CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Le community organizing veut transformer ici et maintenant les conditions d’existence des classes populaires. Dès le départ, Saul Alinsky dénonce le manque de pragmatisme des mouvements sociaux et promeut des revendications concrètes et gagnables, expliquant que les classes populaires n’ont pas le temps d’attendre le Grand soir [1]. Surtout, les victoires, même locales, peuvent constituer de puissants ferments de mobilisations futures et ainsi accroître le pouvoir du peuple. Mais en se concentrant sur les problèmes immédiats et les revendications énoncées par leurs membres, les organisations communautaires ne laissent-elles pas de côté les questions plus structurelles, à l’origine de la marginalisation sociale des habitants des quartiers populaires ? En se focalisant sur des revendications relatives au cadre de vie, aux conditions locales d’éducation ou au logement social, s’attaquent-elles réellement aux racines de la domination des classes populaires ? Ne seraient-elles pas finalement d’énièmes agents de la paix sociale, améliorant à la marge le sort des plus déshérités sans le transformer en profondeur ? Comment expliquer autrement que de grandes entreprises et fondations financent des organisations au discours pourtant radical ?

2Afin de répondre à ces questions, je présenterai ici l’exemple de deux campagnes extra-locales aux États-Unis conduites par des coalitions d’organisations communautaires : l’une va être considérée comme une victoire, l’autre se solde par un échec [2]. La première est le fruit d’une coalition d’organisations à l’échelle californienne autour d’un référendum sur le financement des services publics et l’augmentation de la taxation des contribuables les plus fortunés. La seconde s’intéresse à la déclinaison californienne d’une campagne nationale pour la régularisation de onze millions de sans-papiers menée par la fédération PICO (People Improving Communities through Organizing). Leur mise en perspective indique quelles peuvent être les conditions d’une influence des classes populaires au-delà du quartier et quelles sont les difficultés d’appropriation de campagnes fortement rationalisées. Ces éléments sont le fruit d’une enquête ethnographique au sein de plusieurs organisations communautaires à Los Angeles en 2012-2013. Ce terrain apparaît particulièrement éclairant pour saisir les dynamiques de coalition au sein du champ du community organizing, le contexte angelino ayant été vanté – tant par des activistes que par des chercheurs – pour la coopération sans commune mesure entre des organisations bien souvent en concurrence ailleurs aux États-Unis [3].

Promouvoir la redistribution des richesses : la campagne référendaire sur le financement des services publics

3Le community organizing s’inscrit en général dans une logique de contre-pouvoir, préférant peser de l’extérieur sur les institutions plutôt que de les investir directement. Cette approche, notamment défendue par Alinsky, a été remise en question par d’autres organisations comme la fédération ACORN, pour qui l’accès aux responsabilités et donc au pouvoir de candidats alliés constitue un moyen de renforcer l’influence des classes populaires. Le contexte californien donne à voir une troisième voie dans la manière dont le community organizing peut peser sur les politiques publiques : le recours à la démocratie directe. La Californie est en effet l’État américain qui a le plus recours à l’initiative populaire après l’Oregon, et donc l’un des États où la démocratie directe est la plus vigoureuse. Instaurée en 1911 dans la constitution californienne, la procédure référendaire a depuis connu un essor important, notamment à partir de la fin des années 1970. Entre 1976 et 2008, cet État a ainsi connu 1 110 référendums d’initiative populaire. La constitution californienne prévoit également la procédure du recall, ou destitution des élus. Ces multiples instruments d’expression directe de la population sont vus comme un puissant contre-pouvoir aux politiques fédérales, aux partis politiques et plus largement aux élus [4]. Ils constituent un vecteur d’investissement politique pour les groupes d’intérêts de toutes sortes. L’explosion de la démocratie directe en Californie est apparue jusqu’à une date récente comme une arme aux mains d’une coalition conservatrice, un moyen de remettre en cause les politiques de discrimination positive, la politique fiscale redistributive d’un État majoritairement démocrate, ou de fragiliser le pouvoir des partis politiques (notamment par le vote de lois limitant le cumul des mandats dans le temps [5]). La campagne pour la Proposition 30 qui s’est déroulée à l’automne 2012 constitue peut-être un tournant historique à cet égard, marquant l’appropriation des procédures référendaires par une coalition progressiste, associant des syndicats et des organisations communautaires.

