CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Le community organizing vise à mobiliser et renforcer le pouvoir des sans-voix. Comme de nombreux articles de ce dossier l’indiquent, en France des militants issus des différentes traditions de l’éducation populaire, de la politique de la ville, de l’activisme politique ou du travail social y voient une méthode pour promouvoir la justice sociale et l’émancipation des classes populaires. Dans le même temps, des représentants des collectivités locales s’y intéressent pour dynamiser la démocratie locale, des partis politiques pour toucher des publics qu’ils peinent à mobiliser. Le risque dès lors est que le community organizing ne devienne qu’une technologie de mobilisation parmi d’autres, incarnant une nouvelle déclinaison de l’injonction participative adressée aux classes populaires. D’autres enfin s’intéressent à ces démarches d’organisation de la société civile pour accompagner, voire justifier, le retrait de l’Etat. La politique de la « Big Society » lancée en 2010 par le Premier ministre du Royaume-Uni David Cameron – qui vise notamment le transfert de la gestion de services publics locaux à des associations – s’est ainsi en partie déclinée par la formation et le recrutement de « community organizers ». Le risque est alors un détournement et un affaiblissement du sens de la notion de community organizing.

2Afin de dépasser le nominalisme, nous proposons ici une généalogie et une typologie des pratiques dites de community organizing. Né aux États-Unis, dans le contexte d’une société civile dynamique face à un État social minimal marquée par une forte présence du religieux dans l’espace public et une représentation de la classe ouvrière mal assurée par le système partisan, le community organizing s’est depuis exporté en France, ailleurs en Europe et dans le monde. Derrière un projet partagé de promotion de la justice sociale par la participation des premiers concernés se dégagent plusieurs modèles, méthodes et stratégies de changement social que nous esquissons ici.

Comment traduire « community organizing » ?

3Les expériences de community organizing font partie des initiatives qui cherchent à accompagner, dynamiser, soutenir l’organisation de ceux qui ne se mobilisent pas spontanément contre les problèmes et les injustices qu’ils vivent concrètement. Elles visent l’émergence de collectifs intermédiaires entre l’individu d’un côté, l’État et le marché de l’autre. Soutenus par des organisateurs (community organizers), qui sont des militants professionnels dédiés à la mobilisation, les habitants façonnent leur propre agenda politique et entrent en dialogue avec les élites économiques et politiques du territoire sur lequel ils s’organisent afin d’obtenir des améliorations concrètes de leurs conditions de vie.

4Pourquoi garder cette expression en anglais ? Community organizing peut être traduit en français par l’expression « organisation communautaire », comme le font les Québécois. Mais cette interprétation confond les termes community et communautaire, adjectif souvent connoté péjorativement en France, au même titre que le mot « communauté ». Loin des fantasmes charriés par la notion de « communautarisme » dans l’Hexagone, le community organizing vise à rassembler classes populaires et classes moyennes, groupes racisés et majoritaires, différentes traditions religieuses et courants laïcs dans le but de promouvoir des intérêts territoriaux ou sociaux partagés. Dans le contexte anglo-saxon, la notion de community renvoie en effet la plupart du temps à un espace géographique où des personnes vivent « en collectivité » : le voisinage, le quartier, la ville, le pays, ou plus abstraitement le « territoire ». Mais elle fait aussi référence au lien social, notamment aux identités et intérêts partagés entre des individus. « Communautaire », pour une organisation au Québec, signifie être au service de la communauté. Il s’agit d’associations sans but lucratif et engagées socialement pour un ensemble de personnes partageant une même appartenance (territoriale, culturelle, ethnique, religieuse, professionnelle, etc.). Dans le community organizing, la communauté est l’espace de mobilisation, mais elle a aussi un sens social et politique : c’est une « institution intermédiaire », en référence à la philosophie politique anglo-saxonne, libérale et pluraliste. Dans ce cas, on peut parler de « communauté d’intérêt ». En outre, là où le mot « organisation » peut faire référence à une structure figée, le gérondif organizing traduit un processus. C’est pourquoi l’expression anglaise est souvent utilisée telle quelle. Une dernière justification est l’origine de ce type de démarches, qui ont été forgées et développées principalement aux États-Unis.

