Cohen
Julien Talpin [*]
  • [*]
    Membres du comité de rédaction de la revue Mouvements.
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 06/03/2017
https://doi.org/10.3917/mouv.089.0131
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