4Officiellement intitulée « Taxe temporaire de financement de l’éducation », la Proposition 30 vise à accroître les impôts prélevés par l’État afin de financer les services publics et les écoles californiennes. Ce référendum invitait les électeurs à se prononcer sur une augmentation de l’impôt sur le revenu des contribuables gagnant plus de 250 000 $ par an et de 0,25 points de la TVA (« sales tax ») pour les quatre ans à venir. La Proposition 30 s’appuie sur une coalition large, rassemblant tout le mouvement progressiste californien : les deux principaux syndicats d’enseignants, le syndicat des employés de service SEIU, et une myriade d’organisations communautaires [6]. California Calls, une coalition de 31 organisations communautaires, se concentrant sur « le système fiscal cassé » et « le financement des services publics » est créée en 2008. L’horizon de la coalition est d’enrayer une dynamique de réduction des impôts et de démantèlement des services publics initiée trente ans plus tôt par le vote de la célèbre Proposition 13. Symbole de la « révolte fiscale » de la classe moyenne conservatrice, elle a conduit à une limitation des taxes sur les entreprises et de la taxe foncière à 1 % de la valeur des biens et à ce qu’une majorité des deux tiers au congrès de Californie pour toute nouvelle hausse d’impôt soit requise. En 2010, California Calls a contribué à la victoire de la Proposition 25, annulant l’obligation d’une majorité des deux tiers pour le vote du budget de l’État, qui empêchait les Démocrates, pourtant majoritaires en Californie, de lutter contre les déficits publics autrement que par des coupes dans les dépenses. La Proposition 30 constitue une étape supplémentaire dans cette bataille pour la justice fiscale. Cette large coalition va surtout permettre l’addition des ressources organisationnelles : la mise en commun de leurs fichiers de sympathisants a ainsi rassemblé plus de 550 000 noms. Cette base de données va servir de support à une mobilisation électorale hautement rationalisée, reposant notamment sur le porte-à-porte dans les quartiers populaires. Assurée par les membres des organisations, la mobilisation électorale en faveur de la Proposition 30 donne pourtant à voir un engagement assez superficiel, les leaders maîtrisant assez peu les enjeux de la réforme et cherchant surtout à faire du chiffre (c’est-à-dire à frapper à un maximum de portes). La superficialité des interactions observées en porte-à-porte indique également que le soutien que déclarent apporter les habitants à cette Proposition tient davantage d’une forme de remise de soi à des organisations qu’ils connaissent et à qui ils font confiance qu’à un choix parfaitement éclairé.

5En dépit de cette appropriation contrastée de l’enjeu électoral, la Proposition 30 l’emporte en novembre 2012 avec 55,4 % des voix. California Calls affirme avoir contacté 415 000 électeurs au cours de la campagne, dont 320 000 ont déclaré voter « Oui » [7]. Estimant que 80 % des personnes contactées se sont rendues aux urnes [8], la coalition avance avoir contribué à hauteur de 3,36 % des voix favorables à la Proposition 30. Si on ajoute la coalition plus large (comprenant notamment les syndicats), 666 000 électeurs ont été contactés, soit 6 % des votants [9]. Un chiffre suffisant pour faire pencher la balance du côté du « Oui ». Pour toutes les organisations impliquées, il est essentiel de valoriser le travail effectué. Le directeur de l’une d’entre elles, LA Voice, souligne à plusieurs reprises dans les réunions qui suivent les élections les efforts considérables réalisés par ses militants : « On a frappé en deux mois à 13 000 portes et on a passé 8 000 coups de fil, si 60 % des gens ont voté « Oui », ça veut dire qu’on a convaincu 4 800 électeurs de voter « Oui » à la Prop 30 ! C’est considérable. » Il s’agit en effet d’un des préceptes du community organizing : être en mesure d’évaluer précisément les effets de l’engagement. Rien ne démontre pourtant que les électeurs contactés ne se seraient pas rendus aux urnes en l’absence de sollicitation par les militants. Du fait du ciblage en amont des électeurs, il s’agit principalement de sympathisants de ces organisations, plutôt orientés à gauche. Les effets propres de la mobilisation électorale sont de fait difficiles à évaluer. Il apparaît impossible de démêler l’impact propre de la campagne de terrain de celle des médias et l’influence d’un fundraising plus important (de 14 millions de dollars) du côté des partisans de la Proposition 30. La coalition est en effet parvenue à rassembler des fonds considérables pour le financement de la campagne, au total plus de 67 millions de dollars. Le camp adverse, soutenu par le parti Républicain et des groupes représentant les contribuables et les chefs d’entreprises, n’a rassemblé que 53 millions de dollars.