Une histoire américaine

5Saul Alinsky est souvent désigné comme le père fondateur du community organizing. Dans les années 1940, cet ancien étudiant en sociologie de l’école de Chicago envisage la création de contre-pouvoirs capables d’interpeller et de faire rendre des comptes aux élites politiques et économiques d’un territoire. La généalogie de cette pratique renvoie néanmoins à des pratiques sociales antérieures aux États-Unis. Dans le domaine du travail social, le community organizing s’est développé en tant que discipline à part entière depuis les premières settlement houses de Jane Addams. Au début du XXe siècle, ces « maisons d’accueil » voient le jour dans les zones urbaines pauvres des grandes villes. Des femmes et des hommes issus des classes moyennes et aisées y vivaient en communauté, dans le but de partager leurs connaissances et cultures avec leurs voisins, faiblement rémunérés et peu instruits et in fine de les aider à surmonter leurs difficultés [1]. On parle alors de « travail social communautaire », voire de « développement social local ». Les deux figures du mouvement communautaire que sont Jane Addams et Saul Alinsky sont souvent comparées et présentées comme deux héritiers du philosophe pragmatiste John Dewey.

6En mêlant les principes de l’« enquête sociale » avec ceux de l’organisation syndicale, Alinsky crée une forme de community organizing qu’il va progressivement formaliser. Son travail s’inspire des sociologues de l’École de Chicago où Alinsky a étudié la criminologie de 1926 à 1932. Clifford Shaw, inspiré par l’« enquête sociale » d’Ernest Burgess, lance à l’époque le Chicago Area Project. Selon lui, les approches traditionnellement individualistes de la délinquance juvénile avaient échoué car elles ne s’attaquaient pas au problème de la désorganisation sociale. En 1936, Alinsky, recommandé par son ancien professeur, Ernest Burgess, est employé en tant qu’« organisateur » de ce projet. Sa fiche de poste reprend les principes du travail d’organisation à travers la réalisation d’« enquêtes sociales » [2] : (1) développer le programme pour le quartier dans son ensemble ; (2) souligner l’autonomie des populations locales dans la planification et l’exploitation du programme ; (3) accentuer la formation et le développement d’un leadership local ; (4) développer les institutions du quartier déjà établies et (5) les activités sont l’occasion de faire participer les individus. Alinsky s’émancipe ensuite de cette expérience et crée, en 1939, le Back of the Yard Neighbourhood Council (BYNC) qui envisage non seulement de lutter contre la criminalité mais également contre tout type de problème rencontré dans ce quartier de Chicago. Alinsky ambitionne de créer des organisations similaires dans d’autres villes du pays. Il crée à ce titre en 1940 une organisation nationale, l’Industrial Areas Foundation (IAF).

7Le community organizing s’inspire également des pratiques syndicales. Lorsqu’Alinsky organise le quartier de Back of The Yards à Chicago, il collabore dès 1939 avec John L. Lewis. Ce dernier est une figure centrale du syndicalisme américain de la première moitié du XXe siècle. Il est notamment l’initiateur de l’importante union de syndicats CIO (Congress of Industrial Organizations). Certains auteurs voient dans l’organisation de ce quartier de Chicago une adaptation des méthodes du CIO au-delà du lieu de travail. Comme le stipule l’expression community organizing, Saul Alinsky souhaite s’attaquer aux « communautés désorganisées » et renvoie ainsi au leitmotiv de Lewis d’« organiser les non-organisés ».

8Après la mort d’Alinsky en 1972, Edward Chambers lui succède à la tête de l’IAF. Là où Alinsky se vantait d’être provocateur et de se battre contre les structures au pouvoir, Edward Chambers promeut le développement d’alliances larges et puissantes capables d’entrer en relation avec d’autres centres de pouvoir comme le gouvernement, le système scolaire et les entreprises. Ces alliances locales réunissent divers groupes de la société civile préexistants sur un territoire (congrégations religieuses, associations, écoles, syndicats…), on parle alors de Broad Based Community Organizing (BBCO).

9Edward Chambers pérennise également l’IAF en tant qu’institut de formation permettant de soutenir toutes les organisations locales. Ce qu’Alinsky voulait n’être que temporaire, il l’institutionnalise. Harry Boyte note ainsi que « les organisations de l’IAF sont passées de la simple protestation à la prise de responsabilité pour l’initiation de politiques publiques et pour ce qu’ils appellent la gouvernance » [3]. Un autre tournant pris par l’IAF sous la direction de Chambers est la forte prédominance des congrégations religieuses et notamment chrétiennes au sein des organisations membres. Cela dit, dès les débuts d’Alinsky à Chicago, les institutions chrétiennes jouent un rôle important. L’implication de l’évêque catholique [4] Bernard J. Sheil fut décisive dans la fondation du Back of the Yard Neighbourhood Council. Ces liens forts avec la religion chrétienne se retrouvent dans la plupart des différentes organisations qui voient le jour aux États-Unis. C’est par exemple un « groupe interracial de clergé » chrétien qui invita Saul Alinsky à venir créer une broad-based community organization à Rochester dans l’État de New York, qui prend le nom de FIGHT (Freedom, Integration, God, Honor, Today). Son premier président fut le révérend Franklyn Florence, un pasteur noir très actif dans le mouvement des droits civiques. Edward Chambers, qui était passé par le séminaire, en fut le principal organisateur. Ce lien direct avec les congrégations religieuses s’explique par la centralité de la religion dans la vie civique américaine et leur rôle social important dans l’animation des quartiers pauvres. Aujourd’hui encore, les membres des BBCO sont pour 87 % des congrégations religieuses, à tel point qu’on parle souvent de Faith-Based Organizing.