6Ce succès est pourtant une surprise pour de nombreux observateurs : il est rare en effet que les électeurs soutiennent des mesures se traduisant par une augmentation de la pression fiscale (l’augmentation de la sales tax de 0,25 % qui s’en est suivie touche l’ensemble des consommateurs de l’État). Le succès de la Proposition 30 devrait se traduire par des transformations significatives des services publics dans les quartiers pauvres de Californie. Les fonds dégagés permettront l’attribution de six milliards de dollars supplémentaires par an (pour cinq ans) au financement des services publics, en particulier des écoles des quartiers pauvres. En 2013, le district scolaire de Los Angeles (LAUSD), le plus peuplé de Californie, a ainsi reçu 660 millions de dollars supplémentaires issus de la Proposition 30. Ces fonds ont permis de payer des arriérés de salaire des professeurs, de restaurer le financement des écoles d’été (principalement fréquentées par les élèves des quartiers pauvres) et des cours pour adultes, et ont évité le licenciement programmé de milliers de professeurs et de membres de l’administration des écoles. Dans les années à venir, les fonds supplémentaires devraient permettre l’embauche de nouveaux professeurs afin de réduire la taille des classes. Il s’agit ainsi d’une victoire sans précédent pour des organisations communautaires qui peinent habituellement à exercer une influence au-delà de l’échelle locale. Cette victoire reste cependant à relativiser : en 2008, avant la crise financière, le budget du LAUSD était supérieur d’environ un milliard de dollars à celui de 2014. A bien des égards, les moyens dégagés par la Proposition 30 viennent simplement compenser les coupes sombres dans les services publics qui ont suivi la crise de 2008.

7Malgré ces nuances, les organisations communautaires voient dans le succès de la Proposition 30 un moment historique de retour à une politique fiscale redistributive. Il indique également la voie à suivre pour exercer une influence significative sur les politiques publiques. L’unité entre les organisations a pesé de tout son poids, la coalition s’avérant plus large que jamais, regroupant organisations communautaires et syndicats dans tout l’État, en dépit des désaccords qui généralement les séparent. Comme ils aiment à le répéter : « L’unité n’est pas l’uniformité ». Cette coopération a permis une rationalisation du message et des méthodes de mobilisation électorale, à la base du succès mais au détriment de l’appropriation de la campagne par les participants. Cette coalition souple a depuis remporté d’autres victoires, en particulier la Proposition 47 en 2014, s’attaquant à la loi sur les peines planchers et donc à un des aspects centraux de l’incarcération de masse qui touche les minorités.

Régulariser 11 millions de sans-papiers : les difficultés d’appropriation d’une campagne nationale

8Peu après la réélection de Barack Obama en novembre 2012, la réforme migratoire et la possible régularisation de millions de sans-papiers vivant sur le sol américain apparaissent comme les grands enjeux de son second mandat. Le vote latino, qui lui a été largement favorable, a en effet été une des clés du scrutin et constitue un électorat à conquérir pour les Républicains. Dans ce contexte, la fédération de community organizing PICO [10] – dont la moitié des membres sont latinos et donc directement concernés par cette question – décide de se lancer dans la bataille de la régularisation des sans-papiers et de faire pression sur les élus pour qu’une réforme ambitieuse soit adoptée.

9La décision de s’investir dans la campagne, loin de venir de la base, est issue de réflexions menées par l’équipe de direction de PICO fin 2012. Avant de lancer la campagne, les structures étatiques, puis locales, sont cependant consultées. En Californie, la discussion est aisée : les branches de PICO sont toutes composées majoritairement de Latinos directement affectés par cette réforme. La stratégie est définie à l’échelle nationale : il faut influencer les décideurs, députés et sénateurs. La réforme doit en effet être adoptée par le Congrès américain. Début 2013, une commission bipartisane est nommée pour proposer un premier projet de loi. La stratégie de PICO est donc double : influencer le contenu de la réforme proposée par la commission via un travail de lobbying à Washington et, à l’échelle locale, faire pression sur les députés et les sénateurs afin qu’ils s’engagent à soutenir le texte. Les revendications de PICO apparaissent parmi les plus radicales au sein de la coalition d’associations pro-immigrés investies dans cette bataille. PICO demande notamment que 11 millions de sans-papiers soient régularisés – la majorité des députés souhaite arrêter un chiffre plus restrictif – et qu’ils puissent acquérir la nationalité américaine en sept ans. Ce parcours, du titre de séjour à la naturalisation, est un enjeu de la réforme, certains proposant que la naturalisation ne soit accessible qu’après une période d’une vingtaine d’années.

10Imaginée à l’échelle nationale, cette campagne doit être appropriée localement. Des formations sont organisées dans chaque région en février 2013 afin de permettre une coordination à l’échelle locale. Celle de Californie insiste à la fois sur l’importance des témoignages pour convaincre la population et les élus, et sur la nécessité de cibler une douzaine de députés clés. LA Voice se voit attribuer quatre cibles prioritaires. Dans les mois qui suivent, l’organisation va multiplier les veillées devant le bureau des élus, les discussions à huis clos, les pétitions et les coups de téléphone ainsi que les manifestations. Le meeting du 27 mars, organisé sur les marches de l’hôtel de ville de Los Angeles, est le moment fort de la campagne.

11Le meeting démarre par un discours d’une des leaders les plus investies : « Nous sommes ici pour envoyer un message fort et clair au Congrès : nous voulons que la citoyenneté soit accordée à 11 millions de citoyens et nous le voulons en sept ans. (…) Vous voyez ce chiffre de 271 ? Vous savez ce qu’il signifie ? C’est le nombre de voix nécessaires au Congrès pour que la réforme passe ! Les expulsions et la séparation des familles doivent cesser, et doivent cesser maintenant ! » La foule en liesse entonne alors le chant « Si, se puede ! », repris du mouvement des travailleurs agricoles de César Chavez dans les années 1960. L’enjeu pour l’organisation consiste à montrer sa puissance et la diversité de ses soutiens : 1 200 personnes sont présentes et la prière rituelle est dite par un pasteur noir (alors que l’immigration est vue comme une question affectant principalement la population hispanique). La force de l’organisation tient également au pouvoir de ceux qui sont invités à prendre la parole à la tribune : une sénatrice démocrate, un député du parlement de Californie, un élu municipal et la Présidente du syndicat AFL-CIO du comté de Los Angeles. Plusieurs leaders se succèdent également à la tribune afin de partager leur expérience migratoire et les souffrances liées à la condition de sans-papiers. Ils sont également invités à passer à l’action. Un prêtre invite ainsi les participants à signer la pétition et « à vous saisir de vos téléphones maintenant, et appeler le numéro qui s’affiche à l’écran derrière moi. Il faut que vous appeliez, ce soir, demain, après-demain votre député pour le convaincre de soutenir notre programme. »

12La rencontre est vue comme un succès : la couverture médiatique est importante, les télévisions locales ont largement relayé l’événement. Ce meeting avait vocation à publiciser la mobilisation et à nourrir l’engagement dans une campagne qui s’annonce longue et incertaine. Dans les semaines qui suivent, le travail de lobbying continue alors que le projet de loi est en discussion à Washington. À plusieurs reprises, des leaders de LA Voice rencontrent des députés, ou leur directeur de cabinet, afin de faire valoir leurs revendications. Ces réunions à huis clos rassemblent en général les représentants d’une coalition d’organisations, de syndicats et d’associations pro-immigrés. Elles donnent à voir une forme de lobbying populaire, où les différents groupes tentent de faire pression sur les élus en indiquant leur capacité de mobilisation et le nombre d’électeurs qu’ils représentent.

13Au final la réforme patine à la chambre des représentants, les Républicains faisant preuve de fortes réticences face à un projet de loi qu’ils voient comme « un appel d’air » pour l’immigration illégale. Si la plupart des Démocrates sont prêts à voter la réforme, il faut surtout convaincre les députés Républicains, traditionnellement moins proches des organisations communautaires. C’est la stratégie que tente de mettre en place PICO à l’été 2013. Dans chaque état il s’agit d’exercer une pression sur des élus républicains qui pourraient basculer. Les élus de Los Angeles étant acquis à la réforme, PICO attribue à LA Voice le travail de mobilisation autour d’un élu particulièrement influent, le député Kevin McCarthy, n° 3 dans la hiérarchie des Républicains au congrès (« majority whip »), élu de la région rurale de Bakersfield au centre de la Californie où les associations communautaires sont peu présentes. Malgré la réticence des acteurs locaux, la direction californienne de l’organisation se lance dans l’organisation d’un « pèlerinage » à travers tout l’Etat se terminant à Bakersfield : une équipe de onze marcheurs, représentants les onze millions de sans-papiers, leaders de PICO en Californie, partant de la capitale de l’état, Sacramento, et faisant étape dans différentes églises sur leur chemin, rejoindra la circonscription de McCarthy. LA Voice est notamment mobilisée pour préparer le terrain à Bakersfield. Il s’agit de sensibiliser les habitants à la réforme migratoire en porte-à-porte et de les inviter à prendre part au grand rassemblement prévu à l’arrivée des marcheurs. Les militants doivent proposer aux habitants de signer une pétition en faveur de la réforme, de téléphoner à Kevin McCarthy pour lui demander de soutenir la réforme ou de participer au meeting de clôture du pèlerinage le 2 septembre 2013. Il s’agit de mobiliser l’électorat du sénateur, le plus à même de le faire changer d’avis alors qu’un scrutin est prévu en 2014. Le pèlerinage apparaît au final comme un succès aux yeux de l’organisation. La couverture médiatique est importante et 2 000 personnes sont présentes à Bakersfield pour accueillir les marcheurs. McCarthy accepte quelques jours plus tard de rencontrer des leaders de PICO.