10Au-delà de l’IAF, de nombreuses organisations similaires émergent à partir des années 1970. C’est le cas du Pacific Institute of Community Organization (et maintenant People Improving Community through Organizing – PICO) fondé en 1972 par des Jésuites à Oakland en Californie, de la Gamaliel Foundation fondée en 1986 par un groupe d’Africains-Américains réuni initialement pour lutter contre les discriminations dans le domaine du logement ou encore du Direct Action and Research Training Center (DART). Ces trois fédérations encadrent en majorité le développement de Faith-Based Organizations. D’autres se sont distinguées en se structurant autour d’adhésions individuelles. C’est notamment le cas de l’Association of Community Organizations for Reform Now (ACORN) fondée par Wade Rathke en 1970 d’abord dans l’Arkansas avant de s’étendre dans tout le pays, et maintenant à l’international, en particulier en France.

Une alternative au mouvement ouvrier ?

11Le community organizing prend place dans une vie civique américaine très riche, dont le dynamisme est loué au moins depuis le XIXe siècle. L’importance de la société civile aux États-Unis doit beaucoup à une configuration historique particulière et à une défiance importante à l’égard de l’État. Le développement du community organizing en Amérique tient notamment à l’histoire des mouvements progressistes dans ce pays. D’un côté, les États-Unis n’ont pas connu comme l’Europe de partis de masse de représentation de la classe ouvrière. S’il existe des partis socialistes, communistes ou anarchistes depuis la fin du XIXe siècle, la répression dont ils ont fait l’objet, comme la configuration particulière du jeu politique américain favorisant le bipartisme, n’a pas permis leur développement. Les syndicats ont à ce titre joué un rôle important dans la structuration du mouvement ouvrier. Pourtant, ils ont historiquement été accusés de ne représenter que certaines fractions des classes populaires, les mieux intégrées, en particulier les ouvriers qualifiés et blancs, au détriment des Noirs et des immigrés. Il existait donc un espace politique, à gauche du parti démocrate et en partie en marge des syndicats, visant à représenter les classes populaires urbaines états-uniennes. La forme prise par cette expérimentation politique tient pour beaucoup à la centralité de la religion dans la vie civique américaine et aux évolutions des relations entre l’État et la société civile.

12Les démarches dites de community organizing connaissent ainsi une période de développement au moment de la « Guerre contre la Pauvreté » et de la « Grande Société » lancées par le président Lyndon Johnson dans les années 1960. Ces politiques, à travers notamment les programmes Community Action, ou plus tard Model Cities, constituent le second moment de structuration de l’État providence américain après le New Deal dans les années 1930. L’État pourvoit des moyens importants à des associations de quartier pour organiser et représenter les ghettos, alors en prise à de violentes émeutes urbaines. De ces initiatives, deux traditions émergent. D’un côté, le développement communautaire, d’abord fortement soutenu financièrement par l’Etat, qui vise à une coopération avec les institutions et les acteurs publics dans le but de construire un développement social des quartiers populaires. De l’autre, le community organizing qui rejette ces initiatives, perçues d’emblée par Alinsky comme des tentatives de cooptation par l’Etat, voire de « pornographie politique ». Ces deux traditions, si elles entretiennent des airs de famille – une volonté d’organisation des habitants suscitée par une intervention de professionnels extérieurs – diffèrent quant à leur projet politique et aux méthodes d’action qu’elles mettent en œuvre. À la même époque, un autre moteur du développement de community organizations est le mouvement des droits civiques.

13Le community organizing connaît une autre période d’essor aux États-Unis dans les années 1980, en lien avec la privatisation de l’État social initiée par la présidence Reagan. De nombreux services (logement social, aide aux devoirs, orientation professionnelle, etc.) autrefois assurés directement par des institutions publiques sont désormais pourvus par des associations à but non lucratif, généralement qualifiées de Community Based Organizations (CBO). La société civile se voit donc transférer des fonds importants, publics mais également privés, les fondations philanthropiques connaissant dans le même temps un essor important [5]. Le community organizing a su tirer profit de l’essor de la société civile depuis une trentaine d’années, parvenant à bénéficier de financements significatifs de la part de fondations philanthropiques privées.