14Pourtant, en dépit de l’énergie considérable déployée, le projet de réforme n’est pas voté à l’automne 2013. Alors que PICO a investi une énergie considérable, celle-ci s’est avérée insuffisante face aux considérations politiques des élus républicains. Surtout, elle donne à voir les difficultés d’appropriation locale d’une campagne décidée d’en haut. Face à l’ampleur de l’enjeu, et à la puissance des opposants, l’organisation doit faire des alliances avec d’autres organisations et certains élus, et faire des choix stratégiques rapides. Le niveau de coordination et la réactivité exigés ne semblent pas compatibles avec les principes démocratiques qui animent le community organizing. Si les leaders sont régulièrement consultés au cours de la campagne, tout est fait pour qu’ils donnent leur assentiment sans rechigner. La direction attend surtout d’eux qu’ils soient présents sur le terrain pour effectuer le travail de mobilisation et de conviction.

15Un dilemme semble se dégager : pour obtenir du pouvoir les organisations populaires doivent-elles faire fi de l’empowerment de leurs membres, transformés en petits soldats au service de la cause ? Si des procédures de démocratie interne viennent contrebalancer ces mécanismes de dépossession, le community organizing semble également touché par la « loi d’airain de l’oligarchie » repérée par Roberto Michels au sein du Parti Social Démocrate allemand au début du XXe siècle [11]. Si les organisations américaines s’avèrent fortement démocratiques à un niveau local, le degré de coordination que requièrent des campagnes à l’échelle nationale fait ressurgir des formes de domination bureaucratique qu’elles peinent à ce jour à contrecarrer. Face à ces écueils, l’avenir dira si elles préfèrent se réfugier dans un localisme rassurant ou si elles parviennent à inventer des solutions là où le mouvement ouvrier a calé.

Convergence des luttes ?

16L’échec de cette campagne nationale peut être considéré comme une erreur stratégique de la part de la fédération PICO. Elle a investi une énergie importante dans une bataille qui n’était peut-être pas gagnable. À l’inverse, la campagne relative à la Proposition 30 était mieux circonscrite, la procédure référendaire constituant un débouché clair aux revendications de redistribution fiscale. Ces deux cas indiquent néanmoins la volonté croissante des organisations communautaires de s’allier dans des coalitions progressistes larges pour peser sur les décisions à une échelle étatique ou nationale, là où la distribution des ressources et du pouvoir se joue réellement pour les classes populaires aujourd’hui. Alors que l’histoire du community organizing est pleine de récits héroïques, de victoires improbables face à des adversaires puissants, permettant l’augmentation du salaire minimum, l’accès à des logements décents ou à une école publique de qualité, plus de cinquante ans après son émergence, les inégalités sont plus fortes que jamais aux États-Unis et la pauvreté n’a jamais été aussi importante. Faut-il en conclure que face à la puissance du capitalisme néolibéral le community organizing ne pèse que peu de poids ? On peut avancer que la mobilisation des habitants permet de limiter les ravages d’un système financier dérégulé et de la privatisation de l’État providence. Alors que certaines organisations communautaires sont accusées de contribuer au démantèlement de l’État social en pourvoyant des services autrefois assurés par l’État [12], les plus radicales d’entre elles, qui adoptent les préceptes du community organizing, visent à l’inverse à interpeller les élus afin de reconstruire les bases d’un système social véritablement redistributif. La démocratie d’interpellation qu’elles mettent en pratique incarne dès lors une forme de résistance au tournant néolibéral de l’action publique. Le constat d’effets limités, partagé par de nombreux dirigeants de ces organisations, conduit surtout à mettre en cause le localisme qui a parfois caractérisé le community organizing.