14Replacer le community organizing dans cette histoire et cette configuration particulière permet de comprendre l’intérêt dont il peut faire l’objet au-delà des États-Unis aujourd’hui. Il peut être vu comme un moyen de lutter contre le tournant néolibéral (ou en tout cas ses conséquences) alors que le mouvement ouvrier connaît un déclin qui semble irrémédiable. Le community organizing permet en effet d’imaginer des alternatives politiques de mobilisation et de représentation des groupes dominés dans un contexte de fragmentation des classes populaires et de disparition d’une identité collective partagée. Mais la valorisation de la participation de la société civile et des « communautés » peut également être analysée comme un outil pour s’adapter, voire accompagner le néolibéralisme. Les initiatives de mobilisation des « communautés », et en leur sein le community organizing, recouvrent en réalité plusieurs traditions et styles de militantisme, qui déclinent de façon différente la volonté et la manière d’accroître le pouvoir des classes populaires.

Situer le community organizing au sein de la nébuleuse communautaire

15Pour comprendre les différentes déclinaisons du projet du community organizing, il faut le replacer dans l’univers de la vie associative locale aux États-Unis, univers structuré par une forme particulière qualifiée de Community Based Organizations (CBOs), dont le community organizing incarne une des formes. Comme le rappelle Nicole Marwell dans l’entretien qui figure dans ce dossier, toutes les CBOs sont caractérisées par trois éléments principaux. Elles opèrent à l’échelle d’une unité territoriale, le plus souvent un quartier mais également une ville : on dit qu’elles sont « community-based ». Ensuite, elles visent à répondre aux besoins – et parfois à défendre les intérêts – des fractions les plus précarisées de la population. Enfin, les CBOs reposent sur l’implication de « volontaires » bénévoles (appelés dans certains cas « leaders »), dont la participation est perçue comme une source d’empowerment individuel et contribue à créer un sens du collectif, de la « communauté » (on parle alors de community building). Comme en France, bien qu’ici l’injonction participative émane d’associations davantage que des pouvoirs publics, les pauvres sont sommés de participer pour contribuer à la résolution de leurs « problèmes » [6]. Les CBOs se distinguent par leur rapport au politique et au changement social, dans leurs modalités de financement et dans le type d’activités qu’elles attendent de leurs membres. On peut en distinguer trois déclinaisons : les associations de service, le développement communautaire et le community organizing.

16Les CBOs se distinguent entre autres par le type d’activités proposées. Les associations de service sont des prestataires de services sociaux : accès au logement, accompagnement dans la recherche d’emploi ou pour les procédures administratives, soupes populaires, aide aux devoirs, formation professionnelle, etc. Si les associations de community organizing assurent parfois certains services – soutien scolaire, réinsertion de détenus – ceux-ci ne sont que secondaires (en termes de temps de travail, de personnel affecté et de moyens consacrés) dans l’activité de ces organisations. Les activités attendues des membres sont avant tout de participer à des réunions publiques, des actions collectives protestataires ou un travail de mobilisation de la population. Il ne s’agit dès lors pas tant d’activités de bénévolat que de militantisme de quartier.

17Les CBOs se distinguent également, et peut-être principalement, par leur rapport au politique. Les associations de service visent à remédier directement à la pauvreté, à agir ici et maintenant dans une démarche proche de la charité. Nombre d’entre elles ont d’ailleurs un arrière-plan religieux ou sont administrées directement par des églises. À l’inverse, le community organizing entretient un rapport critique avec les élus et les institutions, voulant se constituer en contre-pouvoir local. Il entend favoriser l’organisation collective et autonome des quartiers populaires afin de créer un rapport de force avec les pouvoirs établis. Il s’agit par exemple de ne s’asseoir à la table des négociations qu’après avoir fait entendre ses revendications par l’action collective (manifestations, pétitions, sorties médiatiques…). Le développement communautaire se situe entre ces deux pôles. Il constitue une alternative plus consensuelle au CO [7]. Il s’agit de mettre tout le monde autour de la table pour améliorer la gestion d’un quartier dans une perspective de développement social endogène. On défend alors une logique reposant sur le marché, où associations, pouvoirs publics et entrepreneurs travaillent main dans la main pour valoriser les « atouts » et améliorer la gestion des quartiers populaires.

18Ces différentes visées politiques se traduisent notamment par des modalités de financement qui diffèrent au sein des différentes CBOs. Les associations de service sont encore principalement financées par l’État (le gouvernement fédéral, les états fédérés et les comtés). Jusque dans les années 1980, c’est également le cas du développement communautaire. Mais depuis, ce sont les fondations philanthropiques privées qui ont pris le relais. Le community organizing a toujours dépendu principalement du soutien de ces fondations et, dans une moindre mesure, du soutien de ses membres. Le développement communautaire et le community organizing incarnent par conséquent des formes de participation relativement autonomes des pouvoirs publics, même si avoir recours aux financements privés crée d’autres relations de dépendance. Ils proposent cependant bien deux voies distinctes pour penser le changement social et l’amélioration des conditions de vie des classes populaires. Au sein de cette nébuleuse, le community organizing constitue ainsi une des formes, minoritaire, politisée et critique, du recours à la société civile aux États-Unis.

Plusieurs modèles de community organizing

19Au sein de cette forme de CBOs qu’est donc le community organizing, trois traditions d’organizing différentes sont généralement distinguées : (1) le broad-based community organizing ; (2) l’individual membership-based organizing ; (3) l’organizing radical ou de transformation sociale. Toutes les community organizations partagent un socle commun : une volonté de donner une voix et de promouvoir les intérêts des classes populaires ; un rapport relativement conflictuel aux institutions qui suppose entre autres un financement public limité ; la volonté d’aller chercher les classes populaires là où elles se trouvent (à l’église, à l’école, chez elles, dans le bus, etc.) plutôt que d’attendre qu’elles ne participent spontanément, ce qui induit un ensemble de méthodes de recrutement communes. Ces modèles diffèrent néanmoins sur un certain nombre d’aspects, tels que les publics ciblés, l’ampleur des services octroyés à la population, le rapport à l’idéologie et au jeu politique et électoral, l’échelle territoriale d’intervention et le degré de coopération avec d’autres groupes.

Tableau 1

Trois modèles de community organizing

Tableau 1
Broad-Based Community Organizing ou Faith-Based Organizing Organizing individuel Organizing radical Fédérations nationales IAF, Gamaliel, PICO, DART ACORN The Right to the City Alliance Membres Églises, écoles, associations Habitants Habitants ou usagers Offre de services à la population Rare Fréquente Rare Place de l’idéologie Faible Moyenne Forte Investissement dans le jeu électoral Faible Fort Nul Echelle d’intervention Locale/étatique/fédérale Locale/étatique Locale/Globale Coopération avec d’autres organisations Faible Moyenne Faible

Trois modèles de community organizing

20La tradition alinskienne du BBCO, présentée précédemment, propose de réunir divers groupes de la société civile préexistants sur un territoire (congrégations religieuses, associations, écoles, syndicats…). La seconde tradition vise à mobiliser les « non-organisés ». Ciblant les habitants non-engagés qui ne sont membres d’aucun collectif structuré – généralement la population la plus défavorisée – cette approche post-alinskienne requiert un travail de mobilisation plus important que dans le cas du BBCO puisqu’elle ne peut s’appuyer sur les relations préexistantes dans les collectifs adhérents et sur le travail de mobilisation effectué notamment par les prêtres et représentants religieux. Cette tradition, que nous qualifions d’organizing individuel, est notamment mise en œuvre par la fédération ACORN, et de nombreux groupes locaux. ACORN a formalisé sa méthode d’organizing de quartier, celle-ci reposant notamment sur un recours intensif au porte-à-porte et aux réunions d’appartements pour recueillir les problèmes des habitants et peu à peu construire des campagnes spécifiques (voir l’entretien avec Wade Rathke dans ce dossier). Outre ses méthodes de mobilisation, cette tradition d’organizing entretient un rapport moins distant au jeu politique et électoral. ACORN a ainsi régulièrement soutenu des candidats à l’échelle locale, considérant que l’accès au pouvoir d’élus alliés pouvait constituer un moyen de promotion des intérêts de ses membres. À l’inverse les organisations alinskiennes entretiennent un rapport plus critique aux élus – y compris progressistes – selon la maxime « il n’y a pas d’allié ni d’ennemi permanent ». Cette relation au champ politique s’incarne notamment dans la forme de l’« accountability session » où un élu est passé au grill de l’organisation, devant rendre des comptes par rapport à ses engagements passés.

21La troisième tradition, qualifiée d’organizing radical, s’apparente à l’organizing individuel dans la mesure où elle cible essentiellement des personnes non-mobilisées. Elle s’en distingue cependant par sa proximité avec les mouvements sociaux, son rejet du jeu électoral et sa perspective idéologique plus affirmée [8]. Alors qu’Alinsky a toujours entretenu un rapport critique aux mouvements sociaux et à l’idéologie – perçus comme marginalisant les classes populaires – ici la référence au mouvement ouvrier se fait plus claire, certains adoptant même une perspective ouvertement marxiste. L’organizing radical apparaît plus descendant, l’approche idéologique entrant en tension avec la visée bottom-up selon laquelle les solutions doivent émaner de la base. Cet organizing mouvementiste est moins structuré nationalement que les autres traditions, constituant davantage une constellation d’organisations locales autonomes. Certaines d’entre elles se sont néanmoins rassemblées récemment à l’occasion du Forum social américain au sein de l’Alliance pour le droit à la ville [9].