17Parallèlement à ce travail d’interpellation, certaines organisations tentent d’influencer le jeu électoral, au moins indirectement, en incitant à l’inscription sur les listes des minorités ethniques et des habitants des ghettos, afin que ceux-ci puissent peser de tout leur poids politiquement. Le projet « Pour une nouvelle majorité électorale », initié par California Calls et repris dans d’autres États comme la Floride, vise à construire un mouvement situé à gauche du Parti Démocrate. Alors que le débat public est centré sur l’enjeu de « la classe moyenne » aux États-Unis, il s’agit de faire des classes populaires de nouveau le sujet de l’histoire. L’avenir dira lesquelles de ces stratégies – d’investissement ou de contournement du champ électoral – s’avèrent les plus payantes. Dans les deux cas, le dépassement de l’échelle locale pose avec encore plus d’acuité la question de la démocratie interne au sein de ces organisations, qu’elles ont parfois considérée comme un luxe de classes moyennes. C’est pourtant à cette seule condition que les masses mobilisées ne quitteront pas le navire et pourront véritablement se politiser en chemin.

Notes

  • [*]
    Chercheur en sciences politiques au CNRS (CERAPS/UMR 8026).
  • [1]
    S. Alinsky, Etre radical : manuel pragmatique pour radicaux réalistes, Bruxelles, Aden, 2012.
  • [2]
    Pour reprendre les termes employés par les acteurs eux-mêmes.
  • [3]
    R. Milkman, J. Bloom, V. Narro (dir.) Working for Justice, The L.A. Model of Organizing and Advocacy, Ithaca, Cornell University Press, 2010 ; W. Nicholls, « Forging a ’New’ Organizational Infrastructure for Los Angeles’ Progressive Community », International Journal of Urban and Regional Research, 27 (4), 2003.
  • [4]
    V. Michelot, « Le processus référendaire en Californie : un travestissement démocratique ? », Pouvoirs, 133, 2010, p. 57-68.
  • [5]
    Ce qui a permis un renouvellement de la classe politique (féminisation, rajeunissement, entrée de minorités ethniques), au prix d’un affaiblissement du congrès.
  • [6]
    Le parti Démocrate a également pris position en faveur de la Proposition 30, sans participer activement à la campagne de terrain.
  • [7]
  • [8]
    Selon une étude post-électorale. Voir S. Rosenfeld, « Innovative California Progressives Help Return State to Sanity With Effective Organizing », Alternet, février 2013.
  • [9]
    M. Pastor, G. Perera, M. Wander, « Moments, movements and Momentum : Engaging Voters, Scaling Power, making Change », USC, PERE, 2013.
  • [10]
    Voir l’article d’Hélène Balazard et Julien Talpin dans ce dossier.
  • [11]
    R. Michels, Les partis politiques. Essai sur les tendances oligarchiques des démocraties, Paris, Flammarion, 1914.
  • [12]
    INCITE (dir.), The Revolution will not be Funded. Beyond the Non-Profit Industrial Complex, Cambridge, South End Press, 2007.
Français

L’histoire du community organizing est pleine de récits héroïques et de victoires improbables. Pourtant, plus de soixante-dix ans après son émergence, les inégalités sont plus fortes que jamais aux États-Unis et la pauvreté n’a jamais été aussi importante. En se concentrant sur des campagnes gagnables, les organisations communautaires ne laissent-elles pas de côté les questions plus structurelles, à l’origine de la marginalisation sociale des habitants des quartiers populaires ? Ne sont-elles pas d’énièmes agents de la paix sociale, améliorant à la marge le sort des plus déshérités sans le transformer en profondeur ? Ces interrogations conduisent surtout à mettre en cause le localisme qui a parfois caractérisé le community organizing. Les deux campagnes présentées dans cet article indiquent de quelle façon de vastes coalitions se structurent au-delà de l’échelle locale pour s’attaquer à certains enjeux structurants. Un dilemme semble pourtant apparaître : la prise de distance avec le localisme s’accompagne également d’une plus faible prise des participants sur le devenir des revendications. Faudrait-il faire l’économie de la démocratie pour exercer un réel pouvoir ?

Julien Talpin [*]
  • [*]
    Chercheur en sciences politiques au CNRS (CERAPS/UMR 8026).
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 10/03/2016
https://doi.org/10.3917/mouv.085.0129
Pour citer cet article
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