La circulation transnationale du community organizing

22Le community organizing – dans ses différentes formes – a connu un processus de diffusion aux États-Unis et à l’étranger depuis les années 1990. En Amérique, ses méthodes ont fortement influencé le mouvement syndical et les pratiques des partis politiques. Outre les relations d’Alinsky au CIO, le travail de César Chavez dans les années 1960 au sein de l’United Farm Workers Organizing Committee se réfère explicitement au community organizing. Plus récemment, des syndicats « unionistes », comme le Service Employees International Union (SEIU), se sont créés en s’inspirant directement des méthodes de recrutement du community organizing. Ces pratiques se sont depuis diffusées au sein du principal syndicat américain, l’AFL/CIO. Le recours aux méthodes d’organizing a permis une remontée des effectifs syndicaux et de toucher des populations historiquement peu syndiquées, comme les immigrés. Dans le champ politique, le parti démocrate s’est fortement inspiré du community organizing pour renouveler ses méthodes de mobilisation électorale. Le recours accru au porte-à-porte dans le cadre de la campagne d’Obama en 2008 est directement lié à l’inclusion dans le dispositif de campagne de nombreux organisateurs ayant une forte expérience des réseaux alinskiens [10]. Preuve de la labilité du community organizing – quand celui-ci est réduit à une simple technologie de mobilisation – il a également influencé le mouvement conservateur du Tea Party quand celui-ci a cherché à se structurer [11].

23Depuis les années 2000, les principales fédérations américaines de community organizing se développent, ponctuellement, à l’international. Suivant la logique de l’auto-organisation, il s’agit davantage d’une importation que d’une exportation. Au même titre que pour la création d’une organisation dans une nouvelle ville aux États-Unis, c’est souvent à la demande de leaders ou d’organisateurs locaux qu’une fédération est amenée à accompagner le développement d’une organisation à l’étranger. Le community organizing version IAF a ainsi été importé au Royaume-Uni à la fin des années 1980 par l’actuel directeur de Citizens UK, Neil Jameson. Ce dernier entend pour la première fois parler du BBCO au début des années 1970 alors qu’il dirige la Church of England Children’s Society, une association caritative luttant contre la pauvreté et la maltraitance des enfants. Neil Jameson, frustré par la bureaucratie et l’inaction de son organisation caritative qui ne s’attaque pas aux causes structurelles de la pauvreté des enfants, découvre, par ses lectures, Saul Alinsky. En 1979, il entreprend un premier voyage aux États-Unis et observe, sur le terrain, l’action de l’IAF. Il rencontre à cette occasion Edward Chambers. Après avoir refusé une première fois, ce dernier finit par accepter d’apporter son expertise à la création d’une organisation anglaise. En 1989, Neil Jameson avait recueilli l’argent et le soutien nécessaire pour la création de la Citizen Organising Foundation (désormais appelée Citizens UK), elle-même affiliée à l’IAF. C’est d’ailleurs depuis Londres que le modèle de l’IAF s’est exporté dans d’autres villes comme Vancouver (via l’initiative d’une ancienne leader de Citizens UK). L’IAF compte trois autres organisations affiliées à l’international, à Edmonton (également au Canada), à Berlin en Allemagne et à Sidney en Australie.

24La circulation du community organizing est également l’œuvre d’autres fédérations ; bien qu’on manque de données à ce jour sur les résultats de ces greffes. Depuis les années 2000, la fédération PICO a été invitée par des leaders chrétiens locaux à développer des organisations en Amérique Centrale, au Rwanda et en Haïti. ACORN se développe également depuis 2004 à l’international avec des organisations actives au Canada, en Amérique latine, au Kenya, en Inde, en Corée du Sud et depuis peu en Europe. La circulation du community organizing ne passe cependant pas toujours par les grandes fédérations. Elle résulte également du travail de militants locaux, tentant de s’inspirer de différents modèles. C’est par exemple le cas d’organisations à Hong Kong, issues d’une tradition de développement communautaire et des contestations urbaines et étudiantes locales promouvant entre autres les principes d’Alinsky.

25L’importation française du community organizing a connu plusieurs voies. Les premiers à se lancer sont un collectif grenoblois, qui fonde ECHO puis l’Alliance Citoyenne en s’inspirant dans un premier temps de l’action de Citizens UK[12] et des écrits d’Alinsky. Venus d’horizons différents, ils partagent une déception à l’égard du travail social, de la démocratie participative ou du mouvement altermondialiste. Ils sont convaincus que le community organizing peut incarner une alternative riche de mobilisation des quartiers populaires et de changement social. La greffe française doit beaucoup au profil de ses importateurs. Ils accordent tous une importance particulière à la démocratie directe, à l’autogestion et à la pratique du consensus (voir la table ronde dans ce dossier). D’emblée ils optent également pour l’autonomie à l’égard des financements publics, ce qui contribue sûrement à la précarité de l’emploi des organisateurs.

26L’autre canal à l’origine de l’importation française du community organizing est lié aux réseaux transatlantiques de plusieurs collectifs militants de banlieue parisienne. Ici l’importation du community organizing n’est pas d’abord liée à des lectures ou des réseaux politiques, mais au rôle de l’ambassade des États-Unis en France, qui repère des leaders issus des quartiers populaires et invite plusieurs militants associatifs à des séjours de découverte des États-Unis. En février 2010 un voyage de deux semaines est organisé à Chicago afin de découvrir les méthodes du community organizing. Tara Dickman, une des organisatrices du collectif qui a joué un rôle important de diffusion par la suite, y a rencontré ceux qui vont contribuer à importer ces pratiques en banlieue parisienne : « Avec L. Real, Nassurdine Haidari, Leyla Arslan, Reda Didi, nous sommes partis pour deux semaines de training en community organizing. Là-bas, on a reçu une formation qui était tellement profonde ! On ne peut pas juste en lire les notes, il faut la vivre ! Et là tout s’est mis en place dans ma tête, j’ai compris comment on pouvait faire bouger les choses en France. (…) La question était de savoir comment peser. Moi, ce que j’ai vu en community organizing là-bas, en faisant du porte-à-porte, en apprenant la méthodologie etc., c’est comment notre génération, qui est minoritaire, qui n’a pas les mêmes outils, la même histoire que la génération précédente, peut imposer ses problématiques sur l’agenda politique [13]. » De retour des États-Unis, alors qu’elle est directrice de la cellule française de l’association de « promotion de la diversité » Humanity in Action, Tara Dickman lance des formations au community organizing et participe à mettre en œuvre ces méthodes pour la campagne Stop le Contrôle au Faciès. A partir de 2012 elle fonde avec L. Real un cabinet de conseil en communication, Studio Praxis, qui dispense également des formations au community organizing, principalement en direction de leaders associatifs de banlieue parisienne. Des membres du think tank Graines de France, également du voyage à Chicago, contribuent aussi à diffuser ces méthodes en banlieue parisienne, via des formations et des rapports [14].

27Si des liens existent entre ces différents adeptes français du community organizing, ils se distinguent également par certains aspects [15]. D’un côté, l’importation « Alliances Citoyennes » consiste à créer des organisations locales et pérennes de community organizing. De l’autre, les formations dispensées par des structures comme Studio Praxis ou Graines de France visent principalement à importer les techniques de mobilisation et les stratégies de campagnes du community organizing sans pour autant aller jusqu’à la création de community organizations. A Grenoble et à Rennes, où le modèle de l’Alliance Citoyenne est en train d’être adapté, les organisateurs sont issus de famille de classes moyennes, ont suivi des études de sciences sociales et sont fortement politisés ayant en général un parcours militant antérieur. Le collectif Stop le Contrôle au faciès, qui revendique l’utilisation des méthodes du community organizing, est pour sa part issu de jeunes d’origine populaire en ascension sociale, principalement membres de groupes minorisés, pour qui la question de la lutte contre la discrimination est centrale dans une trajectoire d’engagement relativement récente. Au-delà du profil des organisateurs, le rapport au politique distingue ces deux trajectoires d’importation. Un clivage apparaît entre la ligne de l’Alliance Citoyenne grenobloise, plus gauchiste et fidèle aux enseignements d’Alinsky, qui rejette tout investissement de la sphère électorale, et celle du collectif Stop le contrôle au faciès, pour qui la conquête du pouvoir, en particulier au niveau local, est un enjeu. Les méthodes du community organizing ont en effet influencé certains leaders du collectif Stop le contrôle au faciès formés par Studio Praxis, qui se sont présentés aux élections municipales en 2014. A Saint-Ouen, Bobigny ou Sevran des listes autonomes ou « citoyennes » ont été portées par des candidats formés aux méthodes du community organizing.

28Le regain d’intérêt que connaissent actuellement les démarches dites de community organizing en France ne doit cependant pas occulter qu’une partie du secteur associatif français, sans se référer aux théories de la nébuleuse communautaire, met en œuvre des principes relativement proches. De plus, dès les années 1960, des initiatives variées ont explicitement tenté de s’inspirer de ces méthodes (au même titre que d’autres pratiques, provenant d’Amérique du Sud par exemple), notamment dans le domaine du travail social. L’ouvrage de Saul Alinsky Rules for radicals avait d’ailleurs été traduit une première fois en français en 1976 sous le titre Manuel de l’animateur social : une action directe non-violente. La nouvelle traduction de ce livre, avec un titre plus fidèle – Être radical –, illustre et accompagne ce regain d’intérêt, cette fois peut-être plus « radical ». Un des enjeux de ce numéro est précisément d’interroger la nouveauté et les apports de ces pratiques pour penser la mobilisation et l’émancipation des catégories populaires. Il s’agit également de comprendre ce qui se joue derrière l’appropriation des méthodes du community organizing par des acteurs aux projets politiques variés. La généalogie proposée par cet article permet de saisir l’esprit du community organizing, qui – victime de son succès – risque sinon d’être dévoyé avant d’avoir été expérimenté.

Notes

  • [*]
    Chercheur en sciences politiques au CNRS (CERAPS/UMR 8026).
  • [**]
    Post-doctorante ANR EODIPAR (CERAPS, CNRS), chercheure invitée à la Queen Mary University of London.
  • [1]
    L.C. Wade, Settlement Houses, Encyclopedia of Chicago, Chicago Historical Society, 2004.
  • [2]
    E.W. Burgess, J.D. Lohman et C.R. Shaw, « The Chicago area project », Yearbook of the National Probation Association, 1937, p. 8-28.
  • [3]
    H.C. Boyte, CommonWealth : a return to citizen politics, New York, Free Press, 1989. Les traductions sont effectuées par les auteurs.
  • [4]
    Notons qu’à l’inverse du contexte latin où l’Église catholique est la puissance dont il a fallu s’émanciper, aux États-Unis, elle est opposée aux WASP (White Anglo-Saxon Protestant) à l’époque de Saul Alinsky.
  • [5]
    Cf. N. Duvoux, Les oubliés du rêve américain. Philanthropie, État et pauvreté urbaine aux États-Unis, Paris, PUF, 2015.
  • [6]
    N. Eliasoph, Making Vounteers. Civic Life After Welfare’s End, Princeton, Princeton University Press, 2011.
  • [7]
    Le cas de la ville de Cleveland décrit par Michael McQuarrie est intéressant : dans ce cas le soutien apporté par la ville et les fondations aux Community Development Corporations est clairement apparu comme un moyen de couper l’herbe sous le pied des associations de community organizing plus contestataires. Cf. “Community Organizations in the Foreclosure Crisis The Failure of Neoliberal Civil Society”, Politics & Society, 41(1), 2013, p. 73-101.
  • [8]
    Eric Mann, Playbook for progressives, 16 qualities of the successful organizer, Boston, Beacon Press, 2011.
  • [9]
    R. Fisher et al., “We Are Radical : The Right to the City Alliance and the Future of Community Organizing”, Journal of Sociology and Social Welfare, 40 (157), 2013, p. 157-182.
  • [10]
    M. Ganz, “Organizing Obama : Campaign, Organizing, Movement”, American Sociological Association Annual Meeting, San Francisco, 2009. http://marshallganz.usmblogs.com/files/2012/08/Organizing-Obama-Final.pdf.
  • [11]
    M. Leahy, Rules for Conservative Radicals : Lessons from Saul Alinsky, the Tea Party Movement, and the Apostle Paul in the Age of Collaborative Technologies, New York, C-Rad Press, 2009.
  • [12]
    Ils font un voyage à Londres d’une semaine en 2010 puis restent en relation avec certains organisateurs et leaders.
  • [13]
    C. Célinain, « Humanity in Action : la nouveauté du community organizing », Journal officiel des banlieues, 6 décembre 2012.
  • [14]
    L. Arsan, R. Didi (dir.), Organisez-vous ! Construire la participation politique dans les quartiers populaires, Fondation Jean Jaurès, 2013.
  • [15]
    Voir à ce sujet la table ronde dans ce numéro.
Français

Le community organizing cherche à mobiliser un public large et diversifié pour obtenir des changements sur des enjeux tels le logement, les salaires, l’emploi, la sécurité ou l’exclusion politique. En France, comme dans de nombreux pays, on observe un intérêt grandissant pour cette forme d’organisation de la société civile. Cet attrait se traduit notamment par une grande diversité de démarches se référant plus ou moins directement au community organizing. Cet article propose un panorama et une grille de lecture de ces différentes pratiques. Il revient sur la généalogie, les différents modèles et les enjeux de la diffusion de cette approche visant l’émancipation des classes populaires.

Julien Talpin [*]
  • [*]
    Chercheur en sciences politiques au CNRS (CERAPS/UMR 8026).
Hélène Balazard [**]
  • [**]
    Post-doctorante ANR EODIPAR (CERAPS, CNRS), chercheure invitée à la Queen Mary University of London.
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 10/03/2016
https://doi.org/10.3917/mouv.085.0011
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour La Découverte © La Découverte. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...